Guerre et Paix (trad. Bienstock)/XIV/05

La bibliothèque libre.
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 12p. 25-31).


V

La pluie cessait, le brouillard tombait, des gouttes d’eau se détachaient des branches des arbres. Denissov, le capitaine et Pétia suivaient en silence le paysan en bonnet qui, les pieds chaussés de lapti, marchait sans faire de bruit sur les racines et les feuilles mouillées et les menait à la lisière de la forêt.

Arrivé là, le paysan s’arrêta, regarda circulairement et se dirigea vers un rideau d’arbres assez espacés. Près d’un grand chêne encore couvert de feuilles il s’arrêta, et, d’un signe mystérieux de la main, appela les officiers. Denissov et Pétia s’approchèrent de lui. De l’endroit où le paysan s’était arrêté on voyait des Français. Tout près, au bas de la forêt, sur une petite colline, s’étendait un champ de blé. À droite, sur un ravin escarpé, se voyait un petit village avec sa maison seigneuriale au toit démoli. Dans ce village, dans la maison des seigneurs, dans le jardin, près du puits et de l’étang et sur toute la route allant au village, à une distance d’à peu près deux cents sagènes, on apercevait dans le brouillard une foule de gens, et l’on percevait nettement leurs cris, en langue étrangère, poussés pour activer les chevaux, et leurs appels mutuels.

— Amenez ici le prisonnier, fit Denissov d’une voix basse, sans quitter des yeux les Français.

Le Cosaque descendit de cheval, prit le gamin et ensemble ils s’approchèrent de Denissov.

Celui-ci, désignant les Français, demanda quelles étaient ces troupes. Le gamin, les mains gelées dans ses poches, souleva les sourcils et regarda effrayé, Denissov. Malgré son désir évident de dire tout ce qu’il savait, il s’embrouillait dans ses réponses et confirmait seulement tout ce qu’on lui demandait. Denissov, les sourcils froncés, se détourna de lui et, s’adressant au capitaine, lui communiqua ses considérations.

Pétia, faisant de rapides mouvements de la tête, regardait tantôt le tambour, tantôt Denissov, tantôt le capitaine, tantôt les Français dans le village et sur la route, et tâchait de ne rien laisser passer d’important.

— Que Dolokhov vienne ou non, il faut les prendre !

— Hein ? dit Denissov, les yeux brillants.

— L’endroit est bon ! fit le capitaine.

— Nous enverrons l’infanterie par en bas, par les marais, continua Denissov. Ils s’avanceront vers les jardins ; vous dirigerez vos Cosaques de là, — Denissov désigna la forêt derrière le village, — et moi, avec mes hussards, d’ici. Et au premier coup…

— On ne pourra pas passer par le creux, il y a une mare, objecta le capitaine. Les chevaux pourraient s’embourber, il faudra prendre plus à gauche.

Pendant qu’ils parlaient ainsi à mi-voix, en bas, dans le creux, craqua un coup, une fumée blanche parut, puis une autre, et les cris, paraissant joyeux, de centaines de voix des Français qui étaient à mi-côte s’entendirent. Au premier moment, Denissov et le capitaine reculèrent. Ils étaient si près qu’il leur sembla être la cause de ces cris et de ces coups.

Mais ni les coups ni les cris ne se rapportaient à eux. En bas courait un homme vêtu de quelque chose de rouge. Évidemment c’était sur lui qu’on avait tiré, contre lui que criaient les Français.

— Mais c’est notre Tikhone ! dit le capitaine.

— C’est lui, c’est lui !

— Quel gaillard ! fit Denissov.

— Il s’en tirera ! opina le capitaine en clignant des yeux.

L’homme qu’on appelait Tikhone, arrivé à la rivière, s’y jeta si brusquement que l’eau jaillit. Il disparut pour un moment puis, tout noir, sortit à quatre pattes et s’éloigna en courant. Les Français qui le poursuivaient s’arrêtèrent.

— Est-il habile ! fit le capitaine.

— Quelle canaille ! prononça Denissov avec une expression de dépit. Et qu’a-t-il fait jusqu’ici ?

— Qui est-ce ? demanda Pétia.

— Un de nos Cosaques. Je l’ai envoyé chercher une langue quelconque.

— Ah oui ! fit Pétia, qui hocha affirmativement la tête aux premiers mots de Denissov bien qu’il ne comprît pas un traître mot de ce dont il s’agissait.




