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Guerre et Paix (trad. Bienstock)/XIII/14

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 11p. 436-443).


XIV

Dans les rues de Khamovniki les prisonniers marchaient seuls avec leurs gardes ; les fourgons et les chariots qui appartenaient aux gardes suivaient derrière. Mais en arrivant près des magasins de provisions, ils tombèrent au milieu d’un immense convoi d’artillerie qui avançait péniblement et était emmêlé de voitures appartenant à des particuliers.

Près du pont ils s’arrêtèrent pour laisser avancer ceux qui étaient devant. Sur le pont, devant les prisonniers, se montraient derrière et devant les longues files des autres convois qui s’avançaient.

À droite, à l’endroit où la route de Kalouga tournait devant Nezkoutchny puis se perdait dans le lointain, montaient d’immenses files de troupes et de fourgons. C’étaient les troupes du corps de Beauharnais qui passaient devant toutes les autres. Derrière, sur le bord du fleuve et le pont Kamménï, marchaient les troupes et les convois de Ney.

Les troupes de Davoust, auxquelles appartenaient les prisonniers, traversaient Krimski-Brod et déjà entraient en partie dans la rue de Kalouga. Mais les fourgons s’alignaient de telle façon que les derniers fourgons de Beauharnais n’étaient pas encore sortis de Moscou sur la route Kalougskaïa que la tête des troupes de Ney sortait déjà de la grande Ordinka.

Ayant traversé Krimski-Brod, les prisonniers firent quelques pas en avant, s’arrêtèrent, puis de nouveau avancèrent, et de tous côtés voitures et hommes se pressèrent de plus en plus. Après plus d’une heure employée à franchir les quelques centaines de pas qui séparaient le pont de la rue Kalougskaïa, arrivés au croisement des rues Zamoskvoretskaïa et Kalougskaïa, les prisonniers, serrés en tas, s’arrêtèrent sur ce carrefour et y passèrent quelques heures. De tous côtés on entendait le bruit des roues incessant comme celui de la mer, les piétinements, les cris et les conversations animées. Pierre, debout, serré contre le mur d’une maison brûlée, écoutait ces bruits qui se confondaient dans son imagination avec celui des tambours.

Quelques officiers pressés, pour mieux voir, montaient sur le mur de la maison brûlée près de laquelle se trouvait Pierre.

— Que de gens ! que de gens !… même sur les canons ! Regarde les fourrures ! disait-on. — Les canailles, ils ont pillé ! Voilà, chez celui-ci, derrière le chariot… Ça vient de l’image sainte, je le jure !… Ce sont probablement des Allemands !… Regarde notre paysan, ma foi !… Ah ! les brigands !… Ils en ont une telle charge qu’ils peuvent à peine marcher !… Ah ! ils ont même pris un cabriolet !… Les voilà qui s’installent sur des coffres. Mes aïeux ! On s’est battu !

— Droit sur la gueule ! Sur la gueule ! Mais comme ça on en aura jusqu’au soir !… — Regardez. Regardez ! c’est probablement à Napoléon lui-même !… — Vous voyez les chevaux, quels chevaux ! Un blason avec une couronne ! C’est une maison pliante… Il a perdu un sac et ne le voit pas… — On se bat de nouveau… — Une femme avec un petit enfant, et pas laide… — Attends donc, on te laissera passer… — Regardez, on n’en voit pas la fin… — Ce sont des filles russes, des filles, je le jure. Regardez comme elles sont installées tranquillement dans les voitures.

De nouveau, près de l’église Khamovnitschesky, une onde de curiosité générale poussa tous les prisonniers vers la route, et Pierre, grâce à sa haute taille, aperçut, au-dessus des têtes, ce qui attirait la curiosité des prisonniers. Dans trois voitures emmêlées aux caissons, étaient assises, très près l’une de l’autre, des femmes fardées, habillées de robes claires, et qui criaient d’une voix perçante.

Depuis que Pierre avait reconnu la présence de la force mystérieuse, rien ne lui semblait étrange ni terrible, même le cadavre barbouillé de suie par amusement, même les femmes qui s’éloignaient hâtivement, même l’incendie de Moscou. Tout ce que Pierre voyait maintenant ne produisait sur lui aucune impression, on eût dit que son âme, se préparant à une lutte difficile, refusait d’accepter les impressions qui pouvaient l’affaiblir.

Le convoi des femmes s’éloigna. Derrière lui s’avancaient de nouveau des chariots, des soldats ; des fourgons, des soldats ; des plates-formes de voiture, des soldats ; des caissons, des soldats ; de temps en temps, des femmes.

Pierre ne voyait pas les hommes isolément ; il ne voyait que leurs mouvements.

Tous les hommes, les chevaux, paraissaient poussés par une force invincible. Tous, durant une heure, pendant laquelle Pierre les observait, débouchaient de diverses rues avec le même désir de passer le plus vite possible. Tous se bousculaient, commençaient à se fâcher, à se battre : les dents blanches grinçaient, les sourcils se fronçaient, les invectives s’échangeaient, et, sur tous les visages, était la même expression de bravoure résolue, de cruauté froide qui avait frappé Pierre le matin, au bruit du tambour, sur le visage du caporal.

Le soir venu, le chef du convoi rassembla son détachement et, avec des cris et des discussions, se mêla aux autres convois ; les prisonniers, entourés de tous côtés, sortirent sur la route de Kalouga.

