Guillaume d’Orange, le marquis au court nez/La Prise d’Orange
IV.
LA PRISE D’ORANGE.
I.
Le fugitif.
Seigneurs, que Dieu vous bénisse ! Entendez la bonne chanson que je veux vous dire ; elle n’est pas inspirée par l’orgueil ou la folie et ne traite pas de mensonges, mais des preux qui conquirent l’Espagne. Les faits qu’elle contient, sont bien connus de ceux qui vont à Saint-Gilles, et ont vu les objets qui en rappellent le souvenir : l’écu de Guillaume et celui de Bertrand, son noble neveu.
Je ne crains pas qu’aucun clerc ou qu’aucune histoire écrite vienne me contredire.
Tout le monde a chanté la cité de Nîmes, ses murs élevés, son château en pierre et son palais, que Guillaume tient en sa puissance ; mais quant à Orange, qu’il ne possédait pas encore, peu de gens en savent la vraie histoire. Je vous la dirai ; car il y a longtemps que j’ai appris comment Orange fut réduit.
C’est Guillaume à la mine hardie qui fit cela ; il en chassa les païens d’Almérie, de Bagdad et de Tabarie, et épousa ensuite la reine Orable, la femme du roi Thibaut d’Afrique, qui depuis crut en Dieu, le fils de sainte-Marie, et bâtit des églises et des abbayes.
Il y a peu de jongleurs qui pourraient vous dire cette histoire.
C’était en Mai, au commencement de l’été ; les bois étaient en fleurs et les prés tout verts ; les fleuves coulaient doucement dans leurs lits naturels et les oiseaux chantaient agréablement ; lorsqu’un matin le comte Guillaume se leva et alla écouter la messe à l’église. Après le service divin, il monta au palais du mécréant Otrant, qu’il avait vaincu par son audace, et alla s’accouder à l’une des grandes fenêtres.
Il se mit à contempler le paysage qui se déroulait au-dessous de lui ; il admira l’herbe fraîche et les rosiers dans le pré et prêta l’oreille au chant de l’alouette et du merle. Cela lui rappela les joyeuses journées qu’il avait passées en France. Il appela Bertrand et lui dit :
— Sire neveu, venez ici. Nous sommes sortis de France à cause de notre grande pauvreté ; nous n’en ramenâmes ni jongleurs, ni joueurs de harpe, ni demoiselles pour nous réjouir. Il est vrai, nous avons assez de bons chevaux, frais et dispos, de bons hauberts et de beaux heaumes dorés, des épées tranchantes, de bons écus, de bons épieux, du pain, du vin et des viandes salées ; mais que Dieu confonde les Sarrasins et les Esclavons qui nous laissent dormir et nous reposer, au lieu de passer la mer, afin de nous mettre en état de mesurer nos forces contre eux ! Je m’ennuie à ne rien faire ici, où nous sommes enfermés comme des gens en prison.
C’était bien à tort qu’il se plaint ainsi ; car avant le coucher du soleil il entendra une nouvelle dont il sera aussi courroucé qu’affligé.
Il fut bientôt rejoint par plus de soixante gentilshommes français ; tous portaient des vêtements doublés de blanche hermine, des chausses de soie et des souliers de cuir de Cordoue ; plusieurs d’entr’eux tenaient leurs faucons au vent. Ils regardèrent du côté de l’Orient, où ils entendirent bruire le Rhône, et ils virent sur le chemin un pauvre diable qui venait de sortir de l’eau. Il s’appelait Gilbert et avait été prisonnier à Orange d’où il s’était sauvé.
Quand il eut passé le Rhône, il alla tout droit, par monts et par vaux, jusqu’à ce qu’il eut atteint Nîmes. Lorsqu’il eut pénétré dans la ville, il trouva Guillaume entouré de plusieurs braves chevaliers, assis à l’ombre d’un pin, devant la porte du château, où un jongleur leur chantait une vieille chanson bien belle et qui plut beaucoup au comte.
Lorsque Gilbert approcha du perron, Guillaume le remarqua et se mit à le regarder avec attention ; car il avait la figure basanée et décolorée ; il était maigre et pâle, et le comte crut que c’était un Sarrasin qui venait de passer la mer pour lui apporter un message.
L’étranger lui fit un grand salut et lui dit :
— Que Dieu qui fit le vin et le blé, qui nous donne la lumière et fait marcher et parler hommes et femmes, bénisse Guillaume, le marquis au court nez, la fleur de France, ainsi que tous les nobles barons que je vois assemblés ici !
— Bel ami, toi aussi, que Dieu te bénisse ! Mais dis-moi, qui t’a appris mon nom ?
— Monseigneur, répondit-il, je vous dirai la vérité ; c’est à Orange que je l’appris, j’y ai été longtemps, sans pouvoir leur échapper, jusqu’à ce qu’un matin il plut à Jésus de me délivrer.
— Dieu en soit loué, dit Guillaume. Or dis-moi, et sans me tromper, comment tu t’appelles et de quel pays tu es.
— Monseigneur, je vous dirai la vérité ; mais je suis trop fatigué à force de veiller la nuit et de jeûner le jour ; voilà quatre jours que je n’ai pas mangé.
— Tu auras tout ce dont tu as besoin, dit Guillaume ; et appelant son chambellan, il ajouta :
— Apporte-lui un bon dîner ; du pain, du vin, tant épicé que claret, des grues, des oies et des paons épicés.
L’ordre fut aussitôt exécuté, et lorsque l’étranger se fut pleinement rassasié, il s’assit aux pieds du comte et se prépara à lui faire son récit.
