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Guillaume Tell, pages d’histoire littéraire et musicale

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GUILLAUME TELL
PAGES D'HISTOIRE MUSICALE

Parmi tant de démentis qu’il a été donné au génie d’infliger à la critique, je ne crois pas qu’il en existe un plus superbe que la partition de Guillaume Tell. C’est d’une ironie colossale et charmante à la fois. Vous diriez le génie même de la musique se servant de l’intermédiaire de Rossini pour jouer aux aristarques de tous pays, aux jugeurs émérites, le tour le plus spirituel, le plus malin. De 1811 à 1832, de Tancredi à la Semiramide, au Siège de Corinthe, au Comte Ory, un grand musicien avait fait époque au théâtre ; sur cet homme, sur ses ouvrages, toutes les formules de l’enthousiasme et du dénigrement semblaient épuisées ; les partis, après avoir pris pour champ de bataille le terrain de son activité dévorante, s’étaient peu à peu modérés, et de tant de luttes passionnées, de panégyriques violens et d’attaques furieuses, une opinion, s’était dégagée, consentie de tous les bons esprits et paraissant définitive. Entre le « Hélios italien » d’Henri Heine et le « confiseur welche » de Weber commençait à se dessiner un Rossini vrai, ou que du moins on croyait tel : le mélodiste, le coloriste par excellence, l’enjôleur sans rival, ayant pour le tragique ainsi que pour le comique sa phraséologie qui lui est propre, et s’en servant dans ses ouvertures, dans ses finales, dans ses airs, ses duos, tous invariablement taillés sur la même coupe : l’allegro du début plus ou moins sentimental et dialogué selon la circonstance, puis l’andante large et développé, puis l’allegro vivace pour finir, le tout entremêlé, enguirlandé de brillantes arabesques, reliant l’un à l’autre par de faciles procédés les divers fragmens du morceau. Ce Rossini de 1833-34, tel que les portraits nous le représentent, sceptique, gouailleur, un peu cynique, avec son bonnet sur l’oreille, préconisé des Stendhal, des Jacquemont, et dont le génie, en apparence négligent, paresseux, semble alors ne se traduire que par ces mots tout caractéristiques du prince dans le duo de Cenerentola : una grazia, un certo incanto, ce Rossini tout sens et tout esprit, ce viveur promenant en soi par le monde sa Campania felix, riche et voulant jouir, complet par le Barbier, un chef-d’œuvre déjà classique, — soudain se retourne et montre au siècle un nouveau masque. Mystifier ainsi son monde n’est certes pas d’un bouffon ordinaire. Et tant de braves gens dont le siège était fait, que vont-ils dire ? Stendhal tout le premier, qui trouvait Otello de la musique trop allemande ! On voit d’ici le désarroi, l’effarement de ces professeurs, censeurs et connaisseurs en possession de la plus inutile des théories, d’une algèbre qui, stérile entre leurs mains, devenait tout à coup pour le génie une source vive de régénération. Ce qu’ils n’avaient voulu reconnaître, ces pédans, ces envieux ayant à leur tête le bonhomme Berton, c’est que les maîtres, les Rossini, les Véronèse, ne sauraient pécher par ignorance. Ces principes mathématiques, cet art sacré des quantités, l’auteur du Barbier et de la Gazza, de l’Italiana in Algieri, de la Semiramide et du Comte Ory les possédait aussi bien, sinon mieux, que tous les grammairiens, et philistins ébouriffés qui lui faisaient une guerre de participes, ne pouvant lui en faire d’autre ; seulement dans cette hâte, ce tourbillon qui l’emportait dans ce besoin fiévreux, incessant, d’écrire, il oubliait d’être correct, il se sentait trop de musique dans la tête pour user son temps à caresser des modulations, à coqueter avec des harmonies. Parachever, limer, montrer son art aux curieux, n’était point son affaire, non qu’il ignorât tout ce qu’un maître doit savoir, mais parce qu’il ne voulait se donner tant de peiné. Qu’avait-il d’ailleurs besoin de s’y appliquer ? Les divers publics avec lesquels il s’était jusque-là trouvé en rapport ne cessaient d’accourir, d’applaudir, de lui témoigner leur enthousiasme, preuve, je suppose, qu’ils étaient contens de ce qu’on leur donnait et n’en demandaient pas davantage.

