Guerre et paix de Tolstoï au point de vue militaire/1

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Traduction par Commandant Moulin, attaché militaire à l’ambassade de France à Saint-Pétersbourg.
L. Baudoin (p. 1-29).
II.  ►


I.


Ce ne sont pas les livres militaires qui manquent, surtout depuis deux siècles. L’humanité non plus, sur un hémisphère comme sur l’autre, ne s’est guère montrée parcimonieuse du genre d’exercice qui fournit les matériaux de la littérature militaire. Et pourtant nous ne savons rien, ou pas grand’chose, du drame intime, des phénomènes, qui se déroulent dans l’âme humaine sous l’impression du danger. Il y a, sans doute, bien des raisons, et des raisons sérieuses, pour qu’une ignorance aussi fondamentale ait pu subsister, malgré le rôle important de la guerre dans la vie des peuples. Mais les conséquences de cette ignorance n’en sont pas moins fâcheuses pour l’étude de la guerre elle-même, ou, à proprement parler, au point de vue de l’état d’avancement des idées qui s’y rapportent. Il est hors de conteste, en effet, que toute conception erronée des phénomènes moraux connexes à n’importe quel mode d’activité humaine est nuisible aux progrès de cette activité. En ce qui concerne la guerre, c’est frappant. N’y a-t-il pas eu des époques entières dont le credo consistait à juger de l’excellence d’une troupe par la virtuosité avec laquelle les masses reproduisaient des figures géométriques en ligne droite ou en équerre, où l’automatisme était considéré comme la première qualité du soldat pour la guerre ? À quoi donc attribuer d’aussi énormes absurdités, si ce n’est à l’ignorance complète de ce qui se passe dans le cœur de l’homme sous l’impression du danger au moment où il est appelé à agir en masse sur le champ de bataille ?

Dira-t-on, et c’est une objection que feront peut-être bien des gens qui ne sont pas militaires, que le côté psychologique de la guerre n’a pas attiré l’attention des chercheurs, parce que la guerre elle-même ne mérite pas d’être sérieusement étudiée, parce qu’elle n’est qu’un reste de la barbarie appelé à disparaître, auquel succédera une ère de paix perpétuelle, où toutes les disputes se régleront à l’amiable ? Voilà bien encore une suggestion dictée par l’instinct animal de conservation et qu’il nous est impossible d’admettre. Car, tout dans la nature est basé sur la lutte, et l’homme ne peut se placer au-dessus des lois de la nature quelles qu’elles soient. « La paix perpétuelle n’est possible qu’au cimetière », a dit Leibnitz. Il ne faut qu’une minute de réflexion sérieuse et impartiale pour reconnaître toute la vérité de cette pensée, et il n’est guère concevable qu’elle puisse jamais devenir un anachronisme.

Du reste, quand bien même la guerre devrait cesser un jour de jouer un rôle fatal et inéluctable dans le développement de l’humanité, ce ne serait pas encore une raison pour qu’elle ne méritât pas d’être examinée sous toutes ses faces par ceux qui ont le don de lire dans les profondeurs les plus intimes de l’homme, et de mettre ensuite le résultat de leurs observations à la portée de tous, que ce soit à l’aide d’une reproduction artistique ou d’une étude philosophique, peu importe. Car, la guerre, et rien que la guerre, évoque cette tension terrible et simultanée de tous les ressorts moraux de l’homme, en particulier de la volonté qui révèle toute l’étendue du pouvoir de l’homme, à un point qui n’est atteint dans aucun autre genre d’activité.

C’est en pure perte que les psychologues ont négligé jusqu’à présent les phénomènes qui se développent dans l’âme humaine sous les balles et les obus, et en face de dilemmes comme ceux que Napoléon a eu à résoudre à Marengo ou à Waterloo. Ils se sont privés par là des faits les plus précieux pour parvenir à la connaissance de l’activité morale de l’organisme humain. « Mais pourquoi donc les militaires ne s’en sont-ils pas occupés ? » demandera-t-on peut-être. Oh ! pour une raison des plus simples. Les uns, par suite d’un étrange préjugé, veulent que l’homme à la guerre ne soit plus un homme, mais un héros, et, par conséquent, qu’on cache sus profanes toutes les tortures des doutes, des hésitations, de la lutte contre l’instinct de conservation, par lesquelles passe inévitablement tout homme de guerre. Les autres posent pour des Jupiters tonnants et se sont donc bien gardés de présenter dans leurs Mémoires le travail de leur esprit et de leur volonté comme il s’est produit dans la réalité. On peut même dire qu’ils ne s’y sont préoccupés que d’une chose : c’est précisément de dissimuler avec le plus grand soin leur véritable processus mental. Prenez, par exemple, César et Napoléon. Lisez leurs Commentaires et vous n’aurez pas de peine à vérifier le fait que nous venons de signaler. Jamais ils ne se sont trompés. Jamais le doute ne les a tourmentés. Quand leur coup est manqué, ils s’en prennent au ciel, à l’eau, à tout ce que vous voudrez. Les éléments sont en faute, eux, jamais, li existe, enfin, en troisième lieu, toute une classe de gens qui ne se sont jamais intéressés à ce qui se passe dans le cœur humain pendant une bataille, pour la bonne raison qu’eux-mêmes ne sont pas en état de se rappeler nettement ce qui se produit alors dans leur for intérieur et n’en ont peut-être jamais eu conscience.

Btef, les témoignages relatifs aux faits de guerre ne sont pas encore sortis, même à l’heure actuelle, de la période épique, où l’homme est enclin à transformer en merveilles les choses les plus ordinaires et à taxer d’héroïsme les actions les plus vulgaires, pour ne pas dire pire.

Nous voyons poindre, cependant, l’aurore d’une nouvelle ère oh les faits de guerre seront envisagés, enfin, sous leur vrai jour, oh les Agamemnon, les Achille et autres héros de la légende plus ou moins intéressants, devront quitter la scène pour céder la place aux hommes de la réalité, avec leurs hautes vertus et aussi leurs honteuses faiblesses, avec leur abnégation allant jusqu’à donner leur vie pour leurs camarades, comme avec leur égoïsme et leur ambition féroces les amenant jusqu’à livrer aux coups de l’ennemi ces mêmes camarades, s’ils les trouvent gênants ou antipathiques ; un jour, capables d’escalader, sous les balles et les boulets, des murailles à pic sans avoir à attendre de secours de personne ; une autre fois, prompts à tourner le dos et à jouer des jambes, si le premier drôle venu s’avise de crier : « Nous sommes tournés ».

Ici, comme en tout, il y a tout à gagner à être dans le vrai. Il ne faut plus que la théorie puisse se contenter de cette phrase, qui excuse tout : « c’est un hasard », alors que son devoir est précisément de chercher la meilleure façon de conduire les troupes et de pourvoir à leur organisation, afin de les soustraire le plus possible à l’influence perturbatrice du « hasard ».

Ce qui nous fait espérer que le moment de l’étude sérieuse des phénomènes de la guerre est arrivé, c’est l’apparition dans le domaine de la littérature militaire de deux ouvrages où l’on essaie de raconter les choses telles qu’elles ont lieu et non telles qu’elles devraient avoir lieu. Ces deux livres sont : Guerre et Paix, de Tolstoï, et L’Armée française en 1867, par Trochu. La parenté qui existe entre eux est plus grande qu’on ne peut le supposer d’après les titres. Elle résulte de ce que tous deux visent avant tout le côté intime des faits de guerre. Mais le dernier est, pour ainsi dire, le correctif et le complément du premier. Ce que le romancier, dans son rôle de philosophe d’emprunt, n’achève pas de dire, le militaire le dit jusqu’au bout. Il faut dire que ce militaire n’est pas le premier venu et que, non content d’avoir fait la guerre, il l’a méditée, après s’être préparé à cette méditation, non seulement par ses impressions personnelles, mais encore par le plus sérieux travail théorique.

C’est du roman de Tolstoï que nous nous occuperons en le parcourant sous le double point de vue auquel il est intéressant pour un militaire : d’une part ses descriptions des scènes de guerre et de la vie des troupes ; d’autre part, ses tentatives de tirer de là quelques déductions pour la théorie de la guerre. Les descriptions, hâtons-nous de le dire, sont inimitables, et nous sommes persuadés qu’elles formeraient un complément des plus utiles à n’importe quel cours théorique sur l’art de la guerre. Quant aux déductions, elles sont au-dessous de la critique la plus indulgente, parce que l’auteur a commis la grande faute de tout juger en se plaçant à un seul point de vue ; mais elles ne manquent pas d’intérêt, si l’on veut suivre la progression du développement des idées de l’auteur à propos de la guerre.

