Guillaume d’Orange, le marquis au court nez/Le Moniage de Guillaume

La bibliothèque libre.
Anonyme
Traduction par W. J. A. Jonckbloet.
P. N. Van Kampen (p. 363-385).

VIII.

LE MONIAGE DE GUILLAUME.




I.


Entrée au couvent.


Pendant de longues années le marquis Guillaume, le brave seigneur d’Orange, de Nîmes, de Tortelose et de Porpaillart-sur-mer, vécut avec sa femme, Guibor-la-belle. Durant sa vie, la dame au clair visage avait souffert bien des peines ; mais aussi elle avait éprouvé mainte joie. Et le seigneur Guillaume avait vu tous ses désirs accomplis depuis qu’il avait fait la paix avec le roi Thibaut. Après qu’il eût triomphé de ses ennemis, il règna en paix sur tout le pays qui s’étend jusqu’à la mer, sur bois et sur prés ; et il fut tellement redouté des païens, qu’ils tremblaient quand seulement on prononçait son nom.

Enfin dame Guibor fut prise d’un mal dont elle ne put relever. Pendant trois mois elle resta étendue sur la couche qui devait être son lit de mort, au grand regret de son époux, de ses parents, des dames de sa suite et de tous les chevaliers, dont elle fut bien aimée.

La mourante fit appeler le comte Guillaume et lui dit :

— Je suis bien malade ; je sens que je n’en réchapperai pas. Nous avons vu de bien beaux jours ensemble ; en cette heure suprême je vous prie, au nom de Dieu, de me pardonner, si jamais je méfis envers vous, soit en paroles soit en pensée.

Et le comte lui répondit :

— Que Dieu vous pardonne comme je vous ai pardonné. Vous emporterez mon bonheur en partant d’ici. C’est un pesant fardeau que de vous perdre déjà !

— Écoutez, reprit-elle. Donnez mes joyaux à mes suivantes, et distribuez mes trésors aux religieuses, aux moines et aux prêtres qui servent Dieu ; et faites-moi donner le saint viatique.

— Ainsi soit-il, répondit le comte.

Et il manda le clergé, qui fit son office. Après quoi la dame soupira, et recommanda le comte en la garde de Dieu. Ce fut son dernier mot ; bientôt après elle expira.

On porta le corps à l’église ; les prêtres chantèrent l’office, et après la messe on l’enterra.

Le comte Guillaume passa toute la journée dans les larmes et le désespoir. Enfin, la nuit venue, il se coucha.

Dieu, qui ne voulait pas que le défenseur de la foi l’oubliât dans sa douleur, lui envoya un ange pour lui transmettre sa volonté, qu’il eût à se rendre à Gênes-sur-mer.

Le bon comte obéit aussitôt. Il recommanda ses vassaux à Dieu, donna sa terre en fief à un sien filleul, et partit sur son bon cheval, armé de toutes ses armes.

Seul, sans aucun compagnon, sans ami ni valet, il sortit de la ville et prit le chemin de Brioude. Arrivé là, il mit pied à terre, entra dans l’église de monseigneur saint Julien, marcha droit à l’autel et fit cette oraison :

— Saint Julien, je me mets sous votre garde. Je laisse mon pays, mes châteaux, mes cités, tout mon héritage, pour le service de Dieu. Saint Julien ! je vous confie mon écu ; je le mets sous votre garde, à telle condition que si Louis, le fils de Charles, ou mon filleul qui règne en mes terres, en avaient besoin pour se défendre contre les Sarrasins mécréants, je le reprendrai. Je m’engage à vous payer pendant toute ma vie une redevance de trois besans d’or à Noël et à Pâques.

Le comte prit l’écu par la courroie de brocart et le plaça sur l’autel de marbre. Il y est encore, et tous ceux qui vont à Saint-Gilles peuvent s’en assurer de leurs yeux.

Après cela le comte se remit en selle, sortit de la ville et commença son voyage.

Il prit la direction de Gênes pour chercher l’abbaye que l’ange lui avait indiquée. Il fit tant qu’il se vit bientôt à la porte de la ville. Il s’achemina droit au moûtier, à l’entrée duquel il descendit de cheval. Il s’avança jusqu’à l’autel où il déposa ses armes, dont il ne se servira plus jamais, à moins que Louis n’ait grand besoin d’être défendu contre les Sarrasins qu’il haïra toujours.

Ensuite il entra dans le cloître, et, sans hésiter, se présenta devant l’abbé.

— Que Dieu vous garde, abbé ! C’est vous que je cherche. L’abbé le reconnut aussitôt. Il le fit asseoir à ses côtés et lui demanda :

— Sire Guillaume, qu’est-ce qui vous amène ici ?

— Je ne veux rien vous cacher, fit le comte. Un ange que Dieu m’a envoyé, m’a ordonné de me rendre ici et de me faire moine. Recevez-moi ; ce sera une grande charité.