— Ami, dans quel pays es-tu né ? Comment t’appelles-tu, et où as-tu vécu en France ? lui demanda Guillaume.
— Monseigneur, dit Gilbert, je suis fils du duc Gui d’Ardenne, qui eut sous sa domination l’Artois et le Vermandois. Je revenais d’Allemagne par la Bourgogne et je descendais le lac de Lausanne ; je fus surpris par une tempête qui me jeta dans le port de Gènes (Genève). Un peu plus tard les païens me firent prisonnier à Lyon sur le Rhône et me menèrent à Orange. D’ici jusqu’au Jourdain il n’y a pas de forteresse pareille ; les murs en sont hauts et la tour élevée et large. Vingt mille païens bien armés y tiennent garnison et font bonne garde ; car ils craignent fort que le roi Louis ne s’en rende maître, ou vous, beau sire, et les barons de France. Ils sont commandés par Arragon, un puissant émir païen, fils du roi Thibaut d’Espagne.
— Certes, dit Guillaume, la ville est très-forte, mais par le Dieu en qui je crois ! je ne veux plus jamais porter écu ni lance, si je n’y plante bientôt ma bannière.
Puis, pour mieux entendre l’étranger, il s’assit à côté de lui sur le perron et lui dit d’un ton amical :
— Beau frère, les Sarrasins t’ont donc longtemps retenu prisonnier ?
— Oui, monseigneur, plus de trois ans. Malgré tous mes efforts je ne réussis pas à m’échapper, jusqu’à ce qu’un beau matin mon geôlier félon et orgueilleux, voulut me battre, comme il le faisait souvent. Je le saisis par les cheveux et je lui donnai un tel coup de poing, que je lui brisai la machoire. Ensuite je m’échappai par la fenêtre, sans être aperçu ; je me sauvai à Beaucaire, en suivant le cours du Rhône ; enfin j’arrivai ici.
— Et Orange est-il aussi richement bâti, qu’on le dit ?
— Ah, beau sire si vous voyiez le palais de la ville, dont toutes les salles sont voûtées et ornées d’arabesques dorées ! Il a été bâti par Griffonnet d’Almérie, un Sarrasin merveilleusement doué. Il n’y a fleur au monde qui ne s’y trouve peinte en or et en couleurs naturelles. Mais son plus bel ornement est la reine Orable, l’épouse du roi Thibaut d’Afrique, la plus belle femme de tout l’empire païen. Elle est d’une belle stature, élancée et svelte, blanche comme la fleur de l’épine, avec des yeux brillants comme ceux d’un jeune faucon et dont l’expression est toujours riante. Toutefois c’est de la beauté en pure perte, puisqu’elle ne croit pas en Dieu, le fils de sainte-Marie.
— Par saint Omer ! dit Guillaume, tu la vantes beaucoup. Par la foi que je dois à ma mie ! je ne mangerai de pain de farine, ni de viande salée et ne boirai de vin, avant d’avoir vu comment Orange est bâti. J’irai voir cette tour de marbre et la noble reine Orable, car sachez-le, je l’aime plus que je ne pourrais le dire, à tel point que j’en perdrai la vie, si je ne la possède pas bientôt.
— C’est une folie, reprit l’étranger. Si vous étiez en ce moment dans le château d’Orange, et que vous vissiez ces innombrables Sarrasins, que Dieu me confonde si vous ne penseriez pas qu’il est impossible d’en sortir sain et sauf. Chassez donc cette folle pensée !
Lorsque Guillaume entendit ces paroles empreintes d’effroi, il s’adressa aux chevaliers qui étaient venus avec lui, et leur dit :
— Conseillez-moi, nobles amis. Le fugitif m’a fait un tableau si brillant de la ville… Je n’y ai jamais été et ne connais pas la contrée ; je sais seulement qu’elle est défendue par le Rhône, qui est un fleuve profond et rapide ; sans cela je serais déjà allé donner l’alerte…
— C’est une pensée folle, interrompit le fugitif. Si vous étiez cent mille hommes bien armés pour entreprendre l’attaque, s’il n’y avait devant vous ni rivière ni fossé, et qu’on vous ouvrît les portes toutes grandes, il faudrait encore frapper des milliers de coups d’épée, et bon nombre de vos chevaliers succomberaient avant d’y entrer. Ainsi, renoncez à cette folle pensée.
— Bon, dit Guillaume, tu veux me faire peur. Tu commences par me dire qu’aucun comte ni roi ne possède une pareille cité et ensuite tu me blâmes parce que je veux aller la voir ! Par saint Maurice d’Amiens ! tu y viendras avec moi. Mais nous n’aurons ni cheval, ni blanc haubert, ni heaume d’Amiens, ni écu, ni lance du Poitou ; nous porterons la robe du pélerin. Tu es resté assez longtemps dans leur pays pour parler le Turc et le Basque, voilà pourquoi je t’emmène.
On ne s’étonnera pas si le malheureux ne goûta pas cet ordre ; il aurait bien voulu être à Chartres ou à Blois, ou même à Paris, dans les terres du roi, pour se mettre à l’abri.
Lorsque Bertrand vit l’emportement de son oncle, il lui dit :
— Bel oncle, laissez cette folie. Si vous réussissez à pénétrer dans le château, aussitôt que les Sarrasins vous verront, ils vous reconnaîtront à la bosse que vous avez sur le nez et à votre rire. Alors ils vous saisiront et vous mèneront probablement en Perse. Ils vous mangeront sans pain et sans farine ; ils ne tarderont pas de vous tuer, ou ils vous jetteront dans leurs caveaux, d’où vous ne sortirez pas jusqu’à l’arrivée du roi Thibaut d’Afrique, de Desramé et de Goliat de Bile, qui vous condamneront à tel supplice qui leur plaira. Si l’amour vous fait trouver la mort, ceux qui vous ont suivi ici, pourront bien dire que c’est pour leur malheur que vous avez vu la reine Orable.
