Guillaume Couture, premier colon de la Pointe-Lévy/7

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Texte établi par Tremblay & Dion, Inc., Mercier et Cie (p. 118-131).

VII

Les honneurs, dont M. de Frontenac tenait à faire si large part aux officiers de la justice, n’étaient pas — on le comprend — de nature à plaire aux marguilliers. M. Jean Aubuchon, marchand à Montréal et pour lors marguillier, eut à ce sujet maille à partir avec le procureur fiscal dont il refusait de reconnaître la préséance. Celui-ci porta plainte.

Le conseil, toujours empressé de maintenir ses prérogatives, saisit cette occasion pour promulguer de nouveau à grand bruit les volontés du roi par toutes les paroisses et seigneuries, n’arrêta en outre qu’à l’avenir les officiers de justice auraient un banc après le seigneur et que le pain bénit, la paix, l’encens, la quête, les rameaux leur seraient donnés avant les marguilliers.

C’est alors qu’eut lieu, un procès fameux dont nous croyons devoir relater les péripéties. Les personnages qui y prirent part, l’importance des questions en jeu, le rôle que dut y prendre Couture sont pour nous des légitimes raisons de croire que cet épisode peu connu de notre histoire trouve ici naturellement sa place.

L’arrêt du conseil, affiché à Québec, à Montréal, aux Trois-Rivières, au cap de la Madeleine et à Champlain n’avait pas eu les honneurs de la publication à la Pointe de Lévy.

Le jour de Pâques, l’huissier Génaple s’y était rendu, mais les habitants lui signifièrent quelque peu violemment leur intention bien arrêtée de ne point l’écouter. Il s’ensuivit une bagarre et Génaple dressa procès-verbal. Les procès-verbaux d’alors étaient aussi funestes que ceux d’aujourd’hui. Maître Maugue, un des mutins, fut arrêté et logé dans les prisons de la ville, Génaple, qui cumulait avec le métier de menuisier la profession de notaire et la charge de geôlier, se trouva à avoir sous sa garde un de ses persécuteurs. Cette scène se passait au mois d’avril 1675, le jour de Pâques.

Guillaume Couture, mécontent de ses justiciables et contre qui la querelle semblait montée vu qu’il était juge sénéchal, porta plainte à M. de Frontenac. L’huissier Génaple accusa le curé, les marguilliers et les habitants de la Pointe-Lévy de lui avoir fait violence et d’avoir désobéi aux ordres du Conseil.

La Pointe de Lévy avait alors pour missionnaire un prêtre vaillant et dévoué. C’était l’abbé Thomas Morel. M. Parkman, dans son histoire de l’ancien régime au Canada, le présente comme le type de nos anciens curés.

Sur les dépositions de Couture et de Génaple, M. Thomas Morel fut assigné à comparaître devant le conseil.

La simple querelle commencée à Montréal par le marguillier Aubuchon tournait au tragique. Les questions les plus graves furent agitées. On vit se renouveler alors la scène qui avait eu lieu l’année précédente quand l’abbé Fénelon fut assigné pour un sermon prononcé dans l’église des Sulpiciens à Montréal,

Au jour fixé pour l’audience, M. Morel comparut. L’histoire ne nous dit pas qu’il entra au conseil le chapeau sur la tête comme l’avait fait l’abbé Fénelon, l’année précédente, mais il déclina la compétence du tribunal et demanda à être entendu devant ses pairs, par M. Henri de Bernières, son grand vicaire et son juge.

Le conseil, quelque peu embarrassé, après deux mois de délibération, rejette les prétentions de M. Morel, malgré le procureur-général M. Ruette d’Auteuil, et lui ordonne de comparaître devant M. de Peyras, que l’on appointe commissaire-enquêteur. Ordre est en même temps donné à M. de Bernières de remettre au greffe les informations qu’il a prises.

M. Morel est en mission et M. de Bernières, se basant sur l’ordonnance de Melun, déclare en son nom qu’il désire savoir si le conseil juge l’offense dont il est accusé un cas privilégié et ajoute qu’il ne se croit justiciable que de l’officialité.

Après plusieurs réunions, le conseil ne peut s’entendre. M. de Peyras veut que M. Morel soit contraint par corps à comparaître ainsi que le greffier de l’officialité, Duquet, pour produire les dossiers. Il accuse le procureur-général de ne pas faire son devoir et insinue qu’il y a uniformité entre ses réponses et celles des ecclésiastiques. C’est ainsi que pensent le gouverneur et M. de Vitray. Cependant M. Dupont défend le procureur-général et trouve que l’on ne peut arrêter M. Morel sans connaître les accusations portées contre lui. M. de Tilly veut temporiser et demande à ce qu’un nouveau délai de trois jours soit donné à M. Morel pour comparaître. On se range de son avis.