— Volontiers, monseigneur, répondit l’abbé. Vous serez moine ; car je pense que le chapitre ne vous refusera pas. La vie est dure au couvent. Ce sera une pénitence pour les péchés que vous avez commis, car vous avez fait tuer et mettre à mort maint homme.

Or dites-moi, savez-vous chanter et lire ?

— Oui, pourvu que je n’aie pas à regarder dans un livre. Mais vous serez mon maître, vous qui savez bien écrire sur parchemin et sur tablettes de cire.

En entendant cela, l’abbé se mit à rire, ainsi que tous les moines du chapitre.

— Sire Guillaume, reprit-il, vous êtes un preux. Je vous le jure par Dieu, nous vous apprendrons à lire votre psautier et chanter matines et tierce, none et vêpres et complies. Et quand vous serez prêtre, vous lirez l’évangile et vous chanterez la messe.

— Pour Dieu ! beau sire, dit le comte, faites-moi tout de suite entrer dans les ordres et donnez-moi la tonsure.

— Par saint Pierre de Rome ! repondit l’abbé, vous l’aurez avant qu’on chante l’office de none ; le chapitre ne m’arrêtera pas.

Il prend des ciseaux et lui fait la tonsure. Quand il l’eut rasé, l’abbé appela un moine et lui dit :

— Allez me chercher une noire gonne, et une étole, le froc, la chape et le vêtement de dessous, et la riche pelisse qu’un mien cousin m’apporta d’Espagne.

On apporta la gonne et le comte s’en vêtit. Et quoiqu’elle fût bien grande, elle était trop courte d’un demi-pied ; car le nouveau moine surpassait tous les autres de toute la tête.

Cela fit encore bien rire l’abbé et tout ses moines.

— Vous voilà des nôtres, lui dit l’abbé ; aimez-nous et honorez-nous, et tous nos religieux vous respecteront.

— Sans aucun doute, répondit Guillaume ; mais recommandez à tous, grands et petits, qu’ils me traitent bien et ne me mettent pas en colère ; car je traiterais le plus huppé de manière à lui faire dire qu’il a vu un mauvais jour.




II.


Une trahison de moine.


Guillaume resta maint jour dans l’ordre, et il mena une sainte vie ; il assistait de grand cœur au service divin, et ne manquait aucun office, ni matin ni soir.

Cependant les autres moines lui portaient envie, puisqu’ils le croyaient mieux traité qu’eux-mêmes.

Ils se réunirent en chapitre pour se communiquer leurs craintes.

— Notre abbé a fait une grande folie, dirent-ils, lorsque le diable lui suggéra l’idée de recevoir cet homme en notre abbaye. Vit-on jamais homme dont l’entretien coûte tant ! Quand on nous donne un petit pain et demi, il en reçoit deux ou trois ; et cela ne lui suffit même pas. Quand nous avons cinq aunes de drap pour nos frocs, il lui en faut douze, avec chape, cotte et pelisse par dessus le marché. À peine jeûne-t-il de midi jusqu’à none ; le matin il lui faut deux grands et bons pains, dont il ne laisse pas une croûte. Quand à dîner nous avons des fèves, il veut tout le plat, et s’empare des poissons et du bon vin. Il vide un grand setier sans en laisser une goutte ; et quand il est soûl, il court après nous pour nous rouer de coups. Il ne nous épargne aucune honte.

La conclusion de leurs délibérations fut le cri unanime :

— Si cet homme vit longtemps, nous mourrons de faim. L’abbé étant survenu :

— Seigneurs, leur dit-il, d’où vient cette émotion ? Parlez-vous de Guillaume au court nez, qui nous a causé tant de mal ?

— Nous ne pouvons plus le souffrir, ni endurer ses procédés. Quand nous causons, cela lui déplait, et il tombe sur nous et nous disperse à coups de poing. Et les coups qu’il donne sont bien redoutables, car il a les poings si gros qu’il tuerait facilement un homme. Aussi quand il entre en fureur, nous tremblons tous, et personne n’ose sonner mot.

À peine ces paroles furent-elles prononcées, que le cenelier de l’abbé s’offrit à leurs yeux, se soutenant à peine avec un bâton ; il ne pouvait marcher, tellement il avait été battu par Guillaume.