À Paris, les circonstances changeaient d’aspect ; les demi-succès du Siège de Corinthe, de Moïse, du Comte Ory, furent des leçons dont un esprit aussi ouvert, aussi avisé que le sien, sut profiter. « Il leur faut autre chose, se dit-il, pensant à Gluck, à Beethoven ; le rossinisme est usé, Rossini, non pas, nous le leur montrerons bien ! » Goethe, dans ses annotations au Neveu de Rameau, parlant de Voltaire, le caractérise ainsi : « du génie, de l’élévation, du naturel, du talent, du mérite, de l’esprit (du bel et du bon), de la sensibilité, du sentiment, du goût, de l’intelligence, de la droiture, de l’habileté, de la variété, de l’abondance, de la richesse, de la chaleur, de la grâce, de la vivacité, de la finesse, le don de plaire, du brillant, de la saillie, du piquant, de la délicatesse, de l’ingéniosité, du style, de la versification, de la correction, de l’élégance, de l’harmonie ! » On le voit, tout y est, oui tout, excepté la profondeur dans la pensée et le parfait dans l’exécution. Ne semble-t-il pas quelle compliment avec ses restrictions pourrait également s’appliquer à Rossini ? Rayons le mot de versification, dont l’éloge d’un musicien n’a que faire, à la place écrivons mélodie, et la brochette de substantifs va merveilleusement s’adapter à la boutonnière du Rossini de Zelmire, de Ricciardo, de la Cenerentola et du Barbier ; mais un moment, voici Guillaume Tell, et soudain la restriction perd ses droits. Guillaume Tell, c’est-à-dire tout ce que Goethe accorde à Voltaire et aussi ce qu’il lui refuse, — Guillaume Tell, la profondeur dans la pensée et le fini, le parfait dans l’exécution ! Escrimez-vous ensuite à la bagatelle, faites des portraits, classez, étiquetez, pour qu’à la dernière heure une évolution imprévue vous mette dans cette alternative, ou de laisser subsister un crayon ridicule, ou de reprendre l’étude sur nouveaux frais et de vous contredire agréablement. « C’est un homme plus usé que je ne le croyais, écrit Victor Jacquemont à propos du Siège de Corinthe (11 octobre 1826)[1], car cette musique est un échantillon de ce qu’il peut faire, elle est presque toute nouvelle. Rossini ne me semble plus qu’un admirable arrangeur ! La musique du Siège de Corinthe est volée de l’Italiana, du Tancredi, de la Donna del lago et de Semiramide ; il a fait comme les voleurs qui gâtent les objets qu’ils ont volés, afin qu’on ne les reconnaisse pas sur eux ! » Un arrangeur ! voilà ce qu’était Rossini pour l’ami des Beyle et des Mérimée, pour l’un des esprits les plus équitables, les plus au fait du moment. Un arrangeur admirable sans doute et auquel il reste encore le mérite « que dans son tapage étourdissant il n’y a point de charivari ; l’oreille distingue dans cette masse de sons des chutes d’accords qui ne sont point de la mélodie, du chant, mais qui plaisent néanmoins. Il fait encore valoir avec un art que lui seul possède le plus petit motif, la page la plus courte. » Et nous sommes à la veille de Guillaume Tell, et cet homme usé, cet arrangeur, sans même se recueillir, s’isoler de ses amis, de la vie du monde, sans quitter son boulevard, va donner au siècle un vrai tour de son métier, sa plus grande merveille et sa plus sublime ironie ! C’est à ce point étrange et miraculeux qu’on se rappelle involontairement la légende des béquilles de Sixte-Quint : évolution instantanée, transformation dont l’histoire de l’art n’offre peut-être pas un autre exemple. Qu’après ce gigantesque effort Rossini se soit tu, quoi de plus naturel ? Si la vocation d’un pareil génie pouvait être jamais sérieusement contestée, ce qui s’est passé là suffirait pour la démontrer. Avoir, aux environs de quarante ans, parcouru la plus féconde et la plus brillante des carrières, et, quand tous vos contemporains vous croient au terme, réapparaître soudainement avec un de ces chefs-d’œuvre qui, tout en couronnant, fermant le glorieux passé, pourraient tout aussi bien inaugurer une vie nouvelle ! En savons-nous beaucoup de musiciens ayant mené à fin cette aventure ? Le Rossini du Barbier et d’Otello était une individualité déjà bien grande, le Rossini de Guillaume Tell en est une autre, et je doute qu’à celle-là, le sublime bourru Beethoven eût tourné le dos. J’ai raconté ici même comment Rossini, au plein de ses premiers triomphes, traversant Vienne, Beethoven refusa de recevoir sa visite ; mais cet honneur qu’on affectait de dédaigner de philosophe à muscadin, rien ne me dit que le grand maître, s’il eût vécu encore à cette époque, ne l’eût pas recherché lui-même de l’auteur de Guillaume Tell.

C’est marquer le degré de la transformation ; du Rossini des anciens jours, le souffle seul subsiste, la période riche, abondante, coulant à pleins bords en ses méandres, et qui dans le finale du troisième acte, par exemple, avec cette magnifique phrase de Mathilde que soutient l’ensemble, rappellera, mais sans imitation et uniquement pour l’ampleur du discours, le beau mouvement du trio de Ricciardo e Zoraïde. Quant au reste, tout est neuf et d’inspiration originale ; le contraste va même si loin par instans qu’on croirait à un effet voulu, si la nature toute spontanée du maître n’excluait l’idée de combinaison dans ces beautés d’un ordre parfaitement inattendu, mais que la divination du génie d’ailleurs explique. J’ai parlé de la profondeur de l’idée, de la perfection de la forme. Où trouver dans les autres ouvrages de Rossini cette simplicité, ce pittoresque, ce romantisme ? Un homme d’esprit, voulant caractériser les diverses manières de sentir des deux pays, a dit : Un Italien, quoi qu’il fasse, ne verra jamais dans une forêt, si mystérieuse, profonde et solitaire qu’elle soit, qu’un vaste chantier de bois de construction et de chauffage, tandis que d’autre part, aux yeux d’un Allemand, le tumulte d’un carnaval romain passera toujours pour l’insupportable vacarme d’une bande échappée de la maison des fous. — Il faut alors qu’il y ait des exceptions, car voici un Italien qui, après avoir vécu des années dans le culte et la tradition de l’opéra seria, qui n’est et ne fut jamais autre chose que la tragédie française traduite en musique, — voici un Italien qui du jour au lendemain se met à sentir la nature, à la rendre, localise son dessin, sa couleur, comme un Weber pourrait le faire, et compose un tableau, oui, un tableau, je dis bien, le tableau musical de la Suisse, une manière de symphonie pastorale en forme de grand opéra ; où la légende de Guillaume Tell n’intervient que pour mieux aider à l’échafaudage du sublime paysagiste, où la tyrannie joue simplement le rôle du loup ou de toute autre bête fauve quelconque ayant sa tanière dans le creux d’un ravin. Ce sens du pittoresque se révèle dès l’ouverture. A peine cet admirable andante des violoncelles a-t-il indiqué, posé le lieu de la scène, tout de suite l’orage menace, gronde, éclate, mugit ; cette force terrible, effrénée, qui du sein des profondeurs soulève le lac, c’est le föhn. Ici, la critique, avouons-le, dresse l’oreille, surtout si c’est au Conservatoire, entre Mozart et Beethoven, qu’on exécute cette ouverture ; tout cela semble en effet peint à trop grands traits, à coups de brosse, comme un décor de théâtre. N’importe, insensiblement l’orage se calme et la pastorale commence ; « je vois les plaines de Schwitz que baigne la pure lumière du soleil. » C’est le lever de rideau du drame de Schiller. Et cette cavatine de Mathilde au second acte, qui jamais eût soupçonné que Rossini fût capable d’une pareille inspiration ? Solitudes immenses de la montagne, sombres forêts, on croit entendre votre voix, et les roulemens sourds des timbales, répétés par intervalles, nous arrivent des profondeurs de l’orchestre comme le bruit lointain de quelque avalanche qui s’écroule. Quelle couleur dès le début de cette scène ! Vous êtes sur le plus haut pic du Rütli, vous en respirez le calme, le silence, l’horreur et la sérénité nocturnes :