Le délai s’écoule. M. Moral ainsi que le greffier est absent. On se décide de l’arrêter, malgré M. Dupont, qui veut que l’on étudie si le cas en litige est purement royal, ou s’il est mixte ou ecclésiastique.

Après vingt-deux jours de délibérés et d’hésitations, on se décide à l’arrestation. On voit l’embarras des conseillers par les précautions oratoires qu’ils font consigner au cahier des registres : —

Comme l’arrêt de coutrainte par corps d’un ecclésiastique, y est-il dit, est d’une espèce nouvelle pour le Canada et qui ne s’y est pas encore vue jusqu’à présent, le conseil qui n’use de la sévérité qu’il exerce contre le dit Sieur Morel qu’après y avoir été forcé par les désobéissances réitérées qu’il a porté aux arrêts et ordonnances du conseil données contre lui et en maintenir l’autorité et celle de la justice royale dont il est le dépositaire sans avoir aucun dessein de blesser la considération qui est due au caractère de prêtrise dont le dit Sieur Morel est revêtu, a trouvé à propos de dresser la présente instruction, pour servir de règle aux huissiers qui seront commis pour l’exécution du dit arrêt et afin que dans icelle ils ne fassent rien qui puisse porter du scandale et blesser la considération qu’on doit avoir pour l’ordre de la prêtrise.

Cette phrase cauteleuse, pleine de précautions, fournie de propositions incidentes, saupoudrée du respect dû à l’autorité royale et au caractère de la prêtrise, n’est certainement pas l’œuvre d’un greffier habitué à façonner un plumitif. Rien que dans sa conformation on peut saisir l’embarras de celui qui en fut l’auteur.

Certes, ce n’était pas la première fois que le civil avait maille à partir avec le religieux. La rivalité de l’Église et du gouvernement, l’année précédente encore, avait fait éclater le procès fort bruyant de l’abbé Fénelon. Mais cet ecclésiastique avait été mis aux arrêts, pendant qu’il était au conseil et qu’il s’obstinait à refuser de répondre aux interrogations.

Aujourd’hui, il s’agissait d’aller appréhender au corps un ecclésiastique, dans sa propre résidence, et de lui faire traverser les rues de la ville entre deux recors.

Tempérament bilieux, esprit autoritaire, Frontenac avait pu se laisser emporter lorsqu’il vit l’abbé de Fénelon se couvrir en sa présence pendant qu’il présidait le conseil. L’abbé Morel avait décliné respectueusement la juridiction du conseil : il n’avait point fait d’éclat. Ses nombreuses missions lui avaient attiré l’estime et le respect. Que dirait Mgr de Laval, alors en voyage en France, à son retour, en apprenant le traitement que l’on avait fait subir à un prêtre de son séminaire ?

Le conseil, désireux de sauver la forme, protesta qu’il ne voulait point commettre de scandale, mais il fit arrêter l’abbé Morel.

Les huissiers eurent ordre de se transporter au séminaire de Québec, lieu de la résidence de M. Morel, de demander à lui parler. Voici quelles étaient leurs instructions : « S’il se présente, il lui sera fait commandement de suivre les huissiers ; s’il obéit, il sera conduit, avec le moins de scandale que faire se pourra, et sans user d’aucune violence, dans une des chambres du château de Québec, afin qu’il soit en lieu plus décent et moins incommode que les prisons ordinaires du conseil. Si, après avoir entendu le commandement des huissiers, M. Morel ne veut pas obéir, on se contentera de dresser procès-verbal du refus et de sa désobéissance et d’en faire rapport.

« Si M. Morel ne se présente pas et qu’on dise qu’il soit absent, ils demanderont le supérieur pour faire perquisition et recherche dans tous les lieux du séminaire.

« Si le supérieur refuse ou que d’autres veulent s’opposer à cette recherche, les huissiers, sans user de force ni violence, se contenteront de faire un bon et fidèle rapport par écrit de ce qui leur sera dit et fait. »

Munis de ces instructions, les recors se présentèrent au séminaire. M. Morel s’y trouvait et se laissa conduire au château, sans protester. M. Provost, le major de la ville, avait reçu ordre de le recevoir et de lui laisser toute liberté de s’y prononcer.