— Pour Dieu, sire abbé, s’écria-t-il, je viens me plaindre à vous de votre moine que Dieu confonde ! Jusqu’ici j’ai porté les clefs et j’ai gardé votre bien ; que le diable s’en charge dorénavant. Hier j’étais bien portant, aujourd’hui je me sens mourir ; et cela parce qu’il y a céans un moine forcené. Lorsqu’il a passé quelque temps sans manger, il vient au cellier, et l’a bientôt ouvert : d’un coup de pied il enfonce la porte. Alors il s’empare du vin et des comestibles et en dérobe autant qu’il lui en faut. Celui qui le lui défend, il le frappe, ou d’un coup de pied le jette contre les parois. Hier il lui prit fantaisie de me demander du vin, et je fus assez fou pour lui en refuser. Il me fit chèrement payer ce refus ; il sauta sur moi, m’assaillit de coups, et me cogna si fort contre un pilier que je ne puis marcher qu’avec des béquilles. Nos moines me virent bien maltraiter, mais pas un seul n’osa me défendre. Malheur à l’homme qui se fait craindre de la sorte !

— Seigneurs, dit l’abbé, voici les réflexions que j’ai faites. Si tous ensemble vous voulez vous fier à moi, il y aura moyen de punir Guillaume et de nous défaire de lui. Envoyons-le à la mer pour nous acheter des poissons. Nous lui donnerons de l’argent et le ferons suivre par un valet pour conduire les bêtes de somme sur lesquelles il devra charger le poisson. Avant leur retour ils seront attaqués, faits prisonniers ou tués, et nous en seront délivrés ; car il y a de ce côté des brigands qui ne laissent passer personne sans l’attaquer. Nous lui ferons emmener son bon cheval que les larrons voudront lui prendre ; il est vif et ne voudra pas l’endurer, il se jettera sur eux et les larrons l’auront bientôt coupé en morceaux. De cette manière nous en serons délivrés à tout jamais. Et s’il revient contre toute attente, nous aviserons.

— Ainsi soit-il ! dirent les moines ; exécutons tout de suite ce projet.

On fit mander Guillaume par le prieur ; et il accourut sans se faire attendre.

— Sire abbé, dit-il, que me voulez-vous ? Tous ces moines me regardent en travers ; mais par l’apôtre qu’on va visiter à Rome ! s’ils me donnent encore la plus petite raison de mécontentement, j’en mettrai tant par terre qu’ils n’auront plus envie de chanter matines. Ils feront mieux de ne pas me contrarier.

Quand les moines l’entendirent, ils commencèrent à trembler, et ils se dirent en chuchottant :

— Nous avons rencontré le malheur. S’il vit plus longtemps, nous y passerons tous.

L’abbé prit la parole :

— Guillaume, dit-il, écoutez-moi. Si vous voulez faire ce qu’on vous commandera, tout le chapitre vous en saura bon gré.

— Oui, seigneur, répondit Guillaume, je vous le promets au nom de Dieu.

— Eh bien ! reprit l’abbé, vous irez à la mer acheter des poissons ; nous vous donnerons de l’argent pour les payer et deux bêtes de somme, conduites par un valet, pour porter votre achat. Mais il y a une chose que je ne veux pas vous cacher, car en chapitre il ne faut pas dévier de la verité : vous passerez par le bois de Beaucler, où il y a des larrons redoutables, qui font métier de voler les gens. Nul homme, fût-il clerc, prêtre ou moine tonsuré, n’y passe sans être attaqué. S’ils vous prennent votre cheval, les vêtements même que vous portez, consolez-vous en ; mais ne songez pas à combattre.

— Dieu ! dit Guillaume, jamais je n’ai entendu chose pareille. Jamais je ne me suis mêlé d’aucun marché, ni pour vendre ni pour acheter. Et quant aux larrons qui voudront me voler, je les mettrai à mort.

— Taisez-vous, dit l’abbé, chassez ces pensées ; vous êtes moine et vous ne devez pas vous battre.

— Comment, reprit Guillaume, je serai donc maltraité et je mourrai d’une mort honteuse ?… Pour Dieu, sire abbé, s’ils me prennent mon cheval.... Il n’y en a pas de meilleur sous la chape du ciel pour porter un chevalier en la bataille. Quand on le pique des éperons d’acier, il dépasse en vitesse faucon ou épervier. Je le conquis sur le fier Aerofle auquel je coupai la tête avec mon épée.... S’ils me le prennent, je sens que j’enragerai.

— Donnez le sans faire résistance et sans vous courroucer, dit l’abbé, car vous n’avez pas le droit de vous battre.

— Et s’ils me prennent mes gants ?

— Ne faites semblant de rien et donnez-les en riant.

— Au contraire, repartit Guillaume, j’en serai bien marri, et par l’apôtre saint Jacques ! avant de les donner je saurai leur répondre ; ils mourront tous de ma main.... Et s’ils me prennent mes bottes, mon froc, mes vêtements, faut-il le souffrir, et dois-je me laisser battre ? Oh ! être battu, voilà une vilaine chose, et si je le souffre, que ma gorge soit maudite ! Si les larrons me prennent mes vêtements, je vous jure par saint Pierre, que je les pendrai par la gueule.... Et s’ils me prennent mes culottes ?

