Guillaume d’Orange, le marquis au court nez/Renouard au tinel

La bibliothèque libre.
Anonyme
Traduction par W. J. A. Jonckbloet.
P. N. Van Kampen (p. 299-362).

VII.

RENOUARD AU TINEL.



I.


Le ban du roi.


La fête fut splendide en la salle à Laon ; les tables furent richement servies, il y eut quantité de poisson, de volaille et de gibier. Seul Guillaume n’en mangea pas ; au grand étonnement des barons du roi il se contenta d’eau claire et de pain sec.

Après dîner, quand les serviteurs et les écuyers eurent enlevé les nappes, Guillaume, s’adressant au fils de Charlemagne, lui dit :

— Avez-vous pris une résolution ? Me secourrez-vous contre la race de Mahomet ? L’armée devrait déjà être à Châlons.

— Nous en causerons, répondit Louis ; et demain matin je vous ferai savoir si j’irai ou non.

À ces mots Guillaume devint rouge comme un charbon ardent ; ses moustaches se hérissèrent de fureur.

— Comment diable, dit-il, notre querelle va-t-elle recommencer ? Jouons-nous la fable du taureau et du mouton ? Il est difficile de contraindre un félon à tenir sa parole.

Il se baissa pour ramasser un bâton qui gisait à ses pieds ; puis le présentant au roi, il lui dit :

— Je vous rends votre fief, je ne veux tenir de vous la valeur d’un bouton ; dorénavant je ne suis ni votre vassal ni votre ami. De gré ou de force vous viendrez à mon secours.

Hernaut à la barbe rousse se dressant sur ses pieds, dit à Guillaume :

— Fais attention à ce que je vais te dire ; laisse le roi parler comme il l’entend ; ne rends pas ton fief, et nous t’aiderons tous. Mes frères et moi, nous irons avec toi, et nous mènerons vingt mille hommes en Aleschant ; et les païens que nous y trouverons, c’est comme s’ils étaient déjà morts.

Aymeric intervint et dit :

— C’est un faible secours que nous lui promettons, tandis que nous devrions l’aider de tout notre pouvoir ; la France entière devrait marcher avec lui, puisqu’il est sénéchal et gonfalonier de l’armée. Si l’on prenait cela en considération, on viendrait à son aide ; et il aurait droit de se venger de celui qui refuserait. Mon fils est trop haut placé pour qu’on se moque de lui ; et par l’apôtre saint Pierre ! si je ne craignais qu’on reprochât à mes héritiers que j’ai commis une trahison mortelle, je ferais jeter une centaine des plus hauts personnages dans ma prison ; et tel est en ce moment le maître, qui bientôt serait traité comme le dernier des serfs. C’est ainsi qu’on doit contraindre le félon orgueilleux.

Aalis se rangea de leur avis, et parla ainsi :

— Monseigneur Aymeric, vous avez pleinement raison. Que celui qui lui fausse parole soit damné en l’autre monde, et que dans celui-ci on le pende comme un larron.

Et la reine dit de sa manière la plus gracieuse :

— Aymeric, père, je vous jure par le corps de saint Simon, que Guillaume pourra disposer de tout ce que je possède en France jusqu’au dernier sou, à la honte de ceux qui le délaissent.

Louis n’osa pas contredire Aymeric et les siens : il le craignait. Puis il vit que Guillaume s’échauffait, et cela le rendit encore plus tremblant, car le comte était entouré de tout son lignage. Il baissa la tête et n’osa proférer une parole.

Guillaume, presque fou de colère, l’apostropha de la sorte :

— Louis, Sire, lorsqu’on voulut t’ôter ton héritage et te chasser hors de France, c’est moi qui t’y retins et qui te fis couronner. On me redouta tant qu’on n’osa s’y opposer. Puis je persuadai mon père de te donner ma sœur ; je ne pouvais la marier en plus haut lieu ; mais je ne sais aussi où tu aurais trouvé une plus noble femme. Et lorsque je t’avais fait monter si haut et réduit tous tes barons à l’obéissance, tu voulais me donner la moitié de la France ; mais je ne voulus pas profiter de ta faiblesse, j’aurais mieux aimé me laisser couper tous les membres que d’accepter ton offre. Alors tu me juras en présence de mes pairs que, si jamais j’étais attaqué dans Orange par les Arabes, tu te ferais plutôt couper en morceaux que de ne pas venir à mon secours. Cependant aujourd’hui tu es parjure envers moi.

En entendant ce reproche, les larmes vinrent aux yeux du roi, qui répondit d’une voix attendrie :

— Sire Guillaume, vous avez agi noblement. Par amour pour vous je ferai crier mon ban et rassembler mon armée. Je vous mettrai à la tête de cent mille hommes. Mais je ne puis entrer moi-même en campagne, la sûreté du royaume m’oblige à ne pas m’absenter. De grâce, ne m’en voulez-pas.

— Je vous remercie, Sire, lui répondit Guillaume ; je ne tiens pas à ce que vous veniez avec nous ; je saurai bien conduire l’armée.

Le roi de France, sans plus différer, fit crier son ban et rassembler son armée sous les murs de Laon. Bientôt on y vit dresser maint pavillon, et mainte tente ; on alluma les feux, les cuisines commencèrent à fumer, et de tous côtés on entendit le son des cors et des trompettes. C’était une rumeur bien agréable à l’oreille.

Il y avait bien cent mille hommes, tous capables de porter les armes ; c’était une armée redoutable.

Un matin que le comte Guillaume, du haut de la grand’salle, laissait errer ses yeux sur ce spectacle, il remarqua un jeune homme qui sortit des cuisines et entra au palais. Il était de haute stature et avait le regard d’un sanglier. Malgré ses habits enfumés et ses pieds nus, il n’y avait pas de plus beau garçon dans la France entière, et pas un qui fût de sa force pour lever un grand poids, ou pour jeter une pierre bien loin. Il était capable de porter un fardeau qu’une charrette aurait à peine porté ; avec cela il était admirablement vif et plein de courage. Mais on l’avait tellement abruti qu’il manquait complétement de mémoire ; s’il n’avait eu ce défaut, il n’aurait trouvé son pareil dans toute la chrétienté. Il avait à peine quinze ans, et un leger duvet lui couvrait la lèvre supérieure. Il s’appelait Renouard.

Les gens de la cuisine avaient l’habitude de le railler. Cette nuit le maître-queux lui avait fait raser la tête et noircir le visage. Les garçons de cuisine se moquaient de lui, lui jetaient de grands torchons à la tête et le poussaient de l’un à l’autre.

— Laissez-moi tranquille, leur dit Renouard, ou par la foi que j’ai en Dieu ! je le ferai payer cher au premier qui me tombe sous la main. Suis-je un fou avec lequel on peut jouer ? Cela m’ennuie, laissez-moi en paix ; je ne vous touche pas, moi.

— Renouard, mon ami, dit l’un d’eux, tu parles d’or. Vois comme je profite de tes leçons.

À ces mots il lui donna sur le derrière de la tête un coup qui retentit par toute la salle.

— C’en est trop, dit Renouard. Il empoigne l’agresseur, le fait tourner trois fois sur lui-même et le lâche au quatrième tour. La tête du malheureux va frapper contre un pilier avec tant de force, que les yeux lui volent de la tête et que la cervelle jaillit sur le parquet.

Les écuyers en fureur se ruent sur lui, au nombre de plus de cinquante ; ils veulent le tuer à coups de bâton. Mais Aymeric les arrête en jurant par saint Nicolas, qu’il tuerait le premier qui oserait le toucher.

Et le roi cria à ses serviteurs :

— Or sus, chassez-moi cet enragé hors d’ici.

Renouard, qui craignait le roi, se sauve, hué par les Français. Il s’enferme dans la cuisine, et saisissant la perche avec laquelle il portait les sceaux d’eau, il jure par la Sainte Vierge qu’il en ferait sauter le crâne au premier qui oserait le suivre.

Mais ils n’eurent pas ce courage.

Le comte Guillaume demanda au roi :

— Quel est ce bachelier, Sire, qui vient de se battre avec vos écuyers et qui a fracassé la tête à l’un d’eux en le jetant contre ce pilier ? Par saint Denis ! c’est un garçon redoutable.

— Je l’ai acheté sur les bords de la mer, et je l’ai payé cent marcs d’argent. On me dit qu’il est d’origine arabe ; il paraît même qu’il est de haute naissance. Je lui ai souvent demandé qui était son père, mais il n’a jamais voulu me le nommer.

Je ne sais pourquoi, mais je ne l’ai jamais aimé, parce qu’il est si démesurément grand ; voilà pourquoi je l’ai relégué à la cuisine où il a vécu sept ans. Il m’a souvent prié de le faire baptiser, mais je le lui ai refusé. Il mange comme dix portefaix ; mais aussi il surpasse tout le monde en force. Avec cela il est irrascible et cruel, et je crains qu’un jour il ne me tue.

Guillaume sourit et dit au roi :

— Louis, Sire, je fais un appel à votre générosité : donnez-le-moi ; je l’emmènerai dans ma terre, et je vous jure que je ne le laisserai pas mourir de faim.

— Comme vous voudrez, dit le roi. Je vous le donne comme un gage de mon amitié.

Le comte Guillaume lui en fut fort reconnaissant.




II.


Renouard.


Cependant Renouard entendit retentir les trompettes sous les murs de Laon, et en la salle il entendit les cris joyeux des chevaliers, qui, tout en jouant, parlaient entr’eux de la campagne future ; et à tout moment il entendit prononcer le nom de Guillaume comme celui qui devait conduire l’armée de France en l’Archant. Il se mit à pleurer en se disant :

— Hélas ! j’ai bien le droit de pleurer. Moi aussi je devais être à la tête d’une armée de cent mille hommes, et porter la couronne d’Espagne, et me voilà relégué dans la cuisine et condamné à faire le feu et à écumer les pots. Jamais fils de roi n’a été si avili. Mais par mon chef ! le temps viendra où je me vengerai du roi Louis ; je le chasserai hors de France et je lui ôterai sa couronne.

Il s’assit dans un coin en rongeant son frein. Puis, lorsqu’il entendit que l’armée allait se mettre en mouvement, il courut, à moitié nu comme il était, se prosterner devant le comte Guillaume, et lui dit :

— Monseigneur Guillaume, noble et vaillant chevalier, pour l’amour de Dieu, laisse-moi aller avec toi. Je te serai utile en gardant les bagages. Puis, je sais très-bien faire un dîner, frire un poisson ou mettre une volaille à la broche. Pour cela je n’ai mon pareil en France, et je ne crains pas d’être surpassé par homme qui vive à écumer la soupe. Enfin si nous en venons à donner de bons coups, par la foi que je te dois ! tu en pourrais bien commander qui ne me valent pas.

— Ne m’en parle pas, mon ami, lui répondit Guillaume. Tu ne pourrais endurer les grandes fatigues, veiller la nuit et travailler le jour. Dans la cuisine tu as appris à te chauffer et te rôtir les genoux, à manger souvent, à déguster le bouillon, à croquer une croûte dérobée, puis à dîner de bonne heure, à boire du vin à toute heure et à dormir ou à ne rien faire de toute la journée. Il faudrait te corriger de tout cela, et avant qu’un mois se fût écoulé tu serais dégoûté de la vie que nous menons. Quand une fois un homme s’est mis à truander, il n’est plus bon à une vie active.

Renouard répondit :

— Sire Guillaume, laisse-moi m’essayer. On m’a trop longtemps traité en idiot ; aussi vrai que j’ai besoin de la protection de Dieu ! je ne puis plus l’endurer. Je ne veux plus végéter dans les cuisines ; et s’il plaît à Dieu, j’amenderai ma vie. C’est un mauvais fruit que celui qui ne veut pas mûrir. Et si tu ne veux pas me permettre de t’accompagner, par saint Denis que je dois adorer ! j’irai tout seul me battre en Aleschant-sur-mer, sans autres armes qu’une massue que je ferai ferrer ; et vous me verrez tuer tant de Sarrasins que vous n’oserez les regarder.

Le comte lui octroya enfin la permission désirée, et Renouard, au comble de la joie, ne pensa plus qu’à accomplir de hauts faits. Il courut au parc et y choisit un magnifique sapin. Cent chevaliers pouvaient s’abriter sous son ombrage ; et le roi de France, qui aimait à dîner en cet endroit avec sa cour, n’aurait pas permis de le couper pour cent marcs d’argent. Mais Renouard se dit :

— Seigneur Dieu ! si l’on pouvait arracher ce bel arbre d’ici ! Il serait bien bon à tuer les Sarrasins. Il sera à moi, malgré quiconque y trouverait à redire ; j’en écraserai toute ma parenté, s’ils ne veulent adorer Jésus-Christ.

Il alla chercher un charpentier qui abattit l’arbre et en ôta les branches. Le forestier se rendit en courant à l’endroit où il entendait les coups et cria :

— Bâtard, tu te repentiras de ce que tu fais. Qui t’a donné la permission de dévaster ce bois ? Je porterai plainte au roi, qui te fera traîner à la queue de ses chevaux.

Il prit un bâton et en frappa Renouard à la tête.

— Vous avez fait couler mon sang, dit celui-ci ; par saint Omer ! c’est pour votre malheur.

Il lui saisit le bras et le tire à lui avec tant de violence qu’il lui arrache l’épaule. Puis il le tourne trois fois autour de sa tête, et le laissant aller au quatrième tour, il le jette sur un chêne où le cadavre reste suspendu, les boyaux traînant à terre.

— Comment te portes-tu, messire, lui crie Renouard ? Vas donc raconter au roi que Renouard défriche sa forêt.

Puis prenant la massue, il en ôta l’écorce et la plana en chantant. Enfin il la porta chez un forgeron, la fit ferrer par devant et entourer de larges bandes de métal.

Cela fait, il donna à l’ouvrier cinq sols, tout ce qu’il possédait ; et la massue, longue de quinze pieds, sur l’épaule, il sortit de la forge. Tous ceux qui le rencontrèrent se signèrent d’épouvante et se mirent à fuir.

Renouard entra au palais et tout le monde le regarda avec étonnement. L’un dit à l’autre :

— C’est un démon, où va-t-il ? C’est bien Renouard-au-tinel.

Depuis ce nom lui resta. Renouard les voyant si effrayés, leur dit :

— Ne vous épouvantez pas. Seulement ne vous moquez plus de moi et ne volez pas mon tinel, ou vous me le paieriez ; car il n’y a si bonne arme sur terre, et je ne le céderais pas pour quatorze cités.

