Guillaume II et la Russie - Ses lettres et dépêches à Nicolas II

La bibliothèque libre.
Alexandre Savinsky
Guillaume II et la Russie - Ses lettres et dépêches à Nicolas II
Revue des Deux Mondes7e période, tome 12 (p. 765-802).
GUILLAUME II ET LA RUSSIE
SES DÉPÊCHES A NICOLAS II (1903-1905)

C’était au printemps de l’année 1903.

Le général Kouropatkine, ministre de la Guerre, remplissait alors une mission en Extrême-Orient ; son ministère était géré par le général Sakharoff. Le comte Lamsdorff, sous lequel j’avais l’honneur de servir, était ministre des Affaires étrangères.

Dans leurs conversations quotidiennes, le général Sakharoff et le comte Lamsdorff étaient arrivés, à la conviction que nous devions évacuer la Mandchourie, sauf à nous y assurer certaines garanties économiques qui nous seraient facilement accordées par le Gouvernement chinois.

Mais ce plan rencontrait une vive résistance chez M. Bézobrazoff, qui venait d’obtenir une importante concession forestière sur les confins de la Corée, dans la vallée du Yalou, et qui voulait la renforcer par des privilèges politiques.

Rentré depuis peu à Saint-Pétersbourg, il avait réussi, non seulement à se faufiler auprès de l’Empereur, mais encore à capter sa bienveillance. Nicolas II le recevait souvent et écoutait avec intérêt ses récits sur la concession du Yalou. Pour faire face à l’exploitation de cette entreprise, il avait su persuader à l’Empereur d’y engager ses capitaux personnels, auxquels étaient venus se joindre ceux de plusieurs grands-ducs et de nombreux courtisans qui tenaient à être agréables à leur souverain ou à recueillir des bénéfices faciles.

Dans l’esprit de Bézobrazoff, l’entreprise du Yalou devait servir les desseins de notre expansion politique en Extrême-Orient et, à ce titre, il exigeait que le ministère des Affaires étrangères s’y intéressât officiellement. Il ne fallait pas être un diplomate bien sagace pour voir ce qu’un pareil plan contenait de saugrenu, sans parler du danger réel qu’il présentait en éveillant l’animosité des Japonais. Le comte Lamsdorff s’y opposait donc de toutes ses forces.

Ayant vu qu’il ne pouvait réussir de ce côté, Bézobrazoff s’était alors tourné vers l’amiral Alexéïeff, qui venait d’être nommé lieutenant de l’Empereur en Extrême-Orient avec les pouvoirs les plus étendus.

Entre temps, l’influence de Bézobrazoff allait en grossissant et le 6 mai, jour de la fête de l’Empereur, il fut nommé secrétaire d’Etat de Sa Majesté. Cet honneur insigne, auquel aspiraient les plus hauts dignitaires de l’Empire, n’était conféré qu’aux personnes qui avaient passé toute leur vie à servir la patrie dans les postes les plus élevés.

Par quel sortilège avait-il pris un pareil ascendant sur l’Empereur ?...

Un jour, Bézobrazoff pria le comte Lamsdorff de le recevoir ; il se présenta au ministère, accompagné de l’amiral Abaza.

Le ministre leur fit à tous deux un accueil froid.

— C’est sur l’ordre de Sa Majesté que je viens vous voir, commença pompeusement Bézobrazoff.

Mais il s’aperçut très vite qu’il avait raté son effet. Alors il se mit à récriminer contre les défaillances et les capitulations de notre politique en Extrême-Orient. Très calme de nature et ordinairement très aimable, cette fois le comte Lamsdorff s’emporta :

— Quelles défaillances ? quelles capitulations ?... Une pareille politique serait incompatible avec la dignité de la Russie, et si, par impossible, Sa Majesté me l’avait ordonnée, vous ne me verriez pas à cette table.

Cette attitude de Lamsdorff produisit son effet immédiat et ses visiteurs affirmèrent qu’ils s’étaient mal fait comprendre.

Quelques jours plus tard, lorsque l’Empereur demanda au ministre s’il avait vu Bézobrazoff, le comte Lamsdorff ne lui cacha pas les péripéties de sa visite et profita même de l’occasion pour déclarer franchement à l’Empereur les appréhensions que lui inspirait l’affaire coréenne.

— Je ne puis cacher à Votre Majesté que l’activité de Bézobrazoff en Extrême-Orient me donne les plus grandes inquiétudes. Il y a des gens qui tâchent de lui être agréables et le flattent, en l’appelant « le plus jeune des secrétaires d’Etat, » etc. Je ne suis pas de leur nombre. D’après moi, ses intrigues risquent d’entraîner la Russie dans une guerre néfaste... Assurément, une guerre que Votre Majesté aurait déclarée, par exemple, pour venir en aide aux Boers ou aux Macédoniens, serait tout aussi indésirable. Du moins serait-elle comprise par le peuple russe ; tandis qu’une guerre, motivée par les forêts du Yalou, personne ne la comprendrait. La situation est rendue encore plus compliquée par les rumeurs qui courent déjà en ville et d’après lesquelles Votre Majesté aurait engagé dans cette entreprise des capitaux personnels de sa famille.

— J’ai pensé moi-même à ce que vous dites, répliqua l’Empereur.

— Votre Majesté, me permet-elle de lui présenter un mémorandum sur l’ensemble de notre politique en Extrême-Orient où je combats, entre autres, les accusations de M. Bézobrazoff sur notre excessive complaisance envers la Chine et le Japon ?... Il m’est revenu que M. Bézobrazoff prétend que Votre Majesté ne daignera même pas lire mes considérations ; je tiens cependant à les lui soumettre.

— Au contraire, cela m’intéressera vivement et je vous prie de m’envoyer sans retard votre mémorandum.

Mais, quelques jours plus tard, l’amiral Alexéïeff, qui se trouvait à Port-Arthur, télégraphiait personnellement à l’Empereur que l’exécution de notre arrangement du 26 mars 1902 avec la Chine au sujet de l’évacuation de la Mandchourie détruirait tout notre prestige aux yeux des Chinois. En conséquence, l’amiral considérait qu’il serait de la plus haute importance de trouver un prétexte plausible pour ne pas évacuer la Mandchourie...

L’Empereur fit parvenir au ministre ce télégramme, en l’accompagnant d’un billet autographe, dans lequel il disait avoir télégraphié à l’amiral pour le remercier d’avoir posé la question si clairement. Il lui promettait de renforcer nos contingents permanents en Extrême-Orient. Outre cela, pour vérifier le rendement du chemin de fer transsibérien, il avait en vue de faire transporter provisoirement au delà du lac de Baïkal, sous prétexte de manœuvres, deux brigades d’infanterie munies d’artillerie.

Ensuite, Sa Majesté exprimait l’avis que l’arrangement du 26 mars devait être exécuté, sans porter cependant préjudice ni à la sécurité de notre voie ferrée, ni à notre prestige, ni à nos réels intérêts économiques en Mandchourie. L’Empereur s’en remettait pleinement à l’amiral Alexéïeff pour la conduite de toute l’affaire.

À la fin du télégramme, il disait avoir chargé le comte. Lamsdorff d’en informer ses représentants à Pékin, à Tokio et à Séoul, en les invitant à s’inspirer des instructions pratiques que L’amiral leur ferait parvenir.

Le lendemain 28 mai, le ministre envoya à l’Empereur la lettre suivante :

Me conformant aux ordres de Votre Majesté Impériale, je m’empresse de soumettre ci-après le projet d’un télégramme identique aux ministres de Russie à Pékin, Tokio et Séoul.

Je considère en même temps de mon devoir sacré d’exposer ce qui suit :

En retirant au ministre des Affaires étrangères les questions politiques de l’Extrême-Orient, qui sont si intimement liées à l’ensemble de nos relations internationales, Votre Majesté me fait comprendre qu’Elle n’approuve pas mes efforts des trois dernières années ; Elle indique en même temps qu’une nouvelle ère a commencé dans la politique extérieure, dont j’étais, par sa volonté, l’interprète aux yeux des étrangers. En présence de telles dispositions de Votre Majesté Impériale, il ne me reste qu’à solliciter humblement d’être relevé des fonctions qui m’avaient été confiées.

Il sera impossible de réaliser l’unité d’action indispensable, si les trois représentants de Russie en Extrême-Orient reçoivent leurs instructions simultanément de deux chefs indépendants l’un de l’autre. Encore plus difficiles seront les négociations avec les ambassadeurs accrédités auprès de Votre Majesté, lorsqu’ils voudront avoir des explications sur notre politique extérieure en Extrême-Orient, puisqu’elle sera dorénavant confiée au chef de la province du Kvantoun, résidant à Port-Arthur.

Ces considérations me donnent le courage de solliciter ma démission. Je vais quitter mon service, Sire, la conscience nette : toutes mes forces, toute ma vie ont été exclusivement consacrées à l’accomplissement honnête de mon devoir. Peut-être l’avenir découvrira-t-il bien des choses.

Deux jours se passèrent avant que le comte Lamsdorff ne reçût la réponse de l’Empereur. Sa Majesté assurait le ministre de sa pleine confiance et disait que, vu la tournure prise par les événements en Extrême-Orient, il avait simplement jugé nécessaire de confier à l’amiral Alexéïeff des pouvoirs absolus pour la question des intérêts russes dans ces parages éloignés.

La lettre impériale se terminait par les souhaits de santé qu’il adressait au ministre pour continuer le service avec son zèle ancien.

Quelques jours après cet incident, Bézobrazoff se présentait de nouveau au ministère des Affaires étrangères et, probablement selon les indications de l’Empereur, il tâchait de soutirer au comte Lamsdorff les raisons de son mécontentement ; il insinuait même qu’il pourrait les faire parvenir en haut lieu. Le ministre déclina sèchement ces bons offices, en disant qu’il n’admettait pas de médiateur entre l’Empereur et lui.

Il faut avoir connu les idées du comte Lamsdorff sur la provenance divine du pouvoir impérial, pour mesurer ce qu’a dû lui coûter le ferme langage qu’il a cru devoir tenir à son souverain pour écarter le péril qui menaçait la Russie.


Cependant, la situation empirait de semaine en semaine. Et le comte Lamsdorff multipliait vainement ses efforts contre la politique funeste de Bézobrazoff et de ses associés. Les relations diplomatiques de la Russie et du Japon arrivèrent bientôt à une tension extrême.

Vers le milieu de décembre, l’Empereur convoqua, à Tsarskoïé-Sélo, un conseil extraordinaire, auquel assistèrent le grand-duc Alexis, en sa qualité de grand-amiral, le comte Lamsdorff, le général Kouropatkine et l’amiral Abaza. La discussion fut vive. Le comte Lamsdorff, qui ouvrit le débat, se prononça énergiquement pour qu’on évitât de rompre les négociations avec le Japon. A quoi, le grand-duc Alexis objecta que le Japon n’avait rien à voir dans nos rapports avec la Chine, de qui seule relevait la Mandchourie.

