Guerre et paix de Tolstoï au point de vue militaire/5

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Traduction par Commandant Moulin, attaché militaire à l’ambassade de France à Saint-Pétersbourg.
L. Baudoin (p. 75-84).
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V.


Dans les derniers tomes de son œuvre, Tolstoï reste fidèle à lui-même. C’est toujours la même vérité de représentation des phénomènes, la même finesse d’analyse psychique, toutes les fois qu’il s’agit de la vie individuelle. Mais c’est aussi toujours la même présomption de n’envisager les choses que d’un seul point de vue, la même tendance à « l’unilatéralité » outrecuidante, la même habitude de ne point « achever le tour » des idées, dès qu’il entreprend de discuter les faits qu’il a décrits, de juger les personnalités au-dessus de l’ordinaire, les représentants, les conducteurs des masses. La seule différence, c’est qu’il y a moins de tableaux et plus de considérations que dans les premiers volumes, et encore, si l’on veut, que ces considérations, notamment au VIe tome, flottent dans un brouillard dû à l’emploi de grands mots et de phrases alambiquées, derrière lesquels il est facile pourtant de découvrir les mêmes idées « unilatérales » que dans le tome IV.

La manière dont l’auteur argumente est toujours la même : il ne démontre point les assertions sur lesquelles il échafaude ses raisonnements, mais il cherche à les enfoncer dans la tête du lecteur comme un clou, en répétant indéfiniment la même chose sur tous les tons. Tantôt il se base sur les répugnances de l’esprit humain à admettre ce qui ne lui plaît pas à lui-même. Tantôt il invoque des faits qui auraient pu arriver, mais qui, en réalité, ne sont pas arrivés et ne pouvaient arriver. Tantôt enfin il a recours à des comparaisons avec un bateau à vapeur, un troupeau, etc., qui, en général, ne correspondent pas du tout au sujet.

Au commencement du tome V, Tolstoï pose en fait que la continuité absolue du mouvement est incompréhensible pour l’esprit humain, et que les lois du mouvement ne deviennent concevables que lorsque l’homme envisage des unités de mouvement arbitrairement choisies. Cette nécessité pour l’homme de décomposer non seulement le mouvement, mais tous les objets de ses investigations, en parties constituantes, engendre, de l’avis de l’auteur, la plupart des erreurs humaines. Il ferait bien de se l’appliquer à lui-même.

Pour éclaircir sa pensée, Tolstoï a recours à une comparaison qui ne la rend en aucune façon plus claire. Nous nous y arrêtons avec intention, parce que le procédé de comparaison est celui qu’il préfère pour faire triompher sa manière de voir. Ce procédé a ses avantages assurément pour faire saisir une abstraction ; nuis il est plus commode encore comme trompe-l’œil.

Dans le cas présent, l’auteur prend comme terme de comparaison la fameuse « colle » des anciens : Achille peut-il atteindre la tortue ? Au fond, l’explication en est très simple, sans différentielles ni intégrales. L’imbroglio tient à ce que le mouvement a été mal décomposé pour le but cherché, mais pas du tout à ce qu’il a été décomposé. Car, pour comparer deux mouvements, il faut prendre l’espace parcouru dans chacun d’eux pendant un seul et même intervalle de temps, tandis que dans cette « colle » on prend des intervalles de temps et d’espace différents, qui varient en progression géométrique décroissante. Dans ces conditions, non seulement Achille ne peut jamais atteindre la tortue, malgré sa faible vitesse, mais il n’atteindrait même pas un objet immobile, un mur, par exemple. Et, en effet, plaçons Achille à deux pas du mur et faisons-lui faire d’abord un pas, puis un demi-pas, puis un quart, un huitième, etc… de pas. Il aura beau continuer ainsi indéfiniment, il n’atteindra jamais le mur.

Par conséquent, la discussion du problème amène une réponse qui n’est pas celle à la question. La question consiste à savoir si Achille atteindra la tortue ? Et la réponse faite est la suivante : le temps et l’espace sont divisibles indéfiniment. L’auteur avait bien besoin de tourmenter pour cela les différentielles et les intégrales ! Il n’a pas résolu la « colle ». S’imagine-t-il avec ses différentielles et ses intégrales avoir rendu plus suggestives ses considérations ultérieures sur l’histoire ?

Elles se ramènent à ceci : « Ce n’est qu’en admettant une unité infiniment petite comme élément d’observation — la différentielle de l’histoire, — c’est-à-dire les penchants communs des hommes, et en parvenant à l’art d’intégrer ces infiniment petits, que l’on peut espérer atteindre les lois de l’histoire ».