Puis s’adressant au comte, il lui dit :

— Sire Guillaume, je suis prêt à vous servir. Partons, car vous tardez trop longtemps ; nous devrions déjà être de l’autre côté des gorges de la montagne. Par l’apôtre saint Pierre ! je vous ferai rendre les clés de toute l’Espagne ; ni Thibaut ni Desramé ne la défendront. Noble comte, hâtez-vous, pour Dieu ! car on a grandement besoin de vous dans Orange.

— Vous dites vrai, répondit Guillaume. Que tout le monde soit prêt à marcher demain.

Cet ordre fut répété dans toute l’armée. Et de tous côtés on tira les hauberts de leurs étuis, on fourbit les heaumes et les épées, on répara les écus et on laça les pennons aux lances. Les chevaux furent soigneusement étrillés et largement pourvus de foin et d’avoine.

Au palais il y eut un grand banquet ; on avait allumé cinquante cierges et plus de trente torches, et les tables étaient couvertes des mets les plus succulents. Après qu’on se fut lavé les mains, la fleur de la chevalerie s’assit aux tables principales. Et cette fois encore Guillaume agit comme un noble homme qu’il était, en faisant asseoir à ces côtés son hôte Guimar et son épouse.

Du reste il fut bien payé de son hospitalité ; car cette nuit on lui donna deux cents marcs d’argent, deux beaux chevaux, deux mules bien dressées et de beaux pourpoints avec des manteaux fourrés.

On ne but pas mal de vin pur et épicé, et Renouard en eut largement sa part. Il s’endormit, ivre-mort, dans la cuisine, avec son tinel à ces côtés.

Quatre écuyers, voulant lui jouer un tour de leur façon, unirent leurs forces pour lui enlever sa massue et la cacher dans une écurie sous le fumier. Mais ils paieront cher leur plaisanterie.

Avant l’aube l’armée commence à s’ébranler. On met les selles, on y attache les casques et l’on monte à cheval. De toutes parts on ne voit qu’écus, heaumes et hauberts reluisants, que pennons flottant au bout des lances. Les trompettes, les trompes et les cors d’airain sonnent. On n’entend que bruit et vacarme sous les murs de Laon. L’armée se met en mouvement ; la voilà en route à l’instant même où le soleil se lève radieux.

Aymeric, Hermengard, le roi, la reine, et la belle Aalis chevauchèrent à côté de Guillaume au court nez, qu’ils accompagnèrent pendant un certain temps.

Cependant Renouard dormait toujours et cuvait son vin. Le grand bruit l’arracha à son sommeil ; il sauta sur pied tout effaré et courut presque nu après l’armée, sans même penser à son tinel. Il arriva bientôt à un gué et entra jusqu’au cou dans l’eau froide. La fraîcheur du bain le désenivra. Sa première pensée fut pour son tinel. Il se rappela l’avoir oublié et il retourna de suite sur ses pas pour le chercher.

Il trouva en son chemin un pressoir vide de vin ; il en prit le gros pilon, et ainsi armé, il arriva sur les hauteurs aux environs de Laon.

Midi sonna, et il eut tellement faim qu’il n’en pouvait plus. Il vit à sa droite les clochers dorés de la noble abbaye de Saint-Vincent, et il se tourna de ce côté.

Il y avait dans cette abbaye soixante moines ; l’abbé leur faisait donner un splendide repas, car on y célébrait ce jour même la fête de saint Vincent ; ils avaient de la viande et des pâtés, des rissoles et des poissons étuvés. Dans la cuisine de grands feux étaient allumés et le maître-queux était en train de piler de l’ail dans un mortier.

Quand Renouard entendit les coups du pilon et flaira la bonne odeur, il se sentit tout à coup revivre.

— Dieu soit loué ! dit-il, je suis arrivé à bon port. Si je puis entrer dans ces murs, je mangerai du dîner qu’on apprête là, et je voudrais bien voir qui m’en empêcherait.

Il se dirigea tout droit vers la porte, devant laquelle se trouvait le portier. C’était un petit homme difforme ; il était bossu et marchait avec des béquilles ; sa barbe, blanche comme de la neige, lui descendait jusqu’à la ceinture. Lorsqu’il aperçut Renouard avec ses gros membres, les jambes nues et brûlées, et les vêtements en lambeaux, il crut voir un démon échappé de l’enfer, et il en fut si effrayé qu’il ne l’eût pas attendu pour mille marcs d’or. Il se mit à fuir vers la porte. Mais Renouard courut après lui, et avant que le moine eût atteint l’entrée, il fut à ses côtés et lui dit :

— Attendez que je vous parle, vous y trouverez profit.

— Je n’ose pas, répondit l’autre ; je vous redoute plus que la foudre ; j’ai grand’ peur que vous ne m’étrangliez.

— Rassurez-vous, fit Renouard, vous n’avez rien à craindre.

— Que Dieu vous en récompense !

— Portier, mon ami, poursuivit le géant, si tu peux venir à mon aide je t’en saurai le meilleur gré du monde. J’ai grand’faim, car depuis hier je n’ai pas mangé ; fais-moi donc parler au maître-queux, au prieur ou au chef du réfectoire.

— Je ferai mieux que cela, répondit le portier. J’ai deux pains, et plus d’un quartier de fromage et un grand pot de vin vieux, que les gens du cloître m’ont envoyé hier soir ; je vous les donnerai pour apaiser votre faim.

— Je te conseille de ne pas me tromper, dit Renouard, et m’est avis que tu ne cherches pas autre chose. Si tu peux te sauver là-dedans, et verrouiller la porte sur toi, tu me laisseras crier tant que je voudrai, et tu ne viendras pas me répondre de si tôt. Tu me conduiras au festin là-dedans, ou par la foi que je dois à saint Richer ! je te briserai les os avec mon levier.

— Pour Dieu ! cria le portier, ne me touchez pas ; j’irai devant, suivez-moi.

Ils se dirigèrent vers la cuisine, et Renouard rit de bon cœur en voyant boiter le vieux. Ils allèrent tout droit aux fourneaux, et Renouard se mit à crier :

— Le Dieu de gloire qui jugera le monde, puisse-t-il sauver le maître-cuisinier ! Comme il manie bien ce pilon ! S’il voulait m’associer à lui, je le servirais du matin au soir ; car je sais bien écorcher une anguille, tailler une bûche et faire le feu, ou encore hacher à deux couteaux le poireau, faire des rissoles, et ranger les plats ; et si l’on en vient à distribuer de bons horions, je vous jure, j’en sais quelque chose, je sais fort bien me venger d’un méchant homme.

Le cuisinier lui répondit :

— Je n’ai que faire d’un ribaut qui vient pour se moquer de nous ; passez votre chemin, je n’ai pas besoin de vous. Quant au portier, il sera puni pour avoir oublié de verrouiller la porte.

Il prit une grande cuiller et en frappa le portier sur le crâne ; en un moment le pauvre homme fut couvert de sang de la tête aux talons.

— Je ne puis souffrir cela, dit Renouard. Par saint Legier ! tu l’as frappé pour ton malheur.

Il saisit le cuisinier et le jette sur le brasier avec tant de force, que les tisons lui entrent dans le corps. Jamais il ne s’en releva. Puis il enlève deux volailles de la broche, et sans se donner le temps de les découper, il en arrache les membres, les trempe dans le mortier contenant l’ail pilé, et les mange incontinent. Il remarque non loin de lui un panier où il y avait bien un millier de rissoles ; il se jette dessus et en mange, comme s’il ne voulait pas en laisser une seule pour l’abbé.

Quand il eut mangé son soûl de ces mets piquants, il eut tellement soif qu’il aurait bien vidé un setier de vin. Il demanda au portier :

— Où sont les moines ? Le service est-il terminé ?

— Je vous dirai la vérité, fit l’autre ; ils sont au réfectoire et attendent leur dîner. Vous avez mal agi en tuant le cuisinier et en mangeant toutes les rissoles.

— Il t’avait si mal arrangé que le diable lui-même se serait emporté. Viens, conduis-moi vers le prieur ou l’abbé.

— Comme il vous plaira.

Et là-dessus ils entrent au réfectoire, et Renouard dit d’une voix tonnante :

— Que Dieu garde les moines réunis en ce lieu !

Et eux le regardent tout ébahis, sans lui répondre un seul mot.

La première chose qui frappa les yeux de Renouard fut un tonneau de vin nouvellement mis en perce. Il prit un pot, mesurant bien un setier, l’y plongea, le mit à sa bouche et le vida d’un seul trait.

Le sommelier s’en fâcha tout rouge, et d’un pain de froment qu’il tenait à la main, donna un si grand coup à l’intrus que son arme vola en pièces.

— Tu as levé la main sur moi, dit Renouard, par la foi que je dois à Dieu ! ce sera pour ton malheur.

Il tira à soi le moine et le heurta si furieusement contre un pilier que les deux yeux lui sortirent de la tête.

Tous les moines prirent la fuite, et Renouard revint au tonneau et but tout son soûl. Puis il dit au portier :

— En voilà assez ; j’ai fait ce que j’ai voulu, allons-nous-en.

En sortant ils trouvèrent à la porte les pauvres qui attendaient la charité et qui crièrent au portier :

— Pour Dieu ! vos moines auront-ils bientôt fini de dîner ? Qu’on nous donne tout de suite l’aumône commandée par Dieu.

Quand Renouard entendit ces pauvres gens demandant du pain au nom de Dieu, il en eut grand’pitié, et leur dit :

— Soyez tranquilles, mes enfants ; vous en aurez, si Dieu me permet de vous aider.

Il retourna au réfectoire en courant, et dans une corbeille merveilleusement grande il mit plus de cent pains et tous les restes qu’il trouva sur la table. Il distribua tout cela largement parmi les affamés, et rendit le reste au portier.

Les mendiants crièrent d’une seule voix :

— Que le Dieu qui naquit à Bethléem bénisse cet aumônier ! Jamais nous n’avons rencontré d’aussi brave homme.




III.


Entrée en campagne.


Cependant Renouard continue sa route pour aller chercher son tinel à Laon. Ne le trouvant pas dans la cuisine, il se lamente, déchire ses habits et s’arrache les cheveux, au grand amusement des écuyers.

— Tu me l’as volé, dit Renouard à l’un d’eux. Rends-le moi, ou tu me le paieras cher.

Mais celui-ci lui jure par saint Paul et saint Thomas qu’il ne sait ce qu’il veut dire. Puis il se met à rire sous cape, et les autres recommencent à jeter des torchons à la tête de Renouard, qui leur dit :

— Vous riez, mes maîtres ! Allons, il ne s’agit pas de se moquer de moi. Mauvais larrons, vous êtes des misérables ! Par saint Nicolas ! Il vaudrait mieux pour vous que vous fussiez en ce moment à Bagdad ou en Arabie, dans la prison de Corsolt !

Il les saisit tous quatre par les bras et les traite comme le chat fait des souris. Il jette trois d’entr’eux en un tas, si durement, que peu s’en faut qu’ils n’aient les bras cassés. Le quatrième lui crie :

— Sire Renouard, ayez merci de moi ! Par saint Thomas ! votre tinel vous sera rendu. Restez ici, j’irai le chercher.

— Tais-toi, glouton, tu ne pourrais le soulever. Et par mon chef ! tu n’iras pas sans moi, ni toi ni les autres ; je ne veux pas être trompé. Mais tu me mèneras tout de suite à l’endroit où il est, ou sinon, par mon chef ! tu mourras d’une mort plus cruelle que celle de Cajafas.

Il le charge sur ses épaules comme il aurait fait d’une bûche, et tout en lui donnant force coups de poing, il se fait conduire à l’étable, où ils écartent le fumier et découvrent le tinel.

— Allons canailles, leur dit Renouard, hâtez-vous et apportez-moi ma massue, ou sinon, vous me le paierez cher. Par le Seigneur ! si vous me faites attendre un seul instant, vous ne raillerez plus entre vous, car je vous étranglerai de mes deux mains.

À ces paroles ils commencèrent à trembler de tous leurs membres. Ils firent tout au monde pour soulever le tinel ; mais à eux tous ils ne parvinrent pas à le remuer. Alors ils s’adressèrent à Renouard :

— Nous ne pouvons le lever, messire, venez y vous-même.

Et en même temps ils murmurèrent entre leurs dents :

— Malédiction sur celui qui doit porter cet arbre !

Renouard accourt et le soulève comme un rameau d’olivier ; et tout joyeux il sort de l’étable en chantant. Il rencontre le maître-queux, qui l’arrête et lui dit avec hauteur :

— Paresseux, où vas-tu ? Tu ferais bien mieux d’entretenir le feu, de tourner la broche et d’écumer la soupe. Ici tu pouvais dîner quand tu en avais envie ; tu ferais bien mieux d’y rester que d’aller endurer des privations sur la terre étrangère.

— Qui te demande ton avis ? En quoi cela te regarde-t-il, que je parte ou que je reste ? Crois-tu que j’irai encore écumer tes viandes ? J’aimerais mieux te crever les deux yeux.

— Tu te repentiras de ces paroles, dit le chef. Je t’ordonne sur ta tête d’aller faire couper en morceaux ton tinel pour en nourrir notre feu ; et le fer dont il est virolé, servira à raccommoder nos chaudières et nos crocs. Fils de putain, on devrait te mettre à mort.

Quand Renouard s’entendit appeler bâtard, et gronder comme le dernier des goujats, et qu’il vit le sort qu’on réservait à son tinel, une sueur froide lui sortit de tous les pores. Il brandit son arme et du gros bout frappa si furieusement le cuisinier qu’il lui fit sauter les yeux et la cervelle de la tête et l’étendit mort à ses pieds.

— Tais-toi, misérable, et laisse tes injures. Je ne me soucie pas de garder la cuisine ; je veux au contraire aider Orable au teint blanc et le seigneur Guillaume dans la défense de leur terre. Tu aurais mieux fait de te taire.

Là-dessus il s’en alla et se remit en route pour l’armée.

Les écuyers qui le redoutent plus que lion ou sanglier, l’ont devancé à cheval et vont se plaindre au comte Guillaume de ce qu’il avait voulu les tuer, comme il avait fait le maître-cuisinier. Mais Guillaume leur dit :

— Laissez-le, et abstinez-vous de le railler ou de lui dire des injures ; on doit se garder d’un homme ivre et d’un fou. N’allez plus vous frotter à ce garçon, il vous arriverait malheur et vous ne le feriez pas retourner à Laon.