Au premier plan, l’auteur nous présente un magnifique tableau, emprunté à la vie militaire ordinaire, mais qui vaut bien dix toiles du meilleur peintre de batailles. Il n’y a pas un militaire qui, à sa lecture, ne se dise involontairement : « Tiens ! c’est pris dans notre régiment. »

Un régiment d’infanterie vient d’arriver à Braunau, après une étape de trente et quelques kilomètres, Le commandant en chef le fait prévenir qu’il le passera en revue le lendemain, tel qu’il est en route. Les officiers supérieurs sont en proie à la plus pénible indécision, à propos de la tenue dans laquelle le régiment devra paraître. L’hésitation est longue. Enfin, après de sérieux conciliabules, on se décide pour la tenue de parade ; car n’est-ce pas un principe « qu’il vaut mieux saluer plutôt trop que pas assez. »

Les soldats passent la nuit à se nettoyer et à astiquer, — après une étape de plus de trente kilomètres. Le lendemain, le régiment est prêt et si beau « qu’on ne le renverrait pas du Champ-de-Mars de Saint-Pétersbourg. » Tout flambant neuf, tiré à quatre épingles, le chef du régiment passe devant le front, avec l’air rayonnant d’un homme qui accomplit l’un des actes les plus solennels de son existence… Tout à coup arrive au galop un aide de camp ; il certifie que l’intention du commandant en chef est de voir le régiment comme il est en route, exactement comme pendant les marches, c’est-à-dire avec les capotes, etc…, sans aucun préparatif spécial… Changement de tableau ! Le premier mouvement du commandant du régiment est de trouver le coupable qui a fait adopter la tenue de parade. C’est Mikhallo Mitritch, un des chefs de bataillon. C’est cet infâme Mikhallo, parbleu, Je me le rappelle fichtre bien, qui a invoqué le premier le fameux principe emprunté à la sagesse des nations : « Mieux vaut saluer plutôt trop, etc… » « Je vous l’avais bien dit, mon cherrr, en tenue de route, par conséquent en capotes, etc… ». — Quant à se dire à lui-même qu’il était maître de ne pas suivre le conseil, le brave colonel n’en a pas même l’idée. Enfin, c’est décidé, on met les capotes.

Quand un subordonné craint d’être réprimandé » il éprouve un besoin insurmontable de réprimander lui-même ses inférieurs. Ici ça ne rate pas. Un soldat, ancien officier dégradé, est parti en campagne avec l’autorisation du même colonel de conserver une capote d’un drap plus fin et plus bleuâtre que l’ordonnance. Mais aujourd’hui cette dissonance vaut à son capitaine une vigoureuse enlevée avec toutes les aménités d’intonation et les termes choisis du bon vieux temps. Naturellement le soldat en attrape les éclaboussures ; mais c’est un gaillard qui a le mot pour répliquer, Tout le monde s’attend à ce qu’il soit menacé du Conseil, ou tout au moins vigoureusement rappelé à l’ordre pour avoir osé répondre à ses chefs étant sous les armes. Nenni ! Le colonel ne s’emporte et ne laisse déborder sa fureur que lorsqu’il a affaire à des gens qui n’osent pas piper. Son ressort moral ne va pas au delà.

Mais voici que le planton en vedette crie d’une voix défigurée par l’émotion : « Il vient. » Le colonel devient cramoisi, court à son cheval, saisit l’étrier d’une main tremblante, plonge, se redresse, brandit son sabre et, avec un visage qu’illumine la béatitude et la résolution, tord sa bouche à demi ouverte, tout prêt à pousser son commandement. Le régiment, comme un oiseau qui secoue ses plumes, a un frémissement, puis s’immobilise.

« Gard’ à vo. o. o. os ! » crie le colonel d’une voix qui fait vibrer les âmes, et qui exprime tout à la fois son bonheur personnel, sa sévérité pour son régiment et son profond respect pour le commandant en chef.

Toute cette scène est d’une haute valeur instructive et place absolument le lecteur sur le terrain de la réalité. Voilà le chef d’une unité suffisante, sans être très grande, pour modifier parfois la tournure d’une grande bataille, à condition qu’elle soit en de bonnes mains. Peut-on admettre qu’il soit préparé à conserver son calme en face du danger ? A-t-il assez le sentiment de sa dignité personnelle et de son indépendance morale pour assumer l’initiative et la responsabilité d’une décision dans un de ces moments critiques où tout peut être perdu si l’on attend après un ordre ? Qu’en pense le lecteur ?

Il n’y a pas un chef consciencieux et sincère qui, après s’être regardé dans ce miroir, ne soit amené à faire un retour sur lui-même, retour fructueux, si, après avoir reconnu en lui-même des travers analogues à ceux de ce colonel, il réussit à s’en débarrasser.

Et voyez, d’autre part, quelle puissance suprême l’art possède de tout concilier. Il met devant vous un homme vivant qui, à chaque pas, dans son propre métier, hésite et tremble comme un enfant. Pourtant il ne vous inspire pas personnellement d’antipathie. Son portrait artistique est si fidèle qu’on comprend sans peine que c’est le système qui a profondément modifié ses facultés originelles. Témoin Timokhine, qui a perdu deux dents d’un coup de crosse devant Izmaïl, qui en a donc vu de raides dans sa vie et, une fois au feu, n’a peur de personne. Mais il devient tout tremblant dans l’attente d’une revue en temps de paix ; il n’a plus de voix pour répondre. À côté de cela, voyez cet aimable farceur de Jerkoff, un drôle qui jamais de sa vie n’a eu le cœur de remplir une mission, du moment où il fallait aller là où sifflent les balles et les boulets. En voilà un qui n’est jamais embarrassé de faire le beau parleur devant ses chefs, de raconter tout ce qui s’est passé là où il n’a jamais osé aller. Pas de danger qu’il se laisse oublier au moment de la distribution des récompenses pour actes de bravoure. Voici enfin ce turbulent de Dolokhoff, nature énergique et sans frein, qui ne se laisse nullement abattre d’avoir été dégradé au rang de soldat et dont l’auteur s’est servi comme d’une ombre dans son tableau pour mettre ses autres personnages dans une lumière plus vive et faire bien comprendre ce qu’ils sont et pourquoi ils sont comme cela et pas autrement.

Tel est le moule dans lequel le système d’alors pétrissait les hommes. Bénissons le ciel de le voir enfin relégué dans l’arsenal du passé. Grâce à Dieu, nous n’en sommes plus à nous imaginer que le meilleur moyen de maintenir une troupe en haleine, c’est de lui faire des remontrances sans fin pour la moindre vétille, au lieu d’en exiger que tous connaissent réellement et sérieusement leur affaire. Quel tapage autrefois pour un bouton mal cousu, une capote de mauvaise teinte, etc. Qu’on ne nous reproche pas d’agiter ces cendres du passé. On ne saurait trop couper ses chances de retour. Rien de plus salutaire que de se remémorer les erreurs, les entraînements d’antan. Il a fallu le chant du coq pour que saint Pierre comprit sa défaillance.

Autre enseignement. Voulez-vous savoir quelles conséquences peut avoir notre fausse conviction qu’il est impossible de débarrasser un régiment d’un drôle ouvertement, par les moyens que la loi indique, sans entacher l’honneur du corps ? On s’imagine généralement que tout est fini et bien fini, lorsqu’on a fait filer tout doucement le personnage en question dans un autre emploi et qu’on l’a oublié. Oui, peut-être au point de vue purement égoïste du régiment, tout est terminé par là et l’honneur de l’uniforme reste sauf. Mais c’est au point de vue plus élevé de l’intérêt général de la grande famille militaire, qu’il convient de se placer pour découvrir les conséquences pernicieuses de cette mutation furtive. Et ceux-là même qui l’ont favorisée frémiraient quelquefois en voyant les maux qui résultent de leur puéril préjugé sur le rapport qu’ils inventent, entre la bonne réputation du régiment et les vilenies d’une des individualités qui y comptent à un moment donné.