— En ce cas vous avez le droit de résister. Défendez-vous, et faites leur tout le mal que vous pourrez, mais ne vous servez que d’os et de chair.

— Je suis content que vous m’ayez permis cela. Et je vous jure par le corps de saint Hilaire, que s’ils me font rien dont j’aie le droit d’être mécontent, ils me trouveront méchant. Ce serait une honte qu’ils me fissent ôter ma culotte, et avant qu’ils l’aient, plus d’un larron criera merci, si Dieu me laisse mes bras.




III.


Le bois de Beaucler.


Le comte, content de la permission qu’il avait obtenue de l’abbé, se rendit dans la ville pour se faire confectionner une ceinture du tissu le plus précieux qu’on pût trouver. Il ordonna à un orfèvre de l’enrichir de besans d’or et de boutons du même métal. Il y fit attacher une agrafe qui lui coûta plus de cent sols.

Il attacha cette ceinture à sa culotte en se disant :

— Tu me coûtes cher ; mais tu sauteras aux yeux, et celui qui se mettra à te convoiter, il n’a qu’à venir te prendre et par le corps de saint Richer ! il paiera cher son audace.

Ensuite il vint à l’abbé et lui dit :

— Seigneur, je me mets en route ; et si les larrons m’attaquent et veulent me dépouiller de mes vêtements, pour vous obéir je les leur laisserai prendre ; je leur laisserai même le cheval qui doit me porter. Mais s’ils en veulent à la ceinture que j’ai fait préparer, ils trouveront à qui parler. Celui qui osera s’approcher de moi, paiera cher son audace ; il sentira mon poing sur son crâne, de manière à faire sauter sa cervelle. Ce sera une leçon pour les autres.

L’abbé se signa à ces paroles, et plus d’un moine murmura à l’oreille de son voisin :

— Par saint Denis ! cet homme est enragé. Si les bandits ne viennent à bout de lui, nous avons fait une vilaine besogne.

Le comte Guillaume prit congé d’eux, et l’abbé lui fit donner plus de dix livres pour faire ses achats ; puis on lui apprêta deux chevaux de somme qu’un valet devait conduire. Le comte monta à cheval et sortit du cloître ; les moines qui le virent partir, le donnèrent tous au diable.

Le noble homme marcha droit dans son chemin en se faisant précéder des deux sommiers ; il pria Jésus de le ramener sain et sauf. Bientôt il vint au bois de Beaucler ; mais de larrons, il n’en rencontra pas un seul. Il passa outre et arriva bientôt à la mer. Tout de suite il se mit à acheter ses poissons : des brochets et de beaux saumons, des esturgeons et des anguilles. Alors il ouvrit sa malle, et, sans compter les deniers, il les jeta à pleines mains aux vilains.

— Voilà un bon moine, se dirent-ils ; béni soit celui qui l’a envoyé ici. S’il y avait beaucoup d’hommes pareils, nous serions riches avant la fin de l’année. Il ne demande pas ce que coûte le blé, pourvu qu’il se remplisse le ventre.

Le comte Guillaume ne daigna pas même leur répondre ; mais il s’était promis de ne pas rapporter un seul de ses deniers. Il se casa tant bien que mal pour la nuit, fit bonne chère de poisson et de bon vin, et se reposa jusqu’au lendemain.

Quand le soleil fut levé le comte monta à cheval, fit charger ses bêtes de somme, et se mit en route pour l’abbaye. Arrivé au bois de Beaucler, il ne rencontra pas plus de larrons que la première fois.

Lorsqu’ils furent au beau milieu de la forêt, le noble comte dit à son valet :

— Bel ami, ne sais-tu rien chanter ? N’aie pas peur des larrons, crois-tu que je ne pourrais te défendre ?

Le valet, obéissant à cette injonction, entonna tout de suite à haute voix la chanson de geste suivante :

Venez ouïr de Thibaut l’amiré
Et de Guillaume le marquis au court nez,
Comment il prit Orange la cité,
Et Gloriette, le palais crénelé,
Comment Guibor à femme a épousé…

Ici il s’interrompit, et s’adressant à Guillaume :

— Monseigneur, lui dit-il, je ne saurais plus chanter, car c’est ici que les larrons se tiennent habituellement. S’ils nous aperçoivent, nous n’en pourrons réchapper ; évêque ni abbé ne nous garantira pas de mort.

— N’aie pas peur, et chante toujours, répond le comte ; s’ils viennent, je saurai bien te défendre. Mais les diables les ont emportés, puisque je ne puis les rencontrer.

À ces mots le valet se remit à chanter, de manière à faire retentir toute la forêt.

Il fut entendu par quinze larrons, qui se trouvaient non loin de là et qui étaient sur le point de se mettre à table pour dîner. Ils venaient de piller un couvent, dont ils avaient étranglé les convers et volé les effets précieux.