Puis il galopa vers Renouard, qui lui cria de loin :

— Sire Guillaume, voulez-vous bohorder ? Voulez-vous essayer comment je sais jouter ?

— Pas du tout, mon ami, ne pensez qu’à marcher. Je crains bien que vous n’avanciez guère, car cette massue doit vous peser. Je la ferai mener après vous.

— Nenni, monseigneur, je puis très-bien la porter.

Et là-dessus il commença à trotter devant l’armée, à sauter et à gambader en baisant et en brandissant son tinel, au grand étonnement de tous.

Comme le tinel était sali par le fumier, Renouard le lava dans le premier ruisseau qu’ils rencontrèrent et l’essuya avec sa casaque, que dès lors il ne voulut plus endosser et qu’il jeta dans le plus profond de l’eau. En le voyant presque nu, toute l’armée se mit à le huer, au grand déplaisir du comte Guillaume, qui dit aux siens :

— Prenez garde, il vous châtiera ; gare à celui sur qui sa main s’appesantira, car je jure bien que je n’interviendrai pas.

— Quelle mauvaise idée, firent les Français, de nous abandonner au caprice d’un fou, d’un démon qui nous tuera tous !

Malédiction sur le roi qui vous le donna, et sur celui qui lui permet de venir avec nous !

Cependant la fille du roi se prit à regarder le jeune homme ; elle le trouva fort à son gré et dit à sa mère :

— Voyez comme ce bachelier est beau ; je ne crois pas qu’on trouve son pareil dans toute l’armée. Comme il porte bien sa massue. Que Dieu le protège ! Je suis toute triste de ce que je ne le verrai plus, et je trouve que mon père ne fait pas bien de le laisser partir.

— Taisez-vous, ma fille, répondit la reine. J’espère bien qu’il ne reviendra jamais dans ces lieux.

Cependant il y revint depuis, et le comte Guillaume lui fit épouser la fille du roi ; et plus tard il la couronna reine d’Espagne dans son palais de Cordoue, comme vous m’entendrez raconter, si du moins vos largesses me déterminent à vous chanter cette histoire véritable.

En ce moment le comte appela Renouard et lui fit donner une robe de gros drap gris, bien large et longue d’une toise. Ensuite il lui enjoignit de ne pas se laisser insulter, et de punir les agresseurs, s’il tenait à sa bienveillance. Et Renouard jura qu’il les dompterait tous et qu’il amènerait le plus osé d’entr’eux à lui obéir.

Quand il fut vêtu, la belle Aalis l’appela près d’elle et lui dit :

— Renouard, mon ami, tu as vécu longtemps parmi nous, mais aujourd’hui mon oncle t’emmène de la cour. Or si je t’ai jamais causé quelque déplaisir, je t’en demande pardon.

Et là-dessus elle l’embrassa, et Renouard lui pardonna tous les torts qu’elle pouvait avoir eus envers lui.

Enfin les trompettes sonnèrent et mirent fin à cette scène. L’armée s’ébranla. Après plusieurs journées de marche on arriva à Orléans et ceux qui ne trouvèrent pas de place dans la ville campèrent sous les murs.

Le comte Guillaume paya aux bourgeois l’amende pour avoir tué leur châtelain et plusieurs d’entr’eux ; et le lendemain au point du jour il put les quitter en ami.

Le roi Louis ne convoya pas plus loin le comte ; il prit congé de lui sous les murs d’Orléans ; la reine pleura amèrement au départ et sa fille se trouva mal. Le comte Aymeric de Narbonne aussi quitta l’année avec dame Hermengard ainsi que ses quatre fils.

En prenant congé d’eux, Guillaume leur baisa la face, mais il eut soin que leur bouche ne touchât pas la sienne. Chacun des frères lui promit de lui amener à Orange autant d’hommes qu’il pourrait en rassembler, et ils tinrent parole.

Après leur départ le comte Guillaume hâta sa marche vers Orange. On fit tous les jours autant de chemin que possible, sans se laisser arrêter par rien. Enfin ils virent, s’élevant au-dessus de la vallée d’Orange, une fumée qui leur apprit que les païens avaient dévasté la contrée et brûlé la ville. Le matin de ce jour même ils avaient livré un assaut au château.




IV.


L’armée entre dans Orange.


Dame Guibor avait endossé la cuirasse et ceint l’épée, et avec toutes les dames, armées de même, elle était montée aux fenêtres de la grande tour carrée pendant que les chevaliers gardaient la porte.

L’assaut avait été opiniâtre et le combat sanglant. Les dames jetèrent de grosses pierres sur la tête des assaillants, dont beaucoup gisaient à terre tout sanglants. Heureusement la tour d’Orange était si forte qu’elle n’avait rien à craindre d’un assaut.

Enfin les Sarrasins, de guerre lasse, avaient sonné la retraite. En quittant la ville ils y avaient mis le feu ; puis ils s’étaient dirigés en grande partie vers l’Archant, afin d’y construire des engins pour réduire la tour ; car Desramé a juré par sa barbe, qu’il rasera le château et que Guibor sera traînée par des chevaux, ou noyée dans la mer.

Lorsque le comte Guillaume vit la fumée, il dit à ses hommes :

— Orange est en flammes ! Sainte Marie, reine du ciel ! ces mécréants emmènent Guibor. Vite aux armes, nobles compagnons !

Les trompettes sonnent et l’armée est prête à combattre.

Le comte Guillaume ferme la ventaille de son capuchon de mailles, et l’épée au flanc gauche, il saute sur son cheval de bataille à la selle dorée. L’écu au cou et l’oriflamme levée, il galope vers Orange. Renouard le suit à grands pas en brandissant sa grosse perche. Toute l’armée descend des hauteurs et se répand autour de la ville.

Cependant dame Guibor monte au faîte de la tour ; et regardant de tous côtés, elle aperçoit à sa gauche tant de cottes de mailles et de heaumes resplendissants, tant de lances aux gonfanons brillants, que l’horizon semble en feu. Elle entend les sons des cors et le hennissement des chevaux de bataille. Des troupes s’avancent en bataillons serrés. Elle est saisie d’épouvante, croyant que c’étaient les Sarrasins qui revenaient déjà à l’assaut.

— Sainte Marie, protégez-moi ! s’écria-t-elle. Ah ! Guillaume, comme tu m’as oubliée. Noble comte, tu tardes trop longtemps, et tu commets un grand péché en me laissant exposée aux attaques de ces païens. Je sais bien que je vais mourir. Tu ne reverras plus jamais ton épouse ; par amour pour toi j’aurai la tête coupée, je serai brûlée et mes cendres disposées aux vents ; ou on me jettera à la mer, avec une grande pierre attachée au cou. Quoi qu’il arrive, je n’en réchapperai pas.

À ces mots elle perdit connaissance. Le clerc Étienne l’ayant fait revenir à elle, la dame fondit en larmes. Pour regarder encore, elle essuya ses yeux avec son bliaut, et elle vit Guillaume venant au galop, et Renouard derrière lui, jouant avec son tinel. Elle les vit s’arrêter devant la porte, et s’épouvanta surtout en voyant Renouard si démesurément grand :

— Par ma foi ! dit-elle, il n’y a aucune chance de salut, car voilà un démon avec sa grosse perche.

Le comte Guillaume, jetant les yeux autour de lui, vit la ville d’Orange encore en feu, et de l’autre côté Guibor tout éplorée. Les larmes lui vinrent aux yeux et il se hâta de rassurer la comtesse :

— Dame Guibor, cria-t-il, n’ayez pas peur ; je suis ce Guillaume si ardemment attendu. C’est l’armée de France que vous voyez arriver ; faites donc ouvrir la porte et recevez vos défenseurs.

La comtesse lui répondit incontinent :

— Monseigneur, ôtez votre heaume luisant ; je crains trop les infidèles, voilà pourquoi je veux voir vos traits ; car un homme ressemble souvent à un autre par la stature et par la voix.

— Comme vous voudrez, dit Guillaume ; vous agissez sagement.

Il délace son heaume et retire la coiffe de mailles qui lui couvre la tête. Alors Guibor peut le regarder en face, et voir sur son nez la bosse, reste de la blessure qu’autrefois Corsolt lui fit devant Rome.

— Dieu ! dit la dame, je vois que j’ai trop tardé à vous laisser entrer.

Elle court aussi vite que possible vers la porte, qu’elle ouvre toute grande, puis elle abaisse le pont. Et le comte y entre les larmes aux yeux. Il descend de cheval et embrasse Guibor ; il lui donne dix baisers, qu’elle lui rend en pleurant tendrement.

Puis le comte donna des ordres pour loger ses troupes. Les uns se casèrent tant bien que mal dans la ville, les autres dehors. On dressa les tentes et les pavillons de couleur et l’on distribua les vivres qu’ils avaient apportés.

Le comte Guillaume fit mettre son cheval à l’écurie et monta au palais de Gloriette. Il s’assit à côté de Guibor en attendant le dîner. Cependant Renouard entra dans les cuisines pour y déposer son tinel. Dame Guibor remarqua ce grand jeune homme qui ne paraissait pas avoir quinze ans.

— Monseigneur, dit-elle à son mari, quel est ce bachelier qui porte sur son épaule cette énorme perche, qu’un cheval aurait de la peine à traîner ? Sainte Marie ! où a-t-il pris une telle massue ? Jamais on n’en vit de pareille, et celui qui la manie doit être d’une force extraordinaire. Dieu ! qu’il est grand et beau ! Où l’avez-vous déterré ? D’où vous l’a-t-on amené ?

— C’est le roi de France qui me l’a donné.

— Pour Dieu ! traitez-le bien ; il m’a tout l’air d’être de haute extraction et d’appartenir à une famille noble et puissante. Est-il chrétien ?

— Non, madame, il n’a pas été baptisé. On l’amena tout jeune d’Espagne à Laon, où il a passé sept ans dans les cuisines. Cela l’a hébété. Mais chargez-vous de lui et tout ira bien.

— Monseigneur, répondit-elle, je suivrai vos ordres.

Comme le dîner tardait, Guillaume alla s’accouder à la fenêtre et Guibor sa bien-aimée à côté de lui. Le temps était beau et l’air pur. Regardant à sa droite, il vit s’approcher un corps de quatre mille cavaliers bien armés, tout resplendissants d’or et d’acier. Guillaume les reconnut tout de suite à leurs bannières pour les gens de Hernaut de Gironde. Il les montra à la comtesse et dit :

— Voilà Hernaut et sa vaillante troupe ; Thibaut et Desramé auront beau faire, demain Bertrand sera hors de prison.

— Nous vous verrons à l’œuvre, répondit-elle, comment vous vengerez votre neveu.

Pendant que ceux-ci dressent leurs tentes sous les murs d’Orange, voici que d’un autre côté arrive Beuve de Commarchis, à la tête de deux mille hommes bardés de fer ; puis Aymeric avec quatre mille hommes de Narbonne aux heaumes brunis.

— Ah ! Guibor, fit le comte, tout va bien ; voyez-vous là-bas, en cette lande, cette troupe aux bannières éclatantes ? C’est mon père, Aymeric à la barbe blanche. Et à côté de lui Beuve de Commarchis, dont les païens retiennent deux fils prisonniers. Bientôt ils seront en liberté.

Guibor se jeta dans les bras de son mari et lui baisa la bouche et les joues, tout en rendant grâces à Dieu.

Presque en même temps arrivèrent Bernard de Brebant, le père du comte Bertrand, Guibert d’Andernas et enfin Aymer-le-chétif, tous à la tête d’une forte troupe armée.

Lorsque Guillaume vit venir son plus jeune frère, l’ennemi le plus redoutable des Sarrasins, il se jeta sur Folatise et vola à la rencontre d’Aymer. Il le serra dans ses bras et voulut le mener avec lui dans Orange. Mais Aymer refusa et alla camper auprès des autres. Alors Guillaume invita son père et tous ses frères à venir souper avec lui, ce qu’ils firent.

On corna l’eau en Gloriette, et les chevaliers allèrent se laver les mains. Dame Guibor, en femme bien apprise, offrit à Aymeric et à ses fils la serviette pour s’essuyer. Le souper fut servi à l’heure de vêpres.

Renouard entra dans la salle et alla s’adosser contre un pilier en s’appuyant sur son tinel, pour jouir du spectacle de la fête. En l’apercevant Aymer demanda à Guillaume :

— Monseigneur, quel est cet homme avec ce tronçon d’arbre que cinq vilains auraient de la peine à porter ? Est-ce un démon qui vient pour nous tuer ? Est-ce un tour de Guibor, la magicienne, dites-le moi ?

— C’est, répondit le comte, un jeune homme qui m’a été donné par le roi. Louis. Jamais on n’a vu homme de sa force ; mais il aime trop à se chauffer dans la cuisine et à lécher les marmites. Cela me chagrine de lui voir ce goût ; il est le jouet des cuisiniers, qui le traitent comme un idiot.

Là-dessus Aymer le fit appeler près de lui, et Renouard alla s’asseoir au souper à côté du chevalier, en posant son tinel derrière lui.

Les pages se donnaient toutes les peines du monde pour le lui enlever. Quand il s’en aperçut, il leur dit :

— Laissez mon bâton ; car par la foi que je dois à Dieu ! si l’un de vous y touche, quelle que soit sa noblesse, il me le paiera ; je lui ferai sauter les yeux de la tête.

Cela amusa les chevaliers, qui lui versèrent souvent du vin fort. Après souper, quand les nappes furent enlevées, ils commencèrent à se moquer du sauvage ; et les écuyers, encouragés par cet exemple, recommencèrent à lui jeter toutes choses à la tête. Mais Renouard saisissant son tinel et le brandissant à deux mains, leur cria :

— Gloutons, je vous ai déjà soufferts trop longtemps !

Tous se sauvèrent, et Renouard ne pouvant les suivre, donna un tel coup contre une colonne de marbre, qu’il la brisa et en fit voler les éclats au milieu de la salle.

— Ah ! il vous fait fuir, s’écria Aymer, je le crois bien ; car qui Diable pourrait parer un tel coup ? Frère Guillaume, appréciez-le bien, et amenez-le avec nous en Aleschant ; s’il s’attaque aux païens, il n’en fera pas mal mourir avec cette massue.

— Je ne demande pas mieux, répondit Renouard, mettez-nous vite en présence, et vous verrez.

Aymer et le marquis Guillaume rirent beaucoup de cette saillie. Dans quelques jours ils ne le mépriseront plus ; il sera un des personnages les plus honorés entre tous.

