Guerre et paix de Tolstoï au point de vue militaire/7

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Traduction par Commandant Moulin, attaché militaire à l’ambassade de France à Saint-Pétersbourg.
L. Baudoin (p. 93-106).
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VII.


La seconde partie du tome VI est exclusivement consacrée à des essais de métaphysique. L’auteur commence par proclamer l’impossibilité de décrire non seulement la vie de l’humanité, mais même celle d’une seule nation. C’est, en d’autres termes, déclarer que toute l’histoire n’est que de la blague.

Si telle est la conviction de l’auteur, il semble qu’il aurait dû en fournir la preuve et terminer par là une bonne fois ses dissertations à propos de l’histoire. Mais il n’en fait rien. C’est une sentence qu’il prononce sans songer même à la justifier, et il part de là pour se lancer dans l’examen critique des manières différentes d’envisager l’histoire dans l’antiquité et de nos jours. La caractéristique de cette différence consiste suivant lui en ce que les anciens rapportaient tout à la divinité, tandis que les modernes repoussent ce principe. Erreur profonde ! La différence en question tient à ce que les premiers s’imaginaient[1] comprendre le Principe suprême une fois qu’ils l’avaient baptisé du nom de Jupiter, de Vénus, de Mercure, etc., tandis que les derniers reconnaissent en toute sincérité que ce principe est inaccessible à l’homme et ne s’amusant pas à dépenser leurs forces pour pérorer sur une chose qui est hors de leur atteinte.

Ce manque d’enthousiasme à s’occuper de ce qui dépasse les forces humaines est considéré par Tolstoï comme une négation, et il se met à taper sur les historiens modernes sous prétexte que leurs explications des événements ne tiennent pas debout, — au point de vue de son idéal bien entendu ; — tout cela pour aboutir à la cause de toutes les causes, que tout le monde sous-entend sans la comprendre et qui n’avance pas d’un cheveu la solution des problèmes de l’histoire.

Le but de cette manœuvre est évident. C’est l’inconsistance manifeste de sa manière d’envisager les causes prochaines des événements qui l’incite à se réfugier dans la citadelle des causes premières, d’où tout lui paraît, — comme lorsqu’on se place au point de vue de l’éternité, — infiniment petit : l’étude la plus approfondie des faits, comme la plus superficielle ; une tirade de mots aussi bien qu’une production de génie. Au quatrième tome il n’y avait « pas de cause du tout ». Au cinquième et au sixième la cause est trouvée, mais elle est inaccessible à l’intelligence humaine ; auprès d’elle toutes les autres causes bien entendu sont également absurdes et également valables ; auprès d’elle aussi Napoléon ne s’élève pas au-dessus du dernier de ses soldats, que dis-je ! un peuple entier, la terre elle-même ne sont rien.

Il n’y a qu’un malheur. C’est que, si cette cause est inaccessible à l’intelligence humaine, pourquoi l’auteur s’en préoccupe-t-il ? En somme, il ne sait d’elle rien de plus que les historiens auxquels il vient de mettre le nez dans la poussière, c’est-à-dire au fond rien du tout, absolument rien. À moins qu’il ne prétende peut-être à une révélation spéciale du ciel en sa faveur…

À quoi servirait qu’un métaphysicien vint nous dire qu’il n’y a qu’un mode de locomotion parfait, celui du tapis enchanté des « Mille et une Nuits », et qu’il partit de là pour faire le procès des voitures, des chemins de fer, des bateaux à vapeur dont nous disposons ? Cela n’empêcherait pas ces véhicules de continuer leur petit bonhomme de chemin, de rouler, de voguer comme si de rien n’était et de transporter dans leurs flancs non seulement l’humanité insouciante, mais le métaphysicien lui-même, si éloigné qu’ils soient de la perfection du tapis enchanté.

Ce n’est pas d’hier que Pascal a dit : L’homme n’est ni ange ni bête ; et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête. Condamnés à vivre sur cette terre, ni plus haut, ni plus bas, à vivre au milieu d’hommes nos semblables, occupons-nous donc de ce qui se fait autour de nous et au milieu de nous, sans nous lancer à l’escalade de cimes inaccessibles.