— Mais, reprit Lamsdorff, pouvons-nous raisonnablement exiger des Japonais qu’ils se désintéressent d’un pays où ils ont tant de nationaux et de si grands intérêts économiques ?...

L’Empereur soutint l’opinion de son ministre des Affaires étrangères. Après une nouvelle résistance du grand-duc Alexis et de l’amiral Abaza, il fut décidé que l’on poursuivrait les négociations avec le Japon et que le comte Lamsdorff préparerait des instructions dans ce sens.

Après cette délibération chez l’Empereur, on aurait pu croire que l’opinion du ministre des Affaires étrangères avait prévalu définitivement et que les influences irresponsables étaient écartées à jamais des affaires d’Extrême-Orient. Mais, trois jours plus tard, Bézobrazoff et ses affidés l’emportaient de nouveau. Alors, découragé, se reconnaissant incapable de conjurer les malheurs qu’il prévoyait, le comte Lamsdorff supplia encore l’Empereur de lui retirer ses fonctions.

— Comment pouvez-vous m’adresser une pareille requête en ce moment ?... Vous savez bien que vous avez ma confiance, que je vous communique tout, que je ne vous cache rien. Continuez donc vos fonctions.

C’est sous ces auspices inquiétants que s’acheva l’année 1903.


Avant d’aborder l’année 1904, je dois parler du rôle que s’était assigné l’empereur Guillaume. Pour le bien comprendre, il faut revenir un peu en arrière.

Depuis longtemps, le Kaiser cherchait à nous éloigner de la Péninsule balkanique, en nous poussant vers l’Extrême-Orient. S’il réussissait dans cette tâche, les projets séculaires de pénétration allemande dans le monde slave seraient enfin réalisés. Ce plan avait pris toute son ampleur depuis qu’on avait conçu à Berlin l’idée d’un grand chemin de fer qui relierait Hambourg au Golfe Persique, en passant par les pays slaves des Balkans. C’est d’alors que datent toutes les platitudes que Guillaume a commencé à faire vis-à-vis du sultan Abdul-Hamid et de tout le monde musulman. C’est aussi alors qu’il forma le projet d’attirer vers l’Allemagne les sympathies des Bulgares, en les excitant, à l’aide de Ferdinand de Cobourg, contre leur libératrice. Les bonnes dispositions de la Bulgarie étaient une nécessité pour l’Allemagne, car c’était le seul pays entre Berlin et Bagdad qui ne fût pas encore acquis aux idées allemandes. Sur la Roumanie, Berlin pouvait compter entièrement, le roi Charles ayant été, jusqu’à la fin de. ses jours, un fidèle serviteur des Hohenzollern. L’alliée de l’Allemagne, — l’Autriche-Hongrie, — trouvait aussi son compte dans la politique allemande des Balkans, et même à deux points de vue : d’un côté, avec ses sympathies germaniques, elle était heureuse de contribuer à transformer les populations slaves en « fumier nécessaire pour la haute culture allemande [1], » comme se plaisaient à s’exprimer couramment les historiens allemands, en parlant du rôle dominateur que l’Allemagne était, soi-disant, appelée à jouer sur la terre ; de l’autre côté. l’Autriche espérait de cette façon obtenir plus facilement l’accès à la Mer Egée qu’elle convoitait depuis longtemps.

L’énergie de l’empereur Guillaume ne savait pas s’arrêter à mi-chemin. Il profitait de toute occasion pour accaparer les sympathies du Tsar, en touchant les cordes sensibles de son caractère et en endormant ses susceptibilités. Mais cela ne suffisait pas. Il fallait réussir à le pousser vers des actes, à éloigner à tout prix la Russie de l’Europe, en l’embourbant dans les affaires de l’Extrême-Orient. C’est dans ce dessein que l’empereur Guillaume nous a encouragés à construire la grande voie transsibérienne et qu’il affublait dans sa correspondance personnelle l’empereur Nicolas du surnom de l’Amiral du Pacifique, tandis qu’il se décernait à soi-même celui de l’Amiral de l’Atlantique. C’est également dans cette intention qu’il avait occupé en Chine le port de Kin-Tcheou, en nous poussant à en faire autant avec Port-Arthur. En s’efforçant d’engager la Russie dans une politique active en Extrême-Orient, l’empereur Guillaume caressait aussi l’espoir de nous brouiller avec l’Angleterre, qui avait en Orient des intérêts de premier ordre. Enfin, dans le cas d’une guerre avec le Japon, il comptait pouvoir affaiblir notre alliance avec la France, en nous proposant ses services et ses bons offices. Si la Russie tenait cependant à rester fidèle à la France, l’Empereur se contenterait d’attirer cette dernière vers l’alliance qu’il proposait à la Russie et qui était le comble de ses désirs.

Il ne faut pas se méprendre sur le caractère de cette alliance tant souhaitée par le Kaiser. Avec l’arrogance d’un vrai Teuton, il ne se la représentait pas comme des relations d’égal à égal, mais il considérait que la Russie devrait être entièrement subordonnée aux intérêts allemands, qu’elle devrait contribuer à l’anéantissement du danger anglo-saxon, qu’elle devrait enfin servir en général les desseins du pangermanisme. Afin d’agir d’une manière plus directe sur l’empereur Nicolas, il lui remit un chiffre spécial pour pouvoir correspondre sans l’entremise des ministres. Je ne sais si l’empereur Guillaume chiffrait lui-même ses télégrammes et s’il déchiffrait ceux de son auguste correspondant ; quant à l’empereur Nicolas, il remit, d’emblée, le chiffre au comte Lamsdorff, qui, n’ayant pas de temps à perdre à cette besogne, pria l’Empereur de me confier, à moi, le chiffre et le soin de chiffrer ou déchiffrer la correspondance des deux souverains. C’est ainsi que j’ai été le premier à connaître le contenu des télégrammes du Kaiser, dont une partie a été publiée depuis la Révolution.

Le premier télégramme de cette collection se rapporte à l’époque qui a suivi l’entrevue de Mürzsteg ; il est en date du 1er décembre 1903 et rédigé, comme tous les télégrammes subséquents, en anglais. Voici la traduction :

Tu as dû voir, d’après les reproductions publiées des discours prononcés en Angleterre et en France, combien les Puissances occidentales sont fâchées de ce que le programme de Mürzsteg a été imposé à la Porte. La visite des cent parlementaires anglais, hommes et femmes, à Paris montre combien « la combinaison de Crimée » réchauffe ses œuvres. Ton alliée encourage plutôt ce flirt. Tu aurais dû la secouer un peu ! Je suis toujours aphone. — Waidmannsheil !

WILLY.


On voit que l’empereur Guillaume ne se sert du programme de Mürzsteg que comme d’un prétexte pour éveiller, dans l’esprit de l’empereur Nicolas, un doute au sujet de la France, qui soi-disant renouvelle « la combinaison de Crimée, » parce que quelques parlementaires anglais sont venus à Paris ! Ne croyant pas que cette visite anodine puisse vraiment frapper l’imagination de son correspondant, l’empereur Guillaume lui conseille de donner une petite secousse à la France : Pull him up a little.

Le télégramme suivant est du 7 janvier 1904 :

Remerciements sincères. — Les terres cuites proviennent de mes magasins de céramique à Cadinen. — Puissent tes efforts dans la direction du maintien d’une paix honorable être couronnés de succès ! Conformément à une communication privée de Gênes, les deux nouveaux croiseurs cuirassés achetés par le Japon quittent demain les chantiers d’Ansaldo pour la Corée, montés par des officiers et des matelots anglais. Leur départ annoncé pour la fin de janvier est un « canard » lancé par le Japon, L’amiral Mutsu est actuellement à Gênes pour induire en erreur ton escadre de la Méditerranée, de peur que ces cuirassés ne soient capturés par elle. — Meilleures amitiés à Alice.

WILLY.


Il serait difficile de voir dans ce télégramme une vraie sollicitude pour les intérêts russes ; les paroles sur les agissements des Anglais n’étaient certainement inspirées que par le désir d’éveiller les soupçons de l’Empereur et de le monter contre l’Angleterre.

Le 9 janvier 1904, l’empereur Guillaume télégraphie encore :

Avis à l’Amiral du Pacifique ! Les informations ultérieures de sources privées et sûres sont les suivantes : — 1. Le Gouvernement britannique a expédié à la grande maison de Londres qui fournit à ta flotte le charbon une défense de t’en donner davantage. — 2. L’amiral japonais Matzu, commandant actuellement à Gênes les deux croiseurs cuirassés achetés à l’Argentine, a déclaré dans une interview que le Japon n’a pas acheté les deux vaisseaux, mais que c’est l’Angleterre qui les a achetés clandestinement en même temps que les deux bâtiments de guerre chiliens pour ne pas les laisser tomber dans les mains russes ; non seulement elle en a fait cadeau au Japon, mais elle leur a fourni des officiers et des marins anglais et les a fait acclamer démonstrativement à leur départ de Londres. — 3. Un projet de loi a été déposé au Parlement chilien en vue d’autoriser l’Amirauté à vendre au Japon pour la base de Corée 2 croiseurs cuirassés, 7 torpilleurs cuirassés, 5 torpilleurs, 2 transports et plusieurs tourelles à canons construites par Gruson (Magdebourg), probablement pour les forts ou pour de nouveaux procédés de défense. Il semble qu’il n’y ait pas de doute que l’argent dépensé si largement par le Japon vienne d’un prêteurs très amical, » puisqu’on ne trouve pas cette dépense dans le budget japonais. De grandes quantités de « conserves » en boites de fer-blanc ont été commandées en Amérique pour l’armée et la flotte japonaises. — J’espère qu’Alice va mieux et quelle a trouvé à son goût la boîte avec les chandeliers romains de Saalbourg qui sont des copies exactes de Ceux qui avaient été trouvés par Jacobi pendant les fouilles. Amitiés sincères.

AMIRAL DE L’ATLANTIQUE.


Ce télégramme est encore plus insidieux que le précédent. De plus, il contient des affirmations tellement saugrenues qu’il fallait vraiment toute l’effronterie du Kaiser pour croire qu’il pourrait les faire accepter de son correspondant. En effet, malgré l’assurance que les renseignements venaient d’une source « sûre, » comment pourrait-on admettre que l’amiral japonais eût raconté dans les interviews tout ce que l’empereur Guillaume veut bien lui attribuer ; il est encore moins probable que les Anglais eussent permis à un personnage officiel japonais de divulguer leurs agissements auxquels ils avaient certainement recours, mais qu’ils tenaient évidemment à garder secrets.

Ces trois télégrammes, se rapportant chronologiquement à la fin de 1903, dépeignent déjà suffisamment le rôle personnel de l’empereur Guillaume dans les événements qui préludèrent à ceux de l’année 1904.