Morne sérénité des voûtes azurées !


De tout ce qui jusqu’alors avait caractérisé les ouvrages de Rossini, plus rien, plus absolument rien de ses premières manières, plus un trait. Une amplitude, une richesse de formes inusitée, le soin du détail, l’élégance maintenue dans la magnificence de l’ensemble ! Adieu roulades et cadences, tout le vieux train banal, toutes les ritournelles d’autrefois ! Les mélodies elles-mêmes ont changé leur coupe, leur allure, et de l’air de famille semblent n’avoir gardé que l’attrayante et fière vigueur, la splendide coloration. Quant aux récitatifs, c’est assurément le plus beau langage qu’on puisse entendre, éloquent, pathétique et noble, trop noble peut-être et trop haut monté sur son style ; car, s’il convient à la fille des rois et des empereurs de ne jamais déroger, tout le monde ici n’est pas la princesse Mathilde, et ces colporteurs de la montagne, ces éleveurs de bestiaux, ces nourrisseurs et ces bûcherons parlant imperturbablement la langue des héros vous fatiguent à la longue. On en veut à tous ces honnêtes bergers de ne pouvoir consentir à s’appeler autrement que des pasteurs, et de tant invoquer l’hymen quand ils se marient. Lorsque Guillaume Tell fut donné, le style noble florissait encore à l’Opéra dans toute sa pompe. C’était de même à la Comédie-Française. On ne disait pas une flèche, on disait un trait ; tuer quelqu’un, c’était l’immoler à sa juste colère ! Et l’avalanche elle-même n’osait se montrer sur les montagnes de l’Helvétie qu’à la faveur d’une de ces bonnes épithètes à tout faire, toujours prêtes à se rendre utiles. L’avalanche tout court, inadmissible dans le genre noble, tandis que l’avalanche homicide, à la bonne heure ! « Doit-on dire au milieu des combats ou au sein des combats ? » grave question, qui préoccupait les Lemière, les Jouy. Guillaume Tell, ne l’oublions pas, se rattache au système de la grande tragédie française, système qui ne plaisante point, ainsi que chacun sait, et veut le sublime continu, comme M. Richard Wagner veut la mélodie continue. Les Huguenots au contraire relèvent de la tradition romantique ; l’un est un opéra cornélien plus admirable encore qu’admiratif, l’autre, non moins admirable, mais moins tendu, n’en veut qu’à Shakspeare.

Trop sublime, Guillaume Tell parfois ennuie. On homme de l’esprit le plus net, le plus avisé, le plus incisif, Loève-Veimars, dont on ne parle point assez, me disait un jour : « Nous aimons, vous et moi, Guillaume Tell, et savons ce que vaut ce chef-d’œuvre ; seulement il y a cette différence que vous ne goûtez, vous, que la musique, tandis que moi j’admire aussi les vers, qui sont sublimes ! » Je dois avouer que le paradoxe ainsi décoché me parut fort ; mais à cette bienheureuse époque de jeunesse tous se plaisaient à ce jeu. La veille encore et sur ce même degré du Café de Paris, où nous étions, Alfred de Musset n’avait-il pas déclaré Casimir Delavigne le plus grand poète du temps, et cela d’un air d’inébranlable conviction ! De l’auteur des Messéniénnes et du Paria à l’auteur de la Vestale et de Sylla, il n’y avait après tout pas tant de distance. Loève-Veimars, s’amusant, enchérissait sur Musset. Tel fut au premier abord pour moi le sens de cette plaisanterie au sortir de table et sur le chemin de l’Opéra. Je me trompais : l’apologue avait sa moralité. Cela voulait dire : Vous trouvez cette versification absurde, ridicule ; moi, elle me plaît. — Simple affaire de goût ! Mais ce qu’il y a de certain, c’est que cette redondance classique, ce vers qui ballonne, ont beaucoup servi à Rossini pour ses grands effets, de style. — À ce compte, il se pourrait bien en effet que la versification de Guillaume Tell méritât les égards des honnêtes gens. On connaît l’histoire de ce crapaud gonflé de vent qui soulève la dalle d’un réfectoire et la maintient entre-bâillée jusqu’au retour d’un lézard, son compère, sorti pour aller vaquer aux provisions du petit ménage. C’est un peu le cas de cette poésie pompeuse, crevant d’emphase, et qui, se boursouflant, exhausse le sol de musicien.