Le souper fini, la société se dispersa. Les chevaliers français descendirent de la salle et allèrent se coucher, qui dans sa tente, qui dans le bourg où il avait trouvé un logement.

Renouard rentra dans la cuisine et se coucha près du feu. Après avoir embrassé son tinel, il le posa sous sa tête et bientôt l’ivresse le plongea dans un profond sommeil.

Quand le cuisinier en chef le vit étendu sur le dos, il eut la mauvaise idée de prendre un tison allumé et de lui brûler ses moustaches naissantes. Renouard réveillé par la douleur, sauta sur ses pieds, et donnant cours à sa colère, il saisit le cuisinier par les flancs et le soulevant comme si c’eût été un enfant nouveau-né, il le jeta dans les flammes, qui en peu de temps le réduisirent en cendres.

— Voilà la place qui vous convient, cria Renouard. Pourquoi me maltraiter ? Infâme bâtard, pensiez-vous que je n’oserais vous toucher par crainte de Guillaume au court nez ? Fussiez-vous un émir, je vous eusse fait subir le même sort. Ah ! l’on me tient pour fou ! Eh bien ! j’agirai comme un enragé. Beau sire cuisinier, goûtez bien votre propre saveur ! Par saint Denis ! c’était de la folie de toucher à ma barbe.

Là-dessus il se recoucha, chauffa ses grandes jambes au feu et se rendormit.

Le lendemain, avant l’aube, plusieurs cuisiniers entrèrent dans la cuisine ; quand ils virent leur chef gisant dans le feu, à moitié consumé, tous, sans exception, se mirent à fuir. Ils coururent droit à Guillaume pour se plaindre. Celui-ci en les apercevant leur cria de hâter le déjeuner ; mais les cuisiniers lui répondirent :

— Il sera mal apprêté ; car cette nuit notre chef a été jeté au feu. C’est ce fou sauvage qui l’a fait, et tant qu’il sera là, nous ne nous occuperons pas du manger. Puisse le diable l’emporter ! Il ne tardera pas à nous casser la tête avec son tinel garni de fer, qui est si lourd qu’un cheval le porterait à peine. Plût à Dieu qu’il fût coupé en morceaux et son maître noyé dans la mer ! S’il vit, il fera assez de mal, car jamais on ne vit un tel démon. Que Dieu nous en garde !

Guillaume ne fit qu’en rire, et leur dit :

— Vous n’avez qu’à vous abstenir de le railler, sinon, il vous le fera payer. Comment diable, je ne suis pas assez osé pour le contredire, et vous vous permettez de l’insulter !

Puis s’adressant à Guibor, il lui dit :

— Dame, allez-y, et amenez-le avec vous dans cette chambre.

— Vos ordres seront exécutés, répondit la comtesse. Elle se hâta de descendre à la cuisine, où elle trouva Renouard couché sur le dos, avec son tinel sous la tête. Dame Guibor était une femme de grand sens ; elle s’assit à côté de lui, et lui parla avec douceur :

— Venez avec moi, mon ami, dans ma chambre dallée ; je vous donnerai ma pelisse d’hermine et un manteau fourré de martre zibeline, et puis vous me conterez vos affaires.

— Volontiers, noble comtesse. Quant à ces lâches coquins, ils ne perdront pas pour attendre leur punition.

Il suivit la comtesse, sans oublier son tinel. Les Français qui le virent passer par la grand’ salle, chuchotèrent entr’eux :

— Par sainte Marie ! vois donc comme ce Renouard a l’air d’un sauvage ; il avalerait bien deux paons et un cygne.

— Tais-toi, dit un autre, ne l’agace pas, il nous aurait bien vite couchés dans notre cercueil.




V.


Encore Renouard.


Quand Renouard fut entré avec la comtesse dans sa chambre, ils s’assirent ensemble sous le dais. La chambre était riche, bien peinte, pavée de marbre, et le soleil n’y pénétrait qu’à travers des vitraux.

Guibor lui adressant la parole en langue sarrasine, dit :

— Renouard, mon ami, tâche de te rappeler si tu as un frère ou une sœur.

— Oui, fit Renouard, de l’autre côté de la mer ; mon père était roi, et j’avais une sœur surpassant en sagesse et en beauté les fées mêmes.

Il n’en dit pas d’avantage et baissa la tête sur sa poitrine. Guibor, dont le cœur devinait en lui son frère, ôta son manteau de pourpre et le lui mit sur les épaules. Puis elle continua :

— Mon ami, ne me cachez pas le nom de vos parents.

— Dame, je ne pourrai vous confier cela que lorsque je serai revenu de la bataille, où, s’il plaît à Dieu, j’aiderai Guillaume de tout mon pouvoir.

La comtesse ne put lui refuser cela. Sans dire un mot, elle ouvrit un écrin, dont elle tira une brillante cotte de mailles, qui avait appartenu à son oncle, l’émir Tornefier. Les mailles étaient d’or et d’argent et si bien forgées qu’un coup d’épée ne pouvait les entamer. Celui qui porte cette armure est invulnérable. À la cotte de mailles elle joignit un heaume de l’acier le plus dur. Enfin elle prit une épée à poignée d’or pur ; elle était longue d’une toise et large d’une grande paume, et si affilée qu’elle tranchait plus facilement le fer que la faux ne fait l’herbe. Nulle armure n’est un obstacle pour son tranchant. Elle provenait de Corsuble, le neveu de Haucebier, qui l’avait donnée au brave Thibaut, auquel Orable l’avait prise le jour de ses noces. Elle la destinait à Renouard comme un gage d’amitié.

— Mon ami, lui dit-elle, sais-tu manier les armes ? Ceins cette épée à ton flanc gauche ; elle te sera d’un grand secours, si tu sais la manier.

Renouard prit l’arme et tira la lame brillante du fourreau. Quand il la sentit si légère, il la jeta à terre en disant :

— Dame, je n’ai que faire de cela, par saint Denis ! je ne donnerais pas un denier pour quarante de ces lames. Du moment que je soulèverai à deux mains mon levier, il n’y a païen si fier que je n’abatte d’un seul coup, lui et son destrier. Guillaume ne me nourrira pas pour rien.

Les larmes vinrent aux yeux de la comtesse, à qui les battements de son cœur disaient que ce grand et beau jeune homme pouvait bien être son frère. Renouard, qui se méprit sur la cause de ces larmes, lui dit :

— Ne pleurez pas, madame, car par la foi que je vous dois ! vous n’avez pas à craindre pour Guillaume, tant que mon tinel restera entier.

— Que Jésus te protège ! lui répondit-elle. Mais crois-moi, un homme sans armure ne peut vivre longtemps, du moment qu’on en vient à se battre ; il peut être tué par toutes sortes d’armes. Je te prie donc de souffrir par amitié que je t’arme.

— Je ne veux pas vous refuser, fit-il.

Alors Guibor lui fait endosser le haubert, qui était long et si large que deux hommes auraient pu y entrer. Elle lui lace la coiffe de mailles et y attache le heaume avec quinze lacets, mais sans lui nouer la ventaille, afin qu’il pût mieux respirer. Enfin elle lui ceint l’épée dont elle attache la poignée à l’épaulière avec un lacet de soie, afin d’empêcher la lame de tomber. Puis elle se met à l’endoctriner et lui enjoint d’avoir recours à son épée, si jamais son tinel venait à se briser.

Quand Renouard fut armé, il se sentit plus hardi que lion ou sanglier. Il sortit, son tinel à la main, et alla se pavaner dans la grand’ salle. En ce moment on corna l’eau ; les chevaliers lavèrent leurs mains et chacun vint s’asseoir selon son rang pour dîner. Renouard alla manger à la cuisine, d’où les cuisiniers se sauvèrent à son approche. Il y trouva quantité d’aliments ; grues, malarts, venaison, poisson, comme saumons et barbeaux. Il en mangea les meilleurs morceaux et finit par se délecter d’un col de cygne farci de viande hachée, d’œufs et de poivre. Quand il fut rassasié, il mit son tinel sous son bras droit et sortit de la cuisine en se léchant les moustaches comme un chat. Il vint dans la salle du festin et alla s’asseoir par terre, non loin de Guillaume, après avoir posé son tinel au milieu de la salle.

Cela amusa les Français, qui de toutes parts lui tendirent leurs hanaps pour le faire boire. Aymer se leva de table avec Bernard, Hernaut-le-roux et Guichart d’Andernas, pour essayer leur force au tinel. Mais leur eût-on promis Damas, ils ne seraient jamais parvenus à le soulever. Il n’y avait que Renouard qui en fût capable. Et les chevaliers de s’écrier :

— Tu es un démon ; si tu le veux bien, tu conquerras le monde entier.

— Messeigneurs, répondit le géant, je ne sais si vous êtes de Paris ou d’Arras ; mais par la foi que je dois à saint Thomas ! si Dieu me laisse mon tinel et mes bras, vous n’avez pas à vous inquiéter des Sarrasins.

On se leva de table parce que l’armée devait bientôt se mettre en mouvement. Plusieurs chevaliers coururent au tinel, mais aucun ne parvint à le soulever. Guillaume lui-même alla s’y essayer ; mais quoique la sueur lui ruisselât du front, il ne le leva pas plus haut qu’à un pied du sol.

— Je vous aiderai, dit Renouard ; et maniant le levier comme si c’était une branche d’olivier, il le fit tournoyer autour de sa tête et le jeta en l’air en jouant.

— Bienheureux le bras qui porte une telle massue, dit le comte. Si tu manges beaucoup, tu en as bien le droit.

— Allons, dit Renouard, nous tardons trop ; les païens auront tout le temps de fuir. Allons, à cheval ! Tout ce que je crains, c’est de ne pas les retrouver. Si je puis essayer mon tinel sur les Turcs, je ne donnerais pas un denier de leur armée, fût-elle de cent mille hommes, je les aurai bien vite chassés.

Le comte le serra dans ses bras et donna l’ordre de sonner le boute-selle. L’armée s’ébranla presque aussitôt. Les chevaux de somme, portant les bagages, défilèrent dans la campagne. Le comte Guillaume fit amener son cheval de bataille, Renouard lui tint l’étrier. Ses écuyers portent ses armes. Il embrasse Guibor et prie Dieu, le grand justicier, de la protéger pour qu’il la retrouve saine et sauve. Enfin le voilà parti, suivi de Renouard et Guibor monta dans la tour de Gloriette et alla s’accouder à une fenêtre. Toute la campagne était couverte de troupes marchant en bon ordre ; ici les bannières ondulaient au vent, là les heaumes et les écus luisaient au soleil et les coursiers hennissaient sous leurs cavaliers. Elle fit sur eux le signe de la croix et les recommanda à Dieu.

L’armée marcha jusqu’au soir. On campa dans un verger ; bientôt les tentes furent dressées et après avoir soupé, tout le monde se coucha. Le comte Hernaut et sa troupe furent de garde cette nuit.

Avant l’aube on sonna à cheval ; les armures furent endossées, les heaumes lacés, les épées ceintes ; au point du jour on se mit en marche en rangs serrés et au son des trompettes.

Renouard dormait toujours dans sa baraque ; quand il s’éveilla, l’armée était déjà loin. Pendant qu’il court après elle, les soldats de Guillaume gravissent les hauteurs d’où ils aperçoivent la plaine d’Aleschant et toute la contrée environnante. Jusqu’à cinq lieues à la ronde, la terre était couverte de païens, dont la grande armée s’était concentrée là au grand effroi des chrétiens.

Lorsque Guillaume vit l’épouvante de son armée, il s’adressa à ses soldats :

— Vous voilà près de l’ennemi ; bientôt la bataille va commencer, elle sera sanglante, plus horrible qu’aucune précédente ; que celui qui a peur retourne en arrière, sans plus attendre, je lui permets de rentrer dans son pays.

Cette permission agrée aux couards ; ils se séparent des hommes de cœur et rebroussent chemin au nombre de dix mille. Maudite soit l’heure qui vit naître de telles gens ! Mais bientôt ils auront ce qu’ils méritent.

Au milieu d’un vallon étroit, un petit pont était jeté sur un ruisseau. C’est là qu’ils rencontrèrent Renouard. Quand il vit cette troupe, il crut que c’étaient des Sarrasins en fuite. Cela lui mit la joie au cœur, comme s’il avait trouvé une bourse. Mais en regardant de plus près leurs armures, il vit bien que c’étaient des chrétiens, qui n’osaient affronter l’ennemi et qui se sauvaient de l’armée. Il leur barre le passage en brandissant le tinel. Il eût été préférable pour eux de rencontrer le diable.

— Où allez-vous ? leur demanda-t-il.

— En France, lui répondit-on. Le comte nous a permis de nous retirer. Si nous parvenons à regagner la Bourgogne, nous nous ferons saigner et ventouser. Nous aurons du bon vin, de la viande et du poisson, et de ces bons gâteaux blancs. Jamais Guillaume ne fit autre chose que de rendre les gens malheureux ; il a fait mourir maint homme dans les plus grandes douleurs. Viens donc avec nous, et tu agiras sagement. Nous ferons porter pour toi cette lourde massue.

— Parlez-moi d’autre chose, répondit Renouard. Le comte Guillaume m’a commandé la garde de l’armée, je dois donc faire mon devoir. Vous allez me payer le péage du pont. Ah ! vous pensiez vous sauver comme des malfaiteurs ! Par saint Denis ! vous n’irez pas plus loin, avant que je n’aie mis par terre quelques centaines d’entre vous. Fils de putains, résistez-moi si vous l’osez.

Il les attaqua hardiment avec son tinel : au premier coup il en culbuta cinq et du revers en tua six. On ne peut résister à ses coups. Bientôt une cinquantaine sont morts ou hors de combat. Les plus vaillants d’entr’eux tremblent de peur ; ils fuient, car ils le redoutent plus qu’un lion ou un sanglier. Ils lui crient de loin :

— Monseigneur Renouard, nous irons nous battre avec toi en Aleschant, mène-nous où tu voudras, nous ne te ferons pas défaut, dût-on nous tailler en pièces.

— Voilà qui est parler, dit Renouard. Ma naissance me donne droit au commandement.

Il les force à rejoindre l’armée. Arrivé près de Guillaume il le prie de lui laisser le commandement des couards.

— Je les rendrai hardis comme des sangliers, protesta-t-il ; et qu’ils le veuillent ou non, chacun d’eux fera des prouesses.

— Je n’ai rien à te refuser, répondit le comte.