— J’entends un jongleur, dit l’un d’eux ; écoutez comme il chante de Guillaume au court nez !

— Amenez-le ici, dit le chef ; s’il porte quelque avoir sur lui, il ne nous échappera pas.

— Seigneur, reprend le premier interlocuteur, n’en faites rien. Personne ne doit faire de la peine aux jongleurs ; au contraire, tout honnête homme devrait les aimer, leur donner deniers et robes et un bon repas.

— C’est folie ce que tu dis, lui répond le chef ; puisqu’il est venu sur nos domaines, il en sera puni. Avant qu’il sorte de nos mains, il pourra se plaindre d’être né.

Les bandits sautent sur pied, prennent leurs armes et s’élancent du côté de Guillaume. Quand ils l’aperçoivent ils poussent un cri si terrible que les chevaux en sont effrayés et le comte lui-même a senti battre son cœur.

— Halte là, seigneur moine ! vous ne nous échapperez pas. Si vous faites un pas de plus, vous êtes mort.

— Que me voulez-vous, fit Guillaume ? Si vous nous faites mal, vous n’y gagnerez rien ; vous serez excommuniés par notre seigneur l’abbé, par le pape et l’Église entière.

— Vous parlez comme un âne, lui répond le chef des bandits ; nous ne prisons pas un denier monnoyé ni clerc ni prêtre, ni évêque ni abbé. Vous êtes trop riches et vous regorgez de biens. Vous feriez bien de donner tout cela aux pauvres gens, et de suivre un meilleur genre de vie. Ne pensez qu’à chanter vos matines, et laissez-nous le soin de voler et de piller. Vous n’emporterez pas un denier de tout le bien que vous avez amené ici.

Ils se ruent sur le valet, le jettent à terre, lui lient fortement les mains et les pieds et le renversent dans un fossé. Puis ils se tournent vers le comte en lui criant :

— Seigneur moine, te voilà pris.

Que Dieu le protége ! il en aura bien besoin, car les brigands qui l’entourent sont féroces. Ils saisissent le cheval par le frein, le tirent et le poussent de tous côtés.

— Que ce moine est grand ! dit l’un d’eux.

— Oui, répond un second, il a l’air brave ; voyez comme ses yeux roulent dans leur orbite. S’il se courrouce, il nous donnera du mal.

— Que ses gants sont richement garnis d’or, dit un troisième ; je ne désire pas autre chose de lui.

Et il ordonne au moine de les lui remettre.

— Les voilà, répond celui-ci, je vous les donne non sans peine ; mais je vois bien que je ne passerai pas sans cela. Si vous me laissez libre sans plus rien me demander, par Dieu qui m’entend ! vous n’y perdrez rien.

— Taisez-vous, repartit le chef de la bande. De tout l’avoir que vous portez sur vous, vous n’emporterez pas pour la valeur d’un gant.

— Croyez-moi, fit Guillaume, c’est un grand péché ce que vous faites.

Ils exigent son froc et le vêtement qu’il portait dessous ; et il leur accorde tout cela sans faire résistance. Mais intérieurement il se dit :

— Je suis un niais ; c’est trop de patience. Par la foi que je dois à saint Paul, j’en aurais déjà dû tuer quatre ou cinq.

Cependant le comte était encore à cheval, quoique à peu près nu, n’ayant plus de robe et couvert seulement de sa culotte, de ses chausses et de ses bottes ; et les larrons l’entouraient toujours et tenaient le cheval par le frein, afin qu’il ne pût leur échapper.

— Larrons, leur dit-il, vous êtes des canailles. Vous serez encore pendus à une potence ignominieuse, et ce sera bientôt si je sors d’entre vos mains.

Le chef de la bande se mit à jurer :

— Par mon menton et par ma gorge ! fit-il, vous nous laisserez votre cheval et vos bottes, et même vous nous livrerez vos chausses.

Le comte descendit de cheval.

— Tenez, dit-il, par saint Pierre l’apôtre, il me semble que je n’ai plus rien qui puisse vous tenter, sauf les culottes qui me couvrent les reins et une ceinture qui ne vaut pas grand’ chose.

— Livrez-nous la tout de suite.

— Par le serment que j’ai fait à notre ordre ! elle vaut plus que tout le reste ensemble. Vous la prendrez si vous voulez, mais je ne vous la donnerai pas… Regardez donc, voyez quelle superbe ceinture ! D’ici à Montpellier il n’y en a pas de si riche, avec de tels boutons d’or pur. Celui de vous à qui elle écherra en partage, doit bien en sentir le prix. Il n’y a pas deux jours que je la payai plus de sept livres. Si vous y attachez tant de prix, que vous ne vouliez pas me la laisser, approchez-vous plus près de moi. Que Dieu confonde mon chef ! si je vous la donne ; car on me le reprocherait partout. Mais que celui qui veut la prendre, s’avance.