— Bon ! dit Guillaume, je ne crains pas cela. Mais par l’apôtre saint Jacques ! j’aimerais mieux mourir, faute de manger du pain de farine et de la viande salée, et de boire du vin vieux, que de ne voir de mes yeux comment Orange est bâti et comment est Gloriette, la tour de marbre, et dame Orable la noble reine. Je l’aime, et l’homme qui aime, ne recule devant rien. Je l’aime tellement que je n’en dors par la nuit, que je ne puis manger ni boire, ni porter mes armes, ni entendre la messe, ni prier Dieu !
II.
Le travestissement.
Et sans plus attendre, il fit piler dans un mortier de l’encre avec d’autres herbes dont il connaissait les vertus ; avec cela il se fit teindre le visage, la poitrine et les pieds, à lui et à Gilbert, qui n’osait s’y opposer. De cette manière ils ressemblèrent, on ne peut mieux, aux diables ou à des Sarrasins, si bien que Guibelin s’écria :
— Par saint Richer ! Vous voilà merveilleusement travestis. Vous pourrez parcourir le monde entier et personne ne vous reconnaîtra. Mais par saint Pierre ! dût-il m’en coûter la vie, je ne vous laisserai pas partir, sans vous accompagner ; je verrai comment les choses se passent.
Lui aussi se teignit le visage, et tous trois ils se mirent en route.
— Seigneur Dieu ! dit Bertrand en les voyant partir, nous voilà dans le malheur. C’est la folie qui a conseillé une entreprise qui finira par notre perte et notre déshonneur, à moins que Dieu, le souverain maître de l’univers, n’ait miséricorde de nous.
Cependant le marquis au fier visage continue sa route avec ses compagnons. Au dessous de Beaucaire ils aperçoivent le Rhône ; ils passent la Durance dans une barque, et la Sorgues à gué. Ils dépassent Tarascon et s’avancent droit sur Orange, dont ils aperçoivent bientôt les murs et les fossés, les hautes tours et le château avec ses pinacles couronnés de pommes ou d’aigles dorés. Ils entendent les oiseaux qui chantent à l’intérieur, les cris des faucons et des autours, les hennissements des chevaux et le clabaudage des mulets, ainsi que le bruit que font les Sarrasins.
— Seigneur à qui je dois la vie, s’écrie Guillaume, quelle admirable cité ! Bienheureux celui qui en est le maître !
Ils s’avancent jusqu’à la porte, et Gilbert ayant appelé courtoisement le portier, lui dit en sa langue :
— Ouvre la porte et laisse-nous entrer ; nous sommes des envoyés venant, d’outre-mer, d’Afrique. Nous appartenons au roi Thibaut l’Esclavon.
— Voilà du nouveau, dit le portier. Qui êtes-vous, vous qui m’appelez là dehors ? Le roi Arragon n’est pas encore levé, et je n’ose pas ouvrir la porte par crainte de Guillaume au court nez, qui s’est audacieusement rendu maître de Nîmes. Attendez-moi là, je vais parler au roi, et s’il le permet, je vous ferai entrer.
— Hâtez-vous, lui dit le comte Guillaume, et prenez garde de ne pas nous faire attendre.
Et sans plus de délai le portier monta les degrés de marbre du palais, et s’étant rendu près du roi Arragon, il lui dit :
— Sire, prêtez l’oreille à ce que je vais vous dire. Il y a, à la porte du château, trois nobles Turcs qui viennent d’Afrique à ce qu’ils prétendent.
— Vite, frère, laisse-les entrer ; il me tarde de leur demander des nouvelles de mon père. Tu es déjà resté trop longtemps.
Et le serviteur court leur ouvrir la porte.
Voilà donc Guillaume entré dans Orange, et avec lui Gilbert et Guibelin ; mais il n’en sortiront pas comme ils voudront ; ils subiront bien des peines et courront beaucoup de dangers.
Cependant, déguisés comme ils étaient, et parlant la langue des ennemis, ils ressemblent parfaitement à des Sarrasins et passent devant la garde sans éveiller de soupçon. Ils arrivent jusqu’au palais du roi Thibaut.
Les murs et les colonnades en sont de marbre, les fenêtres incrustées d’argent, et au faîte brille un aigle d’or. Le soleil en est exclu aussi bien que la pluie.
— Dieu ! fit Guillaume, jamais on ne vit un palais si bien bâti ; le maître de céans doit être bien riche. Plût à Dieu que le paladin Bertrand fût ici avec dix mille guerriers français ! Les Sarrasins s’en apercevraient pour leur malheur ; avant midi j’en aurais tué plus de cent de ma main.
Ils trouvent Arragon assis contre un pilier et entouré de sa cour ; il y va de la vie pour Guillaume, s’il ne joue pas bien son rôle. Or voici comment il parla :
— Seigneur émir, noble chevalier, que Mahomet et Tervagant te bénissent !
— Barons, répondit l’émir, approchez-vous, et dites moi d’où vous venez ?
— D’Afrique, de votre père, le puissant roi Thibaut. Hier, à l’heure de none, nous entrâmes à Nîmes, pensant y trouver le noble roi Otrant, Synagon et Harpin ; mais ils ont été tués par Guillaume et les chevaliers français. Ils tuèrent aussi nos hommes et nous-mêmes on nous fit prisonniers ; mais Guillaume est si bien entouré de parents et d’amis, qu’il dédaigna de nous garder ; il nous fit rendre la liberté, je ne sais trop pourquoi. Que le diable l’emporte !
