Gueule-Rouge, 80 chevaux/30

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CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

Une Nuit de Noël

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Je me jurai que si elle venait à l’office de minuit, je tenterais l’aventure. Aussi bien cela ne pouvait-il durer.

Chaque dimanche depuis le commencement d’octobre, à l’heure où sonnait la grand’messe à l’église d’Etennemare, une automobile de fortes dimensions, conduite par une femme qu’un mécanicien accompagnait, s’arrêtait devant le porche. La femme descendait, assistait à la messe, puis repartait.

Or, nul ne savait son nom ni l’endroit d’où elle venait. Et, qui plus est, nul ne l’avait réellement vue. Car, si l’on pouvait, malgré son long vêtement de fourrure, juger de la jeunesse et de la beauté de sa taille, il était impossible de distinguer ses traits à travers la gaze de soie dont elle s’enveloppait la tête.

Je fis tous mes efforts pour la voir, ou, tout au moins, pour découvrir un indice qui me renseignât sur le lieu de sa demeure. Je m’assis dans le même banc qu’elle et lui glissai des billets. Monté sur ma bicyclette, j’essayai, Ô illusion ! de rester dans le sillage de son automobile. J’entrepris une enquête sur les châteaux voisins. Peines perdues : je ne sus rien.

J’étais exaspéré. Il y avait en moi plus qu’une vaine curiosité — et pourtant combien j’aurais voulu savoir, rien que pour savoir ! — il y avait une sorte d’obsession presque… amoureuse… Oui, je ne pouvais plus penser qu’à la démarche élégante de l’inconnue, à la noblesse de ses attitudes, à son allure de grande dame, et surtout à ce visage impénétrable dont j’ignorais et dont je voulais ardemment contempler là forme et la beauté.

Si ardemment même que je résolus d’agir et que je préparai tout pour cette nuit de Noël. Mon projet était fou, absurde, impraticable, n’importe ! Si elle venait, je tenterais de l’exécuter.

Elle vint. À minuit elle entrait dans la petite église et se plaçait à son banc accoutumé. Je l’observai de loin, caché dans l’ombre. La cérémonie se déroula. Quelques minutes avant la fin, je sortis, suivi de deux paysans qui n’attendaient que mon signal. La voiture stationnait au fond de la place, à un endroit ordinairement désert. Elle était prête déjà et haletait bruyamment dans le silence, ses deux gros yeux de monstre perçant l’espace.

Je m’approchai du mécanicien et lui demandai du feu. Il me présenta sa cigarette. Brusquement je lui saisis le bras tandis qu’un de mes hommes le bâillonnait et que l’autre lui liait les jambes. Puis, à nous trois, nous le dépouillâmes de son pardessus que j’endossai (par excès de précaution, je m’étais accoutré comme lui, culotte courte, guêtres et veston de cuir), nous le ficelâmes soigneusement et mes deux acolytes l’emmenèrent.

Il était temps. Des gens sortaient de l’église. L’inconnue elle-même s’avançait. Elle me dit :

— Eh bien, Victor, je vous avais recommandé d’amener l’automobile au bas des marches.

Hélas ! j’aurais été bien embarrassé de le faire, ignorant comme je suis du fonctionnement et de l’organisme de ces machines compliquées. Je bredouillai quelques mots confus. Sans y prêter attention, elle s’installa, je montai près d’elle, elle prit la direction, déclancha, tourna des choses, bref exécuta toute la mystérieuse manœuvre et nous partîmes.

Je l’avouerai, je n’étais pas très à mon aise. Un hasard, une interrogation, un ordre m’obligeant à faire montre de mes talents de mécanicien, une panne, et j’étais découvert. Que dirait-elle alors ? Le moins qu’il pût n’arriver, et j’envisageais cette perspective avec une véritable terreur, c’était qu’elle me déposât sur le bord de la route, en rase campagne et par une demi-douzaine de degrés au-dessous de zéro.

Après vingt minutes à grande allure, comme il ne se passait rien d’anormal et que ma nouvelle patronne gardait un silence farouche, je me rassurai. Je cherchai même à savourer ce que ma situation avait d’original et de romanesque, à m’enivrer du vertige de la vitesse. Mais, en réalité, aucune de ces belles émotions ne me pénétra, car je grelottais. Quel diable d’homme pouvait bien être ce maudit mécanicien pour se contenter de ce pardessus ridicule, à peine doublé et qui ne cachait même pas les jambes ! L’onglée martyrisait mes doigts. Je ne pouvais plus ouvrir les yeux. Et de cette promenade miraculeuse qui dura bien, hélas ! une bonne heure, je ne garde qu’un souvenir atroce de froid, de dents qui claquent, de pieds gelés et d’oreilles coupées par une bise furieuse. Mon supplice aurait duré quelques minutes de plus que, vraiment, j’eusse demandé grâce.