La scène n’est plus la même. Nous sommes dans un régiment de cavalerie. On y respire plus librement ; les gens y sont moins traqués moralement. Ce n’est pas que leur spécialité, au point de vue du combat, les préoccupe très particulièrement ; mais cependant ils sont moins embourbés dans les minuties, dans les riens sans rapport aucun avec la guerre. L’auteur nous introduit dans un petit cercle : Dénisoff — dans la suite le futur partisan Davydoff ; Rostoff, aspirant sous-officier dans son escadron, et M. Télianine, officier au même escadron, venu par mutation d’un régiment de la Garde, avant la campagne, pour une raison sous-entendue. Il se tient très bien, mais les cœurs ne sont pas portés vers lui. Dénisoff et Rostoff s’absentent pour un instant de la cabane de paysan où ils sont cantonnés, en y laissant seul M. Télianine. Un instant après, M. Télianine sort à son tour. Un peu plus tard, Dénisoff rentre pour prendre sa bourse et ne la trouve plus. Chacun connaît la scène du roman : inutile de la reproduire. Le fait est que Rostoff pince Télianine dans une auberge avec la bourse de Dénisoff. Furieux, en jeune homme — et en garçon plein de droiture, — il le dénonce sur-le-champ au chef de régiment, en présence des autres officiers. Celui-ci lui donne un démenti, atteste que Rostoff ne sait pas ce qu’il dit. Les officiers se groupent autour de Rostoff pour le décider à faire des excuses à Bogdanytch ; c’est le surnom du colonel. Rostoff s’entête. Son jugement n’est pas obscurci par de faux préjugés et il est convaincu d’avoir raison. Surtout il ne peut pas comprendre qu’un homme, qui sait pertinemment qu’il lui dit la vérité, puisse traiter cette vérité de mensonge.

Alors intervient Kirsten, un vétéran du régiment, qui a été deux fois dégradé à la suite d’affaires d’honneur et deux fois renommé officier. Il n’est que capitaine en second, mais ses cheveux grisonnent déjà. C’est lui qui se charge de changer les idées de Rostoff. Plein d’honneur, de droiture, sympathique au plus haut point, inféodé au régiment dont il a fait sa famille, sa patrie, son tout, c’est un de ces hommes qui ne comprendraient pas l’existence sans le régiment et sans lesquels le régiment ne serait pas complet. Personne ne peut avoir la prétention de concevoir mieux que lui l’honneur du régiment.

« …Le colonel n’a plus qu’une seule chose à faire maintenant, n’est-ce pas ? C’est de faire passer l’officier en Conseil et d’entacher l’honneur de tout le régiment ? Parce qu’il y a eu une canaille, tout le régiment doit être déshonoré ! C’est là votre avis ? Eh bien ! ce n’est pas le nôtre, mon petit… Et à présent qu’on tâche d’arranger la chose ; vous faites vos embarras, vous ne voulez pas faire d’excuses, etc… »

Dans tout ce beau raisonnement, pas un mot qui ne soit une inconséquence. Et cependant les auditeurs du brave Kirsten trouvent que son petit discours est un chef-d’œuvre de logique. Rostoff lui-même finit par en être pénétré et surtout se sent touché au cœur par les reproches dont est agrémentée la suite de cette admonition toute paternelle, « qu’il fait sa tête, etc… »

À notre avis plus une société d’hommes est imbue du sentiment de l’honneur et plus elle doit, sans hésitation comme sans faiblesse, rejeter publiquement de son sein tout ce qui peut offusquer ce sentiment. Il n’y a que des voleurs qui cherchent à cacher un voleur. Un honnête homme qui fait cela devient en quelque sorte le complice du drôle. En quoi, je le demande, un régiment tout entier peut-il se considérer comme solidaire d’un monsieur qu’on lui a imposé, d’un monsieur qu’on a fait changer de corps pour tel, tel motif ? Pourquoi une action vile d’un seul officier entacherait-elle l’honneur du régiment ? Pour les soldats on ne fait pas tant de façons. On ne fait pas un mystère de leurs larcins. En somme, quand même on admettrait la solidarité du régiment tout entier avec un de ses membres qui est gâté, qu’est-ce qui constituerait, à proprement parler, le déshonneur, l’action vilaine, ou le fait que le châtiment est public ? Voilà Kirsten qui aurait flanqué une balle dans la tête du premier qui se serait avisé de le soupçonner d’un manque de sincérité, et c’est lui que l’on charge d’infliger à Rostoff un châtiment moral pour le punir de sa sincérité même, et qui lui reproche avec amertume d’empêcher qu’on aplanisse l’affaire ! Voilà un honnête serviteur, qui n’a pas un brin de pose, pour qui la vie ne vaut pas un centime. Mais il croit à cet aphorisme : « La faute n’existe pas du moment qu’on n’en parle point. » Voilà où en sont Kirsten et ses camarades, très probablement sans s’en être jamais doutés.

Il règne dans tout cela une erreur de jugement absolument inconsciente, mais par là même d’autant plus déplorable, et il est pénible de songer aux conséquences qui peuvent en être le résultat, plus souvent qu’on ne le pense. Continuons à suivre le développement des faits dans le récit de Tolstoï : à côté d’une logique échafaudée sur des préjugés, ce récit nous fait voir une autre logique, inexorable celle-là, la logique de la nature des choses, en vertu de laquelle toute action absurde engendre inévitablement des conséquences absurdes, qui sont le châtiment de l’absurdité originelle.

On blâme Rostoff comme si son emportement de jeune homme était le principal tort et non la vilaine action qui l’avait provoqué. Il n’aurait pas fallu qu’il s’y entêtât beaucoup, pour que l’affaire prît une très mauvaise tournure à ses dépens. Avec plus d’obstination à soutenir son point de vue, il se serait fait presque à coup sûr éliminer du régiment, tôt ou tard, et avec un certain éclat. Car à quoi bon mettre des gants avec un homme si peu sensible à l’honneur du régiment ?

Heureusement il cède : « J’ai tort, tout à fait tort ! Êtes-vous contents ? »

« À la bonne heure, s’écrie Kirsten en lui tapant sur l’épaule avec sa large main. »

« Tu vois bien, reprend Dénisoff, c’est un brave garçon. »

Ainsi Rostoff avait failli perdre sa réputation de « brave garçon », même aux yeux de Dénisoff, qui le connaissait pourtant bien et se sentait tout porté pour lui… Et tout cela parce qu’il avait traité de voleur un monsieur qui avait pris la bourse d’un autre sous son oreiller !

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Télianine est rayé des contrôles du corps pour raison de santé ; il entre un peu plus tard dans les services administratifs. En 1807 nous le retrouvons au commissariat du quartier général. Le régiment de hussards, que la maladie a forcé M. Télianine de quitter, fait partie des unités qu’il est chargé d’approvisionner. Il remplit cet emploi avec tant de conscience que le régiment en est réduit à manger des racines amères, que les soldats appellent par euphémisme des carottes sucrées, et les chevaux ne se nourrissent qu’avec la paille des toits. Au bout de deux semaines d’un pareil carême Dénisoff n’y tient plus, et un beau jour il enlève un transport qui passait dans le voisinage à destination d’un régiment d’infanterie. Assurément le procédé est fâcheux. Mais sur cent chefs, qui aiment assez leurs soldats pour braver les risques d’une responsabilité, quatre-vingt-dix auraient agi certainement comme lui, et leur justification serait certainement la même que celle de Dénisoff quand il va s’expliquer au quartier général : « Le pillard n’est pas celui qui prend des vivres pour empêcher ses soldats de mourir de faim, mais celui qui met l’argent des vivres dans sa poche. » Enfin, on consent à un arrangement amiable. Dénisoff donnera un reçu, comme s’il avait touché les vivres, qu’il a enlevés, dans les formes régulières. Mais, en allant faire ce reçu, il rencontre Télianine : « Ah ! c’est toi qui nous laisses crever de faim, etc… » Vous savez le reste. L’affaire prend cette fois une mauvaise tournure. Passe encore d’enlever le convoi, quoique tout un régiment d’infanterie en ait souffert. Mais insulter un des coupables le plus directement responsables de cet incident, ça passe la permission ! Du reste ce n’était pas un employé qu’il avait maltraité, mais deux, s’il fallait en croire le rapport de ces messieurs, et de plus il avait forcé la porte du commissariat en état d’ivresse. Plus d’hésitations, plus de ménagements : enquête et conseil de guerre. Dénisoff n’a plus qu’une issue pour éviter les comparutions, interrogatoires et autres récréations du même genre. C’est d’entrer à l’hôpital pour se guérir d’une blessure légère qu’il avait jusque-là soignée en restant à son corps. Beau sabreur, mais mauvais procédurier, la pensée de jouer le rôle de patient dans ce nouveau métier lui cause une frayeur intime, car il n’a pas la première idée des tours et détours qui pourraient lui permettre de se tirer d’affaire, sinon complètement, du moins avec le moins de frais possible.