Les conclusions auxquelles nous parviendrons, en restant à ce point de vue, ne seront pas d’une sublimité nuageuse, mais en revanche elles seront fertiles en conséquences. Les gens qui mettent leur plaisir à trouver des imperfections partout, prétendront sans doute qu’un savoir aussi relatif n’est pas un savoir. Grand bien leur fasse ! Mais l’expérience est là pour démontrer que cela ne les rapprochera pas d’un cheveu du savoir absolu. Ce n’est pas seulement pour l’histoire, mais dans toutes les sciences humaines, et cela depuis longtemps déjà, que l’on arrive à se convaincre que l’homme est incapable de connaître non seulement les forces primitives, mais même les forces dérivées, dans leur essence. Il ne peut s’en faire une idée que par les phénomènes qu’elles produisent, par leurs manifestations qui tombent sous ses sens. C’est donc de ces phénomènes, de ces manifestations, qu’il doit se préoccuper.

Quelle est la force qui meut les nations ? demande Tolstoï, et il donne à cette question, censément au nom des historiens, une réponse qu’il s’évertue à représenter ensuite comme peu satisfaisante :

« Cette force, nous ne la connaissons pas, auraient pu dire les historiens cités à comparaître devant le tribunal de l’auteur ; mais les observations faites sur la vie des peuples nous montrent qu’elle se manifeste dans l’organisme national par l’intermédiaire des gens qui jouent dans cet organisme le même rôle que le cerveau et les nerfs dans l’individu. Ces gens forment deux catégories : la première comprend les chefs d’État, les administrateurs, les dignitaires sacerdotaux, sous toutes leurs dénominations, ainsi que toute la hiérarchie de leurs subordonnés qui pénètre l’organisme national jusqu’à ses dernières ramifications ; à la seconde appartiennent les promoteurs des idées nouvelles et leurs missionnaires. Les premiers concourent à assurer le plus possible la marche régulière de la vie nationale parvenue à une certaine époque de son développement. Les seconds, au contraire, donnent l’impulsion nécessaire pour la transition d’une époque de ce développement à une nouvelle époque de progrès. Il arrive sans doute que ces deux catégories se confondent lorsque, par exemple, le chef de l’État, ou l’administrateur, est en même temps un réformateur, comme Pierre le Grand, ou, ce qui est plus rare, qu’un promoteur d’idées nouvelles devienne un chef d’État ou un administrateur, comme Mahomet.

« Toute transition d’une période de développement à une autre, de même que l’enfantement de toute chose nouvelle, est impossible sans phénomènes morbides. Et plus la transition est brusque, plus le nouvel ordre de choses diffère de l’ancien, plus aussi ces phénomènes sont graves.

« La femme qui enfante traverse une crise terrible qui met parfois sa vie en danger. Même le simple développement d’un organisme déjà existant, qui ne nécessite pas un nouvel enfantement, est accompagné d’un état morbide qui peut amener quelquefois la mort. Il en est ainsi dans les organismes collectifs, avec cette différence que chez eux les phénomènes morbides de la croissance et de l’enfantement prennent les noms de guerres, révolutions, insurrections, persécutions, abus de pouvoir, etc. Le monde antique a dû expirer pour se transformer en chrétienté : c’est un exemple d’enfantement accompagné de mort. Quand les États-Unis se sont détachés de l’Angleterre, le nouvel organisme n’a pu naître sans ébranler fortement l’organisme de la métropole ; mais celle-ci est sortie de la crise plus vigoureuse même qu’avant.

« Nous ne consentirons jamais à dire l’absurdité que Tolstoï veut nous imputer, auraient ajouté probablement les historiens, à prétendre que les événements se produisent exclusivement par la volonté des Napoléon, des Alexandre, etc. Mais nous avons soutenu, et nous soutenons, que l’homme créé par les circonstances devient à son tour « une circonstance », qui prend rang dans l’enchaînement des autres, et dont l’importance plus ou moins grande dépend de la situation que cet homme occupe, ainsi que de ses talents personnels. Il n’y a pas le moindre doute que le même homme ne ressente l’influence de la masse ambiante. Mais cette réaction s’exerce sur l’un d’une façon, sur l’autre d’une autre ; cela dépend des talents de l’individu, de ses dons innés, aussi bien que de ses qualités acquises en raison des circonstances au milieu desquelles s’est opéré son développement. Si nous expliquons d’une manière différente les uns et les autres sur quoi se fonde la puissance d’une personnalité donnée, cela n’implique contradiction qu’en apparence ; car nos explications ne s’excluent pas, mais se complètent réciproquement.

