Guerre et Paix (trad. Bienstock)/XIV/12

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 12p. 69-74).


XII

Pendant tout le mouvement depuis Moscou, pour ce groupe de prisonniers où se trouvait Pierre il n’y avait eu aucun ordre de la part des autorités françaises. Le 22 octobre, ce groupe ne se trouvait plus joint aux troupes et aux convois avec lesquels il était sorti de Moscou. La moitié du convoi de biscuits qui les suivait pendant les premières étapes, avait été prise par les Cosaques, l’autre moitié était partie en avant ; il n’y avait plus un seul des cavaliers qui passaient devant, tous avaient disparu. L’artillerie qu’on voyait au commencement, en avant, était maintenant remplacée par les énormes convois du maréchal Junot, accompagnés des troupes de Westphalie. Derrière les prisonniers suivaient les bagages de la cavalerie.

À partir de Viazma, les troupes françaises qui d’abord marchaient en trois colonnes, s’avancèrent en un tas. Les indices de désordre que Pierre avait remarqués au premier relais après Moscou étaient arrivés maintenant au plus haut degré.

La route qu’ils suivaient était jonchée de cadavres de chevaux ; des retardataires de diverses colonnes, déguenillés, se succédaient, tantôt se joignant à l’armée, tantôt se séparant de la colonne en marche.

Quelquefois, pendant la marche, il y avait de fausses alertes et les soldats du convoi, ou prenaient leurs fusils et tiraient, ou s’enfuyaient hâtivement en se bousculant les uns les autres, puis se réunissaient de nouveau et s’injuriaient mutuellement pour leur crainte vaine.

Ces trois cohues qui marchaient ensemble — les munitions de cavalerie, les prisonniers, et les bagages de Junot — formaient cependant quelque chose à part, unique, bien que chacune d’elles fondit rapidement. Les fourgons de munitions, d’abord au nombre de cent vingt, étaient réduits à soixante, les autres avaient été capturés ou abandonnés. Également, des bagages de Junot, quelques fourgons étaient abandonnés et capturés, trois fourgons étaient pillés par les soldats retardataires du corps de Davoust. Aux conversations des Allemands, Pierre comprit que la garde était plutôt pour les bagages que pour les prisonniers et qu’un de leurs camarades, un soldat allemand, avait été fusillé par ordre du maréchal lui-même parce qu’on l’avait trouvé possesseur d’une cuiller d’argent appartenant au maréchal. Et de ces trois éléments le groupe des prisonniers fondait le plus. Sur trois cent trente sortis de Moscou il en restait maintenant moins de cent. Les prisonniers gênaient les soldats de garde encore plus que les selles du dépôt de cavalerie et que les bagages de Junot. Ils comprenaient que les selles et les bagages de Junot pouvaient être utiles à quelque chose, mais que des soldats affamés et gelés devant faire sentinelle et garder des Russes également affamés et gelés, mourants, qui retardaient la marche et qu’on ordonnait de tuer, c’était non seulement incompréhensible mais tout à fait révoltant. Et les soldats de garde, comme s’ils avaient peur, dans la triste situation où eux-mêmes se trouvaient, de s’adonner à la pitié pour les prisonniers, et par cela, d’aggraver leur propre situation, se montraient particulièrement sombres et sévères avec eux.

À Dorogobouge, pendant que les soldats, ayant enfermé les prisonniers dans une écurie, allaient piller leurs propres magasins, quelques soldats prisonniers firent un trou dans le mur et tentèrent de s’enfuir, mais, repris par les Français, ils furent fusillés.

L’ordre donné à la sortie de Moscou : que les officiers prisonniers marchent à part des soldats, était inobservé depuis longtemps. Tous ceux qui pouvaient marcher allaient ensemble et Pierre, depuis le troisième relais, avait rejoint Karataïev et le chien gris qui avait choisi Karataïev pour maître.

Le troisième jour après la sortie de Moscou, Karataïev fut pris de la fièvre dont il s’était soigné à l’hôpital de Moscou, et, à mesure que son mal empira, Pierre s’éloigna de lui. Il ne savait pourquoi, mais depuis que Karataïev devenait faible, il devait faire un effort sur soi pour s’approcher de lui. Et quand il s’approchait de lui, entendant les gémissements qu’il poussait d’habitude en se couchant, et sentant son odeur de plus en plus forte, Pierre s’éloignait de Karataïev et ne pensait plus à lui.

En prison, dans la baraque, Pierre avait appris, non par sa raison, mais par tout son être, par la vie, que l’homme est créé pour le bonheur, que le bonheur est en soi-même, en la satisfaction des besoins naturels, et que tout le mal provient non de la privation mais du superflu. Mais maintenant, pendant ces trois dernières semaines de marche, il apprenait une nouvelle et consolante vérité. Il apprenait qu’il n’y a rien de terrible au monde, qu’il n’y a pas au monde de situation où l’homme soit tout à fait heureux et tout à fait libre, et qu’il n’y en a pas non plus où il soit tout à fait malheureux et privé de liberté. Il apprit qu’il y a une limite à la souffrance et une limite à la liberté, que cette limite est très proche, que cet homme qui souffrait parce que sur son lit de roses un pétale s’était replié souffrait autant que lui qui, maintenant, dormait sur la terre nue, humide, se refroidissant un côté, réchauffant l’autre. Il apprit qu’avec ses chaussures de bal étroites il souffrait autant que maintenant, les pieds nus (ses chaussures étaient hors d’état depuis longtemps) pleins de durillons. Il apprit que lorsqu’il se maria, soi-disant volontairement, il était moins libre que maintenant, emprisonné dans une écurie.

De tout ce que lui-même, dans la suite, appelait souffrances, mais qu’alors il ne sentait presque jamais, le pire c’était les pieds nus couverts d’escarres. La viande de cheval était nourrissante et de bon goût, le salpêtre employé au lieu de sel était même agréable, il ne faisait pas trop froid et la journée était chaude pendant la marche ; la nuit il y avait les bûchers ; les poux qui le dévoraient réchauffaient son corps. La seule chose pénible, les premiers temps, c’était les pieds.

Le second jour de la marche, en regardant près du bûcher ses plaies, Pierre pensa qu’il ne pourrait plus marcher, mais quand tous se levèrent, il se leva en boitant, puis, une fois réchauffé, il marcha sans souffrir bien que le soir ses pieds fussent encore plus pénibles à voir ; mais il ne les regarda pas et pensa à autre chose. Seulement maintenant Pierre comprenait toute la force de la vitalité de l’homme et cette capacité salutaire du changement d’attention donnée à l’homme et qui est semblable à ces soupapes de sûreté des chaudières qui laissent sortir l’excès de vapeur dès que sa pression dépasse une certaine force.

Il ne voyait pas, n’entendait pas comment l’on fusillait les prisonniers retardataires, bien que plus d’une centaine d’entre eux eussent péri déjà d’une telle façon. Il ne pensait pas à Karataïev qui s’affaiblissait chaque jour, et qui, évidemment, bientôt devrait subir le même sort ; encore moins pensait-il à soi-même.

Plus sa situation devenait difficile, plus l’avenir était terrible, plus était sans issue la situation dans laquelle il se trouvait, plus il avait d’idées joyeuses et calmantes, de souvenirs et d’images.