— Vous venez redoubler ma douleur, répondit Arragon. Par Mahomet ! si je tenais Guillaume en ce château, il mourrait dans les tourments et ses cendres seraient jetées au vent.
En entendant ces paroles Guillaume baissa la tête sur sa poitrine ; il voudrait bien être à Paris ou à Sens, et adresse une fervente prière à Dieu pour être préservé de la mort.
Le roi Arragon, s’adressant à eux de nouveau, demanda :
— Depuis quand, seigneurs, avez-vous quitté l’Afrique ?
— Monseigneur, il y a tout juste deux mois.
— Et avez-vous vu le roi Thibaut ?
— Certes, beau sire, à la cité de Vaudon. Quand il nous embrassa en prenant congé de nous, il nous chargea de vous recommander de bien garder sa ville et ses terres. Et sa femme, que fait-elle ? La verrons-nous ?
— Oui, seigneurs, dit le roi, vous la verrez, et vous jugerez si elle n’est pas la plus belle femme qui soit au monde. J’ai bien besoin que mon père vienne à mon secours. Les Français nous prennent nos cités et nos forteresses. C’est Guillaume et ses deux neveux qui en sont cause. Ah ! si je tenais ce Guillaume en ma prison, je le ferais brûler vif et disperser ses cendres et ses os à tous les vents !
Sur cela il demanda l’eau ; on dressa les tables et bientôt les Sarrasins furent assis au dîner. Guillaume et ses compagnons étaient assis auprès d’eux ; mais ils parlaient bas et baissaient la tête : ils avaient peur d’être mis en prison.
Cependant le roi Arragon les fit bien servir ; ils eurent à souhait du pain, du vin, des grues, des oies et de bons paons rôtis, et beaucoup d’autres plats dont je ne parle pas.
Quand le dîner fut terminé, les échansons vinrent ôter les nappes, et les Sarrasins se mirent à jouer aux échecs. Le roi Arragon profita de ce moment pour tirer Guillaume à part ; il le fit asseoir à côté de lui contre un pilier et lui dit tout bas à l’oreille :
— Noble Turc, dis moi la vérité. Quel homme est donc ce Guillaume au court nez qui, par un coup audacieux, s’est rendu maître de Nîmes et nous a tué le roi Harpin et son frère ? Pourquoi ne vous a-t-il pas retenu prisonnier ?
— Je parlerai en toute franchise, répondit Guillaume. Il est si riche, qu’il ne se soucie guère d’or ni d’argent ; il nous rendit la liberté sans demander de rançon. Mais il nous fit jurer de vous dire qu’il vous ordonne de repasser la mer et de vous retirer en Afrique. Vous ne verrez pas passer le mois de Mai, sans qu’il vienne vous attaquer avec vingt mille hommes d’armes. Vos tours et vos forteresses, vos fossés et vos hautes murailles ne vous serviront de rien : elles seront abattues de vive force. Et s’il peut se rendre maître de votre personne, vous serez martyrisé ; il vous pendra à un gibet où vous serez balancé par le vent.
— Folies ! dit Arragon. J’enverrai en Afrique, et mon père sera bientôt ici avec sa noble chevalerie, Goliat et le roi Desramé, Corsolt de Mable et son frère Acéré, Clariel et le roi Atriblé, Quinzepaume et le roi Sorgalé, l’émir d’Égypte et celui de Cordoue, les roi Morand et Anublé, ainsi que l’émir de Sorgremont-sur-mer, et mon oncle Borrel et ses fils, enfin les trente rois qui règnent en Espagne, et chacun d’eux amènera vingt mille hommes ; alors nous attaquerons l’ennemi derrière ses murailles et ses fossés ; Guillaume sera tué et l’on pendra ses neveux.
Guillaume eut toute la peine du monde à contenir sa rage ; il murmura entre ses dents :
— Par Dieu ! glouton, vous en avez menti ; vos Turcs mourront par milliers, avant que vous soyez les maîtres dans Nîmes.
S’il avait été armé, il aurait déjà porté l’effroi dans le palais ; mais il fit tout pour contenir sa colère, et donnant un autre tour à la conversation, il dit au roi :
— Sire, laissez-moi voir la reine que l’empereur d’Afrique aime tant.
— C’est une folie de sa part, répondit Arragon, car il est vieux et sa barbe est blanche ; tandis qu’elle est jeune et belle ; il n’y a si belle femme dans tout notre empire. Elle mène joyeuse vie dans Gloriette, et je suis sûr qu’elle préférerait Soribant de Venise, qui est un jeune bachelier fort galant et fort adroit à tous les exercices guerriers ; elle doit le préférer à Thibaut d’Esclavonie. Bien fol est le vieillard qui aime une jeune personne ; il est sûr d’être trompé et raillé par dessus le marché.
À ces paroles Guillaume se mit à rire, et dit au Sarrasin :
— Certes, on voit bien que vous ne l’aimez guère.
— Assurement non : que Dieu la maudisse ! Je voudrais bien qu’elle fût en Afrique ou à Bagdad !
Sur ce, il fit conduire Guillaume et ses compagnons vers la reine. Mieux leur eût valu retourner sur leurs pas et mettre le Rhône entre eux et leurs ennemis ; car avant la fin du jour, il leur aviendra de quoi se désoler, à moins que Dieu ne leur vienne en aide.
III.
La découverte.
Ils traversent la grand’ salle et sont introduits dans la tour de Gloriette. L’appartement de la reine est décoré avec une grande richesse. Dans un coin de sa chambre il y a un arbre artificiel à longues branches et à larges feuilles, portant des fleurs extrêmement agréables, de couleurs blanche, bleue et rouge, et exhalant les plus doux parfums.