Tikhone Tcherbaty était dans ce groupe de partisans un des hommes les plus nécessaires. C’était un paysan du village Pokrovskoié. Quand, au commencement de ses exploits, Denissov arriva à Pokrovskoié, et, comme toujours, appelant l’ancien du village, lui demanda quelles nouvelles il y avait des Français, le starosta répondit, comme tous les starosta, avec l’air de se justifier, qu’il ne savait et ne pouvait savoir absolument rien. Mais quand Denissov lui eut expliqué qu’il se proposait de battre les Français, et quand il demanda si les Français, par hasard, n’étaient pas venus ici, le starosta répondit que des maraudeurs étaient bien venus, mais que, dans leur village, seul Tikhone Tcherbaty s’occupait de ces affaires-là.

Denissov fit appeler Tikhone, le félicita pour ses actes, lui dit devant le starosta quelques mots sur la fidélité au tzar et à la patrie, sur la haine des Français que devaient éprouver les fils de la patrie.

— Nous ne faisons pas de mal aux Français, dit-il, devenant gêné à ces paroles de Denissov. Nous nous sommes seulement amusés avec les gaillards. C’est vrai que nous avons tué deux dizaines de maraudeurs, mais nous n’avons fait aucun mal…

Le lendemain, quand Denissov qui avait déjà oublié ce paysan sortit de Pokrovskoié, on l’informa que Tikhone désirait se joindre aux partisans et demandait à être agréé d’eux. Denissov l’accepta. Au commencement, Tikhone ne faisait que le gros travail des bûchers, il apportait de l’eau, dépeçait les chevaux, etc. ; bientôt il montra une grande ardeur et une grande capacité pour la guerre partisane. Durant la nuit, il s’en allait marauder, et chaque fois rapportait des vêtements et des armes françaises, et, quand on le lui ordonnait, il ramenait aussi des prisonniers. Denissov déchargea Tikhone des grosses besognes ; il commença à l’emmener en expédition et l’inscrivit parmi les Cosaques.

Tikhone n’aimait pas monter à cheval et allait toujours à pied, sans jamais être en retard sur les cavaliers.

Il avait, en fait d’armes, un mousquet qu’il portait plutôt par genre, une pique et une hache dont il se servait comme un loup se sert de ses dents : aussi bien pour saisir les puces de son pelage que pour broyer les os les plus durs. Tikhone, avec une sûreté égale, se servait de sa hache pour fendre les bûches ou, la prenant par la tête, coupait de fines baguettes ou taillait des cuillers. Dans le groupe de Denissov, Tikhone occupait une place tout à fait particulière. Quand il fallait faire quelque chose de très difficile ou de vilain : avec l’épaule sortir un chariot de l’ornière, tirer par la queue un cheval d’une mare, dépecer un cheval, s’introduire au milieu même des Français, faire pendant la journée cinquante verstes, tous, en riant, montraient Tikhone.

— Que diable ça peut-il lui faire, un gaillard si solide ! disait-on de lui.

Une fois, un Français que Tikhone avait fait prisonnier lui tira un coup de pistolet qui l’atteignit dans le dos. Cette blessure, que Tikhone soigna exclusivement, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur, avec de l’eau-de-vie, était dans tout le détachement le sujet des plus joyeuses plaisanteries, auxquelles, du reste, Tikhone se livrait très volontiers.

— Quoi ! mon cher, ça n’ira plus ?

— Est-ce que ça te fait mal ? disaient les Cosaques.

Et Tikhone grimaçant exprès feignait de se fâcher et injuriait le Français d’une façon amusante. Cet accident eut ce seul effet sur Tikhone, qu’après cette blessure il amena rarement des prisonniers.

Tikhone était l’homme le plus utile et le plus courageux du groupe. Personne n’avait découvert plus de guet-apens que lui, personne n’avait fait davantage de prisonniers, ni tué plus de Français, et, à cause de cela, il était l’amusement de tous les Cosaques et des hussards, et lui-même se mettait volontiers au diapason.

Maintenant, Tikhone avait été envoyé par Denissov à Chamchevo pour y prendre une langue. Mais soit qu’il ne se fût pas contenté d’un seul Français, soit qu’après avoir dormi toute la nuit, il se fût caché le jour dans un buisson, au milieu même des Français, comme Denissovle voyait de la hauteur, il était découvert par eux.