Ils marchaient très vite, sans halte, et s’arrêtèrent seulement quand le soleil commençait à se coucher. Tous semblaient fâchés et mécontents. Longtemps, de divers côtés, on entendit des injures, des cris de colère et des querelles. La voiture qui suivait celle des gardes s’avança tout près d’elle et son timon la défonça. De tous côtés des soldats accoururent vers la voiture : les uns frappaient sur la tête les chevaux attelés à la voiture, en tâchant de les détourner, les autres se battaient entre eux, et Pierre vit qu’un Allemand était gravement blessé d’un coup de hache à la tête. S’étant arrêtés au milieu des champs, par le crépuscule froid du soir d’automne, ces gens semblaient éprouver le même sentiment désagréable du réveil, à cause de la hâte qui les saisissait tous à leur sortie et du mouvement précipité, quelque part, en avant. Dès qu’ils s’arrêtèrent, tous semblèrent comprendre que l’endroit où ils allaient leur était inconnu et que dans cette marche il y aurait à endurer beaucoup de choses dures et pénibles. À ce relais, les gardes se montrèrent envers les prisonniers pires qu’à la sortie. Là, pour la première fois, on donna aux prisonniers de la viande de cheval.

Depuis les officiers jusqu’au simple soldat, on remarquait en chacun une sorte de colère contre les prisonniers, colère qui, tout d’un coup, remplaçait les relations anciennes, cordiales.

Cette colère augmenta encore lorsque, comptant les prisonniers, on trouva que pendant la mêlée, à la sortie de Moscou, un soldat russe, qui feignait d’avoir mal au ventre, s’était enfui. Pierre vit un Français battre un soldat russe parce que celui-ci s’éloignait trop sur la route, et il entendit un capitaine, son ami, faire des reproches à un sous-officier pour la fuite du soldat russe et le menacer du conseil de guerre. Le sous-officier objecta que le soldat était malade et ne pouvait marcher. L’officier répondit à cela qu’il y avait ordre de tirer sur les retardataires. Pierre sentit que cette force fatale qui l’étouffait pendant le supplice et qu’il ne remarquait pas pendant la captivité, maintenant, dominait de nouveau toute son existence.

Ce lui était terrible, mais il sentait qu’en raison même des efforts que faisait la force fatale pour l’écraser, dans son âme grandissait et se fortifiait une force indépendante d’elle : la force de la vie.

Pierre soupa avec de la viande de cheval et causa avec ses compagnons.

Ni Pierre ni personne de ses camarades ne parlaient de ce qu’ils avaient vu à Moscou, ni de la conduite des Français, ni de l’ordre de tirer qui leur était déclaré. Tous, comme pour résister à la gravité de la situation, étaient particulièrement animés et gais : on parlait de souvenirs personnels, de scènes amusantes vues pendant la marche, et l’on étouffait toute conversation sur la situation actuelle.

Le soleil était couché depuis longtemps ; des étoiles brillantes se montraient de çà, de là, sur la voûte céleste ; le reflet de la pleine lune montante, rouge comme celui d’un incendie, se dissipait à l’horizon et une énorme sphère rouge se balançait étrangement dans la brume grisâtre. Il faisait clair : la soirée était finie, mais la nuit ne commençait pas encore. Pierre se leva et alla parmi les bûchers, de l’autre côté de la route où, lui dit-on, se trouvaient les soldats prisonniers. Il voulait causer avec eux. En franchissant la route, une sentinelle française l’arrêta et lui enjoignit de retourner.

Pierre retourna, mais pas vers les bûchers, vers ses compagnons, mais du côté de la voiture dételée, près de laquelle il n’y avait personne. La tête baissée, en repliant ses jambes il s’assit sur la terre froide, près de la roue de la voiture, et longtemps resta assis immobile et pensif. Plus d’une heure s’écoula ; personne ne le dérangeait. Tout à coup, il éclata de rire, de son bon rire si fort, que des gens regardèrent de tous côtés, étonnés de ce rire étrange, évidemment isolé.

— Ah ! ah ! ah ! riait Pierre ; et il prononçait à haute voix pour lui-même : Le soldat ne m’a pas laissé passer. On m’a attrapé, renfermé. On me tient en captivité : Qui ? Moi ? moi ? moi, mon âme immortelle ! Ah ! ah ! ah ! ah ! ah !

À force de rire les larmes emplissaient ses yeux. Un homme quelconque se leva et s’approcha pour regarder de quoi riait ce gros homme étrange. Pierre cessa de rire, se leva, s’éloigna du curieux et regarda autour de lui.

Le bivouac immense où, auparavant, se faisait un grand bruit à cause des pétillements des bûchers et des conversations, était devenu calme. Les feux rouges des bûchers s’éteignaient et pâlissaient. Haut dans le ciel clair se tenait la pleine lune. Les forêts et les champs, qu’on ne voyait pas auparavant en dehors du camp, maintenant s’ouvraient au loin. Et encore plus loin que ces forêts et que ces champs, on voyait le lointain clair, infini, attirant. Pierre regarda le ciel, les étoiles étincelantes. « Et tout cela est à moi. Et tout cela est en moi, et tout cela est moi, pensa-t-il. Et ils ont pris tout cela et mis dans une baraque en planches ! » Il sourit et alla se placer près de ses compagnons.