« La tournure de mon esprit et mes prétentions à posséder des talents militaires, aurait pu ajouter Thiers à cette profession de foi, m’obligent à me prosterner devant le génie de Napoléon, et, en bon Français, j’ai cru devoir me taire sur les côtés sombres de mon idole. L’époque à laquelle je vis et qui a mis en évidence tous les côtés fâcheux du bonapartisme, aurait dit Lanfrey, et aussi le besoin de réagir contre les panégyristes à tous crins, ont fait de moi un détracteur ; mais je conviens que dans un caractère aussi compliqué il devait y avoir du bon comme du mauvais, et qu’il est impossible d’être porté par le flot du caprice d’un peuple à la hauteur d’un Napoléon, si l’on ne sait pas mettre sa voile du bon côté et gouverner sa barque en perfection. Souvenez-vous, très estimable critique, de ce que dit un grand poète russe de Mazeppa :

Avec quels épanchements menteurs,
Avec quelle bonhomie, dans les festins
Le vieux bavarde avec les vieillards
Et déplore le bon temps passé.
Il vante la liberté avec les indépendants,
Blâme le pouvoir avec les mécontents,
Vers des larmes avec ceux que l’injustice aigrit,
Tient aux sots des discours à leur portée…

« Que de contradictions en apparence ! Et pourtant il n’en est rien, car tout cela servait au but que Mazeppa s’était fixé. Supposons que les gens auxquels il tenait de pareils discours se fussent imaginé tous d’écrire sa caractéristique ; ils se seraient contredits les uns les autres, mais sans que cela dût annuler la valeur de chacun de leurs témoignages. »

Pareillement il n’y a pas de contradiction à ce que les idées de la Révolution aient produit un Napoléon qui, à son tour, les a étouffées, tout comme il n’y a pas de contradiction à ce que les caractères propres à un pays manifestent leur influence sur un homme qui y est né, et à ce que lui, à son tour, arrive à modifier peu à peu ces propriétés. Seulement, cette réaction se produit plus rapidement dans les masses, parce qu’elles sont plus mobiles et plus impressionnables que l’individu.

L’auteur croit faire une très grande concession en reconnaissant qu’il y ait quelque chose de commun entre l’activité intellectuelle et le mouvement des nations. Mais il ne veut admettre à aucun prix que la première dirige le second. « Car, dit-il, des manifestations comme les épouvantables massacres de la Révolution française, découlant de prédications sur l’égalité des hommes, comme des guerres acharnées et des exécutions sans nombre, découlant de prédications sur la fraternité humaine, rendent cette supposition insoutenable. »

Tolstoï, intentionnellement ou inconsciemment, emploie ici un procédé d’argumentation, qui lui est du reste familier, mais est tout à fait inapplicable à des phénomènes complexes. Ce procédé est absolument primitif et n’a de sens que pour la géométrie élémentaire. En tous cas, le voici : Supposons que les idées dirigent les mouvements des nations ; comme l’esprit de tous les hommes agit suivant les mêmes lois, il en résulte que toute idée doit être comprise et acceptée unanimement par tout le monde, c’est-à-dire assimilée dans la vie sans lutte. C’est pourtant tout le contraire auquel nous assistons. Donc l’hypothèse que les idées dirigent les mouvements des nations est absurde. Ou bien, comme plus haut : « Thiers dit que Napoléon était le plus noble des hommes ; Lanfrey prétend que c’était un gredin ». Donc, ces deux assertions se détruisent réciproquement, et ces deux historiens s’annulent.

En un mot : supposons que les angles droits ne soient pas tous égaux ; cette hypothèse conduit à l’absurde ; donc les angles droits sont égaux.

Quand il s’agit de phénomènes mixtes, de questions complexes, la réduction à l’absurde d’une hypothèse quelconque prouve non pas que la proposition inverse soit juste, mais tout simplement que l’étude sur laquelle est basée la première hypothèse n’embrasse qu’une face du problème ; en un mot, qu’après avoir décomposé le phénomène mixte, on n’a plus envisagé qu’une de ses parties composantes, en laissant de côté, consciemment ou non, toutes les autres.

Si, quoique illogique au point de vue de la raison, la lutte est inévitable dans les phénomènes de la vie des peuples, cela ne prouve nullement que les idées aient peu d’importance pour eux, mais qu’il existe encore d’autres forces qui concourent avec elles, parallèlement et simultanément, à la production de ces phénomènes.