C’est au pied de cet arbre qu’était assise Orable, la dame d’Afrique.
Elle était vêtue d’une pelisse d’hermine recouvrant un bliaut de drap d’or richement brodé, dont le corsage lacé étroitement faisait ressortir la beauté de sa taille. Une demoiselle du nom de Rosiane — elle était nièce de Rubiant — l’éventait avec un éventail d’argent.
Quand le comte Guillaume vit la reine, blanche comme la neige resplendissante et vermeille comme une rose, un frisson parcourut tout son corps. Il lui fit un profond salut et lui dit :
— Que le Dieu en qui nous croyons, vous protège !
— Barons, répondit la reine, approchez-vous. Que Mahomet, de qui toute chose dépend, vous ait en sa garde !
Elle les fit asseoir à ses côtés sur un banc incrusté d’or et d’argent.
Ils ne purent s’empêcher d’exprimer tout haut ce qu’ils sentaient.
— Mon Dieu ! fit Guillaume, c’est ici le paradis !
Et Guibelin faisant écho, ajouta :
— Jamais je ne vis rien de plus beau ! Je voudrais passer ici toute ma vie, je n’y demanderais ni à manger ni à dormir.
Cependant la noble dame commença à les interroger.
— D’où êtes-vous, nobles chevaliers ?
— Madame, nous sommes de la Perse et nous venons des états de Thibaut, votre mari. Hier de grand matin nous arrivâmes à la fameuse cité de Nîmes, croyant y trouver ceux de notre croyance, les rois Synagon, Otrant et Harpin. Mais ils avaient tous trois été mis à mort par Guillaume Bras-de-fer. Les Français nous firent prisonniers aux portes de la ville et nous conduisirent devant le marquis. Mais il est si riche et tellement entouré d’amis, qu’il ne se soucia d’or ni d’argent et nous renvoya sans exiger de rançon ; seulement il nous fit jurer sur notre foi de vous dire en son nom, de vous mettre en sûreté dans le royaume de Perse ; car avant que le mois d’Avril soit passé, il sera ici avec vingt mille guerriers, et ni murs, ni châteaux, ni tours ne pourraient vous défendre : ils seront detruit avec des maillets de fer. Et s’il peut se rendre maître d’Arragon, votre bien-aimé beau-fils, il le fera mourir de mort honteuse, en le faisant pendre ou brûler vif.
La dame jeta un sourire en écoutant les étranges messagers ; puis, sans se préoccuper de ce qu’ils venaient de lui annoncer, elle leur dit :
— Seigneurs barons, je comprends fort bien ce que vous me dites. Mais dites-moi quel homme est donc ce Guillaume Bras-de-fer, qui a pris Nîmes et son château, qui a tué mes hommes et me menace encore ?
— Ah ! répondit Guillaume, il a un fier courage, les poings gros et un merveilleux bras. Il n’y a homme si grand, d’ici jusqu’en Arabie, s’il le frappe de son épée, qu’il ne lui coupe en deux le corps recouvert de l’armure et que l’épée n’aille s’enfoncer en terre.
— Hélas ! répondit la dame, il sera le maître en ces marches ! Bienheureuse est la dame à laquelle il donnera son cœur.
Cependant les païens commençaient à les entourer en grand nombre, pour regarder ces étrangers. Si Dieu ne se souvient d’eux, il arrivera malheur à Guillaume ; car parmi les curieux se trouvait certain Salatré — que le Seigneur le confonde ! — qui avait été fait prisonnier à Nîmes, mais qui était parvenu à s’échapper. Après avoir bien regardé les étrangers, il courut chercher Arragon et lui dit à l’oreille :
— Par Mahom ! Sire, il y a un beau coup à faire, et les mauvais traitements qu’on voulait m’infliger à Nîmes, seront repayés. Voyez-vous ce baron de haute stature ? C’est Guillaume, le marquis au court nez ; ce jeune homme qui est près de lui, c’est son neveu, et celui qui tient ce grand bourdon, c’est le baron qui s’est sauvé d’ici. C’est pour nous nuire qu’ils se sont ainsi déguisés : ils pensent se rendre maîtres de cette place.
— Est-ce bien vrai ce que tu me dis, répondit Arragon ?
— Sire, fit l’autre, malheur à vous si vous ne me croyez pas ! C’est bien là ce Guillaume qui me tint en sa prison et qui m’aurait fait pendre, si Mahomet ne fût venu à mon secours. Enfin le jour de la vengeance est arrivé !
Or voici ce que fit le traître. Il alla décrocher une cotte de mailles dorée et en asséna un grand coup sur le front du comte. Le frottement enleva une partie de l’enduit qui le rendait méconnaissable et l’on vit bien qu’il avait la peau aussi blanche que la fleur des prés.
Guillaume devint blême de fureur. Il s’écria :
— Dieu, dont le salut du monde dépend, qui daignas te cacher dans les flancs de la Vierge et souffrir, le martyre de la croix pour sauver le genre humain, préserve-moi de la mort et ne permets point à ces Sarrasins de nous tuer !
Lorsqu’Arragon entendit ces paroles et sut à quoi s’en tenir sur les trois compagnons, il s’avança vers eux et dit :
— Sire Guillaume, vous êtes découvert. Par Mahomet ! c’est pour votre malheur que vous avez passé le Rhône.
Tous trois vous mourrez, et vos cendres et vos os seront dispersés au quatre vents. Pour ce donjon tout plein d’or fin, je ne laisserais de vous brûler vifs.
