bookGueule-Rouge, 80 chevauxMaurice LeblancL’Auto1904-04-06ParisVLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvuLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/1198-201
CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE
Godefroy, recordman
Après vingt ans de mariage, M. et
Mme Davoine, herboristes à Levallois-Perret,
eurent la joie et l’orgueil de mettre au
monde un garçon qui reçut le nom de
Godefroy.
Ils résolurent de faire de Godefroy un
homme.
— Oui, un homme, affirmait M. Davoine,
et non pas une loque, un paquet
de saindoux comme moi. Tâtez mon
bras : aucune trace de biceps. Regardez
ma poitrine étroite et rentrée, mon dos
arrondi, mes jambes maigres, mon ventre
énorme… N’est-ce pas pitoyable ? De
la graisse où il n’en faut pas, et jamais
des muscles où il en faudrait. Godefroy
aura des biceps. Godefroy aura du poumon,
du muscle, du jarret. Godefroy sera
un homme.
On ne devient un homme que si on est
élevé à la dure. M. Davoine avait été élevé
dans du coton et dans l’eau tiède, et
M. Davoine ne se considérait pas comme
un homme.
Godefroy fut élevé à la dure. Tout
d’abord on l’habitua à sa qualité d’homme
par des déluges d’eau froide. L’eau
froide, voilà ce qui vous forge un homme,
disait M. Davoine.
— Si je le pouvais, s’écriait-il, je flanquerais
mon fils à la Seine, tous les matins.
Débrouille-toi, tu es un homme.
La Seine fut représentée par une cuve
où l’héritier des Davoine conquit en hurlant
les bénéfices de l’eau glacée.
— Crie, mon gaillard, cela te fera du
poumon.
Et pour achever de lui faire du poumon
on ne manquait pas une occasion de lui
être désagréable. On le privait de son biberon,
on infusait de la camomille dans
son lait, on le laissait mijoter dans ses
langes mouillés.
À la dure ! à la dure ! Une fois par jour
M. Davoine, qui se croyait en tant qu’herboriste
certaines connaissances en médecine,
et par conséquent en anatomie,
massait vigoureusement le poupon, histoire
de lui faire du muscle, du jarret, du
biceps. À la dure ! Godefroy couchait sur
une planche rembourrée de varech.
— Cela lui donne de la souplesse, du
rein, disait l’herboriste.
Et puis le grand air… Ah ! les Davoine
avaient assez souffert de vivre au fond
d’une boutique sombre et basse.
— Si j’ai cette mine de papier mâché,
disait Mme Davoine, la faute en est au
manque d’air. Mon fils n’en manquera
pas.
Il y avait justement devant la boutique
un petit carrefour orné d’un réverbère.
On fixa là le chariot à roulettes du jeune
sportsman, de telle sorte qu’on pût le surveiller
de l’intérieur.
— Et maintenant, grandis, fortifie-toi,
tu es en plein air ! Si tu ne deviens pas
un homme tu n’as à t’en prendre qu’à
toi-même.
Vent, pluie, neige, gelée, soleil, tout
passa sur lui, non sans le gratifier de
quelques rhumes, d’une congestion pulmonaire
où il faillit rester et d’une insolation
qui lui fournit des renseignements
précieux sur la souffrance physique. À
la dure ! à la dure !
Bien entendu, dès qu’il fut à l’âge où
les enfants précoces titubent sur leurs
jambes, on le contraignit à marcher. Il
n’y avait pas une minute à perdre. Il marcha
donc, ce qui lui fit des jambes quelque
peu torses. Mais, enfin, il marchait,
c’était là l’essentiel.
Et ainsi la vie se poursuivit, passionnante
pour les Davoine, qui fabriquaient
un homme avec une suite dans les idées
remarquable, peut-être moins délicieuse
pour Godefroy dont les joues pâles et les
yeux tristes semblaient dire qu’il n’avait
pas les mêmes opinions sur la culture
intensive du poumon et du muscle.
Le pas gymnastique fut vite adopté
comme allure normale.
— Tu vois la boutique de l’épicier, là-bas ?