Dans le cas présent, l’auteur aurait dû appliquer la méthode employée en physique pour la recherche des lois de l’équilibre. Il fût alors resté dans le vrai et serait arrivé à des conclusions toutes différentes. L’observation vous indique qu’un point suit une certaine direction, et vous voyez que la force qui lui est appliquée, et dont vous vous apercevez n’a pas la même direction que celle du mouvement. Qu’en concluez-vous ? Que cette force n’a pas d’influence sur le mouvement du point ? Assurément non, mais qu’il est probable qu’une autre force, ou d’autres forces, agissent simultanément et déterminent avec elle le mouvement observé.

Essayons d’appliquer cette méthode à la question que nous examinons, et voyons ce qui en sortira.

L’observation des actions de l’homme fait voir que chacune d’elles est nécessairement précédée d’une pensée qui se traduit extérieurement par l’acte lui-même. Les choses se passent de même pour une nation que pour un individu. Chaque événement de son existence est nécessairement précédé d’un travail intellectuel chez les personnalités qui la représentent et donnent une forme matérielle aux idées qui flottent au sein de cette nation, à l’époque envisagée, et constituent ce je-ne-sais-quoi d’insaisissable, que l’on est convenu d’appeler l’esprit du temps.

Les faits les plus éclatants, l’établissement du christianisme, par exemple, prouvent que pour une idée l’homme est capable parfois des sacrifices soi-disant les plus contraires à sa nature, et cela, sans l’ombre d’une hésitation, en y trouvant même une jouissance.

S’ensuit-il que ce soient les idées qui dirigent les individus et les masses ? Si cela était vrai, les actes des uns et des autres seraient conformes aux lois de la pure logique, et il n’y aurait place ni pour les conflits sanglants ni pour les luttes de toute nature qui se produisent dans la pratique, car tous les malentendus seraient résolus par la seule controverse. La science, dont le domaine est purement intellectuel, nous en fournit une preuve palpable. Toute vérité nouvelle est acceptée par elle rapidement malgré l’opposition qu’elle peut rencontrer au début. On croyait autrefois à la stagnation du sang dans les veines. Un beau jour quelqu’un a découvert la circulation ; on a disputé là-dessus, puis tout le monde s’est mis d’accord. Même histoire avec la pression de l’atmosphère, qui a remplacé l’hypothèse célèbre : « la nature a horreur du vide ». Idem pour toutes les autres découvertes. Il y a bien eu aussi des « martyrs de la science » et des savants qui ont frisé « le bûcher », pour n’en citer qu’un : Galilée. Mais cela tenait à ce que l’importance de leurs découvertes s’étendait au delà du champ de la science pure, et touchait à des questions d’un tout autre ordre.

C’est qu’en effet, dès qu’on entre dans la vie concrète, tout change : la réalisation, la mise en pratique, passez-moi l’expression, l’incarnation d’une idée absolument neuve, et même des conséquences directes d’une idée avec laquelle une société, une masse humaine sont depuis longtemps familiarisées, sont accompagnées de phénomènes morbides souvent des plus graves. Il faut donc qu’il y ait une force qui s’oppose à l’adoption des idées par la voie de la logique pure. L’observation nous montre que cette force existe réellement, et que cette force c’est l’intérêt personnel et les passions qui, dès que l’ordre de choses existant est menacé du moindre changement, sans parler de quelque chose de plus sérieux, divisent immédiatement la société en deux camps ennemis : l’un qui vise à établir le nouvel ordre de choses, l’autre qui veut conserver l’ancien. La force intellectuelle qui a provoqué cette situation est impuissante à la résoudre. Ce n’est certainement pas avec des paroles que l’on peut convaincre un adversaire qui a intérêt à ne pas reconnaître le bien-fondé des raisonnements qu’on lui tient. Il n’y a qu’une issue : la lutte, lutte qui peut devenir terrible, si ceux qui prêchent les idées nouvelles sont honnêtement convaincus, énergiques, et si leurs convictions sont saintes et sublimes.