Les caractères, tous plus ou moins, ont leur part de cette redondance. Guillaume Tell est un phraseur abstrait, un songe-creux de liberté, n’ayant jamais à la bouche que des alexandrins de tragédie :

Et qu’importe à Melchtal si, désertant nos rangs,
Il aspire en secret à servir nos tyrans ?


Dès la première scène, on l’entend se lamenter, gémir sur le sort de sa patrie ; vous diriez Marius à Minturnes : il conspire ! Combien autre serait le personnage entrevu par Goethe dès le premier voyage en Suisse. « Il faudrait, écrit-il à Schiller (octobre 1797), qu’au lieu de transformer l’histoire en fables dramatiques, comme c’est l’usage, on se mît à faire de l’histoire avec certaines fables, celle-ci, par exemple, qui par la seule poésie me semble pouvoir atteindre à son degré de complète vérité ; l’acte de Tell, quand on l’étudie à ses sources dans la chronique de Tschudi, est un acte tout personnel, c’est la lutte désespérée d’un homme énergique et vigoureux qui défend sa peau et sa liberté sans penser un seul instant à la délivrance de son pays, laquelle peut en résulter, mais comme conséquence et complément d’un fait particulier qui ne cherchait nullement à la provoquer. » Et il ajoute avec cette précision de jugement qu’on lui connaît : « J’ai devant les yeux le site très remarquable, bien que fort limité, où la scène se passe ; caractères, mœurs, usages, sont présens à ma pensée, autant qu’en si peu de jours il m’a été possible d’observer. Reste à voir maintenant ce que j’en saurai faire. » Et Schiller, pour qui Goethe, sans y songer, travaillait à cette heure, répond à son ami en l’encourageant dans son projet : « C’est une idée des plus heureuses que cette idée d’un Guillaume Tell, et qu’avec votre art de localiser une action, avec cette abondance et cette vérité descriptives, cette fraîcheur de ton que vous avez, vous devez mieux que personne mener à bien. » Si le projet à ce moment ne vint à terme, il s’en fallut de peu de chose. Six semaines de calme au sein de cette puissante nature, de ces mâles souvenirs dont son imagination se nourrissait, et l’œuvre prenait corps. Les circonstances en décidèrent autrement. Rappelé à Weimar plus tôt qu’il n’aurait voulu, Goethe se reprit à Faust, puis à l’Achilléide. Le sujet de Tell ne cessait pourtant de l’occuper ; Guillaume de Humboldt lui conseillait d’en faire un poème, une sorte d’épopée héroïque pour servir de pendant à l’épopée bourgeoise de Hermann et Dorothée. Ils en causèrent tant et si bien que le temps s’écoula, d’autres idées, d’autres travaux survinrent, et nous le voyons, une année environ plus tard (21 juillet 1798), écrire à Schiller, qui se plaignait d’avoir de son côté abandonné son Wallenstein : « Nous autres poètes, on devrait nous traiter comme jadis les ducs de Saxe traitaient Luther, c’est-à-dire nous empoigner sur la voie publique et nous mettre bel et bien en forteresse. Quant à moi, si quelqu’un me voulait rendre ce service, peut-être aurais-je chance de me reprendre à Tell. » Ses idées sur cet ouvrage in limbis patrum, Goethe les a exposées et dans ses Annales (année 1804) et dans ses monologues avec Riemer, Eckermann. Il est donc assez facile de se rendre compte du personnage dont le type lui apparaissait. Tell appartient au peuple. C’est un homme très simple, honnête, taillé en Hercule, un de ces colporteurs de la montagne dont la rude vie se passe à voyager d’un canton à l’autre, leur balle de marchandises sur le dos[2] ; un pareil compagnon n’a que faire de s’occuper de politique, les intérêts de l’état le touchent médiocrement, à peine sait-il qui le gouverne.

Son métier, sa maison, sa famille, il ne connaît rien au-delà ; mais, en ce qui regarde cet ordre d’intérêts personnels, on serait mal venu d’y vouloir porter atteinte, car il les défendra jusqu’à la mort. Naïf, prompt à la peine, courageux, conciliant, bonhomme, il va droit son chemin. Un jour, traversant Altdorf, il aperçoit au bout d’un mât un chapeau ; on lui dit : Salue. Il prend cela pour une moquerie, hausse les épaules, moins par vaine bravade que pour se rendre compte au juste de la valeur de ce qu’on lui demande. Mis en demeure par Gessler d’enlever la pomme au risque de tuer son enfant, une haine subite, féroce, l’envahit. Entre ce brave homme de père et ce tyran facétieux, c’est, à dater de ce moment, une guerre à mort. Gessler, quoi qu’il arrive, paiera ce crime de son sang. Il ne s’agit plus désormais pour Tell que de se soustraire à la persécution, de repousser la force par la force, de frapper le misérable, ou de tomber, lui et les siens, victimes de sa haine. — Et pourtant, dans la pensée de Goethe, ce Gessler n’est pas le diable, c’est bien plutôt une manière de bon tyran, un de ces despotes sans cruauté comme sans compassion, indifférens, vivant, vous laissant vivre à leur fantaisie, grands humoristes qui ne se refusent ni une grâce ni une exécution, selon que le cœur leur en dit. Goethe, pour fixer plus nettement le caractère, voulait qu’un peu ayant cette rencontre capitale on vit Gessler se promenant parmi la foule, accessible, familier et causant avec les femmes d’un air d’aménité seigneuriale. Né dans la richesse et la puissance, Gessler ne ressent aucune pitié pour les misérables, encore moins reconnaît-il leurs droits. Sans être méchant, il aime à faire ses volontés, et malheur à qui se trouve sur son chemin pour y mettre obstacle ! Ainsi Goethe opposait l’une à l’autre ces deux figures, et du conflit tirait son drame. L’homme de gouvernement, le podestat habitué à n’obéir qu’à son caprice, périra pour avoir, en un moment de sot orgueil, offensé dans son sentiment de père l’homme le plus simple, le plus paisible, et par ce crime de lèse-humanité éveillé ; provoqué à la lutte pour le salut personnel, à la vengeance, les forces d’un être naturellement doux.