Au cours du récit qui va suivre, je reviendrai encore sur cette correspondance « amicale. » Dans ses lettres volumineuses et dans ses télégrammes innombrables, le Kaiser abordait les sujets les plus variés. Il y avait encore une autre question qui l’intéressait à la fin de l’année 1903, c’était celle de la neutralisation du Danemark : et voici ce qu’il télégraphiait à ce sujet à l’empereur Nicolas le 14 décembre au moment où le roi de Danemark devait passer par Berlin, en se rendant à Gmunden pour assister aux noces d’argent de la duchesse de Cumberland :

Le Roi vient dans deux jours de Copenhague pour nous faire une visite. Dois-je aborder avec lui l’objet de notre dernière conversation au sujet de la neutralité des eaux danoises pour le cas où des flottes étrangères essaieraient de les violer ? — Ma voix va beaucoup mieux. Amitiés à Alice.

WILLY.


L’empereur Nicolas répondit qu’il croyait la visite du Roi une excellente occasion pour apprendre son opinion au sujet de la neutralité danoise.

Après la visite du roi Christian, l’empereur Guillaume télégraphie de nouveau, le 18 décembre :

La conversation avec le roi de Danemark très satisfaisante. Il a parfaitement compris le sérieux de la question et l’importance vitale pour la Russie d’avoir son arrière bien gardé pour le cas où elle serait mêlée à des complications en Orient. Il a ouvertement avoué l’impossibilité pour le Danemark de défendre sa neutralité contre une Puissance navale plus forte ou bien de protéger les eaux danoises contre des flottes supérieures. Il trouve tout à fait acceptable la solution proposée, à savoir que la Russie et l’Allemagne offriront de garantir la neutralité du Danemark et il dit qu’un poids lui est enlevé du cœur. Il a promis de ne rien dire à ce sujet à son ministre, membre du Parlement, jusqu’à ce que tu aies décidé comment l’affaire devra être traitée. M. de Bulow, à qui j’ai parlé de cette affaire, est très content de la proposition et il est aussi d’avis que le premier ministre danois et avant tout le Parlement doivent être tenus à l’écart ; que cela doit être un arrangement entre les trois souverains, par des moyens qu’il leur plaira de faire employer à leurs représentants, qu’en cas de guerre, le Danemark aura à déclarer immédiatement sa neutralité, et que nous deux nous annoncerons notre ferme intention de la garantir et, en cas de nécessité, de la défendre par la force. Je te serais reconnaissant de me faire aimablement savoir si cette proposition est conforme à tes désirs ? Le Roi va très bien ; il te remercie de tes aimables intentions dans cette question et il a été visiblement tranquillisé, quand il a vu que ses deux grands voisins sont complètement d’accord pour venir à son secours. — Meilleures amitiés à Alice. Ma voix est de nouveau plus ou moins en ordre.

WILLY.


Le 14 janvier 1904 (qui est le premier jour de l’année, selon le calendrier orthodoxe), le Palais d’Hiver vit s’accomplir les cérémonies traditionnelles. Après la messe, l’Empereur reçut les membres du corps diplomatique. S’adressant au ministre du Japon, il exprima l’espoir que les complications seraient évitées, que tout s’arrangerait paisiblement ; il déclara enfin que les Japonais devaient se souvenir que la Russie n’était pas une contrée, qu’elle était une partie du monde et que, à la fin, elle pourrait perdre patience.

C’est l’Empereur lui-même qui a raconté cette algarade au ministre des Affaires étrangères, en ajoutant que les secrétaires de la légation qui se tenaient derrière leur chef ne pouvaient pas ne pas l’avoir entendue et qu’ils avaient l’air bien penauds.

Les paroles du Tsar ont fait le tour du monde et, commentées par les journaux de l’univers entier, elles sont revenues à Saint-Pétersbourg sous la forme d’un télégramme câblé d’Amérique.

L’Empereur en était très satisfait et, au rapport du 19 janvier, il dit au ministre que, d’après lui, la guerre était conjurée, puisqu’il avait déclaré au ministre du Japon qu’il n’en voulait pas.

La satisfaction du souverain était partagée par l’Impératrice douairière qui, ayant fait venir le comte Lamsdorff le 7 janvier chez elle au Palais Anitchkoff, admira la présence d’esprit et le sang-froid de son fils.

Cependant les événements ne se dessinaient pas sous un aspect aussi favorable. Le premier avertissement nous fut donné par l’empereur Guillaume qui télégraphia à l’empereur Nicolas, le jour même de la nouvelle année russe :

Avis à l’Amiral du Pacifique ! Les communications privées et celles de la presse démontrent que la réponse japonaise du 12 n’est pas d’un caractère péremptoire ; toutefois je suis informé, de deux sources absolument sûres, que non seulement tous les hommes d’État japonais sont décidément pour la guerre, mais que le parti de la guerre a gagné à ses idées le marquis Ito.

AMIRAL DE L’ATLANTIQUE.


Le même jour, notre ministre à Tokio, le baron Rosen, nous informait que le Japon déclinait notre proposition sur la zone neutre, protestait contre la défense de construire des fortiiications sur la côte coréenne et demandait des garanties en Mandchourie. Le ton de la note japonaise était cependant pacifique ; le Gouvernement de Tokio avait l’air de vouloir continuer les négociations. Ce caractère conciliant de la réponse japonaise fut souligné par le comte Lamsdorff dans une lettre qu’il envoya le 15 janvier à l’Empereur, en disant que la question de la zone neutre ne présentait pas pour nous une importance capitale, tandis qu’au contraire les fortifications sur la cote coréenne menaceraient l’indépendance et l’inviolabilité territoriale de la Corée que nous tenons à protéger aux termes de l’article Ier du projet remis par nous aux Japonais. Le comte Lamsdorff exprimait, en même temps, ses regrets de ce que le baron Rosen eût abordé avec M. Komoura la question de la Mandchourie, tandis qu’il avait pour instructions de ne le faire que dans le cas où toutes nos autres conditions étaient acceptées.

L’amiral Alexéïeff interprétait la note japonaise d’une façon bien plus intransigeante ; il estimait que les Japonais avaient mis dans leur dernière réponse encore plus d’arrogance que dans les précédentes.

Sous l’impression de sa conversation avec le ministre du Japon le jour de l’an, l’Empereur n’attachait que peu d’importance à la réponse japonaise, étant sur que ses paroles arrangeraient les choses.

Le 19 janvier, nouveau télégramme du Kaiser :

Avis de l’Amiral de l’Atlantique à l’Amiral du Pacifique ! Des nouvelles sont arrivées d’une source chinoise sûre : les gouverneurs de la vallée de Yang-Tzè ont été informés par le Japon, que la guerre avec la Russie étant inévitable, ils devaient accorder leur protection aux intérêts commerciaux des étrangers. Le ministère des Affaires étrangères chinois a donné ordre à tous les gouverneurs des Provinces du littoral de rester strictement neutres. La colonie japonaise du Tchi-li a été prévenue de Tokio qu’il fallait s’attendre à la guerre pour la fin de ce mois.

WILLY.


Le 21 janvier, l’Empereur répondit à ce télégramme en remerciant l’empereur Guillaume de ses informations. Il se disait plein d’espoir d’arriver à un arrangement avec les Japonais, les termes de leurs dernières propositions étant modérés et conciliants. Sa Majesté ajoutait que toutes les nouvelles alarmantes au sujet des préparatifs de guerre en Extrême-Orient émanaient d’une certaine source dont l’intérêt est de « soutenir cette agitation. »

On voit que Nicolas II trouvait, comme son ministre des Affaires étrangères, la réponse japonaise assez conciliante pour permettre la continuation des négociations avec chance de succès.

Le 25 janvier, faisant son rapport à l’Empereur, Lamsdorff a tenu à démontrer au souverain la nécessité de poser catégoriquement à l’amiral Alexéïeff les questions suivantes, afin d’engager à fond sa responsabilité personnelle :

1° Les divergences qui existent entre la Russie et le Japon sont-elles assez importantes pour risquer un conflit armé ?

2° Dans l’affirmative, ne devrions-nous pas quand même continuer les négociations, afin d’avoir épuisé tous les moyens pour obtenir un règlement pacifique de la crise ?

3° Si nous n’y réussissions pas, ne serait-il pas plus avantageux pour la Russie que la rupture fut provoquée par le Japon qui se trouverait alors dans le rôle d’agresseur ?

4° La dignité de la Russie ne souffrirait-elle pas davantage, si nous avions à subir les influences hostiles des pays rivaux qui eux seuls retireraient des avantages d’une guerre avec le Japon, guerre nullement motivée par les intérêts vitaux de la Russie ?

Le 29 janvier, l’amiral Alexéïeff répondit que le Gouvernement japonais persistait à exiger la reconnaissance de son protectorat sur la Corée, qu’il poursuivait activement ses préparatifs militaires et que, dans ces conditions, on ne pouvait fonder aucun espoir sur la suite des négociations.

L’Empereur prescrivit néanmoins que la procédure diplomatique fût continuée : « Je veux, répétait-il, avoir épuisé tous les moyens de conciliation. »


Depuis le début de janvier, la Cour s’était transférée de Tsarskoïé-Sélo à Saint-Pétersbourg. Une série de bals traditionnels alternait avec les spectacles dans le joli théâtre de l’Ermitage, construit à l’époque de la Grande Catherine.

Le 2 février, on donna un de ces spectacles. Pendant un entr’acte, l’Empereur et les deux Impératrices faisaient cercle. Le souverain paraissait de joyeuse humeur. Il causait affablement avec les ambassadeurs et les ministres étrangers, au nombre desquels se trouvait comme de raison celui du Japon Avec sang-froid et imperturbabilité, — deux qualités inhérentes au caractère japonais, — M. Kurino feignait d’être flatté des paroles que Sa Majesté lui adressait. Nous fûmes tous témoins des saluts qui le courbèrent profondément, lorsque l’Empereur lui tendit la main. Cette scène, suivie d’un long dialogue, était plutôt rassurante et, en l’observant, personne n’aurait pu deviner ce qui allait arriver le lendemain.

Ce jour-là nous étions tous à travailler à la chancellerie, lorsqu’on me passa la carte de M. Oda, un des secrétaires à la légation du Japon, qui venait souvent me voir de la part de son chef. Il remit entre mes mains un pli cacheté au nom du ministre avec prière de lui délivrer un accusé de réception ; ce détail me surprit quelque peu, d’autant plus que mon visiteur mettait une certaine insistance à vouloir attendre mon retour de chez le comte Lamsdorff. Je montai au cabinet du ministre qui, en ouvrant le pli, y trouva deux notes. L’une portait que le Gouvernement japonais, après avoir épuisé tous les moyens pour arriver à une solution pacifique et ayant perdu patience à attendre notre réponse, avait pris la décision de cesser les négociations condamnées à l’insuccès et de rompre les relations diplomatiques en rappelant son ministre et tout le personnel de la légation et des consulats. L’autre note était une demande des passeports : M. Kurino fixait son départ au mercredi 10 février.

