bookGueule-Rouge, 80 chevauxMaurice LeblancL’Auto1902-12-10ParisVLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvuLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/131-35
CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE
Lucienne et Clotilde
— Certes, nous dit à propos de son
premier divorce ce modeste et grand
savant qu’on appelle André Sauverny,
certes ma femme était une haute intelligence
et les derniers romans philosophiques
qu’elle a signés de son nom de
jeune fille, Lucienne Bréhan, attestent
un noble esprit et un curieux effort d’originalité.
Mais vraiment ces sortes de
femmes, chez qui le cerveau a pris, au
détriment de l’équilibre physique, une
place trop prépondérante, ne sont pas
faites pour la vie conjugale, du moins
telle que nous l’entendons. Lucienne
était bizarre, fantasque, difficile, indifférente
aux soins du ménage, désordonnée.
Nos natures se choquaient. L’existence
devint bientôt impossible. Et puis,
je l’avoue à ma grande honte, j’étais
humilié, oui, profondément humilié. À
valeur égale, la femme est supérieure à
l’homme, et cette supériorité m’était insupportable.
Je la sentais préoccupée
d’idées plus graves que les miennes, en
quête d’un idéal plus beau que le mien.
Elle pensait mieux que moi. Elle était
plus sensible, plus inquiète, plus enthousiaste,
plus consciente. Bref, j’étais
jaloux de son cerveau. Le divorce, auquel
elle m’obligea par ses défauts de caractère,
me fut donc un soulagement.
Libre, j’allai chercher le repos et l’oubli
à la campagne, et c’est là que je
connus celle qui devint ma seconde
femme.
Clotilde d’Orsère habitait le château
voisin. Veuve et indépendante, elle vivait
à sa guise, montait à cheval et à
bicyclette, faisait de l’automobile, s’adonnait
enfin passionnément à tous les
sports. Elle m’attira sans doute par l’absolu contraste qu’elle formait avec
celle que je venais de quitter. Aussi
grande et aussi forte que Lucienne était
mignonne et faible, c’était une créature
de plein air et d’effervescence physique.
Je l’aimai et l’épousai.
Je n’insisterai pas sur notre bonheur
durant les premiers mois. Clotilde se
montra la femme charmante et docile, la
ménagère attentive, la maîtresse de maison
entendue que nous rêvons tous.
D’ailleurs, n’avions-nous pas les mêmes
goûts ? Moi aussi j’aime les sports, et les
ayant pratiqués tous avec plus ou moins
de ferveur, je puis dire que je me suis
maintenu en bon état de souplesse et
d’entraînement. Jours délicieux où nous
errions à l’aventure par les champs et
par les bois, mangeant au hasard des
auberges, nous endormant sur le revers
des fossés ! Oh ? comme tout cela était
loin des heures fiévreuses et solitaires
où Lucienne et moi pensions l’un en face
de l’autre avec une sorte d’antagonisme
pénible !
⁂
Ma première sensation désagréable —
d’autres évidemment avaient dû déjà
m’égratigner sans que j’y prisse garde —
je l’éprouvai un matin que nous allions
à bicyclette vers la ville voisine. Yves
Lessart et son frère le romancier, Georges
Valoise, d’Estrieux, nous accompagnaient,
lorsque l’un d’eux, apercevant
la vieille porte qui marque l’entrée de la
villa, s’écria :
— Une course, voulez-vous, pour nous
ouvrir l’appétit ? Au premier qui atteindra
la vieille porte…
— J’accepte, ripostai-je, me courbant
sur mon guidon et brutalisant mes pédales.
Et je partis, suivi des autres.
Ma victoire était certaine, sur cinq
cents mètres surtout. Les deux frères ne
comptaient pas. Valoise manquait de
souffle, et d’Estrieux, qui avait du fond,
était lent au démarrage. Et déjà je ressentais
cette joie particulière que donne
la supériorité, si insignifiante qu’elle
soit et de quelque manière qu’elle se
manifeste. Cependant, à cinquante pas
du but, ayant tourné à demi la tête, je
distinguai derrière moi, dans mon sillage,
une forme…
Je redoublai, apportant à mon effort
l’excitation d’un lutteur qui veut vaincre
à tout prix. À trente mètres, mon rival
parvint à ma hauteur. À quinze mètres
il me dépassa. J’étouffai un cri. C’était
ma femme.
