Guerre et Paix (trad. Bienstock)/XIII/09

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 11p. 404-410).


IX

Au point de vue militaire, aussitôt après son entrée à Moscou, Napoléon ordonne sévèrement au général Sébastiani de suivre les mouvements de l’armée russe ; il envoie des corps d’armée sur diverses routes et ordonne à Murat de trouver Koutouzov. Ensuite il donne des ordres minutieux sur la fortification du Kremlin, puis il trace sur la carte de Russie les plans généraux de la future campagne.

Sous le rapport diplomatique, Napoléon fait appeler le capitaine Iakovlev, en guenilles, lui expose en détail toute sa politique et sa magnanimité, et, après avoir écrit à l’empereur Alexandre une lettre dans laquelle il se croit obligé de raconter à son frère et ami que Rostoptchine gouvernait très mal Moscou, il envoie Iakovlev à Pétersbourg. De même, exposant en détail ses vues et sa magnanimité à Toutolmine, il envoie ce vieillard à Pétersbourg pour les pourparlers.

Sous le rapport judiciaire, aussitôt après l’incendie il ordonne de trouver les coupables et de les punir, et, pour punir le malfaiteur Rostoptchine, on brûle ses maisons.

Sous le rapport administratif, Moscou reçoit une constitution. On y établit la municipalité et on affiche l’appel suivant :

«Habitants de Moscou,

» Vos malheurs sont cruels, mais Sa Majesté l’Empereur et Roi en veut arrêter le cours. De terribles exemples vous ont appris comment il sait châtier la désobéissance et le crime. Des mesures sévères sont prises pour arrêter le désordre et ramener la sécurité publique. Une administration paternelle dont les membres seront choisis par vous, formera votre municipalité ; c’est-à-dire l’administration de la ville qui aura pour mission de veiller sur vous, de s’inquiéter de vos besoins et de vos intérêts. Ses membres se distingueront par un ruban rouge passé par-dessus l’épaule, et le maire de la ville se ceindra en outre d’une écharpe blanche. En dehors des heures consacrées à sa charge, il ne portera qu’un ruban rouge autour du bras gauche.

» La police de la ville est constituée sur ses anciennes bases et grâce à son activité, l’ordre reparaît. Le gouvernement a nommé deux commissaires généraux et vingt commissaires de police d’arrondissement pour tous les quartiers de la ville. Vous les reconnaîtrez au ruban blanc noué sur le bras gauche. Quelques églises de différents cultes sont ouvertes et on y officie sans empêchement. Vos concitoyens reviennent dans leurs demeures, et l’ordre est donné pour qu’ils y retrouvent le secours et la protection dus au malheur. Ce sont là les moyens employés jusqu’ici par le gouvernement afin de rétablir l’ordre et d’alléger votre situation ; mais pour y réussir, il faut que vous unissiez vos efforts aux siens, que vous oubliiez, si possible, vos souffrances passées, que vous caressiez l’espoir d’un sort moins cruel, que vous soyez assurés qu’une mort inévitable et honteuse attend tous ceux qui s’attaqueront à vos personnes et à vos biens, et que ces biens vous seront conservés, car telle est la volonté du plus grand et du plus juste des souverains. Soldats et habitants, de quelque nation que vous soyez, rétablissez la confiance publique, source du bonheur des États, vivez en frères, aidez-vous et protégez-vous les uns les autres, unissez-vous pour anéantir les desseins des malintentionnés, obéissez aux autorités militaires et civiles, et alors, vos larmes cesseront bientôt de couler ! »

Quant aux approvisionnements de l’armée, Napoléon prescrit à toutes les troupes d’aller tour à tour à Moscou, à la maraude, pour trouver des provisions afin que l’armée soit garantie à l’avenir.

Sous le rapport religieux, Napoléon ordonne de ramener les popes et de rétablir le service dans les églises.