Le comte Lamsdorff, qui avait une capacité étonnante de conserver sa présence d’esprit dans les moments difficiles, ne laissa échapper que deux mots russes, intraduisibles, qui voulaient dire à peu près : « Tu l’as voulu, Georges Dandin ! » Il me prescrivit de congédier M. Oda, en lui disant que les notes lui avaient été remises par moi en mains propres.

Le secrétaire insista cependant pour obtenir un accusé de réception, que je ne manquai pas de lui délivrer. Ceci fait, il tira de sa poche encore deux paquets, dont l’un contenait la liste des personnes pour lesquelles les passeports étaient demandés, et l’autre des médailles de la Croix Rouge japonaise avec une prière personnelle de M. Kurino de les faire parvenir à destination ! Après avoir accompli la partie officielle de sa mission, M. Oda se confondit en regrets et en souhaits et disparut.

M. Kurino avait aussi joint aux notes officielles qu’il avait été chargé par son Gouvernement de faire parvenir au ministre une lettre particulière, très amicale et pleine de regrets de ce que tout avait tourné autrement qu’il ne l’avait souhaité ; à la fin de la lettre, il exprimait l’espoir que « cette interruption des relations diplomatiques serait limitée à la plus courte durée possible. »


La guerre n’était pas encore officiellement déclarée, mais personne ne doutait plus que le sang coulerait. L’Allemagne qui voulait cette guerre, tout en simulant d’être notre amie, et l’Angleterre qui s’est franchement solidarisée avec nos adversaires, pouvaient triompher toutes les deux. Comme de raison, chacune d’elles ne songeait qu’à ses propres intérêts.

Mais quel était donc l’intérêt russe dans cette guerre impopulaire, que personne ne comprenait, dont personne ne voulait et que tout le monde désapprouvait ?

A cette question doivent répondre, devant la patrie et devant l’histoire, les conseillers irresponsables qui ont tout fait pour jeter la Russie dans cette funeste aventure. Car il n’y a pas de doute que les deux révolutions de 1903 et de 1917 en furent les suites fatales. Ces gens sont bien plus coupables envers la Russie que les Japonais, nos adversaires. Ceux-ci avaient tout intérêt à s’entendre avec nous à l’amiable, et ils auraient certainement préféré cette solution à toute autre. Est-ce que les ouvertures faites en 1901 par le marquis Ito, dont il a été question plus haut, n’en étaient pas la preuve ? Est-ce que M. Kurino qui, en définitive, a été chargé de nous annoncer la rupture des négociations, a pu ne pas être exaspéré en voyant que ses efforts conciliants secondés par ceux du comte Lamsdorff venaient se heurter immanquablement à des influences du dehors ?

La semaine qui avait précédé la rupture, il venait souvent deux fois par jour au ministère pour avoir notre réponse, que son Gouvernement attendait fébrilement ; chaque fois il se heurtait à des paroles évasives, dues à ce que le ministre des Affaires étrangères était obligé d’attendre sur toute question les avis de l’amiral Alexéïeff qui mettaient un long temps pour arriver. Désolé par cette incertitude, exaspéré par la lenteur, croyant plutôt à un double jeu, Kurino sortait penaud du ministère, et il n’avait qu’à traverser la place du Palais d’Hiver pour entendre un tout autre son de cloches. Au comité d’Extrême-Orient, on lui faisait comprendre très clairement que la Russie ne céderait pas, que le Japon n’avait pas à y compter. Si l’on considère que ce langage belliqueux était tenu par des gens qui se disaient les plus proches du trône, et qui se vantaient de contrôler l’activité des ministres en titre, ce qui était au fond le cas, qui est-ce qui ira, la main sur la conscience, reprocher au diplomate patriote japonais son attitude ? Qui est-ce qui lui fera grief d’avoir mis en éveil son Gouvernement, de lui avoir fait part de ses observations, de ses craintes, enfin de ses doutes sur la sincérité du jeu qui se jouait autour de lui grâce aux doubles pouvoirs créés dans tous les ressorts principaux de l’Administration ? N’était-ce pas son devoir tout indiqué d’ouvrir les yeux à son Gouvernement ?

Le soir du 8 février, toute la Cour, l’Empereur, les deux Impératrices, entourés des grands-ducs et des grandes-duchesses, assistaient à une représentation au théâtre Marie. On donnait la Roussalka, un opéra de Dargomyjsky ; avec Chaliapine et Sobinoff. Dans un des entr’actes, le public réclama l’hymne national qui, au grand enthousiasme de la salle, fut exécuté trois fois par l’orchestre soutenu par les chœurs et les solistes. L’enthousiasme touchait au. délire et, n’en déplaise à Chaliapine, qui depuis est allé servir et saluer d’autres dieux, si je rappelle qu’en prononçant les mots de l’hymne : « Que Dieu protège le tsar, » il s’agenouilla devant l’Empereur et acheva dans cette posture le chant patriotique.

A l’issue du spectacle, je passai au ministère pour prendre connaissance des télégrammes arrivés dans la soirée. Cette besogne achevée, je m’apprêtais à rentrer chez moi, lorsqu’un courrier entra dans mon bureau et me tendit une lettre de l’Empereur au nom du ministre. Je fis éveiller le comte Lamsdorff, qui, cinq minutes après, m’appela pour me montrer le contenu de la missive impériale. C’était un télégramme secret de l’amiral Alexéïeff annonçant que, dans la nuit du 8 au 9 février, les torpilleurs japonais avaient attaqué brusquement notre escadre mouillée sur la rade extérieure de Port-Arthur. Deux de nos cuirassés et un de nos torpilleurs avaient été atteints. L’amiral enverrait les détails par un prochain télégramme.

La néfaste guerre d’Extrême-Orient était commencée. Rien n’arrêterait plus le cours fatal des événements.


Quelles pouvaient être les pensées intérieures du Kaiser en voyant s’accomplir ainsi tous ses vœux, il est difficile de le deviner d’après le télégramme suivant, qu’il envoyait, le 28 février, à l’empereur Nicolas :

Voyant d’après tes dernières aimables informations que les opérations en Mandchourie prendront plusieurs mois, je me suis décidé pour mon voyage de repos en Méditerranée. Je passerai par le Golfe de Biscaye et croiserai le long des côtes italiennes et siciliennes, en visitant différents ports, entre autres Malte et Gibraltar. Deux mois de maladie suivis de deux mois de festivités très épouvantables à la Cour et de travaux en ville sont les raisons pour lesquelles les médecins me recommandent le repos et l’air de la mer. — Meilleures amitiés à Alice.

WILLY.


Ainsi, l’empereur Guillaume ne touche pas cette fois aux questions politiques. Il attend pour cela un moment plus propice et, télégraphiant au Tsar avant de se mettre en route, il veut seulement laisser l’impression d’une sollicitude et faire accroire que s’il entreprend sa croisière, ordonnée par les médecins, c’est parce qu’il apprend que nos opérations en Mandchourie vont traîner en longueur.

Mais bientôt il revient à son thème favori. Le 4 mars, il met l’empereur Nicolas II en garde sur les rapports étroits qui se sont noués entre la France et l’Angleterre :

Par des nouvelles de source privée, f apprends que la France et l’Angleterre sont à la veille de conclure un traité au sujet du Maroc. Il paraît que l’Angleterre abandonne le Maroc à la France en échange de grandes compensations accordées par cette dernière à l’Angleterre, probablement en Orient.

Willy, Amiral de l’Atlantique.


Le 13 avril, nous reçûmes la déplorable nouvelle, de la perte du Pétropavlovsk. L’énorme cuirassé, touché par une mine, avait sombré en quelques minutes, engloutissant avec lui l’amiral Makaroff et tout l’équipage ; le grand-duc Cyrille, qui se trouvait à bord, avait été sauvé par miracle, avec trois officiers et quarante matelots.

L’empereur Guillaume ne manqua pas cette occasion de nous manifester ses sentiments. Il se rendit aussitôt chez notre ambassadeur, le comte Osten Sacken, pour lui exprimer sa sympathie et, au cours de la conversation, il s’aventura à lui dire :

— Que de fois j’ai prévenu votre souverain du danger Japonais ! J’ai fait même l’espion pour être à même de le mieux renseigner et il m’a toujours répondu : « Non-sens ! »

L’empereur Guillaume ne se laissait pas cependant décourager par l’attitude que, d’après son propre témoignage, l’empereur Nicolas avait adoptée à l’égard des renseignements qu’il lui faisait parvenir. Il continuait à « faire l’espion » et, le 19 avril, il télégraphiait de Syracuse :

Malte très intéressante. La flotte de la Méditerrannée dans des conditions splendides ; prête à tout. L’intérêt pour la guerre très intense et tout à fait pro-japonais. A mon étonnement suprême une ferme conviction prévaut que finalement le Japon battra totalement la Russie et lui imposera la paix ! Cela est strictement confidentiel ! — Le temps est magnifique comme en août. Une masse de fleurs. Meilleures amitiés à Alice. — La combinaison de Crimée tient plus fort que jamais.

WILLY, Amiral de l’Atlantique.


Tandis que le Kaiser affectait ainsi d’être un ami désintéressé de la Russie, dont le dévouement allait jusqu’à « faire pour elle l’espion, » son attaché militaire à Saint-Pétersbourg faisait à son tour de l’espionnage, mais de l’espionnage à nos dépens. Il fut pincé dans un restaurant de la banlieue, au moment où il régalait des employés de notre état-major et, en échange de billets de banque, leur extorquait des renseignements. Il fut impliqué dans l’affaire d’un certain Ivkoff qui avait vendu aux Japonais nos plans de mobilisation. Par égard pour l’empereur Guillaume, le Tsar voulut qu’on étouffât ce scandale. Mais l’attaché militaire dut quitter Saint-Pétersbourg immédiatement, sous le prétexte d’un congé.

L’Angleterre, de son côté, tout en soutenant le Japon contre nous, songeait à un rapprochement avec la Russie. Les premières ouvertures dans ce sens ont été faites personnellement par le roi Edouard VII dans une conversation qu’il eut, lors de sa visite à la cour de Danemark, avec M. Iswolsky, notre ministre à Copenhague. En parlant de l’entente qui venait d’être conclue entre l’Angleterre et la France sur les questions du Maroc et de l’Egypte, le Roi avait exprimé le désir d’un arrangement avec la Russie sur les questions qui intéressaient les deux pays.

Le ressentiment de Nicolas II contre les Anglais était beaucoup trop fort à cette époque pour qu’une telle proposition eût quelque chance de succès. Aux avances personnelles de Sa Majesté britannique, le Tsar se contenta de répondre en termes évasifs.


Le 18 octobre, jour de la fête patronymique du grand-duc héritier, l’Empereur retint le comte Lamsdorff après le déjeuner et lui dit avoir reçu la veille une longue et intéressante lettre de l’empereur Guillaume, qu’il voulait lui lire personnellement. Les sujets que touchait le Kaiser étaient des plus variés. Il commençait par approuver l’intention de l’Empereur de rappeler l’amiral Alexéïeff et de le remplacer par le général Kouropatkine.