Les Français commencèrent à se moquer des héros sans courage, mais Renouard s’interposa en disant :

— Laissez mes gens tranquilles, ou, par la foi que je dois à madame Guibor ! je me fâcherai et vous ferez connaissance avec mon tinel. Or je châtierai si bien même le plus huppé d’entre vous, que vous perdrez l’envie de chanter. Je suis fils de roi, je ne me laisserai plus avilir ; dès aujourd’hui je montrerai mes cornes. Il y a trop longtemps que je me suis laissé insulter. Malheur au fruit qui ne veut pas mûrir, et honte à l’homme qui ne se soucie pas de devenir meilleur ! Je suis fils de roi, je dois m’en souvenir. Le proverbe dit vrai : qui est bon le prouve.

Quand les Français entendirent Renouard parler de la sorte, pas un n’osa sonner un mot.




VI.


Bataille.


Cependant Guillaume fit ranger ses gens en bataille, et les Sarrasins en firent de même. Les deux armées purent se mirer dans les armures resplendissantes. On resangla les chevaux, on déroula les enseignes de toutes couleurs, et les cors et les trompettes sonnèrent, tandis que les païens et les Bédouins hurlèrent et crièrent sur le bord de la mer.

Quand il eut rangé son armée, le comte Guillaume, monté sur Folatise, chevaucha devant eux, après qu’il leur eut dit :

— Barons, aujourd’hui nous verrons bien qui vengera Vivian et frappera hardiment sur les païens. Heureux celui qui fera mieux que les autres ! je pense que ce sera Renouard qui nous surpassera tous.

Le soleil était radieux. Desramé sortit de sa tente, entouré de quinze rois couronnés. Il regarda du côté d’Orange et aperçut les Français rangés en bataille. Il ne vit que heaumes et hauberts luisants au soleil, et enseignes de soie déployées au vent. Il fut tout étonné et se demanda quels pouvaient être ces gens-là. Mais voilà qu’un messager lui arrive ; il est blessé et couvert de sang et accourt au galop. Arrivé près du roi, il lui crie :

— Sire Desramé, hâtez-vous donc. Vous vous croyez en sûreté, et voilà Guillaume, le marquis au court nez, qui tombe sur vous, accompagné de son père, de ses frères et de tout son lignage. Il amène avec lui tant de guerriers de France, qu’on ne saurait compter combien de milliers ils sont.

Desramé, à cette nouvelle, devient pourpre de colère. Il roule les yeux et grince des dents ; sa fureur est extrême, et ceux qui le regardent, sont effrayés. Il fait de suite sonner à l’étendart. Les païens accourent effarés, et bientôt il y en a tant d’armés qu’aucun clerc, quelque lettré qu’il fût, ne pourrait vous le dire. Jamais homme ne vit une armée si formidable.

Desramé se fait armer. Ses chausses de mailles sont merveilleusement ouvragées du plus fin or d’Espagne. Putefragne lui chausse les éperons. Puis il endosse le haubert qui jadis avait appartenu au roi Aufaigne ; celui qui en est armé n’a rien à craindre. On lui lace le heaume avec trente lacets. Maradoc lui apporte son épée ; le roi la ceint lui-même, n’estimant personne digne de cet honneur. Puis il monte sur le meilleur cheval de France ou d’Allemagne. Un des rois lui tend l’écu et l’émir d’Espagne, son arc. Enfin il prend une forte lance avec une large banderolle. Il s’élance en avant en disant :

— Marchons ! si je rencontre aujourd’hui Guillaume dans la plaine, que je perde mon nom, si je ne le tue pas du premier coup.

Tant de cors sonnèrent l’attaque que les notes aiguës en retentirent cinq lieues à la ronde. Les païens s’ébranlent ; l’herbe est foulée, la poussière se lève. Les deux armées s’entrechoquent. La terre tremble. Bientôt on ne voit que lances brisées, heaumes bossués, cuirasses faussées, écus troués, et des têtes, des pieds, des poings coupés. Maint Sarrasin est couché par terre, bouche béante et les boyaux lui sortant du corps. Par tout l’Aleschant l’herbe est ensanglantée.

Le comte Aymeric crie : Narbonne, son fils Guillaume : Monjoie, Bernard : Brebant, Aymer : Venise, Hernaut : Gironde, Guibert : Andernas, et Beuvon : Barbastre.

Le premier corps sarrasin, commandé par Aiquin, fut refoulé vers la mer et aurait été taillé en pièces si Balent n’était venu au secours de son père. Alors les cris recommencent et les grands coups pleuvent dru. La terre est abreuvée de sang.

Vous allez entendre une fière chanson ; jamais jongleur n’en chanta de meilleure ; faites bien attention !

Voici Bauduc qui s’élance à la tête de dix mille Sarrasins. Il galope devant les siens. Il rencontre Guy d’Auvergne, et lui donne un formidable coup de lance dans son écu du Beauvoisis ; il le perce ainsi que le haubert à doubles mailles ; il lui plante l’épieu de frêne dans le corps, et l’abat roide mort. Il retire de la blessure l’épieu avec le pennon ensanglanté et en tue un second chevalier, puis un troisième ; et avant que son arme se brise, cinq hommes sont tombés sous ses coups.

Aymer le voit, et piquant son cheval Florentin des éperons d’or, tire son épée et s’élance vers lui. Bauduc, de son côté, dirige son cheval sur ce nouvel ennemi. Ils ne s’épargnent pas, et bientôt leurs écus portent la trace de leurs coups furieux.

Aymer était un chevalier accompli, qui maniait l’épée avec une grande dextérité. Il porta à Bauduc un coup sur le heaume, et en fit voler de tous côtés les pierreries et les fleurons ; sans la coiffe du haubert Bauduc n’aurait plus eu besoin de médecin. Le fer, glissant de côté, tranche la courroie d’étoffe précieuse qui suspend l’écu à son cou, et l’abat par terre avec le bras gauche.

En se sentant si grièvement blessé, le païen prit la fuite et alla se cacher au plus épais de sa troupe. Mais Aymer le poursuivit, jusqu’à ce qu’il l’eût atteint devant la tente de Gofier, où il lui coupa la tête encore couverte du heaume pointu. Il ne peut se rendre maître du bon cheval, car il est entouré d’un millier de païens. Que Dieu le protége ! car je ne vois pas comment il pourra se tirer de là.

Les Sarrasins tuèrent son cheval sous lui ; il sauta sur ses pieds, l’épée à la main, et embrassant son écu, il leur porta des coups furieux au visage, sur la poitrine, sur les bras. Il se défendit bravement comme un chevalier d’élite qu’il était. Il jeta en même temps son cri de guerre ; cela lui sauva la vie. Son père l’entendit et cria de son côté : Narbonne ! À ce cri ses quatre fils Hernaut, Bernard, Guibert et Beuve de Commarchis, s’élancent à l’envi l’un de l’autre. Sans eux, Aymer était perdu ; car les coups d’épée tombaient dru. Mais lorsque le père et les cinq fils furent réunis, ils firent une boucherie des Sarrasins comme des loups affamés des brebis. Cependant le nombre des mécréants est trop grand ; il y en a trente-six contre un chrétien. Aymeric et les siens étaient en grand danger, lorsque accourt Guillaume, le marquis au court nez. Il vient à la rescousse d’Aymeric et de ses frères qui succombaient sous le nombre. Celui qu’il atteint de son épée est un homme mort. Il fait une telle trouée parmi les Turcs que le plus hardi n’ose l’attendre. Il les chasse jusqu’à leurs tentes. Un cheval vide se trouve sous sa main ; il le prend par les rènes, et sans qu’un ennemi ose s’y opposer, l’amène à son frère bien-aimé. Aymer saute en selle et est sauvé.

Une nouvelle troupe s’avance ; ce sont ceux de Palerne, commandés par Sinagon et Escaiman-le-gris. Ils sont dix mille et foulent aux pieds tout ce qu’ils rencontrent. Les coups pleuvent de toutes parts ; le combat devient furieux.

Renouard se dit à soi-même :

— J’ai mal fait, j’ai trop longtemps tardé ; la bataille est perdue et le déshonneur en tombera sur moi. Sainte Marie, mère de Dieu, ne laissez pas finir le combat, avant que j’aie fait sentir aux Sarrasins la pesanteur de mon tinel ! Si je ne tue pas ces païens par dizaines, honte à moi et à mon bâton ! Monjoie ! Si je ne venge le brave Vivian, vrai Dieu, j’enragerai.

Puis s’adressant aux couards, il leur dit :

— Écoutez ce que je vais vous dire. Vous me suivrez tous ; et par le Seigneur qui fut mis en croix ! le premier qui s’avisera de fuir, je lui casserai les bras et les côtes avec ce tinel que vous voyez.

— Monseigneur, ne doutez pas de nous ; nous irons où vous voudrez et nous frapperons si bien de nos lances, que pas un n’encourra de blâme.

Là-dessus il attaque les Turcs. Du premier coup de son tinel il en assomme dix, et autant du second. Il les abat comme le faucheur l’herbe. Et les couards se sont bien comportés ; suivant l’exemple de leur chef, ils en tuent un millier. Les monceaux de morts les empêchent d’avancer.

— Barons, dit Renouard, frappez ! Par saint Denis ! vous avez tort de les épargner. En ce jour le noble Vivian sera vengé. Le roi Desramé est venu ici pour son malheur ; si je le rencontre c’est un homme mort.

Les ennemis prennent la fuite ; pas un n’ose l’attendre. Un des fuyards est allé trouver Desramé et lui crie de loin :

— Seigneur Desramé, nous avons mauvaise chance. Guillaume a amené un vassal d’une telle force qu’homme qui vive n’a jamais vu son pareil. On l’appelle Renouard au tinel ; il est armé d’une massue si formidable que, sur mon honneur ! un cheval la porterait à peine. Déjà il a occis vingt mille des nôtres ; à chaque coup il fait tomber dix hommes d’armes. Par Mahomet ! Sire, sauvez-vous et gardez-vous de le rencontrer.

— Tais-toi, lâche poltron, répartit Bauduc. Par Mahomet à qui je me suis voué ! si je puis l’atteindre, lui ou Guillaume au court nez, je les présenterai à Desramé, morts ou prisonniers, pour qu’il en fasse son bon plaisir. Je ne donnerais pas deux deniers de quatorze de leurs pareils, aussi longtemps que je tiendrai mon maillet de fer ; je les tuerais tous d’un seul coup.

En ce moment encore Bauduc peut dire tout ce qui lui passe par la tête ; mais avant que le soleil soit couché, Renouard lui aura prouvé quel homme il est.

Cependant le géant a traversé les bataillons épais de l’ennemi, en semant la mort dans leurs rangs, il ne s’arrête qu’au bord de la mer, auprès de leurs navires.

Le combat s’y poursuit avec une ardeur incomparable. Renouard veut détruire leurs vaisseaux. Plongeant sa perche dans les flots, il s’en sert comme d’un brin d’estoc pour sauter à bord d’un vaisseau éloigné de plus de vingt cinq pieds du rivage. C’était là qu’on retenait prisonniers Bertrand, Guibelin, Guichard-le-renommé, Gaudin-le-brun, Hunaut, Gautier de Termes et Girard.

Il s’y trouvait cinquante Turcs que Renouard confessa de son tinel ; il leur broya les membres à tous, tant qu’ils étaient. Puis descendant sous le pont, il y trouva Bertrand, les yeux bandés, les mains et les pieds chargés de chaînes. Peu s’en fallut qu’il ne l’eût tué aussi ; mais il se dit qu’il ne devait pas s’attaquer à un prisonnier. Il s’arrêta donc devant Bertrand et lui demanda :

— Ami, de quel pays êtes-vous ?

Bertrand, tout effrayé de son apparition, lui répondit :

— Je suis Français, seigneur, et neveu de Guillaume au court nez. Il y a quatre mois que les païens me firent prisonnier ; depuis ce moment il me traitèrent avec la dernière dureté ; je suis complètement affamé. Enfin on doit me conduire dans le pays arabe, et une fois là, je n’en sortirai plus jamais ; personne ne me secourra, et j’y mourrai de douleur, à force de mauvais traitements. Si le corps est perdu, que Dieu sauve au moins l’âme !… Ah ! noble homme, ayez pitié de moi !

— Tu seras libre à l’instant, répondit Renouard, et cela parce que tu as invoqué le nom de Guillaume. Quand tu le verras, tu le remercieras.

Ce disant, il lui ôta les fers des pieds et des mains et détacha le bandeau qui lui couvrait les yeux, après quoi le paladin sauta sur ses pieds. Ayant aperçu des armes à son gré, il endossa aussitôt une cotte de mailles, s’affubla d’un heaume luisant et saisit une bonne épée, qui pendait à un poteau.

— On voit bien, lui dit Renouard, que vous êtes d’une race vaillante.

— Seigneur, répondit Bertrand, je remercie Dieu et vous… Ma grande joie m’empêche de m’exprimer comme je voudrais, pardonnez-moi. Je vous dois l’honneur et la vie. Si mes cousins, que les païens mécréants tiennent captifs, étaient en liberté, je ne vous quitterais plus de mon vivant, je resterais votre serviteur à tout jamais.

À ces mots, Renouard se mit à chercher, et il eut bientôt trouvé les jeunes gens qui se lamentaient et pleuraient, battus qu’ils étaient jusqu’au sang par les Nubiens maudits qui les gardaient. À ceux-ci Renouard ne daigna pas même adresser la parole ; il les tua tous, sans désemparer, et jeta leurs cadavres à la mer.

— Voilà un bain convenable pour vous, dit Renouard. Je voudrais y voir tous ceux du lignage de Tervagant !

Il débarrassa les six jeunes gens de leurs liens et les fit sortir du navire. Mais sur le rivage ils trouvèrent tant de païens, qu’ils en virent couverts les monts et les vallées ; tout l’Archant en était rempli.

Aussitôt les Sarrasins et les Persans se ruèrent sur les nouveaux venus ; mais Renouard en tua tant avec sa pesante massue qu’aucun jongleur ne pourrait vous le dire. Il y eut bientôt tant d’Arabes couchés par terre qu’on pouvait à peine se frayer un passage à travers les cadavres.

Alors Renouard cria aux jeunes gens :

— Armez-vous, mes enfants ; voici assez d’armes, choisissez à votre gré.

Ils furent bientôt armés, après quoi Bertrand dit :

— Seigneur, il ne me manque plus qu’un cheval. J’ai fortement à cœur d’aller secourir mon oncle.

— Un peu de patience, dit Renouard, bientôt vous en aurez un qui sache marcher, et tous vos cousins chevaucheront après vous.