Ainsi, par exemple, pour comprendre 1812, il faudra d’abord étudier la biographie et les penchants pour le moins de tous ceux qui y ont pris part, à commencer, disons par Lavrouchka dans un camp, et à terminer par Napoléon dans l’autre. C’est alors seulement qu’on pourra avoir la prétention de tirer des déductions justes de cette campagne ; n’est-ce pas cela ? Si telle est la conviction de l’auteur, il aurait dû s’abstenir tout le premier de tout jugement sur 1812, car il n’a certainement pas étudié toutes les biographies et tous les penchants en question.

Pour sortir de l’embarras où il s’est fourvoyé lui-même, en refusant toute signification à l’histoire dans son état actuel, l’auteur impose à celle-ci un idéal qu’il ne lui sera jamais possible d’atteindre, et, partant de cet idéal, renverse avec une force irrésistible, croit-il, toutes les déductions acquises par l’histoire.

Rapportées à son idéal, toutes les conclusions de l’histoire contemporaine lui paraissent incomplètes — ce qui est parfaitement vrai — et par conséquent fausses — ce qui n’est plus du tout vrai, car c’est un saut de logique. L’histoire est précisément la science où les conclusions incomplètes, c’est-à-dire basées sur des données insuffisantes, peuvent le moins se maintenir ; elles sont toujours rectifiées, en effet, par le fait accompli même résultant des données que les historiens ont employées comme matériaux pour leurs déductions. Peu importe si l’historien ne nous a pas fourni toutes les causes d’un événement. L’événement lui-même achèvera l’œuvre et complétera ce qui lui a échappé. Au premier historien en succéderont un second, un troisième…, un centième qui, étendant peu à peu le point de vue trop restreint de leurs prédécesseurs, corrigeant mutuellement leur « unilatéralité », arriveront à élaborer l’idée de l’événement la plus juste possible chacun pour leur époque. Et dans ce processus la critique se garde bien, comme le croit l’auteur, de réduire en poussière les déductions faites précédemment ; mais c’est à force de mettre en lumière, d’expliquer des circonstances d’abord inaperçues, qu’elle contribue peu à peu à élargir les horizons, à compléter le tour de la question.

Telle est, du reste, la méthode de toutes les sciences expérimentales, à commencer par les mathématiques appliquées, c’est-à-dire par la plus précise d’entre elles.

Prenons par exemple la topographie. Les erreurs résultant des imperfections inhérentes aux instruments eux-mêmes et les inexactitudes qui se produisent dans leur emploi, ne permettent pas d’obtenir des plans mathématiquement exacts. Est-ce une raison pour dire que ces plans ne valent rien ? Ils sont imparfaits, soit, mais pourtant pas faux. L’idée qu’ils donnent du terrain n’est qu’approximative, c’est vrai, mais ce n’est pas une idée tout à fait fausse.

Nier le fruit d’un travail séculaire en lui opposant l’idéal à atteindre, c’est perdre son temps. Qu’on vise l’idéal de la perfection, ou que l’on ne vise rien du tout, c’est tout comme ! À la devise prétentieuse de Tolstoï : « Tout ou rien », l’humanité répond par une formule beaucoup plus modeste : « Peu plutôt que rien ».

Le second procédé de l’histoire, qui consiste à envisager les actes d’un homme, chef d’État ou chef d’armée, comme le propulseur des volontés de tous, est aujourd’hui classé au rang qui lui convient ; mais, bien que l’auteur le considère comme défectueux, ce procédé ne sera jamais complètement rejeté, car il a son fondement dans la nature même des choses.

L’auteur s’insurge contre son emploi, non seulement sous prétexte que l’esprit humain refuse d’ajouter foi à ce mode d’explication, mais il va jusqu’à dire que « le procédé est faux en lui-même, parce qu’il consiste à prendre le phénomène le plus faible comme cause du plus fort ».

Voilà un argument que nous connaissons de longue date. « Ma dignité d’homme », ainsi s’exprime Tolstoï au tome IV, « me dit que chacun de nous tous, tant que nous sommes, est homme autant, sinon plus, qu’un Napoléon quelconque ». Au tome V, nous retrouvons le même vague dans les expressions ; c’est une maladie de famille. Que faut-il donc entendre par « force ou faiblesse » d’un phénomène ? Quelle est la mesure de cette force et de cette faiblesse ? Si c’est la masse — et nous sommes en droit de le supposer, puisque l’auteur n’en signale point d’autre — nous tombons immédiatement dans une impasse. La masse nerveuse de l’homme comparée à celle des os, des muscles et de la graisse, n’en est guère que le 1/8e ou le 1/10e. Quelle est pourtant la masse qui commande à l’autre ? Un train qui pèse plusieurs dizaines de tonnes n’est-il pas mû par quelques livres de vapeur d’eau, grâce à un mécanisme spécial ?