Le notaire Romain Becquet, greffier de l’officialité, ne fut pas aussi heureux. Arrêté pour n’avoir pas voulu livrer le dossier de son tribunal, il fut écroué dans la prison commune, sous la garde de son confrère Génaple, en compagnie de Maugue qui pratiquait lui aussi le notariat à la côte de Lauzon.

M. Morel était déjà détenu au château depuis six jours, lorsque M. Jean Dudouyt, prêtre du séminaire, prenant le titre de promoteur de l’officialité de Québec, demanda que son confrère fût rendu au juge ecclésiastique pour qu’on procède devant lui conjointement avec l’autorité civile. Cette requête fut rejetée mais le conseil prit note de la qualité de promoteur de l’officialité de M. Dudouyt.

Cependant Romain Becquet, notaire royal, dans les loisirs que lui procurait son incarcération, calculait les émoluments qu’il aurait pu faire, étant libre et dans son étude. Il fit remarquer au conseil qu’il était officier public, qu’il était chargé d’un grand nombre d’affaires, que tous les autres notaires de la ville étaient alors en voyage et que l’on devrait l’élargir à sa caution juratoire.

Le gouverneur, loin de s’attendrir sur son sort, demanda que Becquet fut resserré davantage, parce qu’il paraissait y avoir connivence entre les ecclésiastiques et lui pour ne pas remettre les papiers. Afin que le public n’eût pas à souffrir de l’opiniâtreté de Becquet, il fut décidé qu’une personne capable et sans reproche serait nommé pour recevoir les actes jusqu’à ce que les autres notaires fussent de retour à la ville.

Le conseil, persistant toujours à détenir M. Morel, le 22 juillet suivant, M. Dudouyt communiqua copie des bulles de Mgr de Laval et des lettres patentes du Roi donnant juridiction ecclésiastique à l’évêque de Québec sur tout le Canada de préférence à l’évêque de Rouen qui avait cherché à maintenir son autorité en envoyant au pays l’abbé de Queylus.

Depuis quinze ans, disait M. Dudouyt, Mgr de Laval, par lui-même, ses grands vicaires et officiaux, a exercé cette juridiction sans conteste. Pourquoi rejeter notre demande de renvoi devant l’officialité ?

N’est-ce pas traiter rigoureusement M. Morel que de le retenir plus longtemps en prison sur un sujet qui, le mérite assez peu ? M. Morel est très utile au service de Dieu. Les lieux éloignés où il avait coutume d’aller en mission pour y faire les fonctions curiales souffriront de son absence. Il n’y a pas de prêtres au séminaire pour pouvoir y suppléer. Tous sont employés dans d’autres missions.

Que le conseil examine si M. Morel est coupable de quelque faute, et s’il est coupable, si son juge ecclésiastique n’en peut pas connaître. L’affaire dont il s’agit est personnelle. Voici un huissier qui verbalise sans témoins. Il prétend que M. Morel l’a empêché d’afficher son arrêt et qu’il n’a pas voulu en recevoir la signification. Cette signification était faite le jour de Pâques. Il semble qu’en choisissant ce jour on a commis une faute répréhensible. Il n’est pas permis de faire des affiches et de les signifier le jour de Pâques quand toutes les affaires doivent cesser pour ne s’occuper que du service divin[1]. Cette contestation devrait être un cas privilégié et l’ordonnance de Melun y est applicable.

Le conseil n’est pas composé comme il devrait l’être pour juger de cette matière. L’évêque est absent. Le roi, par son ordonnance de 1670, donne le droit aux ecclésiastiques à qui il est intenté des procès criminels de demander d’être jugés au Parlement, toute la grande chambre assemblée, — cette chambre comprend huit présidents et vingt-neuf conseillers dont dix sont clercs. Ce qui laisse à entendre que les sujets ecclésiastiques ne doivent pas être traduits devant des juridictions où il n’y a pas un nombre de juges engagés à soutenir les privilèges de l’Église.

Telles étaient les raisons invoquées par le grand vicaire. Elles furent jugées fort valables, car le conseil finit par élargir M. Morel, à la caution de MM. de Bernières et Dudouyt.

On suivit dans le procès de M. Morel le même système de défense qu’avait adopté l’abbé de Fénelon, celui de récuser les juges. Ce dernier avait prétendu qu’il ne pouvait être jugé ni cité que par l’évêque. Pour M. Morel, on invoqua l’officialité. Ce qui laisse croire que ce tribunal ne fût institué qu’à la suite du procès de l’abbé Fénelon.

Le conseil, qui ne demandait pas mieux que de s’abstenir dans une question aussi délicate, fit sans doute droit sur les causes de récusation, car il n’est plus question du procès de l’abbé Morel dans les registres[2].