Cependant à cette action particulière se joindra le fait social, à côté du trait anecdotique, du débat privé, l’on verra se vider la querelle de la liberté contre l’oppression et manœuvrer les Walther Fürst, les Werner de Stauffacher, les Arnold de Melchtal. « Ce qu’il y a de plus élevé, de meilleur, de plus doux dans la nature humaine, l’amour du sol natal, de la liberté, le sentiment de vivre sous la protection des lois de son pays, et par contre la haine de l’oppression, l’horreur de subir le joug d’un étranger qui par occasion, individuellement, vous prend à partie, vous insulte, — et finalement la volonté de secouer l’affreuse chaîne, de mettre une fois pour toutes sous ses pieds ce qu’on a maudit des années, — tout ce côté noble et grand aurait eu pour représentans les Walther Fürst, les Stauffacher, les Winkelried et autres. C’étaient là mes héros, les forces conscientes de l’ouvrage ; tandis que Tell, Gessler, tout en ayant dans l’action une part considérable, y figuraient généralement d’une manière plus passive. » Y eut-il un commencement d’exécution ? C’est possible, mais je n’en trouve aucune trace. Tout ce qu’on possède sur ce sujet se trouve dans les correspondances, les Annales et les conversations de Goethe avec Riemer, Eckermann, etc. Ce qu’il faut pourtant admettre, c’est la : diversité des sources d’inspiration : Goethe part de la chronique de Tschudi, et Schiller de l’histoire de Müller ; mais, bien autrement impérieuses que les sources, leurs tendances les eussent vite entraînés chacun de son côté, et c’est pourquoi je regrette que la veine de l’un se soit ainsi noyée, perdue dans le fleuve de l’autre, et qu’au lieu d’un seul Guillaume Tell il n’y en ait pas deux[3]. Voyez Goethe : comme en un sujet d’apparence si foncièrement démocratique son instinct dès l’abord se dessine ! Il commence à rôder, autour, et déjà vous montre le côté où son choix penche. Quels seront les meneurs ? Les gens de château, la noblesse d’Uri, les barons d’Attinghausen, et Guillaume Tell n’est que l’accident. Historiquement rien de plus vrai, humainement rien de mieux observé ; mais qu’on sent bien que cette vérité-là réjouit le grand aristocrate devant Dieu et devant les hommes !

De scenario point, des vues d’ensemble, des idées. L’exposition se faisait à Steinen, chez Stauffacher, où se trame la conjuration contre Gessler. Stauffacher et sa femme sont à causer ; entre Tell, amené là par quelque commission, Parlant de son voyage dans la montagne et de ce qui se passe aux pays qu’il vient de parcourir, il raconte divers traits de tyrannie, mais sans s’échauffer ni prendre aux événemens un intérêt plus qu’ordinaire. Stauffacher le reçoit comme on reçoit un messager, et lui remet des lettres pour Walther Fürst. De Steinen, le poète conduisait Tell à Brunnen par une belle matinée, mettant à profit l’occasion de peindre ce paysage, de familiariser son monde avec ces lieux dont l’importance va si furieusement grandir en quelques heures. Qu’on se rappelle les pages ravissantes d’Hermann et Dorothée, des Affinités électives, et cet art singulier qu’avait Goethe d’animer les localités, de dresser devant vos yeux le théâtre de l’action déjà proche. Tell traverse le lac tout resplendissant de soleil et passe à Fluelen. A Altdorf, il rencontre le chapeau, prend la chose pour une plaisanterie, refuse de saluer et poursuit sa route ; puis, après avoir joint Walther Fürst, il rentre chez lui, et le poète nous le montre en son intérieur heureux et bon, jouissant à plein cœur de sa vie de famille. Le lendemain, c’est jour de tir à l’arbalète ; il sort, emmenant son fils. Sur le chemin, il rencontre le gouverneur, qui s’en retourne à son château de Küssnacht. Selon Goethe, la scène de la pomme ne doit pas être soudaine, immédiate ; elle doit être préparée de loin, motivée. Dans la chronique de Tschudi, Gessler fait comparaître Tell ; le pauvre montagnard très humblement s’excuse, invoque son ignorance : il ne savait ! « Si j’avais le moindre esprit, on ne m’appellerait point Tell (le simple). Je demande grâce et promets bien que cela ne m’arrivera plus ! » Gessler l’interroge sur ses enfans, cherche à savoir s’il n’y en a pas un qu’il préfère ; n’y pouvant parvenir, il lui demande : « En sortant d’ici ; maintenant où vas-tu ? — Au tir, répond Guillaume. — C’est vrai, dit Gessler, j’oubliais ton renom d’habile archer. » Et l’idée seulement alors lui vient de sa vengeance.