Ainsi l’honneur du régiment oblige à épargner un voleur, qui en profite pour s’adonner à sa spécialité dans une sphère plus vaste, plus lucrative et surtout moins dangereuse. « L’honneur » du régiment s’achète au prix de l’existence de tous ceux qui succombent ensuite aux privations. Rostoff, qui a toutes les qualités voulues pour être un des membres les plus dignes du régiment, manque d’en être renvoyé. Enfin, un des meilleurs officiers est sous le coup d’un jugement et ne s’en tire que grâce à un heureux concours de circonstances qui empêche l’affaire de poursuivre son cours habituel.

On objectera qu’à défaut de Télianine, il y aurait un autre voleur à sa place ; que tout ça est arrangé par l’auteur ; qu’enfin à la guerre les privations sont inévitables. Nous ferons remarquer d’abord que c’est précisément parce qu’il s’agissait de Télianine que Dénisoff a eu l’idée de lui administrer un reçu à sa façon. À part cela, rien n’empêche de supposer que la place de Télianine eût pu être occupée par un honnête homme, si l’on n’avait pas laissé à Télianine la faculté de retrouver un emploi après sa sortie du régiment. Quant aux arrangements de l’auteur, nous n’avons pas à les lui reprocher, du moment où ils ont toute la vérité de la vie réelle. C’est la seule condition que l’on soit en droit d’exiger de lui, et du moment où elle est remplie, sa composition cesse d’être un arrangement pour s’élever à la hauteur d’un groupement artistique et véritablement esthétique de faits et de personnalités.

La marche du récit est des plus naturelles. Télianine entre dans les services administratifs, parce que tous les Télianine sont à la recherche d’une place où il y ait « de la gratte ». Comment refuser de l’y recevoir, du moment où ses états de services sont sans tache ? Tout le reste va comme dans du beurre. La seule chose un peu forcée, c’est que Télianine tombe précisément dans le quartier général dont dépend le régiment de Dénisoff. Mais il n’y a là qu’une coïncidence des plus simples et des plus naturelles, comme on en rencontre fréquemment dans la vie commune ; elle est donc parfaitement admissible dans un roman, et ce serait même ridicule de chercher noise à l’auteur pour cela. Tout lecteur qui interrogera ses impressions, ne trouvera rien d’inattendu dans la scène où Dénisoff vient déranger l’honnête commissaire des vivres. Quant à l’impossibilité d’éviter les privations à la guerre, nul ne la conteste ; mais ces privations peuvent être plus ou moins grandes ; tout est là, et, avec un gaillard comme Télianine au service des vivres, il est bien évident qu’elles seront extrêmes.

Tout le raisonnement qui précède n’a qu’un but : c’est de faire ressortir avec une clarté suffisante cette pensée que, sans de faux préjugés sur « l’honneur du régiment », l’organisme militaire éliminerait facilement et librement une certaine proportion de personnalités méprisables qui, après avoir été impliquées dans quelque affaire honteuse, continuent néanmoins d’appartenir à l’armée en lui causant un tort incalculable (qui tombe quelquefois même en particulier sur leur ancien régiment). Telle est pour moi la déduction logique et naturelle à tirer du récit absolument impartial de Tolstoï. L’auteur décrit sans le moindre procès de tendance le fait le plus simple, le plus ordinaire ; il n’y a pas le moindre effort de sa part pour insinuer au lecteur une conclusion plutôt qu’une autre. Et pourtant il est impossible de lire le récit avec un peu d’attention sans que son sens intime ne ressorte de lui-même. C’est là le meilleur témoignage que l’on puisse invoquer de sa valeur artistique.

Nous laissons là l’exposé des conséquences morales que l’indulgence observée vis-à-vis de Télianine pour sauvegarder « l’honneur du régiment » continue à avoir pour Dénisoff, parce que tous les lecteurs de « Guerre et Paix » se rappellent certainement son entrevue avec Rostoff à l’hôpital. Dénisoff en arrive à ne plus même penser à lui demander des nouvelles du régiment et de la marche générale des affaires. Il semblerait presque que ce sont pour lui maintenant des idées pénibles. Toute son attention est absorbée par les questions que lui adresse la commission et les réponses qu’il leur fait. Nous terminerons l’examen de tout cet épisode par une seule observation. Partant de ce fait que dans un combat les exploits d’une troupe dépendent en somme de deux ou trois hommes comme Dénisoff, nous demandons ce que l’honneur du régiment aurait perdu si une affaire sérieuse avait eu lieu pendant son absence, et, en fin de compte quelle eût été la cause première de cette absence, si ce n’est les égards immérités vis-à-vis de Télianine, qui n’avaient profité qu’à ce drôle.

Je craindrais d’ennuyer le lecteur en insistant aussi longuement sur les autres scènes de la vie intérieure des troupes. Tous les personnages en sont typiques. Dolokhoff, Timokhine, sont appelés certainement à devenir des noms génériques, comme ceux de Nosdreff, Sobakiévitch, Maniloff et autres héros de Gogol. Je ne puis cependant passer aux scènes de guerre sans avoir cité un type merveilleusement dépeint par Tolstoï : celui des officiers avides d’avancement et qui sont à l’affût des voies les plus courtes et les plus faciles pour y arriver. Boris Droubetskoï et Berg sont deux échantillons de ce genre, bien entendu avec les nuances que comportent leurs aptitudes et leur caractère national. Bien fine la remarque du premier que « dans l’armée il n’y a pas seulement la subordination et la discipline qui sont écrites dans le règlement, et que lui-même connaît du reste comme les autres, mais encore une subordination plus essentielle, celle qui a obligé le général à attendre respectueusement, lorsque le prince André, un simple capitaine, a préféré causer avec le sous-lieutenant Droubetskoï. » Et avec quelle prompte, inébranlable et louable résolution Boris déclare vouloir se conformer désormais à cette subordination qui n’est écrite nulle part, et non à celle qui est inscrite dans le règlement.

Il n’y a malheureusement point d’armée au monde, du moins à l’heure actuelle, où cette subordination parasite ne soit en pratique, et il se passera encore bien du temps avant qu’elle ne soit déracinée, si l’on n’arrive jamais à l’extirper.

Berg, certainement, ne s’élève pas à des cimes aussi hautes. C’est un esprit qui ne plane pas ; mais à quoi bon, du moment où il a un truc, moins raffiné peut-être, et dont l’effet n’est pas aussi prompt sans doute, mais en tout cas infaillible aussi. Ce truc consiste à ne jamais perdre la carte, c’est-à-dire à rester coi devant ses chefs, quelque furieusement qu’ils tempêtent, quelque obstinément qu’ils posent des questions qui semblent provoquer une justification.

« Vous êtes donc sourd ! », rugit-il. Je ne bronchai pas. Eh bien ! imaginez-vous, Comte, le lendemain il n’en était pas question dans l’ordre. Voilà ce que c’est que de ne pas perdre la carte »

Impossible de ne pas aller loin, jeune homme, quand on a cette perspicacité et cet aplomb, même lorsque l’on ne serait pas ambitieux. Car vous voyez trop clairement, vous saisissez trop bien ce qui fait les avancements rapides.

Les scènes de guerre, chez Tolstoï, ne sont pas moins instructives : tout le côté intime du combat, pays inconnu à la plupart des théoriciens militaires et des praticiens de temps de paix, mais dont dépend pourtant le succès ou la défaite, est mis en relief au premier plan dans ses merveilleux tableaux. Il y a la même différence entre ses descriptions de batailles et leur exposé historique, qu’entre un paysage de maître et un plan topographique. Le premier donne moins d’objets et les présente d’un seul point de vue, mais sous une forme plus accessible à l’œil, plus parlante au cœur de l’homme. Le second donne tous les objets locaux et sous plusieurs faces ; il présente le terrain tout entier sur une étendue de plusieurs myriamètres ; mais tout cela en signes conventionnels dont l’apparence n’a rien de commun avec les objets qu’ils figurent. Voilà pourquoi tout y est sans mouvement, sans vie, même pour l’œil d’un adepte. C’est ce qui se produit aussi avec les exposés historiques de batailles ; on y trouve bien les mouvements des divisions, mais rarement ceux des régiments, presque jamais ceux des bataillons : « On s’est avancé malgré la violence du feu, on a pénétré sur la position, on a culbuté l’ennemi ou on a été culbuté ; les réserves ont soutenu, etc. » Quant à la physionomie morale et à la personnalité des chefs dirigeants, quant à leur lutte intime avec eux-mêmes et tout ce qui les entoure, avant de prendre chacune de leurs décisions, tout cela disparaît. Et d’un fait qui est la résultante de mille existences humaines, il ne reste que quelque chose dans le genre d’une pièce de monnaie très usée, où l’on distingue bien encore le contour d’une effigie, mais sans savoir de qui. Le meilleur numismate reste à quia. Il y a des exceptions sans doute, mais qu’elles sont rares ! Et, en tout cas, il s’en faut qu’elles fassent revivre devant vous les événements, comme le ferait un tableau représentant ce qu’à un moment donné, un homme observateur peut apercevoir de son point de vue.