Le chef de la bande ayant remarqué les pierres fines et l’or flamboyant de la ceinture, jure par Dieu qu’il ne la lui laissera pas. Il veut l’arracher de ses reins, et il se met à genoux pour la déboucler.

La patience du comte était à bout.

— Dieu ! fit-il, pour qui me tiennent ces exécrables gloutons, qu’ils ne veulent même pas me laisser mes culottes ? Je vois bien qu’une prière n’y ferait rien ; que Dieu me confonde, si je ne les punis pas !

Qui lui eût vu relever la tête, serrer les dents, et changer de couleur, eût à bon droit ressenti de la peur.

— Certes, poursuivit-il, d’eux je n’attends ni merci ni miséricorde. Mais l’abbé, notre maître, m’a permis de laisser éclater ma colère, quand on voudrait me prendre mes culottes et ma ceinture, et j’aimerais mieux mourir que d’attendre plus longtemps, car ils sont méchants et féroces.

À ces mots il leva le poing, et en donna un tel coup à la face du capitaine qu’il lui cassa le cou et le jeta mort à ses pieds. Il en tua un deuxième de la même façon : puis il en saisit deux autres et les heurta si fortement l’un contre l’autre qu’ils eurent le crâne fracassé. Un cinquième et un sixième tombent frappés par son poing redoutable ; il prend le septième par les cheveux, le tourne trois fois en l’air et lui fracasse la tête contre un chêne, en disant :

— Quand celui-ci se relèvera, il n’aura pas envie de chanter. Il fut bien fou d’en vouloir à mes culottes. Si quelqu’un en a encore envie, qu’il s’avance, et il portera la marque de mon poing de manière à ne plus se relever et à ne plus jamais nuire aux braves gens qui passent leur chemin.

Le reste des larrons fut pris d’épouvante.

— C’est le diable en personne, s’écrièrent-ils ; s’il continue, aucun de nous n’échappera.

Ils se rallient et dardent sur lui leurs lances et leurs traits ; mais Dieu le sauva, il ne fut pas atteint.

— Dieu ! s’écria Guillaume, protège-moi contre ces infâmes larrons ! Notre abbé béni commit un grand péché quand il m’envoya ici en si pauvre équipage, sans mon haubert, mon heaume et ma bonne épée de Vienne. Ah ! si j’en étais armé, j’aurais défié une cinquantaine de ces maudits brigands. Il y a plusieurs épées par terre, mais il faut les y laisser, puisqu’il m’est interdit de m’en servir : selon l’ordre exprès de l’abbé, je ne dois me défendre qu’avec de la chair et des os pour toutes armes.

En tournant la tête, le comte aperçut près de lui un des chevaux de somme sur lesquels il avait fait charger les poissons. Il lui arrache la cuisse et la jambe, et en brandissant cette arme il s’avance sur les bandits qu’il a bientôt tous tués. Pas un seul ne resta sur pied ; et de cette manière la route devint libre : dorénavant les pauvres gens n’y seront plus dépouillés.

Alors jetant les yeux sur le pauvre sommier, le noble comte en eut pitié, et il pria Dieu de le guérir. Il remit la cuisse qu’il avait arrachée à sa place ; et à la prière du bon comte, Dieu fit un grand miracle, car le cheval fut guéri au même instant et se releva avec son fardeau sur le dos.

Ensuite le vainqueur retira son valet du fossé où les brigands l’avaient jeté et défit ses liens ; il lui ordonna de monter sur le meilleur des chevaux des bandits, et d’emmener les autres. Puis ils se mirent en marche.




IV.


Le châtiment.


Trois moines épiaient près de la porte, qu’ils avaient bien verrouillée. En voyant venir Guillaume par la chaussée, ils coururent vers l’abbé pour lui annoncer cette nouvelle.

— Guillaume arrive, suivi de plusieurs chevaux de somme et de bataille.

— Que Dieu et la sainte Vierge nous soient en aide, dit l’abbé ! Il ne peut avoir gagné toutes ces richesses sans avoir commis plusieurs homicides, et pillé moûtier ou abbaye. Tenez la porte fermée, je ne me soucie guerre de subir encore ses mauvais procédés. Tant que je vis il n’entrera pas ici.

— Au nom de Dieu, seigneur abbé, tenez ferme ! Car s’il rentrait, il nous dirait des injures et nous battrait encore.

Cependant voilà Guillaume à la porte, et le valet se mit à crier :

— Ouvrez la porte et venez prendre le fruit de notre pêche et tous ces chevaux ! L’abbaye sera riche, et cela par le seul bras de Guillaume. Certes, il a bien mérité sa place à table, et pour toute sa vie il a droit de s’y asseoir.

