Guerre et Paix (trad. Bienstock)/XIV/07

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 12p. 37-43).


VII

À son départ de Moscou, après avoir quitté ses parents, Pétia avait rejoint son régiment et peu après avait été promu ordonnance du général qui commandait un grand détachement. Depuis sa promotion d’officier et surtout depuis son entrée dans l’armée active, où il participa à la bataille de Viazma, Pétia se trouvait constamment dans un état heureux, excité par le plaisir d’être grand et dans une hâte enthousiaste, perpétuelle, de ne pas laisser échapper l’occasion de se montrer un vrai héros. Il était très heureux de ce qu’il avait vu et ressenti dans l’armée, mais en même temps il lui semblait toujours que le véritable héroïsme ne se manifestait que là où il n’était pas. Et il tâchait d’aller au plus vite où était l’héroïsme.

Quand, le 21 octobre, son général exprima le désir d’envoyer quelqu’un à Denissov, Pétia demanda si instamment d’être désigné que le général ne put le lui refuser. En le laissant partir, le général se rappela un acte fou de Pétia à la bataille de Viazma : Au lieu d’aller par la route à l’endroit où il était envoyé, il s’était dirigé par la ligne, sous le feu des Français, et là avait deux fois tiré du pistolet. Aussi, au départ de Pétia, le général lui avait-il expressément défendu de participer à n’importe quelle action de Denissov. C’est pourquoi Pétia avait rougi quand Denissov lui avait demandé s’il pouvait rester.

Avant d’arriver à la lisière de la forêt, Pétia croyait strictement de son devoir de retourner immédiatement, mais quand il vit les Français, quand il vit Tikhone, quand il apprit que, pendant la nuit, il y aurait une attaque, avec la mobilité propre aux jeunes gens, il décida que son général, que jusqu’alors il respectait beaucoup, n’était qu’un sale Allemand, que Denissov était un héros ainsi que le capitaine et Tikhone, et qu’il serait honteux de les quitter au moment critique.

Le crépuscule tombait déjà quand Denissov, Pétia et le capitaine arrivèrent à la chaumière. Dans la demi-obscurité on apercevait des chevaux sellés, des Cosaques, des hussards qui arrangeaient de petites baraques sur la plaine et (pour que les Français ne vissent pas la fumée) faisaient du feu dans les ravins de la forêt. Dans le vestibule de la petite isba, un Cosaque en manches retroussées découpait du mouton. Dans l’isba se trouvaient trois officiers du détachement de Denissov ; avec un battant de porte ils installaient une table. Pétia enleva ses vêtements mouillés qu’il fit mettre à sécher et, aussitôt, se mit à aider les officiers à préparer le dîner.

Au bout de dix minutes, la table couverte d’une serviette était prête. Sur la table, il y avait de l’eau-de-vie, du rhum, du pain blanc, du mouton rôti et du sel.

Pétia, assis avec les officiers devant la table, déchirait à pleines mains, sur lesquelles coulait la graisse, le mouton gras, odorant. Il se trouvait dans un état d’enthousiasme enfantin, d’amour tendre pour tous les hommes, et, à cause de cela, il était sûr de l’affection des autres.

— Alors que pensez-vous, Vassili Theodorovitch ? disait-il à Denissov. Ça ne fait rien que je reste avec vous pour une journée ?

Et sans attendre la réponse, il la fit lui-même :

— On m’a ordonné d’aller en reconnaissance. Eh bien ! J’apprends… Seulement vous me laisserez au plus fort… Je n’ai pas besoin de décoration, mais je voudrais…

Pétia serra les dents et regarda autour de lui en agitant la tête et les mains.

— Au plus fort… répéta Denissov en souriant.

— Je vous prie seulement de me donner un commandement. Pourvu que je commande, qu’est-ce que cela vous fait ? continuait Pétia. Ah ! vous voulez un couteau ? dit-il à l’officier qui voulait couper du mouton.

Et il lui tendit son couteau de poche.

L’officier vanta le couteau.

— Prenez-le si cela vous fait plaisir, j’en ai plusieurs pareils… fit Pétia en rougissant. Mon Dieu ! j’ai tout à fait oublié ! s’écria-t-il tout à coup. J’ai des raisins secs, excellents, vous savez, sans pépins… Nous avons un nouveau vivandier et il a des choses exquises. J’en ai acheté dix livres. Je suis habitué aux choses douces. Vous en voulez ?