On dira peut-être que tous ces Touchine, Timokhine et autres, ne sont qu’une fiction née dans la tête de l’auteur et qu’ils n’ont point existé. Admettons ; mais dans les exposés historiques aussi, on est bien forcé de nous le concéder, il s’en faut de beaucoup que tout soit vrai. Et comment ne pas reconnaître que tous ces personnages imaginés par l’auteur font comprendre le côté intime du combat mieux que la plupart des histoires des guerres les plus volumineuses, dans lesquelles les noms propres défilent sans les personnalités qu’ils désignent, et où aux noms de Napoléon, Davout, Ney, on peut substituer tout ce qu’on voudra, un chiffre, une lettre, sans rien changer à la description. Ces types «  imaginés » vivent sous vos yeux et agissent de façon que leur activité devient une leçon féconde pour tous ceux qui, voulant se consacrer aux choses de la guerre, n’oublient jamais, en temps de paix, le but auquel ils se préparent. Ceux-là en retireront des indications pratiques de la plus haute valeur que nous n’hésitons pas à mettre à la hauteur de celles que nous ont laissées le maréchal de Saxe, Souvoroff, Bugeaud et enfin Trochu. Ajoutez à cela que, dans les tableaux de Tolstoï, ces indications se présentent, non sous la forme d’idées générales et abstraites, mais comme l’application de ces idées par des personnages vivants, dont vous pouvez suivre les gestes, les regards, les paroles. Et alors, le service immense que la méditation des scènes militaires de Tolstoï peut rendre à tout militaire qui a pris son affaire au sérieux, devient clair comme le jour. C’est ce que nous allons essayer de démontrer.

Pour un chef, l’épreuve la plus difficile et la plus terrible a toujours été et sera toujours la direction des troupes pendant le combat ; non pas direction comprise dans le sens d’indiquer à chacun son rôle précis, — car c’est impossible et dénué de sens, en raison de l’incessante mutabilité de la situation pendant le combat ; — mais direction exercée de façon que l’âme de chacun réussisse à mener à bonne fin ce que les circonstances exigent de lui.

Pour comprendre toute la difficulté de ce redoutable problème, il est bon de lire la peinture que fait Trochu de l’état moral des troupes avant le commencement du combat :

« L’élan, la bravoure, les facultés de l’esprit, enfin, ont leurs bons et leurs mauvais jours. Le souci des siens, de ses affaires, l’état moral, la santé, une température trop froide ou trop chaude, la fatigue, la faim, la soif influent, sans qu’on puisse s’y soustraire, sur la disposition avec laquelle chacun marche au combat. On sait qu’à l’époque des guerres du premier Empire, la bravoure de certains généraux, la confiance du soldat en lui-même augmentaient, ou diminuaient, selon que l’Empereur était près ou loin d’eux. »

« … Cette agitation intime, soigneusement contenue, reste latente pendant la période des mouvements qui précèdent le combat ; quand la troupe pénètre dans la sphère où commencent à siffler les premiers projectiles tirés de trop loin et, par conséquent, peu dangereux, mais qui annoncent ce qui va se passer, les impressions des hommes se manifestent d’abord par un silence de mort. C’est, pour ceux qui les commandent, précisément le moment d’agir sur le soldat par une attitude calme, un mot dit à propos et venant du cœur. Dans les moments semblables, l’empereur Napoléon passait devant le front des troupes prêtes à engager le combat et leur adressait des paroles qui avaient le pouvoir d’électriser le soldat. »

Tout cela est juste et parfaitement exprimé. Mais pour comprendre l’importance pratique et le sens profond des conseils de Trochu, il faut ou bien avoir passé par le baptême du feu, ou bien s’enfoncer dans la lecture des quelques vestiges laissés dans la littérature par chaque ouragan de guerres, sous forme de Mémoires des témoins oculaires, d’instructions des principaux acteurs, etc., et encore savoir en tirer des déductions judicieuses, ce qui n’est pas donné à tout le monde… Au contraire, le récit de Tolstoï traduit le même conseil en une image vivante et, par là même, le grave en caractères ineffaçables dans le cœur de l’homme le moins du monde habitué à penser à ce qu’il lit. Ce n’est pas tout : le récit indique, en effet, non seulement ce qu’il faut faire, mais encore comment cela se fait, étant données les facultés mentales et morales de l’exécutant. En ce qui concerne la question qui nous occupe, c’est-à-dire la direction des troupes pendant le combat, nous ne connaissons rien au-dessus des pages qui peignent Bagration pendant les premiers instants de l’affaire de Hollabrünn (ou Schöngraben).

La scène est d’une simplicité extrême et, par là même, frappante : les premiers coups partent ; Bagration « sur le visage bruni duquel, avec ses yeux à demi clos et ternes, comme s’ils étaient mal réveillés, » il est absolument impossible de lire « s’il pense, s’il ressent quelque chose et ce que cet homme pense et ressent dans cette minute », — Bagration s’approche d’un des points les plus importants de la position, la batterie du capitaine Touchine. Tous les rapports qu’on lui fait, tout ce qu’il voit, il le prend avec un air qui a l’air de dire : « C’est bien ce que j’avais prévu. » S’il parie, c’est en prononçant les mots avec une lenteur particulière, comme pour bien établir qu’il n’y a pas à se presser. Un boulet siffle à ses oreilles, après avoir tué sur place un cosaque de son escorte ; ses voisins se jettent de côté. « Le prince Bagration fronce le sourcil, regarde en arrière et, voyant ce qui a provoqué cette panique, se retourne de l’air le plus indifférent comme pour dire : À quoi bon s’occuper de pareilles sottises ! et il arrête son cheval un instant pour dégager son épée qui s’est accrochée dans son manteau. » Il est difficile de mieux dépeindre l’idéal de cette possession de soi-même, calme et en quelque sorte contagieuse, qui se communique infailliblement à tous ceux qui se trouvent dans la sphère de son influence ! « Bagration demanda : De qui est cette compagnie ? En réalité cela voulait dire : Hé ! vous autres, est-ce que vous auriez déjà peur ? » Et c’est comme cela qu’on le comprit, et on reprit courage. « Le prince André écoutait avec soin les conversations du prince Bagration avec les différents chefs et les ordres qu’il donnerait et, à son grand étonnement, il s’aperçut qu’en réalité il ne donnait aucun ordre, mais que Bagration cherchait seulement à avoir l’air comme si tout ce qui se passait par nécessité, hasard ou initiative des chefs en sous-ordres, tout cela s’exécutait, sinon par son ordre, du moins conformément à ses intentions. Le prince André remarqua que, grâce au tact déployé par Bagration, bien que les événements fussent tout à fait accidentels et indépendants de la volonté du commandant en chef, néanmoins la présence de ce dernier produisait énormément d’effet[1]. Les généraux qui arrivaient avec le visage décomposé, reprenaient leur calme auprès de lui, les soldats et les officiers le saluaient allègrement, devenaient plus animés en sa présence et faisaient manifestement devant lui parade de leur vaillance.