À ces paroles Guillaume, qui aurait voulu être à Rheims ou à Laon, devint tout rouge et Guibelin se tordit les mains et s’arracha les cheveux en se voyant découvert.
Après avoir de nouveau invoqué l’assistance de Dieu, il saisit à deux mains son grand et gros bourdon et en donna un coup si formidable au traitre Salatré, qui les avait dénoncés au roi Arragon, qu’il fit jaillir sa cervelle jusqu’au plafond.
Gilbert de son côté se jeta sur Quarré et lui bouta son bourdon dans le ventre de manière à le percer de part en outre. Quand il le vit tomber mort à ses pieds, il s’écria :
— Monjoie ! barons, en avant et frappez ! Puisqu’il nous faudra mourir, vendons cher notre vie, tant qu’elle dure.
Ivre de rage, Arragon cria aux siens :
— Barons, rendez-vous maîtres d’eux ! Par Mahomet ! il est temps qu’ils soient punis ; jetons-les dans le Rhône ou brûlons-les afin de disperser leurs cendres à tous les vents.
— Commencez donc par moi, leur dit Guibelin. Mais par l’apôtre qu’on invoque à Rome ! avant que vous m’ayez, vous le paierez cher.
Et il fait tourner autour de sa tête son bâton d’une manière formidable. Ses compagnons font de même. Ils donnent de si grands coups que bientôt quatorze Turcs gisent morts : les autres, remplis de terreur, sont refoulés hors des portes de la tour. Alors les vainqueurs poussèrent les verrous et levèrent le pont avec ses grandes chaînes.
Le combat n’en resta cependant pas là. Les Sarrasins furieux les attaquent en grand nombre ; ils lancent vers la tour leurs épieux et décochent sur les défenseurs leurs flèches aiguës. Ceux-ci se défendent en vaillants chevaliers et renversent les mécréants dans les fossés, où, pour le moins, ils se cassent le cou.
Quand Arragon vit cela, il devint presque fou de douleur et de colère. Il voulut se persuader que tout ce qu’il voyait n’était qu’une illusion, et s’adressant à la tour, il cria de sa voix la plus grosse :
— Es-tu bien là-haut, Guillaume Bras-de-fer ? Et le comte lui répondit :
— Certainement, j’y suis ; par notre valeur et avec l’aide de Dieu nous y sommes entrés. Pourquoi vous cacher plus longtemps mon nom ? Je suis venu ici pour vous espionner et j’ai réussi si bien, que je vous ai mis à la porte de Gloriette. Tout ce que vous pourrez faire, c’est de monter la garde devant cette tour, comme le berger garde son troupeau. Gardez-la bien, et vous en serez dignement récompensés.
Le courroux d’Arragon devint de la rage.
— Aux armes ! mes chevaliers, cria-t-il. À l’assaut, à l’assaut ! Celui qui me prendra Guillaume sera gonfalonier de mon royaume et mon trésor sera mis à sa disposition. À cette promesse l’attaque recommença de toutes parts, et d’une manière si furieuse que Guillaume sentit son courage faillir. S’adressant à son neveu :
— Guibelin, fit-il, pourquoi n’allons-nous pas au devant d’eux ? Nous ne retournerons jamais en France ; et à moins que Dieu n’en décide autrement, nous ne reverrons jamais nos cousins et nos parents.
— Vous vous moquez de nous, mon oncle, lui répondit le gentil Guibelin. C’est l’amour qui vous a conduit ici. Eh bien ! voilà Orable, la reine africaine, qui surpasse toutes les belles en beauté : allez vous asseoir à côté d’elle sur ce banc, entourez-la de vos deux bras et hâtez-vous de l’embrasser ; car par l’apôtre saint Jacques ! nous n’aurons de baiser qui ne nous coûte plus de vingt mille marcs d’argent, et qui ne porte malheur à tous nos parents !
— Ah Dieu ! répondit Guillaume, tu me rendras fou par ton amère ironie.
IV.
L’assaut de Gloriette.
Quand la reine vit l’attaque furieuse des Sarrasins, elle appela à elle les chevaliers français et leur dit :
— Barons français, il vaut mieux vous rendre ; car ces méchants païens sont si furieux, que vous les verrez bientôt monter ici, et alors votre mort est certaine.
Lorsqu’il entendit ces paroles, Guillaume, hors de soi, courut vers l’arbre sous lequel se tenait la reine, et dit :
— Dame, par amour pour ce Dieu qui fut martyrisé sur la croix, donnez-moi une armure, et si je sors vivant d’ici, je vous jure par saint Pierre que vous en serez richement récompensé.
Quand la dame vit son angoisse, elle pleura de pitié et, sans hésiter, elle courut à un bahut dont elle tira un haubert doré et un heaume bruni, orné d’or et de pierres précieuses, qu’elle présenta à Guillaume. Celui-ci se hâta de vêtir le haubert qui venait combler ses désirs ; ensuite il laça le heaume et dame Orable lui ceignit une épée qui appartenait à Thibaut d’Esclavonie, son mari, qui jamais n’avait voulu la céder à personne, pas même à Arragon, son propre fils, quoique celui-ci en eût grande envie. Après cela elle lui pendit au cou un fort écu au lion d’or couronné ; enfin elle lui mit au poing un fort épieu, auquel un gonfanon était fixé par cinq clous d’or.
— Seigneur ! s’écria Guillaume, comme me voilà bien armé ! Maintenant, madame, je vous prie de penser aussi aux autres.
Lorsque Guibelin vit son oncle armé, de son côté il s’adressa à la dame et lui dit d’une voix douce :
— Madame, je vous adjure par saint Pierre de Rome, donnez-moi des armes, car j’en ai grandement besoin.
