Gueule-Rouge, 80 chevaux/33

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CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

LA VIE EST BONNE

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J’étais fort ce jour-là, de cette force invincible et légère qui nous anime à certaines heures, et dont on goûte l’ivresse comme la chose la plus délicieuse, la plus divine qui soit.

Il me semblait que c’était la volonté mystérieuse des pédales qui entraînait mes jambes et non mes jambes qui pesaient sur les pédales. Sans secousses nerveuses, sans à-coups d’énergie, je glissais dans le somptueux paysage d’automne, entre les flammes jumelles des grands peupliers d’or. Je respirais, avec le souffle tiède de l’air, tout ce qu’il y avait dans la nature de parfums épars, de langueur, de grâce et de beauté. Des hymnes d’amour et d’allégresse chantaient en moi.

C’était la sensation de la vie qui montait à mes lèvres et perfectionnait mon regard, gonflait ma poitrine, surexcitait ma chair et grisait mon cerveau.

Et je pensais que l’unique bonheur est là, dans cette sensation adorable. La vie ne vaut que par les minutes où l’on a la conscience physique que l’on vit. Et peut-on l’avoir, hélas ! en dehors de ces minutes brèves et rares où la jeunesse, la santé, l’inconscience, la force, l’amitié de la nature, la volupté du mouvement, paraissent s’unir, comme des fées bienfaisantes, pour nous enrichir et nous exalter ?

À pesées égales et lentes, aisément et gravement, je montai la longue côte qui enlace la colline d’Avranches. Je pénétrai dans l’adorable jardin qui la domine. Ma récompense fut le spectacle merveilleux où s’érige le miracle du Mont-Saint-Michel.

Or, au bout d’un moment, je vis venir, de l’extrémité de la terrasse vers le banc de bois où j’étais assis ; un vieillard qui marchait, courbé en deux, à l’aide d’une béquille et d’une canne. Il lui fallut bien un quart d’heure pour franchir cet espace de quarante ou cinquante mères. Chaque pas était un effort que l’on devinait infini, et, tous les dix pas, il s’arrêtait, toussait, crachait et tremblait de tous ses membres.

Enfin il atteignit le but inaccessible, ce banc où chaque jour, sans doute, il chauffait au soleil sa lamentable carcasse, il l’atteignit et s’écroula à mes côtés. Nouvelle quinte de toux, nouveau tremblement. Puis le silence, l’immobilité : le vieillard dormait, et si profondément que j’avais l’impression d’un sommeil de mort.

La mer cependant étincelait dans le cadre harmonieux où l’enfermaient les rives du golfe, et mon rêve, errant sur la crête lumineuse des petites vagues où sur la voile lointaine des barques, revenait toujours se poser sur le roc prodigieux de l’Abbaye.

— C’est beau, n’est-ce pas ?

C’était mon voisin qui s’était réveillé et avait prononcé ces mots à mi-voix. Un instant, je vis, levés sur moi, ses yeux. Dans la face osseuse, couleur de terre, et crevassée de mille rides, ils me frappèrent par leur expression de vive intelligence. Puis il baissa la tête, du bout de sa canne essaya quelques raies sur le sable, et murmura :

— Oui, c’est très beau. Je n’y vois pas jusque-là, à peine si je distingue le parapet de la terrasse, mais je me souviens… C’est magnifique.

Il garda un long silence, puis reprit :

— On se souvient de tant de choses quand on est vieux et que le cerveau ne s’est pas trop abîmé !… Alors, pour peu qu’on soit habile, il suffit de faire un choix parmi tous ces souvenirs et de n’évoquer que les meilleurs, ceux dont on peut encore tirer une bonne impression. Ainsi, moi qui ne suis plus qu’une vieille loque, j’ai réuni comme un bouquet toutes les jolies émotions de mon passé, et je les respire. C’est exquis. Ce sont les parfums du temps où j’étais jeune, vigoureux et bien portant, et où j’allais, j’allais sans lassitude le long des grand’routes. Eh bien, avec ces souvenirs…

Il se tut de nouveau. Et il me sembla qu’il dormait. Mais il continua, comme s’il avait rattaché le fil interrompu de ses idées :

— Eh bien ! avec ces souvenirs, je suis heureux. Ça vous étonne ? Oh ! certes, il n’y a pas que cela. Il y a aussi les bonnes sensations présentes qui viennent ranimer les anciennes. Ainsi, tenez, quand je traverse cette terrasse, chaque pas est un effort, n’est-ce pas ? Mais chaque pas est une victoire aussi, et j’avance, j’avance entre des arbres dont je me souviens, parmi des odeurs que je retrouve. Et je m’assieds là, devant cette baie que j’ai tant aimée, et dont tous les détails me sont familiers. Et alors, c’est la joie suprême, le soleil, le soleil béni qui me baigne dans sa chaleur. Ah ! le soleil, monsieur, on ne le connaît bien que quand on est très vieux. C’est le grand ami, c’est le sourire du bon Dieu. Il remplace tout, il efface tout, il promet tout. Ah ! comme il me caresse et comme il m’enveloppe en ce moment ! Je m’imagine que ce n’est pas du pauvre sang qui coule dans mes veines, mais du sang à lui, du sang de soleil !

Il se souleva un peu sur ses maigres poignets, regarda avidement l’horizon invisible pour lui, aspira les senteurs de l’air, puis chantonna quelques paroles d’une petite voix chevrotante et pitoyable.

Et je pensais :

— C’est la sensation de la vie. Lui aussi, il en est animé à certaines minutes, comme le plus jeune et le plus ardent de ses semblables.

C’est que la vie, en vérité, est inépuisable. Il suffit qu’il en reste au fond du corps le plus délabré une infime parcelle pour qu’on frémisse encore des pieds à la tête, du grand frisson sacré. Il n’est pas besoin de spectacles magnifiques, de mouvement, de lèvres fraîches, de poumons résistants, de muscles solides, enfin de secours d’aucune sorte. Non. Un peu de soleil, quelques jolis souvenirs, et, avec cela, jusqu’à la veille même de sa mort, on peut se faire du bonheur.

Alors, pourquoi s’attacher désespérément à la minute présente, pourquoi craindre les années, l’âge qui flétrit, la vieillesse déprimante… si un vieillard courbé en deux, les yeux couverts d’un voile, le souffle rauque, la marche vacillante, connaît encore, par le fait d’un rayon de soleil, les seules minutes qui valent que l’on vive, ces minutes d’éternité où l’on a la conscience physique que l’on vit ?

C’était l’heure de partir. L’espace m’attirait, et j’avais hâte de m’exalter encore, avant la fin du jour, au jeu de mes muscles, à l’aisance de mes gestes, au frôlement de la brise et à tous les délices de la nature. Je dis à mon voisin :

— La vie est bonne, n’est-ce pas ?

Il eut un accès de toux à rendre l’âme, puis, après un silence, répondit d’une voix convaincue :

— Oh ! oui, la vie est bonne.

Maurice LEBLANC.