Les moines, en entendant ces cris, sont mornes et consternés ; ils avaient espéré qu’il ne reviendrait pas. Enfin ils répondirent d’une voix aigre :

— Demeurez là : vous n’entrerez pas ici, car vous êtes des voleurs de grand chemin.

Guillaume s’avance vers la porte qu’il trouve fermée et bien verrouillée. Il somme le portier d’ouvrir en lui criant :

— Ouvre la porte. Que Dieu confonde ta gorge ! Viens prendre les poissons que j’ai sur ces sommiers. Il y a des brochets et des aloses, de bonnes truites aux grosses têtes, de beaux esturgeons et de magnifiques saumons.

— Oui-da, dit le portier, je ne t’ouvrirai pas ; car par l’apôtre saint Pierre ! si de gré ou de force tu entrais, nos pauvres moines le paieraient cher.

— Ô mon Dieu tout puissant, fit le comte, inspire moi ! Je comptais me reposer chez ces moines ; qu’a donc l’abbé, qu’il ne veut pas me laisser entrer ? Lorsque les larrons voulaient me maltraiter, Dieu m’a protégé contre leur fureur ; il paraît qu’ici on ne me veut pas plus de bien et que la douceur ne m’ouvrira pas cette porte.

Son cœur commence à battre fortement dans sa poitrine ; tout son sang bouillonne de colère. Il aperçoit près de lui une grande poutre que quatre vilains soulèveraient à peine. Il la saisit et se rue avec elle sur la porte, contre laquelle il donne un si grand coup que tout le cloître en résonne. D’une lieue à la ronde on put entendre le bruit de ses coups multipliés. Les verrous et les gonds se brisent, la porte cède, et du coup le portier tombe mort et deux moines ont le crâne fracassé. Les autres s’enfuient et jettent leurs frocs pour mieux courir et sauver leur vie. Ils se cachent dans les cellules. Mais Guillaume est derrière eux ; il les poursuit avec des cris de fureur. Il en trouve une dizaine sur son chemin, qui n’ont pas eu le temps de fuir ; il les foule aux pieds, les saisit par leurs chapes et fait pleuvoir sur eux une grêle de coups de poing. Il en souleva un, le tourna trois fois autour de sa tête et le jeta si rudement contre un pilier, que les deux yeux lui sautèrent de la tête. D’un coup de pied il abattit l’abbé. Puis il s’élança dans le cloître à la poursuite des fuyards ; il alla de la cuisine au dortoir, aucune porte ne resta fermée devant lui. Tous les moines essuyèrent sa fureur ; il en prit plusieurs par les cheveux et les heurta l’un contre l’autre.

Les malheureux étaient dans une perplexité extrême. Enfin ils se sauvèrent dans l’église où ils se jetèrent à ses pieds, et tous ensemble lui crièrent merci, même l’abbé qui était revenu à soi. La fureur de Guillaume se calma ; il eut pitié d’eux.

— Je ne vous ferai plus de mal, dit-il, pourvu que vous fassiez ce que je vous demande. Je vous ramène non seulement les poissons que j’ai été chercher à la mer, mais encore quinze chevaux que j’ai conquis. Je vous les offre. Mais que tout ce que j’ai méfait contre vous me soit pardonné. Seigneur abbé, au nom de Dieu je me mets en votre merci.

— Tout vous est pardonné, se hâta l’abbé de répondre. Qu’on enterre les morts : ils seront bientôt remplacés par de nouveaux moines.

Mais par l’amour de Dieu ! dites-moi d’où vous vient ce butin. Êtes-vous allé par la forêt de Beaucler et avez-vous rencontré les larrons ?

— Je vous dirai tout, répondit Guillaume. En allant, je n’en aperçus pas un seul, mais au retour je fus attaqué par quinze bandits. Je les ai si bien arrangés avec chair et os que désormais le chemin est libre et que le plus pauvre homme y passera sans aventure.

— Que Dieu soit loué ! dit l’abbé. C’étaient des mécréants qui n’avaient pas foi en Jésus. Je vous absous du péché que vous avez commis en les tuant.

L’abbé fit promptement décharger les poissons, et les moines en mangèrent au dîner. Guillaume fut placé à la table de l’abbé, et on lui versa autant de bon vin qu’il voulut en boire.

Les morts furent bientôt oubliés.




V.


Le saint hermite.


Cette nuit apparut à Guillaume un ange que Dieu lui avait envoyé et qui lui parla en ces termes :

— N’aie pas peur ! Je viens de la part du Dieu du ciel, qui t’ordonne de quitter cette abbaye. Demain tu prendras ton haubert et tes armes, tu monteras à cheval, et tu marcheras sans te détourner tout droit vers le désert du côté de Montpellier. Dans un lieu écarté, près d’un ravin, il y a une fontaine sortant d’un rocher ; jamais chrétien n’y séjourna, sauf un hermite qui vient de mourir, tué par les Sarrasins. Tu y trouveras une cabane et une chapelle ; sois y hermite, Dieu te l’ordonne.