Sous le rapport commercial et en ce qui concerne l’approvisionnement de l’armée, il affiche la proclamation suivante :


PROCLAMATION

« Habitants paisibles de Moscou, artisans et ouvriers que les désastres ont éloignés de la ville, et vous, agriculteurs dispersés, qu’une terreur non fondée retient dans les campagnes, écoutez ! Le calme est rendu à la capitale et l’ordre s’y rétablit. Vos compatriotes sortent sans crainte de leurs refuges, assurés d’être respectés. Tout acte de violence touchant leurs personnes et leurs propriétés est immédiatement puni. Sa Majesté l’Empereur et Roi vous protège et ne considère comme ennemis que ceux qui contreviennent à ses ordres. Elle désire mettre un terme à vos malheurs, vous rendre à vos foyers et à vos familles. Répondez donc à ces mesures bienfaisantes en venant à nous sans crainte de danger. Habitants ! retournez avec confiance à vos demeures, vous trouverez bientôt le moyen de satisfaire à tous vos besoins. Artisans et travailleurs laborieux, reprenez vos différents métiers ; vos maisons, vos boutiques, protégées par des patrouilles de sûreté vous attendent, et votre labeur recevra le salaire qui lui est dû. Vous enfin, paysans, sortez des bois où la peur vous retient, retournez sans crainte dans vos églises, avec la certitude d’y trouver protection. Des magasins sont établis dans la ville, où les paysans peuvent déposer le surplus de leurs provisions et les produits de la terre. Le gouvernement a pris les mesures suivantes pour en protéger la vente : 1o À dater d’aujourd’hui, les paysans et agriculteurs des environs de Moscou peuvent en toute sécurité déposer leurs provisions de toutes sortes dans les deux magasins de la Mokhovaïa et de l’Okhtony-riad ; 2o Ces provisions seront vendues aux prix convenus entre le vendeur et l’acheteur, mais si le vendeur ne reçoit pas le prix qu’il demande, il a le droit de remporter ses marchandises à son village, et cela, en toute liberté ; 3o Le dimanche et le mercredi de chaque semaine sont les jours fixés pour les grands marchés, aussi, un nombre suffisant de troupes seront-elles échelonnées, les samedi et mardi, sur toutes les grandes routes et jusqu’à une certaine distance de la ville, afin de protéger les files de chariots ; 4o Des mesures semblables garantiront le retour des paysans et de leurs voitures ; 5o On avisera sans délai à rétablir les marchés ordinaires. Habitants de la ville et de la campagne, ouvriers et artisans, quelle que soit votre nationalité, vous êtes appelés à exécuter les dispositions paternelles de Sa Majesté l’Empereur et Roi, et à contribuer au bien-être général. Déposez à ses pieds le respect et la confiance, et ne tardez pas à vous réunir à nous. »

Pour soutenir l’esprit de l’armée et du peuple, on fait sans cesse des revues, on distribue des récompenses. L’empereur va à cheval dans les rues et console les habitants, et, malgré ses soucis des affaires d’État, il fréquente les théâtres établis par son ordre.

Sous le rapport de la bienfaisance, la meilleure vertu des souverains, Napoléon fait aussitôt tout ce qui dépend de lui. Il ordonne d’inscrire sur les établissements de bienfaisance : Maison de ma mère, en unissant par cet acte le sentiment tendre du fils à la grandeur des vertus du monarque. Il visite l’asile des enfants abandonnés et, après avoir donné à baiser sa main blanche aux orphelins sauvés par lui, il cause généreusement avec Toutolmine, ensuite, d’après le récit éloquent de Thiers, il ordonne de distribuer à ses troupes leur solde avec de la fausse monnaie russe qu’il faisait fabriquer.

Relevant l’emploi de ces moyens par un acte digne de lui et de l’armée française, il fit distribuer des secours aux incendiés. Mais les vivres étant trop précieux pour être donnés à des étrangers la plupart ennemis, Napoléon aima mieux leur fournir de l’argent afin qu’ils se fournissent au dehors et il leur fit distribuer des roubles papier.

Sous le rapport de la discipline de l’armée, on donne sans cesse des ordres comportant de sévères punitions pour l’inaccomplissement du service et pour mettre fin au pillage.