Puis, ayant appris que notre amirauté avait l’intention de faire sortir de la Mer-Noire l’escadre qui y était condamnée à l’inaction, il approuvait hautement cette mesure et nous conseillait de traverser les Détroits à l’improviste, sans prévenir personne : « Les Anglais, continuait-il, n’auront qu’à s’incliner devant le fait accompli. »

A quoi Lamsdorff objecta que peut-être en effet les Anglais, qui avaient alors dans l’archipel près de 140 pavillons, ne s’opposeraient pas de force à la sortie de nos bâtiments de la Mer-Noire, mais qu’il était plus que probable que, nous voyant enfreindre les stipulations des traités, ils en feraient autant et entreraient dans la Mer-Noire.

En nous donnant ces conseils perfides, l’empereur d’Allemagne ne pouvait pas ne pas prévoir où ils nous auraient conduits, si nous étions assez fous pour les suivre.

Le 24 octobre, de grand matin, arrivèrent les premières nouvelles sur le trop fameux incident du Doggerbank : elles portaient que l’escadre de l’amiral Rojdestvensky, ayant aperçu dans la mer du Nord une flottille de pêcheurs, avait tiré dessus : deux hommes étaient tués, quelques-uns blessés, un bâtiment coulé, plusieurs endommagés.

Il est superflu de rappeler la violente émotion que ce bizarre incident provoqua en Angleterre et l’animosité qui troubla les rapports russo-anglais jusqu’au jour où le litige fut déféré à un tribunal d’arbitrage siégeant à La Haye.

L’empereur Guillaume ne pouvait souhaiter des circonstances plus favorables à ses desseins.

Le 27 octobre, il télégraphia à l’empereur Nicolas, lui offrant cette fois d’opposer ouvertement à l’alliance anglo-japonaise un pacte entre l’Allemagne, la Russie et la France. Il taxait M. Delcassé d’anglophilie et reprochait à l’Angleterre d’empêcher notre libre approvisionnement en charbon. Pour y remédier, le Kaiser offrait ses services et nous proposait aussi de nous adresser, pour nos commandes militaires et navales, aux maisons allemandes, à l’instar du Japon qui se fournissait en Italie ou chez Whitehead. Quant à l’incident du Doggerbank, le Kaiser estimait que notre escadre n’aurait pas dû tirer, surtout dans les eaux européennes.

L’Empereur lit part de ce télégramme à Lamsdorff qui, après en avoir pris connaissance, le restitua à Sa Majesté, en l’accompagnant d’un court billet où il disait, comme en passant, que les « étroites relations traditionnelles entre les deux monarchies voisines pouvaient certainement être utilisées contre l’arrogance des Anglais. »

Ayant entrepris sa campagne, l’empereur Guillaume tenait à lui garantir le succès par tous les moyens à sa disposition.

C’est ainsi que, le lendemain du jour où le télégramme en question avait été expédié, le baron Holstein, ce haut et mystérieux fonctionnaire de la Wilhelmstrasse se présenta chez notre ambassadeur à Berlin. Il lui exposa, à peu près dans les mêmes termes, ce que son maître avait suggéré au Tsar au sujet d’une alliance russo-franco-allemande. Il avait en outre mission d’ajouter que, dans l’hypothèse de notre consentement, le Gouvernement russe devrait demander catégoriquement à la France si elle considérait une guerre entre la Russie et l’Angleterre comme un casus fœderis.

La visite du baron Holstein fut racontée par le comte Osten-Sacken dans une lettre secrète que le ministre soumit à l’Empereur avec un billet explicatif. Lamsdorff disait dans ce billet que, d’un côté, un rapprochement avec l’Allemagne , surtout dans les circonstances présentes, était certainement désirable, mais que, de l’autre, il ne fallait pas perdre de vue le désir constant de l’Allemagne de nous brouiller avec la France. Poser des questions catégoriques à la France, serait très indélicat, d’autant plus qu’elle ne cessait de nous témoigner la plus solide amitié. Pour finir, le ministre conseillait à l’Empereur beaucoup de circonspection dans une affaire aussi délicate.

Malgré ce conseil, Nicolas II répondit au Kaiser qu’un pareil accord entre la Russie, la France et l’Allemagne lui plairait assez : on maîtriserait ainsi l’outrecuidance des Anglais. Il acceptait donc l’idée d’une alliance russo-franco-allemande contre l’Angleterre et le Japon. En priant l’empereur Guillaume d’élaborer les lignes principales du futur traité, le Tsar affirmait que notre alliance avec la France n’excluait pas son adhésion à la nouvelle combinaison.

Les dernières phrases de la lettre étaient consacrées à l’incident du Doggerbank qui, selon le désir de l’Empereur, ferait l’objet d’un examen dans une commission internationale ; l’attitude des Anglais était qualifiée de révoltante et ils étaient accusés de nous avoir adressé des notes fulminantes.

D’après cette lettre, on voit combien Nicolas II était irrité contre l’Angleterre.

Un discours inconvenant à L’adresse de la Russie, que le Premier Ministre anglais venait de prononcer, à Southampton, augmenta encore cette irritation.

Aussi, ne faut-il pas s’étonner si le Tsar attendait avec impatience la réponse de l’empereur Guillaume au sujet de l’alliance entre la Russie, l’Allemagne et la France.

Cette réponse n’arriva que le 2 novembre : elle était écrite en anglais, sur six pages de grand format, aux armes impériales. En voici le texte résumé :

(Une alliance purement défensive, dirigée exclusivement contre l’agresseur ou les agresseurs européens.) Il ne faudrait pas que l’Amérique considérât cette alliance comme une menace contre elle. Deux partis existent en France : 1° les radicaux, — anti-chrétiens qui gravitent vers l’Angleterre mais qui sont contre la guerre ; — 2° les nationalistes, — cléricaux qui n’aiment pas l’Angleterre, sympathisent avec la Russie, mais qui ne veulent pas de guerre non plus. En somme, la France tient avant tout à sa neutralité, sur quoi spécule l’Angleterre. Bouvier, le ministre des Finances français, a dit en décembre dernier que la France ne soutiendrait en aucun cas la Russie contre le Japon, même si l’Angleterre se solidarisait avec l’Empire du Soleil Levant. Pour s’assurer contre la France, l’Angleterre lui a cédé le Maroc. Tout changera quand la France sera forcée de se prononcer ouvertement pour Saint-Pétersbourg ou pour Londres. — Si toi et moi, nous restons épaule contre épaule, il en résultera que la France sera obligée de s’unir ouvertement et formellement à nous deux et de remplir ses devoirs d’alliée envers la Russie, ce qui est pour nous de la plus haute valeur, étant donné ses ports excellents et sa belle flotte qui sera de cette façon à notre disposition. Si nous y parvenons, moi je maintiendrai la paix et toi, tu auras les mains libres pour négocier avec le Japon. — Je suis en sincère admiration devant ton sublime instinct politique qui t’a suggéré de faire instruire l’incident de la Mer du Nord par le Tribunal de la Haye. Cet incident, intentionnellement embrouillé, a été exploité par les radicaux français, — Clemenceau et tous les autres, — comme une preuve que la France n’est pas tenue de remplir envers la Russie ses obligations d’alliée. D’après mes renseignements, Delcassé et Cambon ont entièrement adopté dans cette affaire le point de vue anglais et la France a pris vis à vis de l’Angleterre une attitude bienveillante. — Je joins à ces lignes le projet de l’arrangement. Personne n’en sait rien, pas même mon ministre des Affaires étrangères. Tout a été fait par moi et par Bülow.

La lettre se terminait par la phrase suivante :

Möge Gottes Segen ruhen auf dem Vorhaben der beiden hohen Herrscher und die mächtige dreifache Grappe, — Russland, Deutschland, Frankreich, — für immer Europa den Frieden bewahren helfen. Das wollte Gott ![2]

Le comte Lamsdorff fit tout de suite observer à Sa Majesté que cette proposition nous commandait une extrême prudence.

— L’empereur Guillaume, dit-il, cherche visiblement à connaître les pactes qui nous lient à la France, dans le dessein de nous brouiller avec elle. En tout cas, l’alliance franco-russe étant secrète, nous ne pourrions rien révéler de nos engagements sans le consentement de notre alliée.

— C’est juste, répondit Nicolas II. Préparez-moi une réponse dans ce sens pour l’empereur Guillaume.

Cette réponse fut expédiée à Berlin, quelques jours plus tard.


Le 12 novembre, le baron Romberg, chargé d’affaires d’Allemagne, se présenta chez le comte Lamsdorff pour lui déclarer confidentiellement ce qui suit :

— Par la voie diplomatique, on a appris à la Wilhelmstrasse que les Japonais, très affaiblis par la guerre, pensent à la paix et auraient même sollicité l’entremise de l’Angleterre qui se serait accordée avec la France, pour proposer à l’Allemagne une médiation à trois. Le comte Bülow ne voudrait rien entreprendre avant de savoir quelles seraient, le cas échéant, les dispositions de la Russie.

Le comte Lamsdorff répondit au baron Romberg qu’il avait de la peine à croire que la France se fût accordée avec l’Angleterre, à l’insu de la Russie, et que cette nouvelle lui paraissait invraisemblable.

Le 15 novembre, le Kaiser, revenant à la charge, télégraphiait à l’empereur Nicolas :

D’une source sûre aux Indes, je suis secrètement informé qu’une expédition au Thibet est préparée sous main en Afghanistan. On médite de mettre ce pays une fois pour toutes sous l’influence britannique et, si possible, sous une suzeraineté directe. L expédition part à la fin de ce mois. Le directeur de la manufacture d’armes de l’Emir, un Allemand, le seul Européen au service de l’Afghanistan qui ne soit pas Anglais, a été assassiné en guise de préambule à l’action ! — Les pertes des Japonais devant Port-Arthur sont, d’après mes informations, de 50 000 hommes. En conséquence, ils commencent à être fatigués de la guerre, ayant subi de trop grandes pertes. Ceci a fait qu’ils ont demandé la médiation à Paris et à Londres, et c’est pourquoi ces deux Puissances ont laissé leurs journaux renouveler les bruits sur la probabilité qu’elles pourraient servir de médiatrices. Le Japon espère, à l’aide d’un congrès, recevoir d’elles Port-Arthur et la Mandchourie. Je prépare à ton aimable lettre une réponse qui, je l’espère, ira à la rencontre de tes désirs. — Meilleures amitiés à Alice.

WILLY.


On voit que l’empereur Guillaume ne se contente pas d’attribuer à l’Angleterre des plans de conquête sur l’Afghanistan : il insinue aussi que la France se prépare à seconder les manœuvres qui auront pour but d’enlever à la Russie Port-Arthur et la Mandchourie.