— Je ne tarderai pas à m’y rendre, répondit Guillaume, et l’ange disparut.

Le lendemain au point du jour le comte demanda à l’abbé la permission de partir, que celui-ci ne lui refusa point, car il se sentait très-heureux de ce départ, et ses moines non moins que lui.

Guillaume alla à l’écurie et sella lui-même son cheval. Il s’arma et se mit en selle. L’abbé lui donna vingt livres, à condition qu’il ne reviendrait pas, ce que le comte lui promit.

Il part, et va tout d’un trait jusqu’à l’endroit que l’ange lui avait indiqué. Il entre dans la cabane et trouve la chapelle et l’autel. C’est là qu’il servira Dieu, en pénitence de ses nombreux péchés. Il attacha son cheval avec un collier en cuir de cerf, et commença tout de suite à se procurer des pierres pour restaurer la chétive habitation. En peu de mois il l’eut reconstruite et entourée d’une forte muraille pour se garantir des Sarrasins qu’il redoute.

L’habitation était située sur une hauteur, et au-dessous il y avait un ravin dans lequel mugissait un torrent qui descend d’un rocher, et que nul ne peut traverser sans s’exposer à un malheur.

Un jour que Guillaume regardait ce passage perilleux, où tant de gens avaient trouvé la mort, la pensée lui vint d’y jeter un pont de pierre, pour les pauvres gens, les pélerins et les hommes de peine qui vont à pied, qui n’ont cheval ni bateau pour traverser l’eau. Car il comprenait bien que les pélerins passaient par là pour aller prier à Saint-Gilles, ainsi que ceux qui allaient à Rochemadoul honorer Notre-Dame-du-rocher.

Tout de suite il se mit à l’œuvre ; il se procura des pierres et du grès et entreprit son travail. Mais à peine avait-il commencé le premier arceau que le diable se promit d’interrompre son œuvre. Tout ce que Guillaume a construit pendant la journée, le malin esprit le détruit pendant la nuit. En revenant le lendemain à la besogne le comte voit que tout est démoli, et que les pierres ont roulé dans le précipice. Il recommence de plus belle ; mais pendant un mois tout entier il ne peut rien achever que le lendemain tout ne se trouve brisé et démoli. On ne s’étonnera pas que cela le mit en colère.

— Que Dieu et la sainte Vierge me viennent en aide ! dit-il. Qui donc peut causer tout ce dégât ? Ce doit être l’ennemi qui veut me tenter. Mais par le saint apôtre de Rome ! je serais obligé de veiller pendant un mois, que je saurai qui c’est. Chaque nuit je me mettrai à l’affût.

Il se mit en sentinelle, et quoique plein de colère il pria Dieu de lui venir en aide.

— Dieu, qui créa le monde, s’écria-t-il, si l’œuvre que j’ai entreprise, te plait, laisse-moi voir celui qui me l’abat !

Au même instant il aperçut Satan en train de briser le pont à grands coups, tout en se moquant de Guillaume, et en jurant que, quoi qu’il se soit promis, il ne construira rien pendant toute une journée que lui diable ne détruise pendant la nuit.

Le comte en l’apercevant fit le signe de la croix, et sans autre réflexion s’élança sur lui. Le diable ne se doutait de rien, et se sentit tout-à-coup étreint par le poignet du comte.

— Glouton, dit Guillaume, c’est pour ton malheur que tu es venu ici. Tu m’as fait bien du mal, mais aujourd’hui tu me le paieras.

Il lui fit faire trois tours en l’air, au quatrième il le laissa tomber au fond de l’eau. Sa chute fit un vacarme épouvantable comme si une tour eût croulé.

— Va-t-en, Satan ! dit le comte.

Et s’adressant à Dieu, il le pria de ne plus souffrir que le malin esprit revint jamais de cet endroit. Et Dieu exauça sa prière : le diable ne put sortir de là ; il y est toujours couché et il y restera.

Le ravin est profond et noir, et depuis que le malin esprit y est précipité, l’eau ne cesse de tourbillonner, et jamais ses flots ne seront apaisés.

Maint pélerin en passant par là, pour aller à Saint-Guillaume, s’en est convaincu et a tâché de mesurer la profondeur du torrent en y jetant des cailloux ou des pierres.

C’est ainsi que Guillaume parvint à achever le pont.

Il vécut en saint dans son hermitage ; enfin il mourut, et Dieu accueillit son âme là-haut dans sa maison.

Il y a toujours des religieux à Saint-Guillaume-du-désert. Mais avec la mort du comte la chanson finit.

Prions Dieu qu’il nous pardonne, comme il pardonna à Guillaume au court nez. Amen !