L’organisme d’un peuple est en tout semblable à celui de l’homme, par la raison bien simple que c’est l’homme lui-même qui l’a créé, et qu’il ne fait rien qu’à son image et à sa ressemblance. Dans l’organisme d’un peuple il y a donc aussi les deux masses, et les Napoléons — avec toutes les ramifications par lesquelles ils agissent sur la foule — représentent précisément, par rapport à cette dernière, ce que les centres nerveux et les nerfs sont par rapport à l’organisme humain. Par conséquent, l’esprit humain ne peut se refuser à accepter un mode d’explication offert par l’organisme même, en vertu duquel cet esprit exerce son empire.

Inutile d’ajouter qu’en traitant de phénomène le plus faible la masse relativement insignifiante des coryphées comparée à celle de tous les exécutants, Tolstoï se contredit lui-même ; car il en arrive ainsi à nier le principe du moral et à exalter l’importance du nombre dans les manifestations de la vie nationale, après avoir nié l’importance du nombre et exalté le principe du moral dans une des manifestations particulières de cette vie, c’est-à-dire dans la vie de l’organisme militaire.

On peut objecter que les fils qui font mouvoir les masses sont quelquefois en d’autres mains que celles de leurs chefs reconnus. Ceux-ci ne sont souvent que l’enseigne, comme Palafox, par exemple, au siège de Saragosse, à ce que dit Napier. Mais qu’est-ce que cela peut me faire ? Dans la coulisse ou sur la scène il y a toujours des gens qui tiennent les fils, et là est toute la question.

L’auteur fait feu des quatre pieds pour rabaisser, pour réduire à néant ces personnalités dirigeantes. Il narre en conséquence. Est-il question de l’armée française après Borodino ? Elle pousse de l’avant d’elle-même « par la vitesse acquise » ; Napoléon n’y est pour rien. L’occupation de Moscou ? Il ne l’a pas voulue. Les Français y restent sans aucune raison visible, et non parce que Napoléon, mal inspiré par la routine de ses succès précédents, s’imagine que la chute de la capitale rendra encore cette fois la paix inévitable. Ils filent de Moscou, non parce que Napoléon a perdu tout espoir de faire la paix et que les partisans commencent à inquiéter fortement ses communications, non pas à cause de l’affaire de Taroutino, bref, ici encore, sans le moindre motif indiqué.

Napoléon, reconnaissant le danger de la poursuite latérale dont le menaçait la position de notre armée à Taroutino, se décide à reprendre vis-à-vis de nous une position de front et se jette sur Maloyaroslavets ; puis tout à coup il reprend la route de Smolensk, non point parce qu’il s’est heurté à une résistance inattendue, qu’il a failli lui-même être pris par des Cosaques et qu’il n’a plus osé persister dans sa résolution première, mais parce que « cela devait arriver ».

Il est vrai que l’instinct artistique de Tolstoï se révolte et qu’il lui échappe souvent de dire plus qu’il ne voudrait dans l’intérêt de sa thèse. Dans ce cas-là, après avoir raconté les choses comme elles se sont passées réellement, il se reprend et cherche à rattraper l’impression produite, en se livrant à une explication tirée par les cheveux dans l’esprit de ses théories.

« Du moment où les enfants du Don avaient failli pincer l’Empereur lui-même au milieu de son armée, il était clair qu’il n’y avait plus qu’à filer par la route connue la plus voisine. Avec sa bedaine de quarantenaire, Napoléon, moins leste et moins hardi que naguère, comprit l’avertissement. Et, sous l’influence de la frayeur que lui avaient inspirée les Cosaques, il se laissa aisément persuader par Mouton et donna, à ce que disent les historiens, l’ordre de battre en retraite sur la route de Smolensk. »

La cause du contre-ordre paraît claire pourtant. Napoléon n’était plus ce général des guerres d’Italie qui, tombé par hasard au milieu d’un détachement ennemi, presque sans escorte, sut non seulement lui échapper, mais même le décider à capituler. Seulement cette explication dérange les théories de l’auteur. D’où cette réserve : « à ce que disent les historiens », suivie d’une contradiction complète de ce qu’il vient à l’instant de raconter.