En ce moment un païen s’avança vers lui, armé de pied en cap. Renouard leva son pesant tinel et lui en porta un coup sur le heaume. Dorénavant heaume ni cuirasse ne lui serviront plus à sa défense, car la massue le broie sur la selle et fracasse en même temps l’échine du cheval. Cavalier et coursier ne font plus qu’un monceau de chair sanglante.

Quatre autres ennemis ont le même sort ainsi que leurs chevaux.

— Vraiment, dit Bertrand, si vous continuez à frapper ainsi, je n’aurai pas de cheval ma vie durant.

— Vous n’avez pas de patience, repliqua Renouard. Je vous jure que c’est bien malgré moi ; mais mon tinel est pesant, et quand il descend, le coup est formidable. Vous aurez un cheval, ne vous impatientez pas. En voici venir un, léger comme le vent, sous ce Turc bruyant.

La lance du cavalier arabe transperça un des chrétiens.

— Arrête ! lui crie Renouard, tu as tué mon homme, je t’en punirai.

Il lève le tinel, et avant que le païen puisse tourner bride pour fuir, l’arme descend avec la célérité de la foudre et écrase le cavalier avec le cheval.

— Mon Dieu ! dit Bertrand, à quoi bon attendre ? Jamais je n’aurai de cheval, car à de tels coups rien ne résiste.

Voyant l’air contrit du géant, il lui conseille de ne se servir de son arme qu’en poussant du bout, afin d’amoindrir ses coups.

Renouard, pour se conformer à ce désir, plaça l’extrémité amincie sous son aisselle, le gros bout tourné du côté de l’ennemi.

L’émir Estelé s’avance, bien armé, sur un cheval noir. Il tue un des hommes de Renouard ; mais au même instant celui-ci l’atteint du bout de sa perche. Il lui brise l’écu, met sa cotte de mailles en pièces, lui enfonce les côtes et le jette mort par terre. Puis saisissant le bon cheval par le frein, il le présente à Bertrand en lui disant :

— Celui-ci vous agrée-t-il ?

— Certes, messire, il vaut mieux que toute une cité. Bertrand voit ses vœux exaucés : il saute en selle et s’arme de l’écu et de la lance du Sarrasin. Sans plus attendre, il va attaquer un païen qu’il transperce de part en outre, et saisissant son cheval, il l’amène à son cousin Girard, qui monte en selle en se servant de l’étrier niellé. Bientôt lui aussi est armé d’un écu et d’un épieu.

Et Renouard donne tellement la chasse aux Arabes, qu’en un clin d’œil il se rend maître de trois chevaux. Il y fait monter trois des cousins. Il n’en reste plus que deux à pied ; mais enfin à ceux-là aussi il fournit des montures.

Voilà les sept cousins alignés. Ils remercient chaudement Renouard de les avoir tirés de prison. Bientôt Arabes et Sarrasins connaîtront leur force et leur bravoure. Déjà à leur vue ils reculent à une portée d’arbalète.
 
 

[La bataille continue. Ce sont surtout les prouesses de Renouard qui en décident le sort ; aussi sont-elles chantées à plaisir par le trouvère. Cependant nous croyons devoir consulter le goût du lecteur moderne et retrancher la description de tous ces combats singuliers dans lesquels Renouard reste vainqueur.

Voici en deux mots le sommaire du récit.

Margot au „flael” d’or, qui allait accabler Guillaume lui-même, succombe sous les coups du géant, ainsi qu’Aeuré au „mail d’acier.” Desramé et le marquis au court nez se rencontrent. Guillaume abat l’émir de cheval ; déjà il l’avait saisi par le nasal du heaume et allait lui couper la tête, lorsqu’ils furent séparés par un flot de païens, parmi lesquels Borel et ses quatorze fils. Ils sont sur le point de mettre à mort Guillaume, lorsque Renouard le sauve encore en tuant Borel. Plusieurs autres chefs ennemis tombent sous ses coups, lorsqu’enfin il trouve sur son chemin l’émir Desramé lui-même. Le chef arabe est blessé et se voit obligé de fuir pour sauver sa vie. Il se jette dans un bateau et gagne le large avec quelques hommes seulement. Ils ne s’arrêtent qu’à Cordoue.

Le reste de l’armée est dispersé. Dans leur fuite ils rencontrent Bauduc, le plus formidable guerrier de l’armée sarrasine. Il prétend changer la face des choses ; mais il a compté sans Renouard, qui se jette à sa rencontre. Après un combat acharné, Bauduc, blessé à mort, rend les armes et promet à son vainqueur de se faire baptiser aussitôt qu’il sera guéri de ses blessures.

Par cet exploit la bataille est terminée et la victoire assurée aux Français. Maintenant rendons la parole au poëte.]




VII.


Renouard oublié.


Les Francs de France retirèrent des vaisseaux le grand butin qui y était amassé. Dieu ! que de richesses y conquit-on ! Chacun fut content de sa part.

À la tombée de la nuit les tentes furent dressées en Aleschant et les Français allèrent s’y reposer, fatigués qu’ils étaient du combat. La garde du camp fut confiée pour cette nuit au comte Hernaut.

Le lendemain matin, Bauduc, qui était grièvement blessé, s’adressa à Renouard et lui dit :

— Messire, permettez que je me retire en mon pays. Aussitôt que je serai guéri de mes blessures, je viendrai vous trouver dans le palais seigneurial d’Orange, et je me tiendrai à votre disposition, je vous en donne ma parole.

— J’y consens, répondit Renouard ; mais gardez-vous de me tromper, car par Celui qui fut cloué sur la croix ! n’importe dans quel pays vous vous cacheriez, on vous trouverait, et votre trahison serait punie.

— Ne vous méfiez pas de lui, dit Guillaume ; je suis certain qu’il ne manquera pas à sa parole.

— Certes, monseigneur, jamais par moi serment ne sera faussé.

On lui octroya sa prière et l’émir quitta la France sur un petit bâtiment dirigé par un pilote habile. En levant l’ancre ils recommandèrent à Dieu les Français en général et Renouard et Guillaume au court nez en particulier.

L’armée resta au camp ce jour là qu’on passa à emballer le butin. Puis on dîna à la fin de la journée, et chacun se coucha bien aise de se reposer encore.

Mais il fut impossible à Renouard de jouir longtemps de ce repos ; les grands coups qu’il avait donnés et reçus lui avaient laissé la fièvre ; il lui fut impossible de dormir. Dès minuit il parcourut les rangs, l’épée à la main, criant :

— Debout ! debout ! Le soleil se lève. Allons, Français, hâtez-vous. Par la foi que j’ai promise à Guibor ! si vous ne vous armez pas tout de suite, vous me le paierez cher ; je trancherai la tête même au plus huppé.

Quand les Français entendirent Renouard parler ainsi, pas un n’osa lui résister.

— Que Dieu le punisse, se dirent-ils, de ne pas nous laisser dormir. Qu’il soit maudit, pour nous faire lever et marcher à cette heure indue !

— Allons, hâtez-vous, cria Renouard ; je suis fils de roi et j’ai droit de commander.

L’armée se mit en mouvement ; on sonna les cors et on sella les chevaux. Les tentes furent pliées et l’on se mit en route.

Avant de partir, le comte Guillaume se rendit à l’endroit où le cadavre de Vivian gisait auprès de l’étang ; il le fit placer entre deux écus et l’enterra à l’ombre de l’arbre sous lequel il l’avait trouvé. Il pleura à chaudes larmes et maint de ses compagnons se trouva mal. Enfin le signal du départ fut donné, et l’armée se mit en route, ayant Renouard en tête, qui marchait l’épée au poing et d’un air farouche comme un sanglier.

Voici qu’un pauvre diable vient se plaindre à lui que les Sarrasins ont dévasté son champ de fèves et l’ont réduit à la mendicité, lui et ses enfants.

— Par saint Denis ! dit Renouard, je leur ferai réparer le dommage ; ils paieront chaque cosse un denier.

Il courut vers le comte Guillaume et lui dit :

— Souffrirez-vous que les Sarrasins viennent voler les vivres à vos hommes ?

— Comment cela s’est-il fait, demanda le comte ?

— Je vous le dirai. Des milliers de Sarrasins ont pris les fèves de ce vilain et se sont établis dans son champ. Je vous prie, laissez-moi y aller, si vous ne voulez pas me faire enrager.

— N’y allez pas seul, mon ami, répondit Guillaume. J’ai peur que vous ne succombiez ; je ferai aller mille chevaliers avec vous.

— Vous n’en ferez rien, monseigneur. Ne craignez rien, je ne me laisserai accompagner par personne. Si je ne parviens pas à les punir moi seul, vous ne me donnerez pas à souper.

— Laisse-l’y aller, frère, dit Aymer ; les païens ne tiendront pas contre lui.

— Eh bien ! dit Guillaume, qu’il défende les fèves et punisse le forfait !

Renouard le remercia de cette permission et courut avec le pauvre homme vers son champ. Il y vit beaucoup de païens armés de toutes pièces et leur cria :

— Fils de putains, c’est pour votre malheur que vous avez pillé ce champ. La garde m’en est commise et j’en percevrai le péage. Vous me donnerez mille marcs d’or, ou vous serez pendus par la gueule. Canailles, vous aviez trop bu, quand vous avez volé ce pauvre homme ; mais je vais vous confondre.

Quand les Sarrasins reconnurent Renouard, ils se dirent :

— C’est fait de nous ! Voici celui qui a décidé la victoire en Aleschant. C’est le diable lui-même qui nous l’envoie. Nous sommes morts du moment qu’il nous a aperçus.

Ils se mettent à fuir, sans penser à leurs chevaux ; mais c’est en vain qu’ils implorent Mahomet et Cahu ; ils tombent aux mains de Renouard, qui court après eux en criant :

— Fils de putains, c’est pour votre malheur que vous êtes entrés dans ces fèves ; ce n’est pas vous qui les aviez semées ni cultivées, mais le pauvre homme qui devait les vendre pour vivre. Par le nom de Dieu ! vous serez punis pour avoir dévasté son champ.

— Nous ne les avons pas volées, sire chevalier, vous faites trop de bruit pour si peu de chose.

— Vous les avez prises sans permission ; je vais solder votre compte avec mon épée.

Il se jette sur eux et les met tous à mort ; ils ont payé cher ces fèves vertes. Le vilain ne fit qu’y gagner, puisque Renouard lui fit don des armes et des chevaux des Sarrasins.

Cependant l’armée française s’était mise en marche vers Orange, au son des clairons et des cors. On se presse pour arriver et l’on passe la porte en tumulte. Aussitôt on corna l’eau dans le palais de Gloriette et les chevaliers, ayant fait leurs ablutions, se mirent à table, où ils furent servis par quelque cents bacheliers choisis parmi les plus nobles du pays.

Personne, pas même le comte Guillaume, ne songea à Renouard, et l’on soupa sans lui.

Cependant Renouard était revenu à Orange, furieux que Guillaume fût parti sans lui et qu’il n’eût pas songé à l’inviter à sa table. La menace à la bouche et les yeux en pleurs, il rebrousse chemin. Des cavaliers attardés qui le rencontrent s’étonnent de son courroux et lui demandent ce qu’il a ?

— Il y a bien de quoi être furieux, leur répond Renouard. Le comte Guillaume me traite comme le dernier des hommes ; il m’a laissé en route et ne m’invite pas à souper ; il me laisse dans le fossé comme le premier ribaud venu. Et cependant je suis de meilleure famille qu’il n’est lui-même ; Desramé, à qui trente rois couronnés obéissent, est mon père. Et c’est mon bras seul qui a décidé du sort de la bataille ; j’ai combattu et tué mes parents et mes amis, j’ai délivré ses neveux, et j’en suis bien mal récompensé par Guillaume au court nez. Je vois bien que le proverbe dit vrai : quand un larron est racheté de la potence, il n’aime pas son libérateur. Je dis ceci pour le comte Guillaume au court nez, à qui je suis venu en aide. Mais je le regrette bien en ce moment.

Je renie Dieu et je croirai en Mahomet, dont la statue est d’or. Ah ! Guillaume, je te ferai enrager. Par Mahomet ! tu as eu tort de m’oublier ; que je sois damné si je ne m’en venge !

J’irai dans mon pays natal, je réunirai cinquante mille Sarrasins bien armés que je conduirai vers ces lieux ; Orange sera prise, le pays dévasté, le château détruit et lui-même chargé de chaînes et traîné prisonnier en Égypte, pendant que je ferai couper la tête à tous ses frères. Puis je me ferai couronner roi d’Aix-la-Chapelle et Louis sera pendu en mémoire de la cuisine où il m’a laissé si longtemps. Et je ferai toutes mes volontés de la belle Aalis ; je l’épouserai et elle n’aura pas à se plaindre d’être ma femme, car elle aura pour douaire toute l’Espagne, la Pouille, la Calabre et Venise.

Seigneurs barons, quand vous viendrez à Orange, saluez dame Guibor de ma part, et défiez pour moi le marquis Guillaume. Dites-lui bien, afin qu’il ne puisse l’ignorer, que je lui retire mon amitié et que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour que la honte tombe sur lui, avant la fin de l’année.

— Vous avez tort, répondirent les chevaliers ; vous ne devez pas vous courroucer si vite. Retournez avec nous, frère, dès aujourd’hui vous ferez votre paix avec Guillaume ; vous mangerez tout à votre aise et vous boirez nobles vins, piment et claret. Ce serait folie de vous en aller, et Dieu nous est témoin que vous vous en repentiriez.

— Ne m’en parlez plus, dit Renouard, ou par Mahom ! vous me le paierez. Je ne me laisse pas prendre à vos paroles. Par l’apôtre saint Pierre ! Si ce n’était que vous n’en pouvez mais, et que j’ai besoin de vous pour porter mon message, vous sentiriez cette épée dans vos chairs. Allons ! en route ! gardez-vous de demeurer plus longtemps !

À ces mots ils prirent la fuite et coururent à bride abattue en se disant :

— Renouard est fou ; c’est grand dommage, car jamais pareil homme ne fut né de mère. Il ne se gênerait pas pour nous tuer ; que cent diables l’emportent !

Et ils éperonnèrent leurs chevaux de plus belle et ne s’arrêtèrent qu’à Orange.

Ils montèrent l’escalier de marbre de la grand’ salle, où ils trouvèrent le comte Guillaume. Ils lui racontèrent comment Renouard les avait épouvantés dans sa colère d’avoir été oublié au souper.