Le surlendemain, 19 novembre, Guillaume II télégraphie encore. Après avoir confirmé ses précédentes informations sur l’Afghanistan, il assure que les Japonais sont navrés de la tournure qu’a prise la guerre et mortifiés par leur impuissance à obtenir un succès décisif ; leurs réserves sont épuisées, tandis que les forces fraîches des Russes ne font qu’affluer. Un général japonais aurait dit : « La soupe que nous avons préparée, nous la devons manger maintenant ! Les Japonais cherchent des médiateurs. Lansdowne aurait demandé à Hayashi (ministre à Londres) quelles seraient leurs conditions de paix. Les exigences de Tokio auraient été tellement excessives que Lansdowne a fait là-dessus une observation sévère à Hayashi. En réponse à la grimace de ce dernier, Lansdowne aurait expliqué ainsi sa pensée : « L’Angleterre aura soin que la médiation oblige la Russie à évacuer la Mandchourie et la Corée, de façon que de facto le Japon obtienne tout ce qu’il veut ! »

Et le Kaiser ajoutait : « C’est ainsi que se présentent les choses aux yeux des Anglais, lorsqu’ils parlent amitié et médiation amicale. » Il affirmait enfin que la France savait tout cela et y sympathisait. En guise de compensations, les Japonais auraient l’intention de proposer à la Russie des acquisitions territoriales en Perse, mais certainement loin du Golfe que les Anglais se réservent à eux-mêmes.

Après cette nouvelle pointe non seulement contre l’Angleterre, mais aussi contre la France, le télégramme de l’Empereur se terminait par des assurances amicales : « Puisse Dieu te donner un succès complet, tandis que moi je continue à veiller sur toi partout ! »

Le 20 novembre, arrivait de Berlin l’attaché militaire allemand, apportant une nouvelle lettre de l’empereur Guillaume, en date du 17 novembre. Un projet de traité entre la Russie et l’Allemagne, écrit tout entier de la main du Kaiser, y était joint. Dans sa lettre, le Kaiser conseillait hardiment de toucher au point le plus vulnérable pour la Grande-Bretagne et d’agir du côté de la frontière afghano-persane :

Je sais et suis informé que c’est la seule chose dont ils ont peur et que la crainte de ton entrée aux Indes par le Turkestan et en Afghanistan par la Perse est la vraie et la seule raison pour laquelle les canons de Gibraltar et la flotte britannique sont restés silencieux pendant trois semaines ! La frontière des Indes et l’Afghanistan sont les seuls points du globe où l’ensemble de ses flottes de guerre ne peut être utile à l’Angleterre et où ses canons sont impuissants à rencontrer l’envahisseur ! La perte des Indes serait un coup mortel pour la Grande-Bretagne !

En terminant, le Kaiser exprimait l’espoir que le comte Lamsdorff recevrait des ordres immédiats pour la conclusion du traité.

C’était la première fois qu’il mettait une telle insistance, non seulement à vouloir dévoiler les intrigues de l’Angleterre, mais aussi à démontrer au Tsar la nécessité de réagir contre elle. Si l’Allemagne pouvait, par les mains des Russes, affaiblir l’Angleterre et surtout si elle pouvait lui porter ce coup mortel dont parle l’Empereur, ses désirs seraient enfin réalisés ! N’ayant plus de concurrent redoutable, l’Allemagne se sentirait maîtresse de l’Europe. En attachant alors la Russie à son service, elle prétendrait à la domination mondiale ! Quelle perspective tentante, à faire tourner la tête de ce monarque qui se croyait le représentant de Dieu sur la terre et le chef d’une nation élue appelée, de préférence à toutes les autres, à dicter sa volonté à l’univers.

Le 22 novembre, le Tsar discuta avec le comte Lamsdorff la lettre du Kaiser. Le ministre trouvait les nouvelles propositions acceptables en principe ; mais il voyait un certain danger dans la précipitation avec laquelle Guillaume II voulait traiter l’affaire. Aussi était-il d’avis qu’il fallait lui écrire que le traité demandait à être médité et faire entre temps l’objet d’un sondage du Gouvernement français. Une occasion propice s’offrait précisément. L’ambassadeur de France venait de rentrer d’un congé ; il apportait une lettre du Président de la République à l’Empereur qu’il demandait à remettre personnellement.

A cette époque, le Gouvernement français était fort préoccupé de la manière dont notre escadre, en route pour l’Extrême-Orient, s’approvisionnait en charbon français. Le comte Lamsdorff suggéra alors à l’Empereur l’idée de profiter de l’audience de M. Bompard pour lui faire des ouvertures au sujet de la proposition allemande. En recevant M. Bompard, l’Empereur aurait pu lui dire que l’empereur d’Allemagne était en train de proposer à la Russie une alliance défensive ; que le Gouvernement impérial trouvait ces propositions avantageuses ; mais qu’il ne voulait pas les accepter sans avoir prévenu son alliée qui, à son tour, trouverait dans cette combinaison des avantages considérables. En effet, par son entrée dans cette nouvelle triplice, la France se prémunirait contre l’Allemagne et contre la Triplice ancienne qui perdrait toute sa valeur du fait même que l’Allemagne serait des deux. Si, malgré ces considérations, la France hésitait à se joindre à la combinaison proposée, la Russie aurait la conscience nette et les mains libres.

Lamsdorff estimait qu’une pareille déclaration aurait une grande autorité dans la bouche de l’Empereur ; mais, comme elle ne pourrait être prononcée qu’après la réception de la réponse du Kaiser, il serait préférable de faire dire à M. Bompard que, retenu par d’autres affaires, l’Empereur le recevrait au courant de la semaine prochaine.

L’Empereur partagea, en tous points, les opinions du comte Lamsdorff.

En quittant Sa Majesté, le ministre réitéra qu’il serait plus correct et plus prudent de prévenir la France que de l’inviter à s’associer à une combinaison déjà réalisée. La politique du « fait accompli » aurait froissé la France, tout en faisant le jeu du Kaiser.

Le 26 novembre, l’empereur Guillaume télégraphia de nouveau à Nicolas II, en le remerciant d’avoir résolu de ne rien dire à la France sur l’arrangement projeté sans son consentement. Il s’opposait décidément à ce que la France fût initiée aux négociations avant la signature du traité ; il craignait que, le cas échéant, la France n’en parlât à l’Angleterre, — to her friend, if not secret ally, — ce qui risquerait de provoquer une attaque de l’Angleterre et du Japon contre l’Allemagne, tant en Europe qu’en Asie :

Leur énorme supériorité maritime aurait vite le dessus sur ma petite flotte et l’Allemagne serait temporairement estropiée.

Tout l’équilibre général en serait bouleversé :

C’était mon désir spécial, — et autant que j’ai compris aussi ton intention, — de maintenir et de renforcer par un arrangement entre la Russie, l’Allemagne et la France cet équilibre mondial mis en danger... Une information préalable de la France mènerait à une catastrophe ! Si néanmoins tu penses qu’il est impossible pour toi de conclure avec moi un traité sans le consentement préalable de la France, il serait beaucoup plus sûr alors de s’en abstenir pour de bon. Certainement je serai tout aussi absolument discret sur nos pourparlers que toi-même. De même que tu en as informé seulement Lamsdorff, de même j’en ai parlé uniquement à Bülow qui m’a juré un secret absolu. Nos relations et sentiments réciproques resteront sans changement, tels qu’avant...

Dans la matinée du 27 novembre, le Tsar envoya ce télégramme au ministre, en le priant de venir à Tsarskoïé-Sélo à six heures de l’après-midi.

Les réflexions qu’inspiraient les suggestions du Kaiser et que le ministre ne manqua pas de soumettre à son souverain, étaient les suivantes :

« L’empereur d’Allemagne attache le plus grand prix à conclure le traité en dehors de la France et, voulant arriver coûte que coûte à ce but, il pèche même par l’absence de logique. En effet, pourquoi la France qui aurait tout lieu de se sentir offensée de ce que nous lui aurions caché nos négociations avec l’Allemagne et l’aurions invitée à se joindre à un traité déjà signé, pourquoi observerait-elle dans ce cas le secret ? Et pourquoi ne le ferait-elle pas, si au préalable nous l’avertissions amicalement ? »

Ensuite, le ministre protestait violemment contre l’obligation que voulait nous imposer le Kaiser de dénoncer le traité une année à l’avance. Un arrangement politique de cette portée, disait-il, n’est pas un traité de commerce qu’on peut s’engager à dénoncer à date fixe.

Enfin Lamsdorff avouait à son maître que, réflexion faite, il en était revenu de l’idée d’initier la France à nos négociations avec l’Allemagne par l’entremise de l’ambassadeur de la République, puisque Sa Majesté devait le recevoir sans trop de retard.

Quant à l’empereur Guillaume, le ministre était d’avis qu’on devrait lui expédier, au plus vite, quelques paroles calmantes, que suivrait une lettre circonstanciée, avec toutes les explications requises.

Le Tsar apprécia ces considérations et demanda au ministre de lui préparer pour le lendemain un projet de lettre qu’il enverrait aussitôt.

Rentré de Tsarskoïé-Sélo, le ministre me fit venir chez lui pour me dicter ce projet de la lettre et une notice explicative pour le Gouvernement français.

Voulant donner à l’Empereur la latitude de la rédaction finale, Lamsdorff avait intitulé le premier document : « Analyse de quelques lettres et télégrammes de l’empereur Guillaume » et le second : « Notice sur les communications très confidentielles qui pourraient être faites au Gouvernement français. »

Les deux documents, copiés par moi dans la nuit, furent expédiés à Tsarskoïé-Sélo le 28 novembre de grand matin.