« De ce que Napoléon accepta l’avis de Mouton et que les troupes battirent en retraite, on n’est pas obligé de conclure que Napoléon en eût donné l’ordre. Cela prouve seulement que les forces qui agissaient sur toute l’année pour la déterminer à prendre la direction de la route de Mojalsk agirent aussi en même temps sur Napoléon. »

En d’autres termes : en ordonnant il n’a pas ordonné. Il a dû le rêver…

Tolstoï, bien entendu, cherche aussi à faire tourner au profit de sa théorie son exposé de la campagne du côté des Russes. Ici toutefois, et fort heureusement, il fait moins de raisonnements et plus de tableaux. Ce dont tous les lecteurs lui seront sincèrement reconnaissants, je n’en doute pas, même si ces tableaux font du tort à ses théories.

La marche de flanc de notre armée pour passer de la route de Riazan sur celle de Kalouga est, aux yeux de l’auteur, une manœuvre tellement simple que « le dernier gamin de treize ans aurait deviné sans peine qu’après l’abandon de Moscou, en 1812, la meilleure position pour l’armée était sur la route de Kalouga ». Néanmoins, il n’admet pas que cette idée si simple ait pu germer dans la tête d’un commandant en chef quelconque. À son avis, elle a dû s’élaborer « pas à pas, fait par fait, et découler de la multiplicité infinie des conditions les plus complexes ». Soit ! Mais, avant même que Tolstoï eût prononcé ses oracles, personne ne s’est jamais imaginé que le plan de la campagne de 1812 ait été élaboré dès le début de la guerre dans ses moindres détails, Seulement, de ce fait que le plan en question a été modifié suivant le cours des événements, il ne s’ensuit pas que le commandant en chef n’y ait pris aucune part. Au contraire, son rôle a été précisément de prendre en considération les circonstances au milieu desquelles il fallait agir, et de régler ses dispositions sur elles. Napoléon l’a dit tout net : « À la guerre ce sont les circonstances qui commandent ». Mais ce qu’elles commandent, on peut le comprendre plus ou moins bien et même pas du tout. Et c’est ce qui fait la distinction entre un bon et un mauvais commandant en chef. L’auteur ne s’imagine pas, j’espère, que toutes les unités d’une masse de cinquante mille hommes vont éprouver tout à coup le besoin de s’étendre le long de la Pakhra et l’exécuter ; bref, que l’armée serait passée sur la route de Kalouga, quand même Koutouzoff aurait ordonné la retraite sur celle de Nijni. Cela posé, peu importe de savoir qui a eu la première idée de passer sur la route de Kalouga. Ce point est absolument secondaire, et nous ne connaissons pas d’historien qui s’attardât sérieusement à le résoudre. Nous avons déjà eu maintes fois l’occasion de le faire remarquer : à la guerre, une idée n’appartient pas à celui qui y a songé le premier, mais bien à celui qui prend la responsabilité et la décision de son exécution.

Il est possible même, dans le cas particulier qui nous occupe, que la première impulsion ait été donnée par quelque médiocre adepte de la théorie de Bülow, par quelque aveugle fanatique des positions de flanc, prêt à les prôner à tort et à travers sans discernement, dont l’avis n’est pas tombé cette fois dans l’oreille d’un sourd parce que les circonstances prescrivaient le procédé. Encore fallait-il qu’il y eût dans l’armée quelqu’un d’occupé à suivre pas à pas le déroulement des circonstances pour y conformer les mouvements des troupes. C’est pourtant ce que l’auteur n’admet pas. Pour lui, la manœuvre a eu lieu parce qu’elle devait avoir lieu.

En s’évertuant à démontrer cette proposition étrange, l’auteur en arrive à dire que si l’on se figure a tout simplement une armée sans chefs, cette armée aurait fatalement exécuté le même mouvement ; en un mot, qu’elle serait revenue vers Moscou en décrivant un arc de cercle vers le côté où elle avait le plus de chances de trouver des approvisionnements et où le pays dirait le plus de ressources ».

Les Français ont bien raison de dire que : « Qui veut trop prouver ne prouve rien ». Car nous pourrions donner comme parallèle à l’argumentation de Tolstoï le conte d’un homme décapité qui agirait exactement comme s’il n’avait pas subi cette petite opération.