Ce qui veut dire que Bagration, en chef expérimenté, comprenait que la première condition du succès dans un combat, c’est de tranquilliser ses gens ; qu’ensuite il faut soutenir et fortifier leur confiance en eux-mêmes. Et il fait l’un et l’autre. Par son calme de granit, il réprime l’inquiétude et l’agitation des autres ; il approuve toutes les mesures de ses sous-ordres et les déclare conformes à ses intentions, quoiqu’on tout cela ne soit pas toujours vrai, afin de raffermir leur confiance en eux-mêmes. Il comprenait qu’en se lançant dans la voie de la critique et des rectifications, il n’arriverait pas d’abord à remédier à tout, et qu’en suite, chose plus grave, il agiterait et détraquerait tout son monde, les chefs comme les soldats. Le bon sens le plus élémentaire indique que, de deux hommes qui accomplissent une mission périlleuse, celui qui s’y prend un peu maladroitement peut-être, mais en tous cas avec résolution et assurance, a toujours plus de chances de réussir que celui qui, connaissant parfaitement la manière de s’y prendre, à côté de cela se défie de ses propres forces. Si l’inactivité apparente de Bagration a pu étonner le prince André, cela tient uniquement à ce que ce dernier s’était forgé une idée absolument opposée à la réalité de ce que peut et de ce que ne doit pas faire dans un combat le commandant en chef d’une troupe importante.

Malheureusement, le comte Tolstoï ne nous dit pas un mot des idées sur la guerre avec lesquelles son héros est entré en campagne ; autrement l’étonnement du prince André produirait une impression toute différente de celle qui en résulte à première vue. Nous nous permettons de combler cette lacune et de rappeler l’époque à laquelle vivait le prince André, ainsi que la dose immense d’infatuation personnelle qui, à en juger d’après le portrait même dessiné par l’auteur, constituait un de ses traits caractéristiques.

Jusqu’au moment de la guerre, le prince André n’avait assisté, à coup sûr, qu’aux exercices militaires de temps de paix, réglés alors sur la stricte observance des formes frédériciennes, dans toute leur pédanterie, mais dépourvues du sens intime et de l’esprit qui faisaient toute leur valeur du vivant du grand roi. Ces formes, chacun le sait, consistaient à rétablir l’ordre déployé en partant de colonnes à distances entières et à faire mouvoir les lignes déployées, avec une précision idéale, « une pureté idéale », comme on disait alors. Gare ! si une section tardait d’une demi-seconde pour entrer en ligne, ou si l’alignement se dérangeait pendant les mouvements en pas cadencé ! Quelle explosion de fureur de la part des chefs, armés d’un pouvoir sans contrôle pour réprimer cet affreux désordre ! On ne faisait aucun cas de l’énergie ni des autres qualités morales de l’individu ; mais on mettait au premier plan les qualités purement extérieures, nécessaires pour obtenir l’idéal d’uniformité, de régularité, de précision des mouvements, savoir : chez le soldat, l’art d’exécuter tous ses mouvements exactement dans le même temps que les autres ; chez l’officier et le chef, en plus, une voix de stentor et l’art de faire les commandements parfaitement en même temps que leurs égaux, ce qui réclamait bien entendu des répétitions spéciales comme pour chanter des chœurs. Les moindres mouvements exigeaient un commandement du chef supérieur, répété tout le long de l’échelle hiérarchique jusqu’aux exécutants immédiats. Déplacer, sans un commandement suprême, son bataillon, je ne dis pas de cent ou cent cinquante pas, mais même de cinq pas, eût été une licence tellement inouïe qu’elle ne serait jamais venue à l’idée d’un chef de bataillon d’alors, fût-ce même en rêve. Pour compléter le tableau, ajoutez une galopade continuelle et affairée d’aides de camp dans toutes les directions, pour transmettre les ordres et les remarques à propos des moindres détails et des plus petites irrégularités, et vous aurez le milieu ambiant dans lequel le prince André avait commencé son éducation militaire.

Nous avions, il est vrai, d’autres traditions purement russes, une autre tactique et d’autres enseignements, héritage de Souvoroff et de Roumiantzoff ; mais, à l’époque où le prince André était entré au service, on les avait si bien mises sous le boisseau que personne n’y pensait plus. Il restait bien quelques personnalités qui avaient été formées à l’école de ces traditions, mais qui faisaient peu de tapage, probablement parce que le courant contraire était trop violent. Les uns n’avaient pas envie, les autres n’avaient pas le moyen de lutter contre lui, et ils se bornaient à conserver pour eux-mêmes le dépôt sacré que leur avait légué ce génie plein d’originalité, qui réveillait son armée en imitant le chant du coq, à la place de la diane réglementaire.

Quant à la préparation théorique que le prince André avait pu recevoir, rappelons-nous que c’était alors l’époque de la tyrannie des théories géométriques sur la guerre. On avait la prétention de ramener toutes les notions de stratégie et de tactique à quelques figures de géométrie, à les renfermer, en un mot, dans le cadre d’une science exacte et précise. Vouliez-vous avoir la supériorité sur le théâtre de la guerre ? c’était bien simple : vous preniez une base enveloppante et un angle objectif de 90° ; vous battiez en retraite par des lignes divergentes, vous alliez à l’ennemi par des lignes convergentes. S’agissait-il de vaincre sur le champ de bataille ? Vous adoptiez l’ordre oblique ; en un mot, vous débordiez l’ennemi sur un flanc. Comme tout cela vraiment était simple et limpide ! Malheureusement, ces théories simples et limpides présentaient une lacune, oh ! bien mince. Elles négligeaient l’homme avec ses côtés moraux faibles ou forts. Bref, on se battait sur un tableau noir, avec des lignes et des angles, où les hommes n’étaient que de la craie. Il va de soi que plus ces théories se bornaient à n’envisager qu’un côté de la question, plus leur édifice prenait une apparence de logique rigoureuse et inspirait une confiance robuste à leurs adeptes, persuadés qu’ils connaissaient la guerre et la manière de la faire. Quand ils se heurtaient à des faits qui culbutaient leurs enfantillages de lignes et d’angles, ces Messieurs fatalement étaient amenés à conclure, non pas qu’ils avaient vécu dans l’erreur, mais qu’il y avait quelque faute dans la direction des affaires.

Cette déduction était encore plus inévitable chez un homme nourri à cette école, quand il était naturellement disposé à croire à son infaillibilité absolue, chez Phull, par exemple, dont Tolstoï nous donne un portrait exquis. Le prince André aussi était un Phull dans son genre, mais un Phull à la Russe, un aristocrate, un dilettante.

Si l’on prend en considération tout ce que nous venons de dire de la préparation à la guerre pratique et théorique du prince André, il est facile de comprendre l’étonnement qu’il éprouve de la conduite de Bagration pendant le combat d’Hollabrünn. Bagration ne s’agite pas et n’agite pas les autres ; il expédie beaucoup moins d’adjudants pour porter ses ordres que le prince André était habitué à le voir faire pendant les moindres exercices du Champ-de-Mars ; il n’édifie pas de savantes formations de combat et se contente de distribuer ses troupes sur la position, comme le terrain le comporte. Bref, pour le héros de Guerre et Paix, il est clair comme le jour que c’est un commandant en chef qui ne fait rien. Malgré cela, la présence de Bagration, suivant le prince André, fait énormément. Il eût été plus vrai de dire, ce me semble, non pas « malgré cela », mais au contraire : « c’est précisément à cause de cela » que Bagration fait énormément. Ce qui empêche le prince André de le dire, c’est qu’il a dans l’esprit une disposition de combat stéréotypée. Est-ce avec intention ou non que Tolstoï nous présente ainsi son héros pour la circonstance ? Nous l’ignorons ; mais, en tout cas, son portrait y gagne beaucoup sous le rapport de ta vérité artistique, Bolkonsky est bien l’homme de son temps tout craché.

Le portrait de Bagration aussi est idéal. Comparez-le, pour vous en convaincre, avec ce que dit le maréchal de Saxe de la conduite du général d’armée un jour d’affaire :

« … Il faut qu’un général d’armée ne soit occupé de rien un jour d’affaire. L’examen des lieux et celui de son arrangement pour ses troupes doit être prompt comme le vol d’un aigle ; sa disposition, courte et simple, comme qui dirait : la première ligne attaquera, la deuxième soutiendra, ou tel corps attaquera et tel autre soutiendra.

« Il faudrait que les généraux qui sont sous lui fussent gens bien bornés s’ils ne savaient pas exécuter cet ordre et faire la manœuvre qui convient, chacun à sa division. Ainsi, le général ne doit pas s’en occuper ni s’en embarrasser, car s’il veut faire le sergent de bataille et être partout, il sera précisément comme la mouche du coche.