Voici les idées principales du premier document, autant que je me les rappelle :

« Les liens d’intime amitié entre les souverains de Russie et d’Allemagne et les relations traditionnelles entre les deux Empires voisins offrent une garantie suffisante de leur solidarité et de leur parfaite entente, lors même que celle-ci ne serait scellée par aucun document. Il est plus difficile d’y associer la France, dans la mesure où son adhésion semble désirable. L’empereur d’Allemagne croit que la France penche du côté de l’Angleterre au point d’être même « son alliée secrète. » Cette supposition n’est cependant pas confirmée par les données très positives que nous avons sur les vues de notre alliée... L’empereur d’Allemagne pense que, pour décider le Gouvernement français à exercer une action modératrice sur l’Angleterre, il faudrait lui révéler l’existence d’un traité en bonne et due forme, conclu entre l’Allemagne et la Russie... Nous croyons, au contraire, que pour amener la France à faire cause commune avec la Russie et l’Allemagne, il faudrait prudemment la rendre solidaire de leurs intentions essentiellement défensives et pacifiques. Dans ce dessein, il serait désirable que la Russie, amie et alliée, agissant non par intimidation et contrainte, mais par persuasion, pût initier la France et la sonder suivant l’ordre d’idées exposé dans la notice ci-jointe. Cette démarche préalable, si elle était faite avec les précautions voulues, ne pourrait qu’inspirer à la France le secret absolu qui lui serait recommandé. Tel ne serait pas le cas devant un traité signé à son insu et auquel on l’inviterait à se conformer. Cette mise en demeure de « prendre ou de laisser » risquerait plutôt de la jeter dans les bras de l’Angleterre... Nous estimons que le meilleur moyen de lui faire accepter le projet si admirablement conçu par l’empereur Guillaume serait de la gagner d’abord amicalement à l’ensemble de cette grande pensée politique et de l’associer ensuite à ses détails. »

Les arguments de la notice portaient :

« L’attitude malveillante et même arrogante que le Gouvernement britannique, dominé par une presse et une opinion publique dévoyées, croit pouvoir adopter de plus en plus fréquemment à l’égard des autres Puissances, nous a inspiré, à l’empereur Guillaume et à moi, la crainte que la paix de l’Europe me soit spontanément troublée par quelque incident minime, que l’outrecuidance anglaise ferait fatalement dégénérer en un conflit. Afin de conjurer ce péril, nous jugerions utile de conclure un arrangement exclusivement défensif, qui assurerait réciproquement aux deux Empires voisins l’appui énergique de l’un, si l’autre était attaqué par une tierce Puissance européenne. Un accord de ce genre, dont les détails seraient à déter- miner, semblerait pouvoir servir de frein efficace contre une puissance qui se croit à l’abri de tout danger, lors même qu’elle méconnaît les droits des autres, et qui ne se sent obligée à aucun égard envers eux. Nous n’avons pas voulu cependant réaliser ce projet sans y avoir préalablement initié la France et sans lui avoir proposé de s’y associer.

« Cet accord à trois, dont l’immense valeur serait particulièrement relevée par les circonstances actuelles, créerait une situation politique qui évidemment ne serait pas défavorable à la France ; elle pourrait servir en même temps à la consolidation de la paix, que la Russie et son alliée tiennent à maintenir en Europe, dans leur propre intérêt autant que dans celui de l’humanité entière. L’obligation d’un secret absolu est évidente. »

Sa Majesté approuva complètement les considérations formulées dans les deux documents précités et rédigea, sur leur base, une lettre qui partit pour Berlin le 7 décembre. Cette missive se croisa en route avec une autre lettre que l’empereur Guillaume avait adressée, entre temps, au Tsar et qui arriva à Saint-Pétersbourg le 9 décembre.

C’était le jour de la fête militaire de Saint-Georges. Rentré de la cérémonie traditionnelle du Palais, l’Empereur appela auprès de lui le ministre. Sa Majesté paraissait agitée et elle s’empressa de lire à haute voix la lettre qu’elle venait de recevoir.

L’empereur Guillaume insistait sur la campagne que les Anglais menaient contre l’Allemagne à propos de l’approvisionnement de notre escadre de la Baltique en charbon. Il ajoutait que, tout en ne voulant pas trop presser la réponse à sa proposition de traité, il devait cependant exiger la garantie qu’il ne serait pas laissé sans secours, au cas où l’Angleterre et le Japon lui déclareraient la guerre pour avoir fourni du charbon à notre flotte. S’il n’obtenait pas l’assurance formelle que, le cas échéant, la Russie se battrait avec lui « épaule contre épaule, » il serait obligé, a son grand regret, de suspendre immédiatement l’approvisionnement de notre escadre en charbon.

On comprend qu’il y avait lieu d’être inquiet, en raison de cette insistance qui ne s’arrêtait devant rien, pas même devant des menaces, pour entraîner la Russie et pour la mettre aux prises non seulement avec l’Angleterre, mais aussi et surtout avec la France, son amie et alliée !

Après discussion, l’Empereur décida de télégraphier à Berlin que les deux lettres s’étaient croisées en route et que la sienne contenait toutes les explications nécessaires.

Le 11 décembre, arriva le télégramme suivant de l’empereur Guillaume :

Ta lettre du 7, pour laquelle mes meilleurs remerciements, s’est justement croisée avec la mienne de la même date. Nous devons avant tout arriver à un arrangement permanent sur la question du charbon. Cette question devient tous les jours de plus en plus urgente. Aujourd’hui encore des nouvelles sérieuses me sont parvenues de Port-Saïd et de Cape-Town ; maintenant il n’y a plus de temps à perdre. Aucune troisième Puissance ne doit entendre même un chuchotement sur nos intentions, avant que nous ayons conclu une convention sur les affaires de charbon, sans quoi les conséquences seraient très dangereuses. — J’ai une entière confiance en ta loyauté.

WILLY.


A ce télégramme Nicolas II répondit aussitôt qu’il acceptait de conclure sans retard une convention sur la question du charbon et que Lamsdorff s’entendrait à cet égard avec l’ambassadeur d’Allemagne, le comte Alvensîeben.

Le même jour, le comte Alvensîeben remettait au comte Lamsdorff un aide-mémoire, où il était dit que l’Angleterre accusait l’Allemagne d’enfreindre la neutralité en fournissant du charbon à notre flotte et que, pour continuer l’approvisionnement, l’Allemagne devait être sûre que la Russie lui porterait un secours armé, si elle était attaquée par le Japon ou par le Japon soutenu par l’Angleterre. En remettant l’aide-mémoire, l’ambassadeur sollicitait une réponse aussi prompte que possible.

Il obtint toute satisfaction ; car, dès le lendemain, le comte Lamsdorff lui déclarait que « le Gouvernement impérial de Russie s’engageait formellement à faire cause commune avec l’Allemagne, si elle était attaquée par le Japon ou par l’Angleterre pour avoir fourni du charbon à l’escadre russe. »

Aussitôt cette décision prise, Nicolas II la télégraphia personnellement à l’empereur Guillaume.

Le 21 décembre, le Kaiser lui répondit :

Très cher Nicky,

Sincères remerciements pour ta bonne lettre et les deux télégrammes, ainsi que pour ton aimable ordre de régler la question du charbon. Certainement nous ne pouvons pas prévoir aujourd’hui, si ta déclaration faite par ton Gouvernement sera suffisante pour obvier à toutes les complications qui peuvent surgir. Toutefois, je n’ai aucune intention d’exercer sur toi une pression pour obtenir une solution qui pourrait te paraître indésirable. En toutes circonstances nous resterons de vrais et loyaux amis. Mon avis sur l’arrangement est toujours le même ; il est impossible de mettre la France dans notre confidence avant que, nous deux, nous ne soyons arrivés à une entente définitive. Loubet et Delcassé sont sans doute des hommes d’État expérimentés. Mais comme ils ne sont ni princes, ni empereurs, je suis incapable de les placer, dans une question de confiance comme celle-ci, sur le même pied que toi, mon égal, mon cousin et ami. C’est pourquoi, si tu penses qu’il est obligatoire de faire connaître à la France nos négociations avant que nous ne soyons arrivés à un arrangement définitif, je considère qu’il vaut mieux pour toutes les parties intéressées de continuer, dans les conditions actuelles d’indépendance mutuelle, aussi longtemps que le permettra la situation. J’espère fermement et crois qu’étant profitables à chacun de nous, nos espérances pourront être réalisées non seulement pendant la guerre, mais aussi après, lors des négociations de paix, vu que nos intérêts en Extrême-Orient sont identiques à plus d’un point de vue. — Je te souhaite à toi et à Alice, de tout mon cœur, un joyeux Noël et une heureuse nouvelle année ; puisse la bénédiction du Seigneur être sur vous tous, sans oublier le garçon. Avec mes sincères amitiés pour Alice, je reste, très cher Nicky, ton ami et cousin toujours très affectionné et dévoué.

Willy.

L’année 1905 commença tristement.

La persistance de nos défaites en Mandchourie avait suscité, à travers tout l’Empire, un mouvement révolutionnaire. On ne peut plus douter que les éléments subversifs aient été encouragés par l’or allemand et les intrigues allemandes. Le jeu criminel auquel les Allemands ont eu recours pendant la grande guerre de 1914 s’est joué en petit, dès 1904

Le 22 janvier fut un jour sinistre.

Dès le matin, une vive émotion se faisait sentir en ville ; elle avait atteint le point culminant au moment où une procession d’ouvriers, précédée par le prêtre Gapone et portant des images saintes et des portraits du Tsar, fut arrêtée devant le Palais d’Hiver. Dans plusieurs endroits de la ville, on avait tiré contre les ouvriers et on les avait refoulés par des charges de cavalerie. Des fenêtres de mon appartement au ministère des Affaires étrangères, j’avais pu observer les salves d’infanterie qui partaient du Pont des Chantres, du Palais Strogonoff, du square de l’Amirauté. C’était pitié de voir que des gens, hommes, femmes et enfants, étrangers à la démonstration et perchés en simples curieux sur les grilles du square, tombaient comme des moineaux. Il était dangereux de circuler dans les rues, dont quelques-unes étaient barrées, tout comme les ponts de la Neva qui réunissaient la ville aux faubourgs.

Ce n’est que le soir que je pus sortir, et encore pas autrement que muni d’un laissez-passer spécial qui me fut délivré par le commandant d’un peloton des chevaliers-gardes appelé à protéger le ministère des Affaires étrangères contre les assauts éventuels.

Le 24 janvier, le comte Lamsdorff se rendit à Tsarskoïé-Sélo. pour son « rapport » hebdomadaire à l’Empereur. Leur travail terminé, Nicolas II lui demanda si le « siège » du ministère des Affaires étrangères avait pris fin. Le ministre répondit franchement :

— Votre Majesté ne sait pas et ne peut pas s’imaginer combien l’événement fut grave et douloureux. Il est navrant que le sang innocent ait coulé, le sang de pauvres gens qui n’étaient fautifs en rien et qui furent trompés par les meneurs. Encouragés par ces derniers, ils sont venus en toute confiance, se croyant autorisés par vous, pour vous exposer leurs besoins. On leur avait dit qu’ils seraient entendus par Votre Majesté et ils en étaient sûrs. Leurs sentiments n’étaient pas mauvais ; la preuve en est dans les icônes et les images de Votre Majesté qu’ils portaient processionnellement. Au lieu de cela, ils ont été reçus par des feux de salve. L’irritation est si forte que vous seul, Sire, vous pourriez la calmer par une parole de compassion et de consolation ; personne ne saurait croire qu’étant à deux pas de la capitale, vous ignorez ce qui s’y passe. Le Gouvernement est actuellement en désarroi. Votre Majesté a daigné donner au peuple de belles promesses et faire paraître des manifestes qui, ayant rempli tout le monde des meilleures espérances. sont restés lettre morte. À cause de cela, nous autres, vos ministres, nous n’avons aux yeux du peuple aucun prestige, aucune force ; on ne nous croit plus. Il est heureux que le peuple ait gardé son amour pour vous et qu’il ait conservé une confiance inébranlable en votre personne. De grâce, laissez tomber du haut du trône quelques paroles de paix et de soulagement. Dites que vous regrettez ce qui est arrivé, que vous déplorez le sang versé et que vous voulez à tout prix établir les responsabilités, en prenant jusque-là sous votre haute protection, tous ceux qui veulent travailler et en châtiant sans pitié les meneurs.