Plus loin, s’entêtant dans son idée, l’auteur croit frapper un grand coup en disant que les maraudeurs filaient d’eux-mêmes précisément dans la direction de la route de Kalouga et des routes voisines. Assurément Tolstoï serait bien embarrassé de fournir des données statistiques pour confirmer son dire. Mais, sans le pousser si loin, il nous parait suffisant de faire remarquer que les maraudeurs sont des gaillards qui choisissent pour commettre leurs exploits toutes les directions quelles qu’elles soient, à la condition seulement qu’ils puissent espérer y trouver à bien vivre, sans crainte de rencontre fâcheuse avec l’ennemi. Ils avaient dû, par conséquent, très probablement se répandre à la fois sur les routes de Pétersbourg, d’Yaroslav et de Nijni, comme sur celle de Kalouga.

Mais reposons-nous un peu des raisonnements de l’auteur pour goûter la jouissance esthétique des scènes inoubliables qu’il nous dépeint : le conseil de guerre de Fily ; Moscou avant l’entrée des Français, une ruche d’abeilles sans sa reine, suivant la superbe expression de Tolstoï ; Napoléon attendant des boyards russes à la barrière de Dragomial. Une seule chose nous étonne. Comment, après nous avoir montré Koutouzoff prenant une résolution vraiment héroïque, une terrible détermination, et après lui avoir fait prononcer les nobles paroles historiques qui passent pour être réellement sorties de sa bouche, l’auteur peut-il retomber dans sa théorie que le commandant en chef n’a pas plus d’importance dans une armée que le dernier soldat, etc.

« Tout le monde attendait Benigsen qui, sous prétexte d’une nouvelle reconnaissance de la position, achevait un excellent dîner. On l’avait attendu depuis quatre heures jusqu’à dix sans commencer la délibération, en controversant pendant tout ce temps à voix basse par groupes séparés.

« Ce fut seulement au moment où Benigsen entra dans l’isba que Koutouzoff s’avança de son coin et s’approcha de la table, pas cependant assez près pour que son visage pût être éclairé par les bougies qu’on avait apportées sur la table.

« Benigsen ouvrit le conseil en posant la question : « Faut-il abandonner sans combat l’antique et sainte capitale de la Russie ou bien la défendre ? » Silence général et prolongé. Tous les visages restaient assombris et, au milieu du silence, on entendait la respiration embarrassée et colérique et la toux de Koutousoff. Tous les yeux étaient fixés sur lui. Malachka elle-même ne perdait pas de vue « le vieux grand-père ». Elle était plus près de lui qu’eux tous et voyait son visage se plisser et se contracter comme s’il allait pleurer. Mais cela ne dura qu’un instant.

« L’antique et sainte capitale de la Russie, scanda-t-il tout à coup d’une voix rageuse, reprenant les mots mêmes de Benigsen et par là seul en faisant sentir la note fausse. Permettez-moi de vous dire, Excellence, que cette question n’a pas de sens pour un Russe. (Il pencha en avant son buste chargé d’embonpoint.) On ne peut pas poser une question comme cela, et une question comme cela n’a pas de sens. La question pour laquelle j’ai invité ces messieurs à se réunir est une question militaire. La voici : « Le salut de la Russie est dans son armée. Vaut-il mieux risquer de perdre et l’armée et Moscou en acceptant la bataille ou bien abandonner Moscou sans bataille ? C’est sur cette question-là que je désire avoir votre avis. » (Il se renversa contre le dossier de son fauteuil.)

« …Pendant une de ces pauses (de la discussion), Koutouzoff poussa un profond soupir, comme s’il se préparait à prendre la parole. Tous les regards se tournèrent vers lui : « Eh bien ! Messieurs, je vois que c’est moi qui payerai les pots cassés », dit-il, et, se levant du même coup, il s’approcha de la table : « Messieurs, j’ai entendu vos avis. Plusieurs ne seront pas d’accord avec moi. Mais (et il marqua une pause) en vertu des pouvoirs qui m’ont été confiés par l’Empereur et par la patrie, j’ordonne la retraite. »

Comme on sent bien là l’homme habitué à être un centre nerveux, un conducteur de masses et qui est capable de l’être, bref un homme de pouvoir. Pas un geste inutile, pas une parole de trop. Il frappe droit sur la tête du clou à enfoncer. Eh bien ! cette fois, est-ce la main puissante de Koutouzoff qui a tourné le gouvernail ? Est-ce Koutouzoff qui a parlé ? Ou bien a-t-il cru, rêvé seulement avoir dit, avoir agi ? Que de fois nous l’avons déjà fait remarquer, et nous le répétons encore. Dans Tolstoï, il y a deux hommes : l’artiste et le penseur, et le premier en toute occasion éclipse le second. Quelquefois, par une sorte de condescendance pour son faible compagnon, l’artiste consent à s’effacer, à se taire ; mais dès qu’il reparaît, dès qu’il se met à parler, l’autre passe dans le trentième dessous.