— Il ne fait que menacer et nous a commandé de vous avertir qu’il est votre ennemi. Il n’y a que dame Guibor à laquelle il envoie ses saluts. Il dit qu’il ira dans le pays où il est né, qu’il y rassemblera cent mille païens armés, avec lesquels il prendra Orange et dévastera le pays.

À cette nouvelle le front de Guillaume se rembrunit.

— Il ne faut pas le blâmer, dit-il ; c’est moi qui ai agi en fou, et non pas lui.

Il appela vingt chevaliers et leur ordonna de ramener le fugitif ; mais sans le traiter durement. Ils devront lui demander pardon de ce que le comte ne l’a pas invité à son soupé ; et Guillaume lui fera ses excuses en présence de sa femme et des Français ; car il voudrait bien pour mille livres d’or pur ne pas l’avoir oublié.

Les chevaliers montèrent à cheval et coururent après Renouard qu’ils atteignirent à la montée d’un tertre. Bien qu’il eût l’épée au fourreau, ils n’osèrent pas s’approcher de lui et lui crièrent de loin :

— Seigneur Renouard, nous venons de la part du marquis Guillaume au fier visage, pour vous dire que dans son palais il fera droit à toutes vos plaintes.

— Cessez votre plaidoirie, répondit Renouard ; car par Mahom ! il n’y a réparation qui vaille. Je n’ai que faire d’or ou d’argent. Fils de putains, je ne vous estime pas plus qu’une branche d’olivier. Jamais je n’aimerai les méchants et les traîtres. Il en coûterait trop à Guillaume pour m’embaucher de nouveau. Je ne suis nullement à ses ordres, et son message ne me fera pas retourner en arrière. Je ne reviendrai que pour démolir Orange, dévaster le pays, brûler le palais de Gloriette et couper la tête au marquis.

Quand les chevaliers entendirent les vociférations de Renouard, ses menaces contre Guillaume et les injures adressées à eux-mêmes, la honte leur monta au cœur, et ils se dirent :

— Nous ne valons pas grand’ chose, si à nous vingt nous n’amenons pas ce ribaud.

Ils s’élancèrent sur lui, pour le lier ; mais ils auraient tout aussi bien pu se ruer contre une tour.

Lorsque Renouard sentit qu’ils mettaient la main sur lui, il enragea de colère. Il ne pensa pas à son épée — son tinel avait été brisé dans son combat contre Bauduc ; — mais il y avait près de là une cabane qu’un hermite avait fait construire ; Renouard y courut et en arracha un poteau que deux chevaux de somme auraient eu de la peine à porter ; il le mania comme si c’eût été une branche d’olivier. Alors commença la chasse aux chevaliers. Il en jeta cinq par terre, avec tant de force, que le sang leur sortit par la bouche. Puis s’appuyant sur sa grande perche, il leur dit :

— Laissez donc vos menaces, lâches poltrons ! M’avez-vous pris pour un pauvre pâtre qui n’oserait vous toucher par crainte de Guillaume ? Je ne suis pas un lièvre auquel on fait peur ; n’est-ce pas moi qui ai tué le fort roi Haucebier ?

Cela dit, il s’élance vers les quinze autres, qui s’enfuient par crainte de la grande perche qu’ils lui voyaient manier avec tant de facilité. Ils ne cessent d’éperonner leurs montures que lorsqu’ils arrivent à Orange, croyant toujours avoir Renouard à leurs trousses. Et celui-ci leur crie :

— Envoyez-moi donc Guillaume, pour que je puisse me battre avec lui !

Les chevaliers descendent au perron du palais et se hâtent de monter en Gloriette, pâles de peur. Depuis une heure ils n’avaient sonné mot.

— Eh bien ! barons, avez-vous réussi ? M’avez-vous amené Renouard ?

— Pas du tout, monseigneur. Que cent diables l’emportent ! Peu s’en faut qu’il ne nous ait massacrés. Quand nous lui eûmes délivré votre message, il n’en fit pas plus de cas que d’un denier ; au contraire, il vous a menacé et injurié. Cela nous a mis en colère, et nous nous sommes jetés sur lui, pour le ramener de force ; mais il a arraché un poteau à une masure, avec laquelle il a couché par terre cinq d’entre nous ; nous ne savons s’ils sont morts ou blessés, car nous nous sommes sauvés. Il nous a crié qu’il voulait se battre avec vous.

À ces mots Guillaume sourit et demanda son cheval. Il se mit en route, suivi de cent chevaliers. Aymeric et tous ses fils montèrent à cheval avec lui et Guibor le suivit sur une mule splendidement caparaçonnée, — la selle était richement dorée, et le mors à lui seul valait une cité.

Ils firent tant qu’ils rejoignirent Renouard au moment où il entrait dans une barque. Mais ne sachant dresser le mât ni manier le gouvernail, il prit une perche qu’il enfonça dans l’eau avec tant d’impétuosité qu’il fit chavirer la barque. S’il n’avait su nager, il se serait noyé infailliblement. Quand il fut hors de l’eau, il dit :

— Du moment qu’un homme ne peut venir à bout d’une chose, c’est que les diables s’en mêlent. Si je ne puis aller par mer, j’irai par terre.

Il mit sa perche sur son épaule et s’achemina le long du rivage. Alors Guillaume s’adressa à lui en ces termes :

— Renouard, mon ami, laissez-moi vous parler. Si je vous ai mis en colère, je réparerai mes torts de la façon que vous exigerez.

— Laissez de côté vos sermons, répondit Renouard. Par Dieu ! je n’ai que faire de vos grands mots. Je passerai la mer et j’assemblerai mon lignage et les Sarrasins ; il y aura plus de cent mille hommes, je leur ferai passer la mer et je reviendrai dévaster Orange et raser Gloriette. Je me ferai couronner à Laon et je t’emmènerai prisonnier ; je t’abreuverai de honte et je reduirai les tiens à la mendicité. Ôte-toi d’ici, je n’ai que faire de tes paroles.

Et là-dessus il brandit sa perche. Le comte n’osa s’approcher de lui, mais il pria Guibor d’intervenir ; et la comtesse alla se jeter aux genoux de Renouard, implorant sa merci.

— Renouard, mon ami, lui dit-elle, pardonne-nous ce méfait en souvenance de ce que je t’ai armé dans ma chambre. Si tu me refuses, jamais je ne me lèverai d’ici.

Les larmes vinrent aux yeux de Renouard, qui lui répondit :

— Dame, j’ai lieu de vous aimer ; je dois donc vous accorder votre demande, et par amour pour vous je pardonne à Guillaume ses méfaits. De toute ma vie vous ne m’en entendrez plus parler.

Le comte Guillaume et toute sa suite l’en remercièrent avec effusion ; mais il ne voulut plus en entendre parler.




VIII.


L’incognito levé.


On s’en retourna. Dans Orange on sonna les cloches en l’honneur de Renouard et un festin fut bientôt organisé. À table le preux Renouard fut placé à côté du noble Guillaume et vers la fin du dîner, à la face de plus de soixante chevaliers, Guibor le baisa sur la bouche.

— Par le Seigneur qui créa le monde ! dit Renouard, si les païens d’outre-mer osent venir dans les environs d’Orange, je ferai faire une massue à laquelle ils ne pourront pas résister. J’en ai déjà tué tant de ma famille que la terre en est toute sanglante.

— Mais qui donc êtes-vous, et qui était votre père ? lui demanda Guibor en s’asseyant à ses côtés. Je désire fortement le savoir.

— Je vous dirai la vérité, répondit Renouard, et même pour Guillaume je ne vous mentirai pas. Je suis fils d’un des plus nobles rois, de Desramé qui règne à Cordoue et à Tyr, quoique hier j’aie voulu lui ôter la vie et que je l’aie contraint à fuir par mer.

À ces mots Guibor eut un frisson ; elle vit bien qu’il était son frère ; elle soupira et ne put retenir les larmes, qui du cœur lui montèrent aux yeux.

— Renouard, mon ami, dit-elle, expliquez-vous en toute franchise.

— C’est la vérité, madame ; je suis fils du roi Desramé. Je vous dirai comment je fus séparé de mon père.

Nous allâmes un jour, mon frère Guiboué et moi, jouer sur la plage. Nous avions assez longtemps joué à la balle, lorsque mon frère, pour me tourmenter, m’enleva la mienne. Cela me mit en colère ; je trouvai un bâton sous ma main, je l’en frappai si fort qu’il tomba assommé. Quand je le vis mort, je m’enfuis, par crainte de mon père. Des marchands ancrés dans une petite anse de la côte, en me voyant courir si effaré, m’appelèrent et me mirent dans leur vaisseau. Ils levèrent l’ancre et un vent propice les fit bientôt aborder à la côte de France. Le roi de France m’acheta aux marchands et m’emmena en sa ville de Laon. Je restai longtemps dans les cuisines, jusqu’à ce que Guillaume m’emmena avec lui en Aleschant. Là, c’est mon bras qui a terminé la bataille ; c’est moi qui ai délivré ses sept neveux, et c’est pour lui que j’ai mis à mort mes parents. Je vous jure, madame, par le saint nom de Dieu, que je vous ai dit la vérité entière. Laissez-moi vous dire encore que j’avais une sœur ; je ne sais dans quel pays elle se trouve ; elle s’appelait Orable et était renommée pour sa beauté. Thibaut d’Arabie, celui qui jadis régnait sur Orange, que j’ai souvent entendu louer, l’avait épousée. Voilà tout ce que je sais. Mais souvent mon cœur a parlé, et malgré l’idiotisme dans lequel j’étais tombé, j’ai bien des fois pensé que vous êtes ma sœur.

En l’entendant Guibor pleura de plus belle ; enfin elle lui jeta les bras autour du cou en s’écriant :

— Embrasse-moi, frère, après qui j’ai soupiré si longtemps. Je suis ta sœur et j’aime à le proclamer hautement.

Quand Guillaume entendit cette nouvelle, il en fut plus content que si on lui avait donné tout l’or d’une cité.

Dame Guibor présenta son frère au comte Guillaume et à tous les barons assemblés. Puis elle lui dit :

— Ne me cache rien, frère ; dis-moi si le roi Louis t’a fait régénérer par le baptême ?

— Non, madame, il me l’a au contraire refusé.

À cette réponse Guibor commença à pleurer ; mais le comte Guillaume la consola en donnant l’ordre d’apprêter le plus tôt possible pour la cérémonie une cuve de marbre blanc, qui avait été apportée d’Arabie.

On plongea Renouard dans les fonts et un saint évêque le baptisa. Guillaume et Bertrand, ses parrains, le retirèrent des fonts et le firent habiller richement ; on lui couvrit les épaules d’un manteau fourré de gris, dont l’agraffe était de la plus grande richesse. Ses chausses étaient d’une étoffe d’outre-mer et ses souliers avaient des entailles de drap d’or.

Renouard lui-même était un bien beau jeune homme, élancé de taille et avec un regard de sanglier. Pas un baron ne pouvait atteindre à sa tête, et tous semblaient des enfants auprès de lui. Chacun le regarda comme une grande merveille.

Après la cérémonie on apporta l’or, l’argent et les choses précieuses dont il y avait assez, enfin tout ce qu’on avait conquis sur les païens en l’Archant. On mit tout en un monceau au milieu de la salle.

Alors Guillaume au court nez se leva et dit :

— Noble Renouard, approchez-vous de moi et soyez, je vous en prie, mon sénéchal ; je désire que vous donniez riche solde à ceux que j’ai amenés de France.

— Il sera fait comme vous l’ordonnez, dit Renouard ; et il prit un boisseau et s’avança vers le trésor. Alors, élevant la voix, il dit :

— Que celui qui veut gagner du bien s’avance !

Alors on vit les chevaliers et les écuyers s’avancer en masse ; pas un ne resta en arrière. Et Renouard monta sur les monceaux d’or, dont on aurait bien pu charger jusqu’à quatorze vaisseaux ; et le boisseau fut rempli et vidé tour à tour, et chacun eut sa mesure. Tout le monde reçut ce qu’il désirait, et le plus pauvre y devint riche.

— Il nous a bien rémunérés, se dirent-ils ; bénie soit l’heure où il vint en ce pays. Il n’a pas son pareil en libéralité ; certes, à bon droit il serait couronné roi.

— Seigneur Renouard, dit le comte Guillaume, je veux vous conférer la chevalerie, avant que mes nobles parents me quittent pour aller conter vos hauts faits au roi Louis.

— Monseigneur, répondit Renouard, le plus tôt sera le mieux.

À ces paroles on sonna les cors, pour appeler les Français qui étaient dispersés dans le palais. Ils se rassemblèrent devant la grand’ salle. Renouard, accompagné de Guibor, d’Aymeric et de tous ses parents, descendit du perron.

Devant la salle se trouvaient deux arbres ; on étendit un tapis sous leur ombrage et Renouard s’y assit.

Guillaume et Beuve, Aymeric et le fort Guibert l’armèrent de leurs mains, et le comte Bernard ne resta point en arrière.

On lui mit les chausses de fer, blanches comme les fleurs des prés ; puis Bertrand lui attacha les éperons. Ensuite il endossa le haubert tout ouvragé en mailles dorées ; un anneau est rivé à l’autre, ce qui fait que l’armure est en mailles doubles. Il n’y a homme si grand d’ici jusqu’à Balegué pour lequel cette cotte ne fût trop longue de trois pieds et trop large d’une toise ; mais elle alla parfaitement à la taille de Renouard.

On lui laça sur le chef un heaume étincelant, orné de pierres précieuses ; au sommet il y avait une escarboucle et une topaze sur le nasel ; le cercle qui l’entourait était orné de pierres non moins précieuses. Le heaume lui-même est d’une bonne trempe ; un coup de n’importe quelle arme ne l’entamerait pas. On le lui fixa sur la tête au moyen de trente lacets.

Le comte Guillaume lui ceignit l’épée au côté ; elle était longue, large et trempée d’un acier excellent : jamais roi ou émir n’en eut de meilleure.

Puis il lui donna un coup sur le cou en lui disant :

— Tiens, Renouard, que Dieu te donne bonté, valeur et prouesse !

— Amen ! répondit Renouard.

Alors on lui amena un destrier, noir comme une mûre, mais avec des côtés blancs et les pieds de devant de même ; il avait la jambe fine, le sabot rond, la croupe large et portait la queue haute ; aucune fatigue ne pouvait couvrir ses flancs de sueur. Il avait nom le Margari et était né dans un pays étranger qu’on appelle l’Arcagne.