— Enfant, lui répondit-elle, tu es bien jeune ; si tu pouvais vivre tu serais un jour un preux ; mais les Sarrasins te haïssent à mort.
Cependant elle tira d’un cabinet une armure qui avait été forgée par Isaac de Barcelone et dont jamais épée ne put rompre une maille. Elle l’en revêtit, à la grande joie du comte ; puis elle lui laça le heaume qui avait appartenu à Aufar de Babylone, le premier qui avait été roi d’Orange. Il était à l’épreuve de l’épée. Ensuite elle lui ceignit une fameuse épée que Thibaut avait payée mille besans et mille onces à Voirecombe ; elle la lui ceignit au flanc au moyen du baudrier aux longues courroies. Enfin elle lui mit au cou une targe ronde et lui donna un épieu au bois gros et armé d’une longue pointe d’acier.
Gilbert fut armé de même. Mais à peine avaient-ils eu le temps d’endosser leur armure, que voici les païens qui avaient trouvé moyen de s’introduire dans la tour et montaient vers l’étage supérieur. Le comte Guillaume se jette sur Haucebier, Gilbert attaque Maretant, le portier, et Guibelin de son côté fond sur Turfier. Ces trois-là furent bientôt morts. Cependant leurs lances ayant volé en éclats, les trois chevaliers tirèrent l’épée.
Le comte Guillaume frappa un païen à travers le corps et le coupa en deux, comme une branche d’olivier ; les deux moitiés tombèrent sur le pavé. Gilbert, du premier coup qu’il porta, fit voler la tête d’un certain Gaifier. Guibelin ne montra pas moins de courage ; il serra son écu contre sa poitrine et brandissant son épée, il tua tout ce qu’il atteignit. Les païens reculent et bientôt s’enfuient pleins de terreur ; les nobles guerriers français se mettent à leur poursuite et en ont bientôt tué quatorze. Le reste, frappé de terreur, se laisse repousser hors de la porte, que les Français se hâtent de fermer et de verrouiller sur eux.
En voyant la déroute des siens, Arragon leur crie :
— Fils de putains, qui vous laissez chasser, jamais vous ne tiendrez de moi fiefs ni honneurs, si vous ne les attaquez de plus belle.
Les mécréants obéissent à sa voix ; ils lancent épieux et dards sur l’ennemi et se mettent à attaquer les murs avec des marteaux de fer.
— Guibelin, mon neveu, comment leur résisterons-nous ? Nous ne pourrons échapper à la mort !
— Oncle Guillaume, laissez ces folles paroles. Par l’apôtre que les pèlerins implorent ! je me vendrai cher, avant que les païens me tiennent.
Au lieu de leurs épées ébréchées, chacun d’eux s’arme d’une hache que la noble Orable leur donne. Ils font une sortie et frappent avec fureur sur les païens ; ils leur enfoncent la poitrine et le visage ; bon nombre gisent morts par terre et plusieurs sont tombés sans connaissance.
Jamais tel carnage n’avait été fait par trois hommes seulement. Quand Arragon vit ses gens si malmenés, il pensa crever de rage. Il éleva la voix et cria :
— Entends-moi, Guillaume, fils d’Aymeric de Narbonne, fais ce que je vais te dire ; quitte tout de suite le palais de Gloriette et va-t-en sain et sauf avant de perdre ton sang et tes membres. Si tu refuses, tant pis pour toi ; car par Mahomet, en qui je crois ! nous ferons ici tel feu que vous y serez grillés et réduits en cendres.
— Paroles vaines ! répondit Guillaume. Nous aurons bientôt, tout ce qu’on peut désirer : du pain, du vin, de la viande salée, du vin pur et épicé, des hauberts resplendissants et des heaumes brunis, de bonnes épées à la poignée d’argent, des lances aiguës et de forts écus, enfin de belles dames pour nous divertir. Je ne quitterai donc jamais ces lieux ; car le noble roi Louis et mon frère Bernard aux cheveux gris et le brave Garin d’Anséune et le puissant duc Beuve de Commarchis, et mon neveu le preux Bertrand, que nous avons laissé à Nîmes, tous auront de nos nouvelles. Chacun d’eux peut mettre sur pied vingt mille combattants. Quand ils sauront comment nous sommes assiégés ici, ils viendront nous secourir avec autant de gens qu’ils pourront réunir ; et ces murs ni ces palais resplendissants d’or ne te garantiront pas ; tu les verras détruire de fond en comble ; et si tu tombes entre leurs mains, il t’arrivera malheur : tu seras pendu et balancé au gré des vents.
À ces paroles Pharaon, roi de Bénévent, dit à Arragon :
— Sire émir, tu ne vaux pas un gant. Par Mahomet ! tu as peu d’énergie. Ton père, qui est un bien vaillant homme, te confia la garde de la ville et du château de Gloriette, et ces trois misérables viennent t’en chasser et ont tué tes serviteurs et tes soldats. Par Mahomet ! tu es bien méprisable, si tu ne les fais pas brûler par le feu grégeois.
— Seigneur Pharaon, répondit Arragon, par Mahomet ! donnez-moi un bon conseil. La tour de Gloriette telle que vous la voyez, est aussi solide que le roc sur lequel elle est fondée ; d’ici jusqu’à Moncontour il n’existe pas un homme qui réussirait à y pratiquer une ouverture. Et où diable prendrait-on le charbon pour les brûler ? Nous n’avons pas même une broche de bois. Ces trois gloutons y sont arrivés parce qu’ils n’ont douté de rien, et en sept ans nous ne parviendrons pas à les mettre dehors.