Goethe tenait beaucoup à cet enchaînement de circonstances, il recommande à Schiller d’y avoir la main, et Schiller n’y a pas manqué. Je trouve même son art plus dramatique lorsqu’il fait célébrer par le fils, dans un élan de gloriole enfantine, ce talent dont on réclamera du père un si atroce usage. — Vainement Tell supplie, déplore sa méprise, son crime, s’agenouille, rejetant tout sur son inadvertance, demandant pitié pour le pauvre d’esprit, le pauvre père, plus imbécile que coupable, Gessler demeure inflexible, il ricane, gouaille ; comme la flèche de Tell passant par-dessus la tête de l’enfant, la moquerie, au-delà de ce pauvre diable, visé au cœur même de l’Helvétie, insulte aux fauteurs de liberté, défie les indépendans. En tout ce qui suit, Goethe restait fidèle à la chronique. Ces libres espaces, rians, joyeux, ensoleillés, que Tell la veille au matin a parcourus, voilà de nouveau qu’il s’y hasarde, mais en prisonnier cette fois, par la tempête et le désespoir. Le gouffre gronde et menace. On arrive ainsi à travers les périls et la mort jusqu’au rocher de Tell. De là, le héros délivré prend sa course, descend la montagne, arrive à Steinen chez Stauffacher et pour la première fois entend parler d’un complot. Tell raconte alors son action, il a tué Gessler, vengé sa cause en légitime défense. La ligue l’admet, et par inspiration soudaine le colporteur, instruite ses dépens de ce que c’est que le joug, la tyrannie, devient un héros de patriotisme et de liberté.

Secrètement avec les conjurés, il gagne Brunnen, — de là, par Fluelen, marche sur Altdorf. On soulève le peuple, le château-fort est assiégé, emporté, et l’indépendance proclamée. Mais ne perdons pas de vue le plan de Goethe, très humain, comme toutes ses conceptions, à savoir que chez Guillaume Tell le sens politique ne vient qu’après coup. La nature d’abord, puis l’état ; du père molesté, torturé, sort le citoyen. Lorsque Schiller, en 1803, reprit le sujet, il ne manqua pas de mettre l’idée à profit, utilisant aussi dans la peinture des localités cette information topographique que son puissant ami rapportait de chacun de ses voyages. Goethe se félicite dans une lettre de voir maintenue sa conception d’un Guillaume Tell personnel et tout à fait indépendant des mouvemens des conjurés. Du reste cet intérêt-là, jusqu’au jour de la représentation, ne fit que s’affirmer de plus en plus. La correspondance des deux amis contient à ce sujet de bien édifians témoignages, et c’est un plaisir d’assister au dialogue de ces grands esprits se critiquant, cherchant le mieux, — je dirais volontiers collaborant, si ce mot, d’invention mercantile, ne comportait je ne sais quelle irrévérence à l’égard de tels maîtres travaillant, créant en commun[4]. La scène finale de Jean le Parricide est dans la chronique de Tschudi, et Goethe, sans aucun doute, l’y eût laissé dormir. Schiller l’en a tirée. Est-ce un bien ? Oui, selon moi. On m’objectera l’intérêt dramatique, qui, la pièce ayant eu son dénoûment réel, ne saurait rien gagner à l’intervention d’un nouveau personnage. L’entrée de Jean le Parricide refroidit l’action, j’y consens ; alors qu’on retranche la scène, comme cela se pratique d’ailleurs la plupart du temps en Allemagne, et que notre admiration la retrouve dans l’œuvre imprimée. L’assassin d’Albert le Borgne abordant le justicier Tell, ce scélérat féodal qui, les mains rouges de sang, entre chez ce brave homme et lui dit : Tu as tué le valet, j’ai tué le maître, nous nous devons aide et protection l’un à l’autre, et qui, repoussé, chassé avec horreur, s’enfuit éperdu à travers bois, il se peut que cela venant si tard nuise à l’unité d’action, de pathétique ; mais, comme épilogue à détacher, comme couronnement, comme moralité surtout, c’est splendide.

Après la mort de Schiller, Goethe, trouvant dans les papiers du poète son Démétrius inachevé, voulut à son tour le reprendre. Quelque temps il s’en occupa, puis fut distrait, d’abord par une édition à surveiller des œuvres complètes de son ami, ensuite par cette éternelle Achilléide, une de ces rêveries théoriques auxquelles trop souvent il sacrifia l’inspiration. Quant à Guillaume Tell, il y pensait toujours, bien qu’en pure perte. Tant de motifs s’opposaient désormais à la réalisation, et en premier lieu la chère mémoire de celui qu’il avait si souvent entretenu de son idée, et qui lui-même en avait tiré si grand parti. En 1816, il y songeait encore, en parlait à table avec Riemer, et l’impression, pour ne s’être pas condensée, s’est répandue ici et là d’autant mieux dans ses autres ouvrages, On connaît ce magnifique lever de soleil au début de la seconde partie de Faust. C’est un ressouvenir du premier voyage en Suisse, une réverbération d’horizons déjà bien lointains et dont la trace ne devait point s’effacer. En parcourant dans ses mémoires les notes de ce premier voyage en Suisse[5], j’y rencontre à tout instant quelque allusion à la chronique de Tell : « labyrinthes de rocs abrupts, coulisses impérissables du théâtre !… » Il raconte le paysage en termes tels que vous diriez que Rossini composant son ouverture a dû les méditer. « Tantôt je contemplais le lac endormi, paisible au clair de lune un léger brouillard s’argentait dans la profondeur des montagnes ; tantôt je le voyais au soleil de l’aurore, éclatant, radieux, la joie et la vie de ces prairies, de ces forêts ! Puis tout à coup j’imaginais un orage, une tempête qui du sein de ces gouffres, de ces cavernes, se ruant sur la nappe immense et bleue, la déchirait et soulevait en lambeaux vers le ciel ! » Un mot encore et bien merveilleusement pittoresque avant de nous arracher à cette correspondance, il est de Schiller. Parlant de l’étroitesse du sujet et de ses périls, « le poète, écrit-il, n’a qu’à se tenir ferme ; observation, intensité dans l’analyse, pathétique, intérêt, que de choses ! Il faut que de ce milieu étroit, borné, où nous l’enfermons, l’œil du spectateur puisse s’étendre sur l’humanité, et qu’il en soit de notre œuvre comme de ces montagnes de la Suisse qui, serrées, ardues, pic contre pic, ouvrent çà et là des percées sur l’azur infini ! »

