bookGueule-Rouge, 80 chevauxMaurice LeblancL’Auto1902-09-26ParisVLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvuLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/19-12
CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE
LE GLOBE-TROTTER
L’étang de la Forge, entre Rennes et
Ploermel, au milieu de l’antique forêt de
Brocéliande, est un des endroits les plus
délicieux que je connaisse. J’étais assis
là, au pied d’un sapin qui trempe dans
l’eau glacée ses racines nerveuses, lorsque
déboucha de la route un grand vieillard à
barbe grise, couvert de haillons et porteur
d’une lourde besace d’où émergeaient
les ustensiles les plus divers. Il
descendit sur la berge, d’un coup d’épaule
jeta négligemment à terre son paquetage,
se débarrassa des morceaux de toile et
de laine qui lui servaient de veste et de
culotte et, ainsi dévêtu, entra lentement
dans l’étang.
Il en fit deux ou trois fois le tour à
longues brasses rapides, revint à son
point de départ et sortit. Je remarquai
l’apparence extraordinairement vigoureuse
de son corps aux muscles saillants
et bien tendus. La marche était puissante
à la fois et légère, et contribuait à
lui donner un aspect vraiment surprenant
de force et de souplesse.
S’étant rhabillé, il passa près de moi
et me salua de la tête, mais la vue de ma
bicyclette l’arrêta.
— Ah ! une bicyclette, dit-il ; c’est
assez rare dans cette région.
Il la souleva, la fit tourner, puis, la reposant,
me dit, non sans quelque
dédain :
— C’est commode, mais il y a mieux.
L’agrément de sa voix m’étonna. Je
lui demandai :
— Il y a mieux ?
— Cela, dit-il en frappant ses deux
jambes.
— Cela, c’est autre chose, le plaisir
n’est pas le même, les sensations diffèrent.
— Et celles de la bicyclette l’emportent,
n’est-ce pas ?
Il éclata de rire.
— Vrai, vous m’amusez, vous et tous
ceux d’aujourd’hui, avec vos bicyclettes
et vos automobiles, et tous vos moyens
de locomotion. Un de vos journaux me
tombe quelquefois sous les yeux ; il y
a de quoi se divertir de toutes vos belles
phrases sur les touristes, sur les globe-trotters,
sur les hommes de sport. On
croirait, Dieu me pardonne, que vous
avez découvert quelque chose de nouveau,
et qu’avant vous personne ne se
mouvait sous la calotte des cieux. Et
votre ahurissement devant la nature,
votre air de dire qu’on ne pouvait jouir
de rien de tout cela au temps infortuné
où il n’y avait ni pneumatiques ni moteurs !
La bonne plaisanterie ! Mais, mon
petit monsieur, le premier vagabond qui
a imaginé de s’en aller tendre la main
de par le monde, au lieu de travailler
comme une brute, celui-là en a vu plus
que vous tous. Les secrets de la nature,
les secrets de l’entraînement et du sport,
c’est nous qui les avons, c’est moi, oui,
moi, Jean Martin.
Il continua :
— Le sport pour vous autres, c’est de
la distraction, des vacances, de l’extra,
ou pour certains un métier. Pour moi
c’est la vie elle-même, et voilà cinquante
ans qu’il en est ainsi, depuis le jour
béni où j’ai pu m’échapper du collège.
Voilà cinquante ans que je marche, faisant
huit, dix, douze lieues par jour,
avec rien dans le ventre quelquefois, et
couchant la nuit à la belle étoile. Est-ce
de l’entraînement cela, monsieur ? Si je
vous disais que je ne connais pas la limite
de mes forces… Tâtez mes muscles…
Le froid, le chaud, j’ignore ce que
c’est. J’ai dormi dans la neige, monsieur.
Et c’est une vie admirable, oui, admirable.
Il s’était penché sur moi, et ses yeux
brillaient d’un éclat surprenant.
— La nature est à moi, monsieur, c’est
ma mère, ma maîtresse. Pensez donc, je
ne l’ai pas quittée une seconde depuis
cinquante ans. Je vis en elle, dans ses
bras. La nuit même ne nous sépare pas.
Je l’adore. J’adore la caresse de son soleil,
la morsure de sa bise, la bousculade
de son vent. Je connais tous ses oiseaux,
toutes ses fleurs, toutes ses étoiles, non
pas par leur nom, mais pour les avoir
vus et contemplés indéfiniment. Ce sont
des milliers d’amis que j’ai parmi elle.
Et elle est si bonne ! Chaque gorgée d’air
que j’aspire, c’est une volupté, à croire
qu’elle a pour moi de l’air spécial, plus
pur et plus frais. Ah ! monsieur, songez
au bonheur d’un homme qui aimerait
une femme et dont toute la vie ne serait
qu’une longue, qu’une interminable possession.
C’est mon bonheur, et c’est bien
celui-là que vous cherchez, n’est-ce pas,
quand vous courez sur les routes ? C’est
la sensation de dominer, de posséder, de
pénétrer dans l’inconnu, de saisir un peu
de l’immensité, de vous unir à l’espace,
de vous mêler au mouvement. Heures
fugitives, éclairs de joie dont vous avez
à peine le temps de prendre conscience.
La nature n’appartient qu’à ceux qui ont,
comme moi, le loisir et la force de
l’étreindre sans une minute de répit ! Et
si vous saviez ce que j’éprouve ; mais
c’est à devenir fou, monsieur ! Quand je
marche, j’ai toujours l’impression d’aller
à un rendez-vous d’amour. Chaque
pas me rapproche du but. On m’attend
là-bas, et je vais, je vais… Ah ! monsieur,
le soir… si vous saviez, le soir…
quand j’arrive à l’étape…
Il se mit à genoux, s’étendit sur l’herbe
profonde, et à pleins bras, à pleine bouche,
ardemment, il baisa la terre.
S’étant relevé il s’éloigna, mais il revint
et me dit encore :
— La terre a de belles filles, monsieur,
et je les aime aussi, et elles m’accueillent
volontiers. Mes rendez-vous sont souvent de vrais rendez-vous. La femme ne
dédaigne pas l’homme qui passe, quand
il a des bras solides et un peu d’audace.
Ah ! les femmes, j’en ai eu ma bonne
part, et des plus belles et des plus jeunes.
Je les cueille sur ma route comme des
fleurs. C’est si bon, si doux à respirer,
ces fleurs-là !
Il réfléchit et prononça :
— Peut-être n’y a-t-il rien de meilleur
dans la nature… oui, peut-être… ainsi…
Et tout bas, à l’oreille, il me dit :
— Vous allez à Josselin, n’est-ce pas,
monsieur ? Eh bien, descendez à l’auberge
Beaumanoir, demandez l’hôtelière,
une belle créature comme vous verrez,
et qui passe dans le pays pour farouche
aux galants, et donnez-lui des nouvelles
de Jean Martin, le vagabond qu’elle
est venue cette nuit retrouver dans le
chemin creux…
Le soir j’étais à Josselin. Je vis l’hôtelière.
C’est une belle créature, en effet,
avenante et désirable. Je lui dis :
— J’ai rencontré Jean Martin…
Elle rougit, puis me regarda droit
dans les yeux.
— Eh bien ! pourquoi pas ? il en vaut
d’autres.
Et elle ajouta en souriant :
— Si vous le rencontrez encore, dites-lui
donc de repasser par ici, l’an prochain.