Cette prière produisit sans doute quelque impression sur l’Empereur ; car, après d’autres sujets de conversation, il y revint, en disant qu’il préférerait que son nom ne fût pas mêlé à cette affaire.

Lamsdorff insista courageusement :

— Seule, une intervention personnelle de Votre Majesté peut encore réparer le mal qui a été fait.

Comme résultat de cet entretien, on publia, le 26 janvier, un communiqué officiel qui était une espèce de compromis entre les idées de l’Empereur et celles du comte Lamsdorff.


Entre temps, la situation de nos armées en Mandchourie devenait chaque jour plus périlleuse.

Notre dernier espoir était dans la flotte que l’amiral Rojdestvensky amenait d’Europe. Le 16 mai, nous apprenions l’irréparable désastre de Tsoushima.

L’heure était singulièrement propice pour les desseins de l’empereur Guillaume.

Le 30 août, l’empereur Nicolas, qui résidait alors à Péterhof, venait de recevoir le rapport du comte Lamsdorff. Il était sept heures et demie du soir ; le crépuscule tombait. Un domestique entra pour allumer les lampes. L’Empereur tira de son bureau un papier, en disant :

— J’ai quelque chose à vous communiquer, comte. Si je ne l’ai pas fait jusqu’à présent, c’est que j’étais lié par ma parole d’honneur.

Le papier qu’il tenait à la main était le trop fameux traité que l’empereur Guillaume lui avait fait signer subrepticement à Björko, le 24 juillet précédent.

Sa Majesté poursuivit :

— Après une longue conversation amicale qui avait porté uniquement sur nos affaires de famille, l’empereur Guillaume me prit à part et se mit à me démontrer combien il serait important, pour la paix générale, que la Russie et l’Allemagne signent un arrangement qui les obligerait à s’entr’aider en cas de complications européennes et il m’a proposé de signer un texte qu’il avait sur lui tout prêt. N’y voyant rien d’inacceptable pour nous, j’ai acquiescé au désir de l’Empereur. Comme il n’y avait pas de ministres des Affaires étrangères auprès de nous, l’empereur Guillaume a fait venir Tchirsky, qui se trouvait à bord en qualité de son secrétaire diplomatique. Celui-ci s’est présenté avec un grand portefeuille sous le bras et c’est lui qui a contresigné la signature du Kaiser au bas du texte. L’exemplaire double qui est resté chez moi a été copié par mon frère, le grand-duc Michel, sur une feuille de papier à en-tête de mon yacht Standart. Ma signature a été contresignée par l’amiral Birileff qui était là. Bien qu’il n’ait pas été spécifié que l’arrangement fût secret, l’empereur Guillaume m’a prié cependant de n’en souffler mot à personne jusqu’à la signature de la paix avec le Japon. Voilà pourquoi je ne vous en ai pas parlé plus tôt. Maintenant, l’empereur Guillaume me prie de faire connaître notre accord au Gouvernement français.

Et l’Empereur tendit le document au ministre.

Ebahi, stupéfait, Lamsdorff demanda à Sa Majesté de lui donner le temps nécessaire pour trouver une issue à cette horrible impasse.

Sans parler des procédés auxquels l’empereur Guillaume avait recouru pour obtenir la signature de son « Impérial ami, » il était manifeste que l’accord était dirigé contre la France, notre alliée.

Ayant échoué dans ses démarches insidieuses de l’année précédente, grâce à l’intervention du comte Lamsdorff, le Kaiser croyait cette fois jouer à coup sûr. Sachant que Nicolas II faisait sa croisière habituelle dans les eaux finlandaises, il lui avait annoncé par télégraphe son intention de venir le voir, et il l’avait supplié de laisser à cette entrevue un caractère tout familial.

Puis, convaincu que, pour réussir, il faut toujours agir sans donner à son adversaire le temps de réfléchir, il était arrivé à Björko avec un document tout prêt, en poche, et il avait pris l’empereur Nicolas II tellement au dépourvu que c’était le grand-duc Michel qui avait dû s’improviser copiste.

J’ai conservé durant des années, dans les archives ministérielles les plus secrètes, cette petite feuille de papier à en-tête du yacht Impérial sur laquelle étaient copiés, de la main du grand-duc, les quatre articles de l’arrangement paraphé par les deux Empereurs.

Etant dirigé contre la France et tout au profit de l’Allemagne, cet arrangement ne nous attribuait en échange aucun avantage.

L’article premier de l’arrangement portait : Au cas où l’un des deux Empires serait attaqué par une Puissance européenne, son allié l’aiderait en Europe de toutes ses forces de terre et de mer. D’où se dégage inévitablement la conclusion suivante : Au cas d’une guerre entre Allemands et Français, — par exemple, pour les affaires marocaines dont l’Allemagne se servait toujours pour provoquer la France, — la Russie devrait faire cause commune avec l’Allemagne contre son alliée !

En s’assurant cet avantage, l’Allemagne ne nous donnait rien en échange. En effet, aux termes du traité, elle ne devait aider la Russie qu’en Europe ; or, si la Russie avait à craindre un conflit, ce n’était pas en Europe, mais plutôt en Orient, où l’Allemagne était libre vis à vis d’elle de toute obligation.

Dirigé contre la France et l’Angleterre, l’arrangement de Björko mettait la Russie entièrement à la merci de l’Allemagne ; car il était à prévoir que jamais les Français ne consentiraient à s’y joindre et que notre crédit en France en souffrirait irréparablement.

Mais le plus tragique de la situation était que les engagements signés par l’Empereur à Björko étaient en pleine contradiction avec tous ceux qui nous liaient à la France.

Rentré de Péterhof avec le traité de Björko dans son portefeuille, le comte Lamsdorff me confia, tout chaud, ce qu’il venait d’apprendre et me demanda de lui apporter le dossier secret de l’Alliance franco-russe.

Ce dossier en main, le ministre passa la majeure partie de la nuit à rédiger, pour l’Empereur, une note résumant tous les motifs qui nous interdisaient de ratifier le pacte de Björko ; il prépara, en même temps, un projet de dépêche pour M. Nélidoff, notre ambassadeur à Paris.

Les deux documents furent envoyés, le lendemain matin, à Sa Majesté qui les approuva entièrement.

Un courrier spécial emporta la dépêche : elle mettait M. Nélidoff au courant de la situation et, invoquant sa grande expérience, elle lui laissait le soin d’apprécier si le Gouvernement français pouvait être prudemment sondé sur son adhésion éventuelle au traité de Björko.

Dans sa réponse, arrivée le 11 septembre, M. Nélidoff excluait absolument la possibilité de faire un sondage auprès du Gouvernement français quant à son adhésion à un arrangement russo-allemand. Aussitôt reçue, cette réponse fut transmise à l’empereur Nicolas, qui la renvoya sans aucune annotation.

Le lendemain, le comte Lamsdorff écrivit à Sa Majesté une lettre dans laquelle, en usant de la plus grande franchise, il déclarait ne pouvoir comprendre comment on pouvait promettre simultanément la même chose à deux Gouvernements dont les intérêts étaient antagonistes ; il appelait enfin l’attention de l’Empereur sur le danger que présenterait un rapprochement trop étroit avec l’Allemagne qui n’avait en vue que de mettre la main sur nous, en nous brouillant avec la France.

Quand le comte Lamsdorff revit Sa Majesté quelques jours plus tard, Elle lui dit :

— Je n’ai pas compris comme vous le traité de Björko. En le signant, je n’ai pas cru, un seul instant, que mon accord avec l’empereur Guillaume pouvait être dirigé contre la France ; c’est juste le contraire ; j’avais toujours en vue d’y associer la France.

Le ministre n’hésita pas à répondre :

— Sire, ce traité est une violation flagrante de la promesse que l’empereur Alexandre III a faite à la France de la soutenir par les armes, précisément au cas d’une guerre avec l’Allemagne. Les Français, en apprenant l’existence de cet arrangement, seraient en plein droit de dire que nous les avons trahis. Personnellement, je n’ai aucun engouement pour les Français, mais je tiens à notre alliance avec eux comme à un contre-poids contre l’Allemagne. Dès que les Allemands seraient assurés de leur entente avec la Russie, ils ne seraient que trop heureux de l’annoncer à la France, en nous faisant passer pour des alliés infidèles. L’empereur Guillaume tient beaucoup plus à nous brouiller avec la France qu’à être soutenu par notre armée qui est occupée en Extrême-Orient ou par notre flotte qui est au fond de la mer.

— Non, reprit le Tsar, non. L’empereur Guillaume est sûrement sincère !

On sait, par tous les documents publiés au cours de ces dernières années, comment l’empereur Nicolas a peu à peu réussi à se dégager des obligations que l’empereur Guillaume a voulu lui imposer. On ne louera jamais assez le courage et le dévouement que déploya le comte Lamsdorff pour éclairer alors son souverain et le libérer des engagements qu’il avait souscrits.

Je ne saurais clore ces lignes sans dire encore quelques mots de l’entrevue de Björko.

Il y a des personnes qui sont portées à voir de la duplicité, de la part de l’empereur Nicolas, dans tout ce qui s’est passé pendant cette entrevue. Ce serait une erreur aussi injuste qu’impardonnable.

Aucun soupçon de duplicité ne saurait effleurer la mémoire de l’Empereur !

N’a-t-il pas dit lui-même au comte Lamsdorff : « Je n’ai pas cru un seul instant que mon accord avec l’Empereur d’Allemagne pouvait être dirigé contre la France. »

D’autre part, n’avons-nous pas entendu ce même comte Lamsdorff rejeter avec indignation tout reproche de manque de loyauté de la part du Tsar, et répondre au comte Witte : « Naturellement Sa Majesté connaissait les engagements pris par la Russie vis à vis de la France ; mais, n’ayant pas les textes sous la main et ahuri par l’empereur Guillaume, Elle n’a pu se souvenir exactement de leur contenu. » [3]

La loyauté de l’empereur Nicolas est hors de tout soupçon. Mais si, malgré toute évidence, il y avait encore des malveillants qui voudraient voir dans la page historique de Björko ce qu’elle ne contient pas, ils n’ont qu’à penser à la fin tragique de cet Empereur-Chevalier qui a préféré sceller de la mort la fidélité à ses engagements plutôt que d’accepter la liberté que lui offraient les Allemands.


ALEXANDRE SAVINSKY.

  1. Rohrbach.
  2. « Puisse la bénédiction de Dieu reposer sur les intentions des deux hauts Potentats et puisse le robuste groupe à trois, — Russie, Allemagne, France, — aider à maintenir toujours la paix de l’Europe ! Que Dieu le veuille ! »
  3. Mémoires du comte Witte.