Heureusement il cessa. Au bas d’une longue côte, nous franchîmes une grille et filâmes le long des allées obscures d’un grand parc. J’avais mon plan : dès que le ralentissement de la voiture le permettrait, je sauterais à terre et m’enfuirais vers quelque auberge. Plus tard, sachant le nom du château, le nom de l’inconnue, je trouverais un moyen quelconque pour me faire présenter et je la verrais, enfin, je la verrais !

Les choses se passèrent tout autrement. La voiture contourna le château, traversa une large cour pleine de gens armés de lanternes et de torches, et, par un tournant brusque, pénétra dans une étroite remise où il n’y avait place que pour elle. L’arrêt fut immédiat. Immédiatement aussi, et avec une rapidité qui me prit au dépourvu, l’inconnue descendit et s’éloigna. Je courus aussitôt. Trop tard. Les deux battants de la porte, violemment poussés, se dressèrent devant moi. J’entendis le double grincement de la clef dans la serrure. J’étais enfermé.

Ma stupeur fut telle que je me mis à crier, comme si l’on m’avait oublié là par mégarde. Rageusement je cognai des deux poings à la porte, puis je fis le tour de ma prison en frappant les murs. Aucune issue. Mais alors — et cette idée m’apparut enfin — mais alors l’inconnue s’était donc avisée de mon stratagème ? Comment ? À quel signe ? Par quel geste, par quelle inadvertance m’étais-je trahi ? Et d’un autre côté pourquoi avait-elle agi de la sorte ? Étais-je un malfaiteur dont elle croyait avoir déjoué les manœuvres, ou bien un soupirant trop curieux dont elle avait remarqué le manège depuis un mois et qui, pris au piège, subissait la peine de son indiscrétion ? En tout cas, que de sang-froid et de présence d’esprit elle avait montré ! Pas un cri, pas un mot, pas une hésitation, rien qui révélât son inquiétude, et soudain, comme par, un coup de baguette, l’intrus se trouvait entre quatre murs, penaud, effaré et grelottant.

Ah ! grelottant surtout ! J’avais eu si froid que je ne parvenais pas à me réchauffer. Que serait-ce à la fin de la nuit que je m’attendais à passer dans cette demeure inhospitalière ? Désespéré, je repris ma place sur le siège, couvris mes pauvres pieds avec les coussins de la voiture, et, recroquevillé sur moi-même, j’attendis mélancoliquement. Une heure s’écoula. Quelle torture ! Je souffrais la mort. Se pouvait-il qu’elle fût assez cruelle ?…

Un bruit de pas… un bruit de clefs… Les gendarmes, pensai-je. N’importe, tout valait mieux… Mais non, ce fut un domestique en livrée qui apparut. Raide, compassé, il me dit d’un ton solennel :

— Madame la comtesse fait demander à Monsieur si Monsieur veut bien lui faire l’honneur de souper à sa table ?

Que signifiait cela ? Était-ce une mystification ? À tout hasard, je suivis l’homme jusqu’au château.

Des flots de lumière électrique inondaient le vestibule. Je traversai une enfilade de salons somptueux. Puis le domestique ouvrit une porte, s’effaça devant moi, et j’entrai dans une grande salle où une vingtaine de convives, les hommes en habit, les dames en toilette de soirée, mangeaient et buvaient autour d’une table luxueusement servie.

La maître de maison, la comtesse sans doute, se précipita à ma rencontre.

— Comme c’est aimable à vous ! Mais d’abord que je vous présente…

Et s’adressant aux convives, elle expliqua :

— Monsieur a eu la bonté de m’accompagner en automobile au retour de la messe…

Des rires, vite étouffés, jaillirent. De fait, combien je devais paraître ridicule, dans ce milieu d’élégance et de joie, avec mes guêtres de cuir, ma culotte bouffante, mon petit pardessus au collet relevé, et surtout avec mon air à la fois ahuri et furieux.

— Voici ma nièce Suzanne, mon frère Paul (je saluais gauchement à chaque présentation), mon gendre le comte Armand, ma petite-fille Adrienne…

Sa petite-fille ! Pour la première fois j’eus l’idée de regarder la comtesse, un frisson me secoua. C’était une vieille femme, grande, d’allure imposante, de taille mince encore, soit, mais ridée, toute grise… soixante ans peut-être…

Il eût fallu rire, prendre la chose au comique. Je manquai d’esprit. L’humiliation était trop forte, je m’en allai.

Le nom du château, je me suis arrangé pour ne pas le savoir. La comtesse de quoi ? je l’ignore. J’espère qu’elle n’en sait pas davantage que son amoureux.

Maurice LEBLANC.