Ces lacs, ces montagnes, ce grandiose et lumineux spectacles, me ramènent à Rossini. Il voit, reproduit le tableau du même œil et de la même main puissante que les deux poètes ; seuls, les caractères sont en défaut. Guillaume Tell déclame, arrondit ses discours, soigne son pathétique. A peine l’introduction commence-t-elle, son a parte tout entier me le livre : je le connais, c’est un héros. Musicalement, tout cela est sublime, je dis plus, une fois note donnée, le personnage s’y tient, reste dans sa vérité ; cette note, pourquoi l’avoir admise ? Comment Rossini, adoptant ce sujet qui par maint côté devait le tenter, ne s’est-il pas défié davantage ? Outrecuidance ou plutôt frivolité d’un homme de génie qui, se sentant si fort, croit ne dépendre que de lui-même. « Moi, dis-je, et c’est assez ! » Oui, certes, c’est assez pour faire œuvre de musicien, œuvre immense, mais non pour conjurer le pire des élémens, le poncif. Tous ceux qui ont quelque habitude du talent de M. Faure comprendront à quel point ce rôle lui réussit. Il y est complet, il est le personnage même. À cette voix si large, si pleine, si franche, à cet accent de beau diseur, à ce geste en dehors, un peu d’emphase ne déplaît pas. Les défauts mêmes du personnage, en tant que caractère, ici tournent à l’avantage du chanteur. M. Faure aime surtout les effets à découvert, jamais il n’est plus l’homme de son rôle que dans les momens où le héros éclate en pleine lumière, à grand orchestre. L’orchestre déchaîné ne l’effraie pas, il plane au-dessus, se développe et s’espace :

Qu’on me rende mes armes,
Je suis Guillaume Tell enfin !


C’est héroïque et c’est superbe ; on croirait entendre un paladin. Nous sommes loin à coup sûr du montagnard de la chronique, du colporteur de peaux de bêtes ; Tschudi ni Goethe n’ont ici que faire, Schiller non plus. C’est le Guillaume Tell de l’Opéra, chevaleresque et Castillan, Guillaume Tell, cousin du Cid de Corneille, qui demande ses armes et porte à son casque un plumet !

Maintenant que nous connaissons le berger, voyons le loup, Gessler. Il ne paraît qu’au troisième acte ; mais le diable, pour avoir attendu, n’a rien perdu. Quel carnassier ! Il entre menaçant, s’assied terrible, se redresse enragé : voilà son caractère ! Goethe nous a parlé d’un bon tyran, Schiller sur ce modèle a bâti son homme : ni bon, ni méchant, un gouverneur de province, un satrape allemand de nature assez passive, pourvu qu’on ne se révolte pas ; mais celui-ci n’a que feu et flammes. De tels fantoches ne se voient qu’aux marionnettes. Il commence à l’instar de Polichinelle, par tomber à coups redoublés sur sa victime, puis, au moment où la foule suppliante croit qu’il va se laisser fléchir, il se retourne vers la foule, vers Guillaume Tell, et leur jette au visage ce compliment :

Apprenez comment Gessler pardonne !
Aux reptiles je l’abandonne !

Quels reptiles ? Plus j’entends Guillaume Tell, plus je me le demande. On en exportait donc d’Amérique du temps d’Albert le Borgne et de Gessler, son commissaire impérial en Suisse, car les sciences naturelles ne nous enseignent pas que les boas constrictors, les cobra-capello ou même les serpens à sonnettes aient jamais distillé leur venin parmi les neiges du Rütli et du Saint-Gothard. Telle était la couleur locale qu’au théâtre on employait en ce temps-là. Et si le tyran Gessler n’envoie pas Guillaume, sa femme et ses enfans, ainsi que la princesse Mathilde, se promener sous le mancenillier, dans les jardins sacrés, c’est que Meyerbeer n’avait pas encore inventé le mancenillier. J’ai nommé la princesse Mathilde ; celle-là ne se prodigue pas. Elle marche dans sa distinction, sa grâce aimable. On la voit peu, mais chaque fois qu’elle paraît, c’est la mélodie qu’elle amène : patuit dea. Noble figure à laquelle sied du moins la noblesse du langage, et comme Mlle Marie Battu sait la rendre ! Quel ton doux et fier dans le récitatif d’entrée, quel goût parfait dans la romance ! Et le duo qui suit avec Arnold, le cantabile surtout, car vers la fin la flamme manque un peu, et dans le finale du troisième acte cette phrase si large, si abondante, où sa voix gracieusement flotte à l’ondulation rhythmique, comme tout cela est composé, rendu, sans grands effets dont le gros du public s’émerveille, mais avec mesure, discrétion ; — un art sévère, contenu, et partout ce beau soin du style, qui ne s’apprend que chez les maîtres et trahit Alceste dans Mathilde ! Du reste l’exécution de ce sublime ouvrage est aujourd’hui ce qu’on a peut-être entendu de plus complet. Les Nourrit manquent, nous le savons, et les Duprez. Arnold cependant ne fait point trop sotte figure, et en revanche ! ce grand rôle de Guillaume Tell, que jadis un Dabadie ânonnait, a pour interprète M. Faure. Et les chœurs ! accrus, pour la circonstance, gouvernés, stylés par des chefs qui sont des maîtres, Victor Massé, Gevaërt, à quels souvenirs s’adresser pour avoir idée d’une si triomphante résonnance ? Qui se rappelle avoir entendu pareilles masses vocales comploter la délivrance de la patrie et pousser au-devant du soleil qui se lève ce cri effaré, tragique, par lequel inopinément l’acte se termine ?