Et Pétia courut au vestibule, chez son Cosaque, et en rapporta un sac dans lequel il y avait environ cinq livres de raisins secs.

— Mangez, messieurs, mangez. Vous avez peut-être besoin d’une cafetière, capitaine ? J’en ai acheté une superbe à notre vivandier. Il a des choses magnifiques. Et il est très honnête, c’est le principal. Je vous l’enverrai… absolument. Et peut-être avez-vous déjà usé vos briquets, ça arrive. J’en ai pris avec moi. Ils sont là-bas — il montra le sac — cent briquets. J’ai payé ça très bon marché. Prenez tout ce qu’il vous faut, s’il vous plaît, tout…

Et, tout à coup, craignant d’avoir exagéré, Pétia s’arrêta et rougit.

Il se mit à chercher s’il n’avait pas fait quelque bêtise, et, en se remémorant les événements de ce jour, il se rappela le tambour français.

« C’est très bien ici, mais que fait-il ? Où l’a-t-on mis ? Est-ce qu’on lui a donné à manger ? Peut-être lui a-t-on fait du mal ? » se dit-il. Mais à la pensée qu’il avait exagéré à propos des briquets, il se sentit gêné.

« Je pourrais le demander, pensa-t-il, mais on dira : lui-même est un gamin et il s’apitoie sur un gamin. Je leur montrerai quel gamin je suis ! Sera-ce honteux de le demander ? Bah, qu’importe ! »

Et aussitôt, en rougissant et regardant avec quelque gêne les officiers qui peut-être se moqueraient de lui, il dit :

— Peut-on appeler ce garçon fait prisonnier, lui donner quelque chose à manger ?… Peut-être…

— Où est ce malheu’eux gamin ? dit Denissov qui ne trouvait aucune honte à l’appeler. Faites-le venir ici. On l’appelle Vincent Bosse. Appelez-le.

— C’est moi qui l’appellerai, fit Pétia.

— Appelle, appelle ! Pauv’e gosse ! répéta Denissov.

À ce moment, Pétia était déjà près de la porte, il se faufila parmi les officiers et s’approcha de Denissov.

— Permettez-moi de vous embrasser ! dit-il. Ah ! c’est bien ! C’est bien !

Il embrassa Denissov et courut dans la cour.

Bosse ! Vincent ! cria Pétia, en s’arrêtant dans la porte.

— Que voulez-vous, m’sieu ? demanda une voix dans l’obscurité.

Pétia répondit qu’il avait besoin du garçon français pris ce jour.

— Ah ! Vessinia ! fit le Cosaque.

Les Cosaques avaient déjà changé son nom Vincent en celui de Vessinia, et les paysans et les soldats en celui de Vissenia. Dans les deux variantes le nom, dérivé de printemps[1], rappelait la jeunesse du garçon.

— Il se chauffe là-bas, près du bûcher. Eh ! Vissénia ! Vissénia ! Vissénia ! avec des rires, entendait-on dans l’obscurité.

— C’est un brave garçon, dit le hussard qui était près de Pétia. Nous lui avons donné à manger, il avait une faim de loup !

Des pas s’entendirent dans l’obscurité, et, les pieds nus clapotant dans la boue, le tambour s’approcha de la porte.

Ah ! c’est vous ! dit Pétia. Voulez-vous manger ? N’ayez pas peur, on ne vous fera pas de mal, ajouta-t-il timidement en lui touchant tendrement la main. Entrez, entrez.

Merci, monsieur, répondit le tambour d’une voix tremblante presque enfantine, et il se mit à essuyer sur le seuil ses pieds sales.

Pétia voulait lui dire beaucoup de choses mais il n’osait pas. Gêné, il était debout près de lui dans le vestibule. Ensuite, dans l’obscurité, il lui prit la main et la serra.

Entrez, entrez, répétait-il seulement dans un murmure caressant.

« Ah ! que pourrais-je lui faire ? » se disait-il.

Il ouvrit la porte et laissa entrer devant lui le garçon. Quand le tambour fut dans l’isba, Pétia, trouvant maintenant humiliant de faire attention à lui, s’assit plus loin.

Mais il tâtait l’argent qu’il avait dans sa poche et se demandait si ce ne serait pas ridicule de le donner au tambour.

  1. En russe « Vesna ».