« Il faut donc qu’un jour d’affaire, le général d’armée ne fasse rien ; il en verra mieux, se conservera le jugement plus libre et sera plus en état de profiter des situations où se trouve l’ennemi pendant la durée du combat et, quand il verra sa belle, il devra baisser la main pour se porter à toutes jambes dans l’endroit défectueux, prendre les premières troupes qu’il trouve à portée, les faire avancer rapidement et payer de sa personne : c’est ce qui gagne les batailles et les décide. Je ne sais ni où ni comment cela doit se faire, parce que la variété des lieux et celle des positions que le combat produit doivent le démontrer : le tout est de le voir et de savoir en profiter. Cette partie est la plus sublime du métier… »

Ne croirait-on pas, en lisant Guerre et Paix, que l’auteur a créé « son Bagration » d’après le modèle même tracé par le maréchal de Saxe, tant chacune des touches qu’il donne à son portrait en est la reproduction fidèle.

Voici maintenant l’idéal de Bolkonsky, esquissé également par le maréchal de Saxe comme exemple de ce qu’il faut bien se garder de faire :

« Bien des généraux ne sont occupés, un jour d’affaire, que de faire marcher les troupes bien droites, de voir si elles conservent bien les distances, de répondre aux questions que leurs aides de camp viennent leur faire, d’en envoyer partout et de courir eux-mêmes sans cesse ; enfin ils veulent tout faire, moyennant quoi ils ne font rien. Je les regarde comme des gens à qui la tête tourne et qui ne voient plus rien, qui ne savent faire que ce qu’ils ont fait toute leur vie, je veux dire mener des troupes méthodiquement. D’où vient cela ? c’est que très peu de gens s’occupent des grandes parties de la guerre, que les officiers passent leur vie à faire exercer les troupes et croient que l’art militaire consiste seul dans cette partie : lorsqu’ils parviennent au commandement des armées, ils y sont tout neufs et, faute de savoir faire ce qu’il faut, ils font ce qu’ils savent. »

Nous avons laissé Bagration au moment où il était dans la batterie Touchine, répondant à tout d’un mot ou par l’expression de son visage : « Bien ! » De là il se rend à l’aile droite, où de nouveaux rapports lui font croire sa présence nécessaire. Il y reçoit le rapport d’un chef de régiment lui annonçant que sa troupe, déjà ramassée en troupeau, vient d’essuyer une charge de cavalerie, et « qu’il est difficile d’affirmer si c’est la charge qui a été repoussée, ou le régiment qui a été rompu par la charge. »

« Bagration approuva d’un mouvement de tête, comme pour indiquer que tout cela s’était passé d’après ses suppositions et au gré de ses désirs. Il se tourna vers son aide de camp et lui ordonna d’amener, de la hauteur, les deux bataillons du 6e chasseurs, devant lesquels ils étaient passés un instant avant. Le changement qui se produisit en ce moment sur le visage de Bagration frappa vivement le prince André. Il y lut l’expression d’une résolution concentrée et satisfaite, celle d’un homme qui, par une journée caniculaire va se mettre à l’eau et prend pour cela son dernier élan. Il n’y vit plus ces yeux ternes, à moitié endormis, ni cet air, emprunté suivant lui, de profonde méditation. Ronds, perçants, comme ceux d’un oiseau de proie, ces yeux regardaient maintenant devant eux avec une certaine expression de dédain, sans se fixer pourtant, semblait-il, sur rien, tandis que les mouvements de l’homme conservaient leur lenteur et leur pondération primitives. »

Ainsi l’instant propice est saisi au vol. Les bataillons s’approchent, des bataillons vivants, comme Tolstoï seul sait en peindre. Ils arrivent à hauteur du général en chef qui leur crie : « Allez-y bravement, mes enfants ! » On les arrête pour mettre sac à terre. Bagration va regarder chaque soldat dans les yeux. C’est sous une autre forme la répétition de son : « Vous n’allez pas flancher, vous là-bas. »

« Bagration passe devant les rangs qui ont défilé devant lui et descend de cheval. Il tend ses rênes à un cosaque, enlève sa bourka et la lui donne, secoue ses jambes pour les dégourdir et raffermit sa casquette sur sa tête. Au pied de la hauteur, les officiers en avant, apparaît la tête de la colonne française. »

Comment l’homme capable, dans une pareille minute, de faire tout cela avec calme, ne rendrait-il pas calmes à leur tour, n’importe quels soldats ? L’idée ne leur viendrait même pas qu’il y ait au monde une force capable de les briser et qu’ils ne soient pas capables eux-mêmes de briser… Le moment solennel est arrivé, celui précisément où le commandant en chef doit payer de sa personne. Élevé à l’école de Souvoroff, Bagration ne connaissait ni angles ni lignes, mais, en revanche, il connaissait ces moments-là.

« Avec Dieu ! » dit, pour toute harangue, Bagration d’une voix ferme et entendue de tous ; pour un instant il se tourna vers le front, puis, balançant légèrement les bras, avec l’allure un peu gauche d’un cavalier et un peu d’effort dans la marche, il partit en avant sur le sol inégal. Le prince André sentit qu’une force inconnue, mais irrésistible, l’entraînait en avant, en lui faisant éprouver un grand bonheur. »

Et certes, ce que le prince André éprouvait en ce moment, était ressenti également par le dernier soldat des bataillons conduits par Bagration. « C’est là ce qui gagne les batailles et les décide », répétons-nous après le maréchal de Saxe, et non ces dispositions pédantesques que Bagration avait complètement laissées de côté, au grand étonnement du prince André… Les gens étrangers à ce jeu terrible, où la mise est de plusieurs milliers de vies humaines, s’imaginent que dans un combat on ne tire que des balles, des boulets, de la mitraille. Ils ignorent que l’on y lance aussi de la mitraille vivante, c’est-à-dire des masses d’hommes, et que celui-là seul a le dessus qui possède le don intime de fondre une masse d’hommes en un seul tout et de les lancer sur le but sans plus de déviation qu’un projectile de métal. Bagration était passé maître dans ce genre de balistique. Grouper les parties du projectile, les cimenter en les enveloppant de son regard, le pointer, le lancer enfin, au moment juste où l’on voit sa belle, pas une minute trop tôt ni trop tard, tout cela sont choses délicates et tellement difficiles qu’il n’est donné qu’aux natures exceptionnelles, aux seuls élus, de pouvoir les accomplir. Et tout observateur impartial est bien obligé de convenir que ces gens-là, — quels qu’ils puissent être d’ailleurs dans la vie commune, ignorants en apparence, grossiers, immoraux, que sais-je ! — sont marqués du sceau d’élection.

L’attaque des deux bataillons conduits par Bagration réussit, — cela devait être, — et dégage la retraite du flanc-droit[2].

Nous croyons superflu d’examiner les autres points de cette scène de carnage, mais nous ne saurions nous refuser le plaisir de signaler la maîtrise incomparable avec laquelle ils sont burinés. C’est d’abord l’excellent Touchine, figure timide, pas militaire, sans extérieur, et pourtant héroïque. Puis c’est la scène violente de « Bogdanytch » avec le fameux chef de régiment de la revue à Braunau, et l’impuissance de ce dernier à arrêter son régiment en déroute « malgré les intonations désespérées de cette voix naguère si formidable au soldat. » C’est l’exploit de Timokhine, de ce trembleur, de ce pochard de Timokhine qui, avec sa seule compagnie, rétablit le combat ; c’est l’impudence de Dolokhoff, qui se faufile auprès du chef de régiment avec les trophées pris à l’ennemi et qui, chemin faisant, s’approprie avec le reste ce qu’a fait Timokhine, c’est-à-dire d’avoir arrêté la compagnie quand tout le régiment se sauvait.

Le combat est terminé, la retraite est ordonnée sur tous les points.

« C’était, dans l’obscurité, comme un fleuve invisible dont les flots sombres coulaient dans la même direction, formés de bruits confus de pas, de voix humaines, de sabots de cheval, de roues. Sur cette note générale, tranchaient plus distinctement dans la nuit sombre, les gémissements et les appels des blessés. Leurs plaintes paraissaient remplir toute cette obscurité qui enveloppait les troupes et ne faire qu’un avec elle. »

On arrête les troupes.

« Ce n’était plus un fleuve qui coulait invisible dans la nuit, mais une mer sombre qui se remet toute frissonnante encore après la tempête. »

Quelle vie dans ce tableau de l’organisme à mille têtes, qu’on appelle une armée, une troupe !