Faut-il donc admettre que ce soient les passions qui constituent la force fondamentale à laquelle on doive attribuer les actes des individus et des masses humaines ? Autre erreur, car la lutte ne s’engage jamais qu’au nom de quelque chose ; le contraire serait insensé. Qui fournit donc ce « quelque chose » qui est le but même de la lutte ? L’esprit. L’esprit et les passions sont donc deux forces qui agissent ensemble et en même temps. Mais il y a encore bien des luttes que l’action simultanée de ces deux forces ne suffirait pas à expliquer, et cela nous conduit à la découverte d’une troisième catégorie de forces, tout à fait indépendantes de l’homme cette fois, mais qui ont une puissante influence sur la classe de phénomènes que Tolstoï appelle les mouvements des nations. Ce sont les forces de la nature : l’influence sur les masses du climat, de la situation géographique, du travail intime des causes ethnographiques et économiques, qui imprime une direction spéciale aux instincts, au tempérament, aux mœurs, aux inclinations et aux aptitudes des races et des peuples. C’est dans ce jeu compliqué de forces qui accompagnent tout fait nouveau qu’il faut chercher la clef de l’énigme, de l’impossibilité pour une idée quelconque d’arriver à sa complète réalisation, vérité si justement exprimée par le dicton français : rien n’est plus faux qu’un fait.

On conçoit aussi par là qu’exiger une explication du lien qui existe entre les idées et les masses, comme le fait Tolstoï, c’est la même chose qu’exiger l’explication du lien entre la pensée qui vient dans la tête d’un homme et cet homme lui-même, entre l’action à laquelle il se décide pour réaliser cette pensée et la pensée elle-même, etc.

Suivant son habitude, l’auteur, après le raisonnement, a recours à la comparaison. Un bateau à vapeur est en marche ; un paysan ignare attribue son mouvement au diable, un autre au mouvement des roues, un troisième à la fumée qui sort de la cheminée. L’explication des phénomènes de la vie nationale par l’influence des idées ressemble, dit Tolstoï, à l’explication du mouvement du bateau à vapeur par la fumée. Nous laissons au lecteur le soin de décider si la comparaison mérite d’être prise au sérieux, et si elle n’est pas plutôt un truc enfantin pour tromper l’attention.

Quant aux raisonnements qui viennent ensuite, il a été au-dessus de nos forces d’y suivre le fil de la pensée de l’auteur, de deviner ce qu’il veut dire et même s’il veut dire quelque chose. Les lecteurs auront peut-être plus de chance et découvriront dans les dissertations de Tolstoï le sens profond qui s’y cache. Nous ne l’avons point découvert. Une répétition perpétuelle du même refrain, seulement sur un air différent ; une tendance que rien ne justifie à douter des faits les plus évidents ; de belles phrases sonores, mais vides ; des questions arbitrairement posées, suivies de réponses abominablement tirées par les cheveux ; enfin des comparaisons qui ne s’appliquent pas ; tout cela, à ce qu’il nous a semblé du moins, se déroule à perte d’haleine sans la moindre liaison logique. On ne voit qu’une chose, c’est que Tolstoï s’évertue à tomber tous les historiens ; mais en même temps, il ne fait que tourner autour du pot sans rien dire nettement et clairement.

Il bombarde le lecteur abasourdi, absolument désorienté d’une grêle de vérités dans le genre de celles-ci, par exemple : que la source du pouvoir ne réside pas dans une personnalité, mais dans ses rapports avec les masses, que la vie des notions ne peut pas s’encadrer dans la vie de quelques personnages[2], sous ce prétexte original que le lien entre ces quelques personnages et les nations n’est soi-disant pas trouvé ; qu’aucun ordre n’est jamais le résultat d’une résolution spontanée et n’embrasse jamais une série complète d’événements, mais correspond seulement à un moment d’un seul événement. Comment se reconnaître au milieu de ce brouillard, de ces nuages métaphysiques ? Quel est le but de tout cela ? Serait-ce donc seulement « le désir d’écrire quelque chose que personne n’a jamais écrit avant lui » suivant l’expression d’un des héros de Tourguénieff ?

À la dernière des vérités banales qui précèdent, Tolstoï rattache tout à coup la proposition suivante : Napoléon n’a pas pu ordonner la campagne de Russie et ne l’a pas ordonnée par la raison, voyez-vous, que l’idée de la campagne de Russie a provoqué des millions d’ordres et qu’une foule d’entre eux n’ont pas été exécutés. Permettez, y a-t-il quelque chose de plus simple que de commander le dîner le plus simple ? Et pourtant il faut plus d’un mot pour produire cette chose si simple. Il faut indiquer les plats, les emplettes à faire, le nombre des personnes et donner ou faire donner de l’argent. En résulte-t-il qu’on n’a pas commandé le dîner s’il arrive qu’on ne le prépare point parce que le cuisinier s’est soûlé ou pour un autre motif quelconque ?