« J’appelle cela non du plaisir, mais du véritable bonheur ! » Jacquemont a raison, entendre de semblable musique, exécutée comme elle l’est à l’Opéra, c’est plus que du plaisir. Il est vrai que Jacquemont ajoute aussitôt : « La tendresse est active dans cette admiration passionnée, et l’on est tout près de s’aimer quand on partage ainsi, avec la même nuance la plus délicate, le même sentiment si fort et si profond. » A vingt-cinq ans, de tels raffïnemens sont de saison ; plus tard, l’occasion de goûter à deux ce plaisir, ce bonheur, nous vient moins aisément, et j’estime que l’admiration, pour n’être pas commune reste encore un sentiment délicieux. On était ravi l’une et l’autre, on est maintenant ravi tout seul, et l’esthétique, au lieu d’y perdre, gagne au change. N’importe, c’est cependant une bien incomparable ivresse d’entendre Guillaume Tell ou toute autre œuvre de génie en de semblables conditions de jeunesse, d’amour. « Depuis, je lui ai fait lire les plus belles tragédies de Shakspeare qu’elle ne connaissait pas et que je connais depuis peu de temps moi-même, les ayant lues seulement ce printemps pendant l’absence de Mme Pasta[6] ! » Que de choses en ces quelques lignes et quel honneur pour une génération de se comporter ainsi dans ses plaisirs ; vouloir qu’en tout bonheur l’intelligence ait sa part ! Entre jeunes gens qui se recherchent, s’aiment, on attend pour lire Shakspeare que Mme Pasta soit absente. C’est ainsi que tous ces fiers et charmans esprits savaient être jeunes : Victor Jacquemont, Beyle, Mérimée, Musset, Loève-Veimars !

Et pourtant déjà on les appelait des sceptiques. Sceptiques, ces cœurs pleins de flamme, ces imaginations éprises de tout dilettantisme ! Mais alors qu’est-ce donc qu’aujourd’hui on serait ? et comment faire pour croire comme on doutait en ce temps-là ? « En France, nous disait un jour Rossini, les grands critiques ne vous manqueront jamais : connaître, disserter, montrer à son voisin pourquoi c’est beau, rien de moins rare ; quant aux cœurs émus, capables de sentir la musique, c’est autre chose ! » Les lettres de Jacquemont comme celles de Beyle ont ce charme, et peut-être ne doit-on pas les en louer exclusivement, car l’émotion leur vient des femmes de cette période, la plupart distinguées, ayant des goûts intellectuels, femmes d’une époque de renaissance et non turfistes. Je n’abonderai pas dans cet éternel lieu commun qui veut qu’on glorifie le passé aux dépens du présent ; je n’ai pas le moins du monde envie de reprocher à notre époque de n’avoir fait ni Guillaume Tell, ni les Méditations, et ne pense pas qu’on doive désespérer de l’heure actuelle pour quelques vilenies musicales et autres qui demain seront balayées. Il n’en est pas moins vrai que lorsqu’un de ces chefs-d’œuvre nous réapparaît en toute lumière, on en éprouve plus que du plaisir, un véritable bonheur ; l’entendre, l’applaudir suffit au plus grand nombre ; d’autres cherchent plus, veulent plus, et c’est pour eux une occasion de remonter aux origines, de vivre quelques heures dans le milieu social dont la création est sortie, et, sans opposer le passé au présent, de jouir des deux.


HENRI BLAZE DE BURY.

  1. Correspondance inédite de Victor Jacquemont avec sa famille et ses amis, t. Ier. p. 49.
  2. Goethe, traversant le Saint-Gothard, un de ses guides lui raconta qu’il faisait métier chaque hiver de porter par la montagne, du pays de Vaud à Furca, des peaux de chèvres et de chamois. La dignité rustique de cet homme, sa physionomie athlétique, sa simplicité, lui firent une vive impression. Il croyait voir, entendre Guillaume Tell, l’humble colporteur, le héros.
  3. Je devrais dire qu’au lieu de deux il n’y en ait point trois, car celui de Rossini compte et fait époque au moins à l’égal de celui de Schiller.
  4. Un autre exemple de cette association intellectuelle serait fourni par la célèbre ballade des Grues d’Ibycus, également inventée, méditée, ébauchée par Goethe, et passée ensuite à Schiller, qui, après mainte conversation, la fit sienne. Goethe avait trouvé le sujet chez Suidas, et voulait incarner dans les oiseaux voyageurs une de ces forces naturelles qui, dans ses ballades, exercent fantastiquement leur action décisive sur les faits de la conscience humaine. Schiller, ainsi mis en goût du motif, alléché, inclina vers Plutarque, s’inspira du chapitre du bavardage, et se contenta de paraphraser en belles strophes dramatiques cette moralité : « Et les assassins d’Ibycus, comment furent-ils découverts ? Un jour qu’ils étaient au théâtre et qu’un vol de grues filait dans la nue, ils chuchotèrent en s’entre-regardant d’un air de connivence : — Vois-tu là-haut les oiseaux vengeurs d’Ibycus qui passent sur nos têtes ? — Un voisin entendit ces mots, et les coupables furent livrés à la justice. » Dans Schiller comme dans Plutarque, c’est le crime qui par imprudence se dénonce lui-même. Goethe au contraire eût voulu, dans ces oiseaux témoins du meurtre, personnifier les Euménides.
  5. Fait en compagnie du duc de Weimar, et qui sans autre résultat immédiat qu’un petit poème d’opéra, Jery et Bettely (qui, sur l’affiche de l’Opéra-Comique, s’est appelé depuis le Chalet), mit en fermentation de nombreux germes éclos treize ans plus tard.
  6. Correspondance de Victor Jacquemont.