Eh bien, au trot, mon garçon, les
poings sur les hanches, et rapplique au
galop. Tu as quarante secondes, sinon,
gare à la gifle au retour.
Mais le rêve suprême, l’aboutissement
final, c’était la bicyclette. Pour les Davoine
la bicyclette représentait le sport
lui-même. Course, escrime, équitation,
alpinisme, canotage, tout se fondait dans
la bicyclette. Un bon cycliste est un
homme. À cinq ans Godefroy, qui ne
pouvait raisonnablement pas dépasser
cet âge sans être un homme, aurait sa bicyclette
et monterait à bicyclette. Ensuite
on verrait.
Et il advint un jour, après beaucoup
de jours dont aucun, croyez-le, ne fut
perdu pour le muscle et le poumon du
jeune athlète, où Godefroy prit ses cinq
ans. Ce jour-là la bicyclette fut livrée. Au
bout de deux semaines Godefroy roulait
seul.
Et l’entrainement commença.
D’abord, pas de position ridicule, n’est-ce
pas ? C’est bon pour les gens du
monde de se tenir raides comme un piquet
sur leur machine. Le véritable
athlète, celui qui veut faire de la route,
se courbe en deux, afin que la force de
ses bras s’ajoute à la force de ses jambes,
et que la masse de son buste pèse sur
chaque pédale.
Donc, tous les matins, avant l’ouverture
de la boutique, la tête soigneusement
placée entre les genoux, le dos arrondi
en un cercle harmonieux, Davoine
fils « pila » sur les bords de la Seine, dûment
chronométré par Davoine père. Il
y a exactement, du pont d’Asnières au
pont de Neuilly, 6 kilom. 200 aller et retour.
Or, à la suite de débuts sages et méthodiques,
Godefroy, fut sommé de gagner une minute par semaine sur son
temps. C’était raisonnable, n’est-ce pas ?
Il la gagna, sa minute, le mâtin ! C’est
aussi qu’il avait de rudes dispositions.
Avec lui on pouvait aller de l’avant, établir
un record.
Un record, pourquoi pas ? M. Davoine
consulta la liste des records. Celui de Levallois-Billancourt,
12 kilom. 125, était
disponible.
— Nom d’un chien, mon vieux Godefroy,
si vraiment tu es un homme comme
tu en as la prétention, tu le décrocheras,
ce record-là.
Un mois de préparation n’était pas de
trop. Du moins au gré de Davoine père,
car Davoine fils cultivait sournoisement
pour la bicyclette à peu près le même
amour furieux que pour les bains d’eau
glacée, les coups d’insolation et le pas
de gymnastique.
Enfin le soleil du dimanche 2 juillet se
leva. À huit heures du matin M. Davoine,
assisté de sa femme, donnait le signal du
départ au sympathique champion, lequel
s’élançait en coup de vent.
À sa suite un fiacre, attelé d’un coursier
de choix, emporta le starter et son
aide, qui ne cessèrent d’accompagner le
champion de clameurs encourageantes
et de menaces terribles.
À neuf heures dix-sept minutes huit
secondes, Godefroy atteignait le pont de
Billancourt, fourbu.
Le jour même le record fut homologué.
Le lendemain les journaux relatèrent
cet exploit.
Le surlendemain des cartes de visite
étaient confectionnées au nom de :
« Godefroy Davoine, recordman de
Levallois-Billancourt ».
Deux jours plus tard le jeune héros
prenait le lit.
L’année suivante il en sortait avec une
déviation de l’épine dorsale.
Aujourd’hui les clients aperçoivent
quelquefois au fond de la boutique des
Davoine un petit être souffreteux, livide,
à moitié bossu, que ses parents rudoyent
et tiennent à l’écart comme ces enfants
mal venus dont on rougit. C’est le recordman
de Levallois-Billancourt.
Malheureux ? Pas trop. Quand il est
triste il n’a qu’à se rappeler l’époque où
on s’évertuait à faire de lui un athlète, un
coureur, un sportsman, un homme enfin,
un homme ayant du muscle et du
poumon ; et, ma foi, il n’est pas loin de
trouver que le temps présent a du bon.