L’auteur s’est contenté de découvrir cette propriété évidente des idées et des actions qu’aucune d’elles n’est simple et que chacune résulte de la combinaison d’un certain nombre d’idées et d’actions particulières. Enchanté d’avoir trouvé ça, il s’en est tenu là et refuse d’admettre l’existence des idées et des actions générales pour pouvoir dire que les personnages soi-disant historiques ne poursuivent aucune idée définie, lancent au hasard et à l’aventure, comme dans un cauchemar, une masse d’ordres de toute nature, tendant aux buts les plus divers et les moins déterminés.

Une partie de ces ordres est exécutée. Mais le plus grand nombre restent en souffrance. Tolstoï pense que tout ordre exécuté n’est qu’une exception sur une énorme quantité d’ordres qui ne le sont pas. Comme il finit tout de même par sortir quelque chose des quelques ordres qui sont exécutés, c’est ce quelque chose que les historiens appellent le but que les personnalités dirigeantes s’étaient fixé d’avance.

Et pourtant les historiens n’ont pas substitué à la descente en Angleterre et à l’enveloppement de l’armée française sur la Bérézina, qui ne se sont point réalisés comme on sait, d’autres buts quelconques. Ce qu’il y a de plus fort, c’est qu’en ce qui concerne le second de ces projets, l’auteur fait lui-même la substitution du but après coup en affirmant que l’intention de couper les Français n’a jamais existé et qu’on n’a jamais pensé qu’à une chose, c’est à les chasser de Russie.

« C’est de la série incalculable des ordres de Napoléon non exécutés qu’est sortie la série des ordres exécutés pendant la campagne de 1811, non pas parce que ces ordres se distinguaient en rien des autres, mais parce qu’ils formaient une série concordante avec celle du événements résultant de la présence des troupes françaises en Russie ». En voilà une logique, et le style est à l’avenant : c’est de la série incalculable des ordres non exécutés qu’est sortie la série des ordres exécutés… Autant du chinois.

Mais buvons le calice jusqu’à la lie : « De façon que si l’on examine dans le temps le rapport des ordres et des événements, on trouve que l’ordre ne peut dans aucun cas être la cause de l’événement[3], quoiqu’il existe entre le premier et le second une certaine dépendance. » — Que les simples mortels appellent le rapport de cause à effet, ajouterons-nous pour notre part.

Une phrase plus loin :

« Ce rapport de celui qui ordonne à ceux qui reçoivent ses ordres est précisément ce qu’on appelle le pouvoir ».

Une page plus loin :

« C’est ce rapport des personnalités qui ordonnent à ceux qui reçoivent leurs ordres qui constitue l’essence même de cette idée qu’on nomme le pouvoir ».

Répète, répète. À force de répéter, on finira par te croire. Il y a cependant un écart entre les deux définitions : c’est que, dans la première, le pouvoir est considéré comme un fait concret, et que, dans la seconde, il est seulement envisagé comme idée.

Après une série de variations sur le même thème, l’auteur arrive aux conclusions suivantes : « Les ordres sont rarement exécutés. Ce sont ceux qui les donnent qui participent le moins aux événements ». C’est un rôle bien étrange que le leur, suivant Tolstoï. Il n’aboutit à rien. Quel malheur que l’humanité ait vécu six mille ans avant d’avoir la veine de tomber sur cette merveilleuse découverte, autrement elle aurait pu jeter bien du lest inutile par-dessus bord.

L’auteur n’a garde de la lâcher, sa merveilleuse découverte. Il la mâche et la remâche et la retourne par tous les bouts. Des paysans portent une poutre : « Celui d’entre eux dont les mains étaient le plus occupées, était aussi celui qui pouvait le moins penser à ce qu’il faisait, le moins combiner ce qui pouvait résulter de l’effort commun, le moins commander aux autres. Celui qui les dirigeait, occupé de parler (remarquez bien : pas de penser, de parler seulement), était évidemment aussi celui qui pouvait le moins faire avec ses mains. »

Même ritournelle un peu plus loin. Mais cette fois, c’est un bateau qui marche devant lequel il y a, comme toujours, une vague « qui écume à la proue et semble de loin s’avancer par sa propre impulsion et même diriger le mouvement du navire (!) » Il faut une lunette avec des verres enchantés pour voir tout cela. La vague ne fait pas corps avec le navire, comme une masse et celui qui la commande. Voilà où l’on en arrive pourtant…

Pour terminer la série de ses essais de métaphysique, Tolstoï dit entre autres :

« Sous le rapport moral, la cause de l’événement c’est le pouvoir ; sous le rapport physique, ce sont ceux qui obéissent à ce pouvoir. Mais comme toute activité morale implique nécessairement une activité physique (et réciproquement, dirons-nous), la cause de l’événement n’agit ni dans l’une ni dans l’autre en particulier, mais dans l’ensemble de toutes les deux ».