Il portait une selle d’ivoire et le frein, ainsi que le poitrail, était couvert d’or. Le cheval était admirablement bien harnaché.

Renouard y monta par l’étrier gauche, pendant que le renommé Bertrand lui tenait l’autre ; il pendit à son cou un écu où étaient figurés quatre lions d’or. On lui apporta une lance niellée ; le bois en était de frêne et la pointe d’un acier finement trempé ; la banderolle y était attachée par cinq clous d’or niellés.

Cependant le comte Guillaume avait fait dresser une quintaine dans le pré et dit à haute voix :

— Chevalier Renouard, faites vos preuves ! Je vous prie de jouter à la quintaine par amour pour moi, et d’y frapper un seul coup, pour voir comment vous vous en tirerez.

Renouard lui répondit :

— Ce serait une honte. Monseigneur Guillaume, si vous perdez un de mes coups, par saint Denis ! vous y aurez grand dommage. Attendons les Sarrasins et les Esclavons, et alors je vous ferai voir comment je sais jouter.

Les Français en l’entendant rirent de bon cœur. Alors Guibor au fier visage lui dit :

— Sire Renouard, c’est pour toi que j’ai fait dresser la quintaine ; sur cinq poteaux il y a cinq forts hauberts et cinq écus intacts. Or je te prie et te requiers de l’attaquer par amour pour moi ; je t’en aimerai d’avantage. Je verrai comment tu sais manier tes armes et conduire et diriger ton cheval. J’aimerais tant à te voir baisser cette lance !

— Je ne puis rien vous refuser, répondit Renouard. Je ne croyais pas avoir à donner un coup ici ; j’aurais beaucoup mieux aimé m’exercer sur les mécréants : l’emploi de mon bras eût été meilleur. Mais, belle sœur, je ne veux pas vous courroucer : je jouterai pour vous faire plaisir, d’autant plus que vous m’en aimerez mieux, si je fais bien.

Les Français se retirent en arrière et s’alignent, et Renouard enfonce les éperons dans les flancs de son cheval en embrassant l’écu, comme font les chevaliers, et en brandissant la lance au fer tranchant. Il frappe un grand coup à la quintaine dont il perce les écus, démaille les hauberts et met les cinq pieux en pièces ; en un mot il jette le tout par terre. Puis il revient en arrière et faisant le tour français, il tire l’épée comme un chevalier consommé.

Les Français se mirent à crier :

— Voilà un bon chevalier ; il surpasse Roland et Olivier et pourra bien reconquérir l’Espagne.

Madame Guibor alla l’embrasser tout armé comme il était.

On se réjouit beaucoup sur le gravier (l’arène) devant Orange. Pour honorer Renouard, chevaliers et écuyers joutèrent. On y essaya maints destriers en leur faisant faire maintes évolutions, et on brisa mainte forte lance, pendant que le soleil dardait ses feux sur les écus dorés et flamboyants. Enfin Guillaume fit cesser les jeux, de peur que les chevaliers ne se blessassent, et ramena tout le monde à la ville.




IX.


Mariage et conclusion.


En ce moment même un messager arriva droit d’Espagne, et annonça à Renouard que Bauduc au fier courage, qu’il avait vaincu en Aleschant et auquel il avait fait jurer qu’il reviendrait le plus tôt possible, quand il serait guéri de ses blessures, venait pour se mettre à sa disposition, et qu’il amenait avec lui maint bon chevalier.

À peine avait-il fini de parler, que Bauduc lui-même parut. Il s’avança jusqu’au perron et descendit de cheval sous l’olivier qui l’ombrageait, puis il monta au palais par les degrés de marbre.

Renouard alla à sa rencontre et l’embrassa de bon cœur. Les deux guerriers se montrèrent fort joyeux de se revoir. Bauduc qui était un homme de grand sens, dit à son compagnon :

— Seigneur Renouard, je veux être baptisé, moi et tous ceux que j’amène ; nous croyons, je vous jure, au vrai Dieu. C’est la vérité, car je me ferais plutôt couper tous les membres que de vous mentir.

— J’en remercie Dieu, fit Renouard. Et aussitôt il fit apprêter les fonds baptismaux. L’archevêque Fouché les bénit et Bauduc et les siens reçurent le baptême.

On en fit grande joie au palais, parce que la force des chrétiens est accrue d’un prince qui aidera à défendre la frontière contre l’orgueilleux Desramé.

Mais laissons là le guerrier Bauduc et parlons du fier Renouard.

Le comte Guillaume, qui l’affectionne beaucoup, veut lui donner en mariage Aalis, sa belle nièce, la fille du roi.

Il ne pourrait mieux la marier qu’à Renouard, qui, Dieu aidant, va se rendre maître de l’Espagne, d’où il chassera Desramé et les païens ; ainsi elle deviendra reine.

Pendant que dans Orange tous, grands et petits, étaient pleins d’alégresse, tant à cause de Renouard et du vaillant comte Guillaume que du hardi Bauduc, le comte Guillaume, s’adressant à ses compagnons, appela Hernaut et Bernard de Brebant, et leur dit :

— Barons, entendez ce que je vais vous dire. Il me semble convenable que demain, avant le jour, vous partiez pour la France et alliez tout droit au roi. Vous lui direz que je le prie de m’envoyer sans retard sa fille, ma belle nièce ; je veux la marier au vaillant Renouard, le meilleur chevalier vivant au monde entier. Elle règnera sur un grand royaume ; elle portera la couronne d’or de toute l’Espagne. Dites-lui que celui que je lui destine est preux au-dessus de tous ; que c’est par lui que nous avons vaincu en Aleschant et chassé Desramé ; il n’a tenu qu’à Renouard d’ôter la vie au roi païen. Quant aux autres Turcs, nous en avons fait un grand carnage ; la plupart sont restés sur le champ de bataille. Quand le roi entendra cette nouvelle, il sera bien content ; hâtez-vous d’aller la lui annoncer.

Ils promirent d’obéir et allèrent se reposer jusqu’au matin. À l’aube ils firent lever leurs gens et seller les chevaux. Ils prirent avec eux leurs armes, de crainte des Sarrasins ; et cela n’est pas étonnant, car dans maint combat ils les avaient souvent menés durement et leur avaient tué leurs amis. Ils n’avaient qu’à se souvenir de Vivian qui périt en Aleschant-sur-mer.

Lorsque les comtes montèrent à cheval, le marquis Guillaume les pria encore de se hâter et de mener leur besogne à bonne fin.

— Monseigneur, répondirent-ils, n’en doutez pas ; si Dieu le permet, vous nous verrez de retour dans un bref délai.

Ils partent et font grande diligence. Ils chevauchèrent quatre jours avant de rencontrer le roi Louis, qui était allé s’établir à Paris avec la reine et sa fille au frais visage.

Les messagers allèrent tout droit au palais seigneurial. Lorsque Louis, regardant du haut du château, eut reconnu les comtes qu’il aimait beaucoup, il courut tout joyeux les embrasser. Il leur demanda des nouvelles de l’armée, et les chances qu’ils avaient courues en Aleschant-sur-mer ?

— Sire, répondirent-ils, daignez nous écouter et nous vous dirons fidèlement la vérité, sans rien altérer. Nous avons livré une bataille formidable ; mais les Sarrasins n’ont pu tenir contre nous ; nous en avons tué beaucoup et Desramé s’est enfui par mer. Sarrasins et Esclavons sont déconfits à tout jamais, vous ne les verrez plus revenir ; Renouard, le plus vaillant homme dont on ait jamais entendu parler, les a mis en déroute ; il en a tant tué avec sa grande massue ferrée qu’on n’en peut dire le nombre. Sans lui, il faut bien l’avouer, nous étions tous morts, sans pouvoir en réchapper.

À cette nouvelle le roi se mit à louer Dieu.

— Beau sire roi, continuèrent les messagers, Guillaume au fier courage, et la noble dame Guibor au blanc visage, ainsi qu’Aymeric de Narbonne et tous ses fils, que Dieu les protége ! vous envoyent leur salut ; et le comte vous mande de lui envoyer votre belle et sage fille. Il lui a trouvé un riche mariage ; elle aura un époux de si haut parage que jamais demoiselle n’en eut tel ; c’est Renouard, le plus brave baron de l’armée, qui sera roi d’Espagne et qui tuera l’émir Thibaut, si Dieu lui prête vie.

— Je n’y manquerai pas, dit le roi. Et il ordonna qu’on fit habiller sa fille des vêtements les plus riches, comme il convenait à une fiancée royale.

Après souper on alla se coucher, et les braves comtes dormirent jusqu’au point du jour. Quand le soleil commença à rayonner, ils se levèrent et montèrent à cheval pour se remettre en route, car ils ne voulaient pas tarder.

Quand les messagers se trouvèrent équipés et tout prêts au pied du perron du château, le roi appela Aalis. Il la leur livra de bonne grâce. Et la reine, d’accord avec son époux, embrassa sa fille en pleurant ; — elle ne la vit plus jamais de sa vie.

Les messagers demandèrent la permission de partir, que le roi leur accorda de bonne grâce. Ils se mirent en route après l’avoir recommandé en la protection de Dieu. Ils marchèrent à grandes journées jusqu’à ce qu’ils arrivèrent à Orange. Quand ils entrèrent dans la ville une grande foule les entoura.

Arrivés au perron, ils descendirent de cheval sous l’olivier touffu, et toute la cour alla à leur rencontre. Le comte Guillaume descendit sa nièce de son palefroi et la pressa contre son cœur. Ils montèrent au palais princier, dame Guibor tenant Aalis par un pan de son bliaut broché d’or.

Toutes les dames lui firent bon accueil, et Renouard, qui depuis longtemps la désirait, lui montra toute la joie que lui causait son arrivée.

Toute la journée se passa en réjouissances ; après le souper on alla se coucher.

Le lendemain, à l’aube, les barons habillèrent richement Renouard et le conduisirent à l’église ; la belle Aalis y fut portée par deux serviteurs, et ils furent mariés.

Les jongleurs de toute la contrée y vinrent ; on leur avait fait savoir que le comte devait marier Renouard et qu’à cette occasion il se ferait beaucoup de largesses. Il n’y eut pas mal de réjouissances : quand ils furent assemblés, toute la journée ils jouèrent de maint instrument, et maint sonnet y fut chanté avec accompagnement de la vielle.

Le festin qui fut donné au palais seigneurial fut magnifique ; on y servit tant de mets qu’il est impossible d’en faire le dénombrement. Quand on eut mangé et bu à souhait, les jongleurs furent payés largement ; le comte Guillaume leur donna beaucoup d’or et d’argent. Ils furent tous contents, et l’ayant remercié, ils prirent congé et s’en allèrent.

Lorsque Renouard eut épousé la noble Aalis, la fille du roi, le comte lui donna Tortolose et Porpaillart. Le dernier de ces endroits est un fameux port de mer, où bien souvent arrivent des vaisseaux apportant les richesses de tous les coins du monde. Cette partie du royaume sera bien défendue contre les Sarrasins.

Il y avait beaucoup de guerriers dans Orange ; voilà pourquoi Aymeric appela ses enfants et leur dit :

— Seigneurs mes fils, entendez ce que je vais vous dire. Grâce à Dieu qui fut torturé sur la croix, nous avons vaincu les Sarrasins et les Esclavons ; le sort de la bataille a été décidé par Renouard ; Desramé a pris la fuite avec une mince partie de ses gens, puisque la plupart ont été tués. Guillaume peut vivre en toute sécurité, d’autant plus que Renouard ne sera pas loin de lui ; il n’a rien à craindre de roi ni d’émir. Retournons donc dans nos terres.

— Comme vous l’ordonnez, répondirent ses fils. Ils demandèrent congé au comte Guillaume, qui le leur accorda, tout en les pressant dans ses bras, et dame Guibor les embrassa à plusieurs reprises.

Les trompettes sonnèrent, les bagages furent chargés sur les sommiers, et ils se mirent en marche.

Mainte larme fut répandue et bien des cris de douleur furent poussés sous les murs d’Orange quand Guillaume et ses amis se séparèrent. Cependant les voilà partis. Les Français prirent le chemin de Paris, pour retourner dans le royaume du roi Louis, le comte Aymeric alla à Narbonne, le hardi Hernaut à la Gironde, Guibert à Andernas, Beuve de Commarchis à Barbastre, Bernard à Brebant et Aymer-le-chétif en Espagne.

Cependant le marquis Guillaume au court nez, resta à Orange presque sans défense. Il garda bien auprès de lui Bertrand, Girard et Gui, Gautier de Termes et le hardi Hunaut, ainsi que Gaudin le brun, quoiqu’il ne fût pas encore guéri de la grande blessure qu’il avait reçue à la poitrine ; mais il n’y avait à Orange que cent hommes de valeur reconnue.

Alors le marquis Guillaume se souvint avec amertume de Vivian et les larmes lui coulèrent le long de son visage. Cependant Guibor et les jeunes gens qu’elle avait élevés tâchèrent de le consoler.

— Noble comte, lui dit-elle, ne vous laissez pas décourager. Tel a perdu qui regagnera, et tel est pauvre qui deviendra riche. Tel rit le matin qui pleurera le soir. Un homme qui est en pleine santé n’a pas le droit de se plaindre.

Il y a longtemps que le monde a commencé ; Adam, le premier homme que Dieu forma, mourut ainsi que ses enfants ; tout le genre humain, sauf Noé, fut noyé dans le déluge. Dieu le voulut ainsi. Cependant le genre humain se reproduisit ; il a duré longtemps et durera bien longtemps encore, quoique personne ne puisse échapper à la mort. Tant qu’on est en vie chacun doit se comporter le mieux qu’il pourra ; celui qui sert Dieu viendra à bonne fin.

Celui qui a une bonne femme a lieu de se rejouir ; et si lui-même est bon, il l’aimera de tout son cœur et écoutera les bons conseils qu’elle lui donne. Or je t’en donnerai un. Rebâtis Orange, la ville aura un grand prix pour nous. Avec les grandes richesses conquises en l’Archant fais venir des ouvriers, tu en trouveras assez. Si tu réussis à fortifier la place, tu n’auras plus jamais de risques à courir. Et je suis femme à t’y aider de tout mon pouvoir.

— Dieu ! fit Guillaume, quelle femme ! Jamais au monde il n’y aura sa pareille !

Et le comte Guillaume ne tarda pas à agir. Le plus tôt possible il fit venir autant de maçons et de charpentiers qu’il put trouver. Il restaura Orange le mieux qu’il put et l’entoura de murs et de grands fossés.