Peu à peu les différentes unités commencent à installer leurs bivouacs. Sur la route où est arrêtée la batterie de Touchine, passent des blessés, des isolés : quatre d’entre eux portent sur un manteau quelque chose de lourd. — « À quoi bon le porter plus loin ? dit l’un d’eux. Il est fini. » — « Qué qu’ça fiche ! Allez toujours ! » Et ils disparurent dans l’obscurité avec leur fardeau.

Mais voilà que l’on demande Touchine chez le prince Bagration. Pour mettre bien en relief la scène qui va suivre, rouvrons Trochu : « Beaucoup de militaires s’approprient, souvent en parfaite sincérité et parce qu’ils sont convaincus que c’est nécessaire, une physionomie, des habitudes, une façon de parler, particulières. » C’est le cas du général, si bien caractérisé par George Sand, qui se croyait obligé de lancer un regard impérieux, ne fût-ce qu’au verre d’eau qu’il allait boire. « Cette manière empruntée disparaît infailliblement sur le champ de bataille. Elle est remplacée par celle qui répond aux instincts innés de l’homme. Là les gens bien trempés et véritablement braves le prouvent d’une façon éclatante ; les autres, hardis en paroles en temps ordinaire, une fois à la guerre tombent dans un silence morne et abattu. Ces braves en paroles, qui ont toujours l’air prêts à aller se battre et qui ont acquis par là une réputation théorique de courage à toute épreuve, se montrent profondément troublés ; quelques-uns même s’éclipsent honteusement pendant l’affaire, faute de pouvoir dominer leur émotion et d’en apprécier les conséquences. D’autres enfin, quoique sujets à une agitation torturante, se contiennent à force de volonté, mais ils ne voient ni n’entendent rien, ne peuvent lier deux idées et sont également incapables de diriger ou d’être dirigés. Les gens calmes, modestes, souvent même considérés comme timides en temps de paix (Touchine, Timokhine), déploient une bravoure entraînante et donnent le meilleur exemple ; des écervelés, qui ont l’air d’avoir du désordre dans la tête, montrent du calme, du bon sens, du jugement à un degré tout il fait inattendu. Pour tous le combat est la pierre de touche infaillible qui donne la mesure des capacités et du courage de chacun, malgré lui et indépendamment de lui.

« Après la bataille, la plupart de ceux qui survivent, reprennent peu à peu leur manière et leur physionomie habituelles, sans avoir l’air même de se rappeler leur métamorphose pendant le combat, et alors en peut observer un autre et nouveau spectacle. Chacun, dans la mesure permise par son emploi, cherche à s’attribuer la gloire du succès, ou à décliner la responsabilité de l’insuccès. L’amour-propre, la vanité, l’ambition, font entrer dans des compromis souvent blâmables. Le combat pendant lequel on a travaillé au salut commun, bon gré, mal gré, à visage découvert, est déjà oublié ; une nouvelle lutte s’engage : celle des intérêts personnels. Plus d’un malin se présente devant l’opinion publique avec son masque d’emprunt, et réclame ses faveurs, avec sa place au bulletin et son inscription sur la liste des récompenses. De là tant d’exploits douteux qui ont eu les honneurs de l’ordre du jour, tant d’actes de véritable bravoure et d’abnégation qui passent inaperçus, ou ne sont connus que trop tard, parce que ceux qui en sont les auteurs n’ont point fait de réclame, ou y ont laissé tour vie, — ce qui arrive fréquemment, — ou enfin disparaissent de la scène avec des blessures graves.

« J’ai eu souvent l’occasion de voir tout cela, et chaque fois avec un sentiment pénible : c’est l’exploitation de la guerre, où les morts, les blessés, les disparus et les modestes sont les perdants ; les vivants présents et les impudents sont les gagnants. » Transportons-nous maintenant dans l’isba occupée par Bagration, à peu de distance de la batterie Touchine. Nous y trouvons réunis un certain nombre de chefs de corps et l’état-major de Bagration.

« Le chef de régiment, de la revue de Braunau, rend compte au prince qu’au début même de l’affaire, il a reculé dans le bois jusqu’au-delà des coupes, et qu’alors, avec deux bataillons, il a chargé à la baïonnette et culbuté les Français.

« Comme j’ai vu que le premier bataillon était en désordre, je me suis arrêté sur la route et je me suis dit : « Je vais les laisser arriver et je les recevrai par un feu à volonté. » Et je l’ai fait.

« Je dois, en outre, continue-t-il, se rappelant la conversation de Dolokhoff avec Koutouzoff et sa dernière entrevue avec l’officier dégradé, signaler que le soldat Dolokhoff, officier dégradé, a fait prisonnier sous mes yeux un officier français, et s’est tout particulièrement distingué. » De Timokhine, de la déroute du régiment indifférent à sa belle voix, si terrible en temps de paix, pas un traître mot. C’est l’exploitation de la guerre qui commence. Tant pis pour l’absent. C’est le bavard et l’impudent qui sont les gagnants.

« C’est alors que j’ai assisté à l’attaque des hussards de Pavlograd », reprend Jerkoff, se mêlant à la conversation, après avoir regardé autour de lui avec inquiétude, car il n’avait pas vu un hussard de toute la journée et tenait la chose d’un officier d’infanterie. « Ils ont enfoncé deux carrés. »

Celui-ci n’a pas encore réussi à reprendre complètement son masque d’avant le combat. Il ment, c’est vrai, avec hardiesse et effronterie, mais il regarde auparavant autour de lui avec inquiétude, de peur que quelqu’un ne l’ait vu quand on l’a envoyé porter un ordre, et qu’il est resté en route bien loin du but de sa mission. Mais donnez-lui encore un peu de répit, et ses regards inquiets vont cesser. Et il commencera à vous raconter dans les moindres détails comment les hussards ont chargé les carrés, ont essuyé une salve, mais malgré cela ont pénétré, etc…

Entre Touchine, intimidé et confus comme toujours à la vue des grands chefs. Il trébuche dans la hampe d’un drapeau pris aux Français, ce qui fait rire des aides de camp de Bagration, Jerkoff tout le premier.

« Comment avez-vous laissé une pièce ? » demande Bagration en fronçant le sourcil, non pas tant à propos de sa question que des rires de son état-major. Touchine, qui a arrêté tout seul avec sa batterie, sans aucune coopération de l’infanterie ni de la cavalerie, l’attaque des Français au centre, « Touchine seulement maintenant, sous le regard du terrible commandant en chef, conçoit toute l’abomination de la faute qu’il a commise en perdant une pièce, et la honte d’y avoir survécu… » Il reste debout devant Bagration, avec un tremblement de la mâchoire inférieure, pouvant à peine articuler une excuse : « Je ne sais pas, V. E… ; je n’avais plus personne, V. E. » — « Vous ne pouviez donc pas en demander au soutien ! » (qui n’existait pas). Touchine n’ose pas le dire, de peur de dénoncer un autre officier Voilà l’homme modeste qui commence à perdre et qui risque de perdre, d’autant plus que l’exploit qu’il a accompli est plus élevé Mais enfin il est sauvé, comme on sait, par le prince André, qui expose carrément ce qu’a fait la batterie, et la situation où elle se trouvait au moment où est arrivé l’ordre de la retraite. Je regrette cette intervention du prince André, car le plus souvent, en réalité, les choses se passent comme dit Trochu. Du reste, le prince André ne fut cru qu’à demi.

Ne sont-ils pas bien vivants tous ces personnages de fiction ? Ne souffrent-ils pas, ne meurent-ils pas, n’agissent-ils pas, ne mentent-ils pas, ne commettent-ils pas des actes de bravoure et de lâcheté comme de vrais hommes ? Voilà ce qui les rend si hautement instructifs. Voilà pourquoi il faudra plaindre avec raison le chef qui ne tirera pas profit du récit de Tolstoï pour écarter soigneusement de lui les Jerkoff, pour chercher d’un œil perspicace et tâcher de reconnaître les Timokhine et les Touchine, pour se mettre en garde, avec la plus prudente sagacité, contre les héros du genre de Jerkoff, ou de ce chef de régiment de la revue de Braunau, si correct et si brillant narrateur après le combat.

  1. À notre avis, c’est Bagration personnellement qui faisait tout et non pas sa seule présence.
  2. Il serait curieux de savoir à qui le prince André attribue le succès de l’attaque et qui, suivant lui, a fait ici l’attaque. Est-ce Bagration qui n’a pas tué un ennemi de ses propres mains ? Sont-ce les siens avec leurs balles et leurs baïonnettes ?