« Ou, en d’autres termes, l’idée de cause est inapplicable au phénomène que nous examinons ».

Voilà une traduction bien libre de l’idée précédente, si libre que nous sommes incapable d’apercevoir la moindre liaison logique entre la traduction et l’idée originale. La cause du phénomène gît dans l’action commune de deux forces ; par conséquent, l’idée de cause ne lui est pas applicable. C’est tout bonnement absurde, à moins qu’il ne se cache là-dessous quelque sens secret, inaccessible aux profanes.

Plus loin, l’auteur traite du libre arbitre de l’homme et de la loi de la fatalité. C’est encore le même genre ; dans la dernière partie, les scènes font complètement défaut ; il n’y a plus que des raisonnements étranges et souvent même tout à fait incompréhensibles qui ne font qu’alourdir inutilement une œuvre littéraire de ce genre.

Si l’auteur est incapable de se retenir, si doué de facultés imaginatives très remarquables, il aime mieux se lancer dans la métaphysique, alors il aurait bien fait de prendre au moins la peine de se familiariser davantage avec les méthodes des études théoriques, afin de les appliquer avec plus de compétence aux questions qu’il examine. Avec la seule méthode géométrique de réduction à l’absurde, on ne peut pas aller très loin. L’auteur est bien arrivé déjà à se rendre compte que, pour étudier une question quelconque, il faut la décomposer en ses éléments constitutifs. Mais il n’est pas parvenu encore à s’apercevoir qu’il faut recomposer ensuite ces éléments, c’est-à-dire passer de l’analyse à la synthèse. C’est pour ce double motif (raisonnement géométrique par l’absurde et analyse sans synthèse) que tout chez lui se dissout, se contredit, et il s’imagine qu’il n’en peut être autrement. Il sent pourtant qu’il y a là quelque chose qui cloche et c’est ce qui le porte aux extrêmes et à se lancer dans l’inaccessible. En un mot, ne voyant pas la cause de cette dissonance (car elle est en lui-même), il se tranquillise en pensant que cette cause est en dehors de la portée de l’homme. Les réactifs de l’esprit sont comme ceux de la chimie : pour bien les employer, il faut connaître leurs propriétés ; sinon on parvient bien encore à décomposer tant bien que mal, mais on ne sait pas composer.

C’est précisément ce qui est arrivé à Tolstoï. Comme le lecteur se le rappelle, pour lui le lien entre les coryphées et les masses est encore à trouver. Il en est de même du lien entre les idées dominantes à une époque déterminée et ces mêmes masses. Des ordres qui visent manifestement la réalisation d’un seul et même but n’ont entre eux, d’après lui, rien de commun, etc. Cela ne vous fait-il pas penser à un chimiste qui, ne sachant comment composer de l’eau, après avoir su la décomposer, s’imaginerait de déclarer qu’il n’existe pas d’eau dans la nature, qu’il n’y a que de l’oxygène et de l’hydrogène, gaz absolument différents par leurs propriétés et n’ayant entre eux rien de commun.


  1. Ils reconnaissaient pourtant un Destin supérieur à tous leurs dieux, et qu’ils n’avaient pas la prétention de comprendre.
  2. C’est une chose qu’on peut admettre, comme on peut admettre aussi, par exemple, qu’on ne peut pas loger tout l’homme dans le cerveau humain ; mais, faire reposer la démonstration d’un pareil lieu commun sur ce que le lien entre les personnalités dirigeantes et les masses n’est pas trouvé, n’eût été, il me semble, admissible que si ces personnalités eussent été d’une race particulière et non des hommes comme les autres.
  3. Qui est-ce qui en a jamais douté ? Tout le monde est d’accord pour affirmer que les circonstances provoquent l’événement et que la série des ordres constitue l’analyse de l’idée fondamentale de l’événement qui doit se produire.