L’abbé de Fénelon dut passer en France[3] et reçut l’ordre de ne plus retourner au Canada. L’abbé Morel, toujours infatigable, continua ses missions au sud du fleuve Saint-Laurent. Dans le Plan général de l’estat présent des Missions du Canada, fait en l’année 1683, et qui servit de base au mémoire que Mgr de Laval présenta au roi, l’année suivante, sur la fixation d’un certain nombre de cures, il est dit que M. Morel desservait vingt-sept lieues de pays le long du grand fleuve, depuis la Rivière-du-Loup jusqu’à St-Thomas[4].

Dans l’automne de 1687, au retour d’une mission qu’il fit à Champlain, il tomba dangereusement malade et mourut à Québec, le 23 de novembre. Son corps repose dans la cathédrale dont il était un des chanoines.

L’abbé Morel, arrivé au pays en 1660, mourait après un quart de siècle d’infatigable apostolat. Desservant tour à tour de la côte de Beaupré, de l’île d’Orléans, de la côte du sud, il eut sous sa garde pendant près de quinze ans une étendue de plus de trente-sept lieues de pays.

Les péripéties de cette lutte aux honneurs suscitée par une poignée de colons perdus au milieu des bois forment un piquant épisode des mœurs du temps.

Guillaume Couture, homme de bien craignant Dieu, fidèle compagnon d’un martyr de la foi, celui que la mère de l’Incarnation appelle le bon Couture, se trouve le premier colon qui donna lieu à la contrainte par corps contre un ecclésiastique dans le pays. Ce n’est pas l’incident le moins bizarre de ce procès curieux.

D’une bagarre commencée sur les côtes de la Pointe de Lévy, surgit le tribunal de l’officialité.

  1. La proclamation des ordonnances du conseil se faisait au son du tambour vu que la trompette n’était pas en usage dans la colonie. (Reg des ord. de l’Intendant, 8 mars 1727)
  2. Les détails de ce procès sont empruntés aux Jugements et Délibérations du Conseil supérieur pour 1675. (Vol. manus. déposé au secrétariat de la province.)
  3. Il y décéda en 1679. On sait que son frère, le célèbre évêque de Cambrai, avait eu, lui aussi, l’idée de se consacrer aux missions du Canada.
  4. L’abbé Tanguay dans son Répertoire du Clergé dit que M. Morel arriva à Québec le 22 août 1661 (3 et 4) Journal des Jésuites. Le mémoire de Mgr de Laval dit : Monsieur Morel, prestre agé de 48 ans, venu de France en 1660. On peut voir dans ce mémoire quelle était la population de la rive sud, depuis Saint-Thomas en descendant, en 1683.

    À la Rivière-du-Loup, qui est à 37 lieues de Québec, qui appartient à Monsieur de la Chesnaye, il y a 4 âmes.

    Camouraska où il n’y a qu’un habitant.

    La Bouteillerie, qui est à 25 lieues de Québec, il y a 8 familles et 60 âmes.

    La Combe, qui contient une lieue et demie, il y a 5 familles et 40 âmes.

    La seigneurie de Monsieur de St. Denys qui contient deux lieues, il y a deux familles et onze âmes.

    La seigneurie de l’Anglois, il y a deux âmes.

    La seigneurie de Geneviève L’Espinay, qui contient une lieue, il y a trois familles et cinq âmes.

    Bonsecours (Islet), seigneurie du Sieur Bellanger, qui contient une lieue et demie, il y a sept familles et 41 âmes.

    L’isle aux Grues, il y a trois familles et quinze âmes.

    L’isle aux Oyes, il y a quatre familles et dix-huit âmes. Ces deux îles sont éloignés de terre ferme de deux lieues.

    Le Cap St. Ignace qui contient une lieue, il y a 12 familles et 47 âmes.

    La seigneurie de Gamache et de Bellefontaine qui n’ont pas ensemble demie lieue, il y a 4 familles et 23 âmes.

    La seigneurie de la rivière du sud (St. Thomas) autrement dite l’Épinay, qui contient une lieue et demie, il y a dix familles et vingt âmes.

    Il Ꭹ avait dans toute l’étendue de cette mission 63 familles et 328 âmes. Le missionnaire ne pouvait se rendre dans ces endroits qu’en canot.

    Ce recensement fut fait par les curés et les missionnaires. (Abeille de 1849, nos 17 et seq.)

    Le mot famille signifie établissement et âme est synonyme d’une personne en âge de communier.