⁂
Cette petite défaite inattendue qui,
soyons franc, me vexa plus que de raison,
fut suivie le lendemain d’une autre blessure
d’amour-propre. Il pleuvait. On fit
des armes dans la grande salle. Je me
défendis facilement contre Yves Lessart
qui passe pour un bon amateur ; mais
Clotilde ayant pris le fleuret, me domina
nettement. Trois fois de suite je fus
touché.
Le jour suivant, à cheval tous deux,
il me fallut constater mon infériorité devant
un obstacle que ma femme sauta,
et que je n’osai pas, non, que je n’osai
pas affronter.
Et je me rendis compte ainsi, soit par
des expériences réitérées, soit en me remémorant
certains faits, que Clotilde
l’emportait sur moi dans tous les exercices
du corps, dans ceux mêmes où je
pouvais prétendre à quelque mérite.
Comme chauffeuse, elle montrait certes
plus d’adresse, de décision et d’audace.
Dans nos excursions à bicyclette, c’était
toujours elle la plus vaillante et la plus
infatigable. À Luchon où nous primes
les eaux, je dus prétexter la défense du
docteur, une nuit que nous partions avec
des guides pour notre sixième ascension :
j’étais fourbu. Au tennis, elle me refait
deux sets. Je renonçai à chasser avec
elle : corrigeant mon tir, sans viser presque,
elle tirait les perdreaux et les lièvres
que je venais de manquer.
De retour à Paris, l’ayant conduite au
Palais de Glace afin de l’éblouir par mon
habileté de patineur, je subis l’échec le
plus mortifiant : Clotilde était la grâce
même. On fit cercle autour d’elle.
J’affectai d’abord de rire à chacune de
ces petites épreuves, ou même de n’y
point prêter attention. Mais leur répétition
commença bientôt à m’énerver, et
je ne pus toujours cacher mon amertume.
Clotilde s’en amusa, sans penser à
mal. Irrité, je fis quelques scènes. Dès
lors, par taquinerie, elle chercha les
occasions de m’humilier, ce qui lui fut
facile. Il y eut des querelles. L’accord
était rompu.
Et c’est ainsi que moi, qui me pique
d’une certaine élévation morale, j’en arrivai
à souffrir auprès de ma seconde
femme parce qu’elle me dominait physiquement,
de même que j’avais souffert
auprès de la première par jalousie cérébrale.
Et pourtant, je vous assure que je
ne suis pas un enfant, que j’ai l’habitude
d’étouffer en moi toute pensée vilaine et
que je ne me laisse pas envahir, sans
combattre courageusement, par des sentiments.
que je juge indignes. Mais que
voulez-vous ! l’homme ne peut vivre auprès
d’une femme qu’il reconnait supérieure
à lui. Et cette fois, ma souffrance
était peut-être plus aiguë, car elle provenait
d’une infériorité physique. Et cela
c’est la blessure la plus cruelle. Sous
peine de déchéance, nous devons être les
plus forts.
⁂
Je répéterai ce que j’ai dit pour Lucienne :
la vie n’était plus supportable
dans de telles conditions. Un peu de
mépris se mêlait aux façons de Clotilde
avec moi. Je la détestais. Chaque manifestation
de vigueur, d’agilité, de résistance,
m’était odieuse chez elle. Je regardais
cela comme une injure volontaire,
comme une provocation, et, chaque fois, je rêvais de l’humilier à mon tour et de
prendre ma revanche par quelque moyen
que ce fût. Ah ! la vaincre, la réduire,
la briser comme une esclave, devenir
son maître enfin, quelle joie !
Et un jour — vraiment je ne puis
m’expliquer mon geste que par un coup
de folie — un jour, malgré moi, après
une scène plus violente, perdant la tête,
je levai la main sur elle. Elle me regarda
d’un air étrange que je n’oublierai jamais,
avec une expression d’étonnement
un peu dédaigneux, et très lentement
elle vint à moi et m’empoigna à bras le
corps, Et ce fut entre nous une lutte silencieuse,
âpre, haineuse de ma part,
implacable et grave de la sienne.
Tâtez mes muscles. Ils sont solides,
n’est-ce pas ? Je suis dans la force de
l’âge, robuste, nerveux, large de poitrine,
carré sur ma base, hein, qu’en
dites-vous ? Et, de plus, je vous jure que
l’orgueil et la rage décuplaient mon énergie.
Eh bien, elle me ploya en deux, me
renversa, et avec un flegme de vieil
athlète rompu aux assauts, sans à-coup,
sans brusquerie, par le seul effort de ses
muscles, elle me fit toucher les deux
épaules…