Auprès d’eux se trouvait Orquenois, un vieux Sarrasin à la barbe noire, mais aux cheveux et aux sourcils blancs, qui leur suggéra ce qu’ils avaient à faire.
— Seigneur émir, fit-il, faites attention à ce que je vais vous dire, et dites-moi si j’aurais quelque profit, dans le cas où je ferais tomber en vos mains le Français Guillaume, afin que vous pussiez le retenir prisonnier ?
— Certainement, répondit Arragon : je te donnerais dix mulets chargés d’or fin d’Espagne, si tu dis vrai.
— C’est bon, fit Orquenois ; si vous m’en faites la promesse solennelle, j’y aviserai.
— Je vous le jure, répondit Arragon, et je vous promets de vous bailler loyalement l’argent, quand il vous plaira.
— C’est convenu, dit Orquenois. Eh bien, beau sire, par Mahomet ! je vais vous enseigner comment vous le prendrez par ruse. La tour de Gloriette a été bâtie par Grifaigne d’Almérie, un homme de grande subtilité ; mais vous n’en connaissez pas les secrets. Un souterrain voûté y conduit, dont la porte secrète se trouve en votre palais. Entrez-y vous-même avec mille hommes et faites-les attaquer en même temps de front. De cette manière la mort de Guillaume est certaine.
— Par Mahomet ! fit Arragon, tu dis vrai. Je te jure que tu en seras récompensé.
Le cœur palpitant de joie, Arragon prit mille hommes armés, avec lesquels il descendit dans le souterrain, éclairé par des flambeaux et des lanternes. Mille autres recommencèrent l’assaut de la tour.
Les chevaliers français ne se doutèrent pas de ce qui les menaçait avant qu’Arragon eût atteint son but et fit irruption dans le palais. Le comte Guillaume fut le premier à les apercevoir : tout-à-coup il vit la salle se remplir de Sarrasins accourant en toute hâte et armés de pied en cap.
— Mon Dieu ! s’écria le comte, nous voilà livrés à mort !
— Ma foi, beau sire, lui dit Guibelin, c’est la belle Orable qui nous a trahis. Que Dieu confonde païens et Sarrasins ! Aujourd’hui notre vie va finir ; défendons-nous tant que nous pourrons ; mais nous ne trouverons ni parents ni amis pour nous secourir.
Le comte Guillaume s’élance l’épée haute, et en porte un coup si furieux au premier Sarrasin qui se présente, qu’il le coupe en deux. Les païens en sont tout ébahis, mais la colère les pousse en avant. Les paladins se défendent en chevaliers hardis ; mais les assaillants sont si nombreux qu’il leur faut succomber. Jamais combat inégal ne fut si bien soutenu. Ils tuèrent trente Turcs, mais en vain, puisqu’ils ne purent venir à bout de tous. Enfin les Sarrasins mirent la main sur eux, jurant qu’ils vengeraient la mort des leurs.
Ils envoyèrent chercher dans la ville vingt ouvriers auquels ils firent creuser une fosse large et profonde dans laquelle on entassa des branches d’arbres et des morceaux de bois, parce qu’ils voulaient brûler les barons.
En ce moment Orable, à la blanche face, survint et, s’adressant à Arragon, son beau-fils, lui dit :
— Mon ami, cédez-moi ces prisonniers ; je les mettrai dans un trou profond, où ils seront dévorés par les serpents et les couleuvres.
— Madame la reine, répondit Arragon, vous êtes cause de tout le mal qui nous est avenu, parce que vous avez armé ces misérables. Que Mahomet confonde celui qui vous les confiera !
Quand la dame entendit cette réponse, elle faillit perdre connaissance de colère :
— Malheur à toi, d’avoir une telle pensée, misérable bâtard, s’écria-t-elle. Par Mahomet que j’adore ! si ce n’était par respect pour ces barons, je te donnerais de mon poing sur le nez. Sors d’ici le plus tôt possible, ou il t’arrivera malheur. Quant aux Français, mets les en prison, mauvais larron, jusqu’à ce que Thibaut soit revenu avec Desramé et Golias-le-blond ; ils se vengeront comme bon leur semblera.
— Je le veux bien, répondit Arragon. Et là-dessus les trois barons furent jetés dans un cachot profond.
V.
L’intervention d’Orable.
Cependant le roi Arragon se hâta d’envoyer un message à son père. Les messagers vont droit au Rhône où ils s’embarquent sur le vaisseau de Maudoine de Nubie, tout couvert de voiles de soie. Ils lèvent l’ancre, et portés par un vent propice, ils abordent bientôt au port d’Almérie. Ils débarquent, montent à cheval, et ne quittent pas la selle avant d’arriver à la cité du roi. Étant descendus à l’ombre de l’olivier, ils montèrent dans la salle de pierre, où ils trouvèrent Thibaut entouré de sa cour. Ils le saluèrent à la manière orientale et lui dirent :
— Que Mahomet, qui règne sur le monde, protége le roi Thibaut d’Esclavonie ! Ton fils au visage hardi te mande que tu viennes le secourir avec ton armée. Il a fait prisonnier, dans la forteresse d’Orange, Guillaume, le fils d’Aymeric de Narbonne. Le marquis avait pénétré dans la ville sous un déguisement ; il comptait s’en rendre maître, comme il avait fait de Nîmes, et pensait faire sa maîtresse de dame Orable. Mais leur projet diabolique n’a pas réussi. Cependant il nous a donné beaucoup de mal à propos de Gloriette, dont il a été maître pendant sept jours. Et sans le souterrain secret, dont l’issue donne dans le palais, vous eussiez perdu en ce moment la noble Orable, votre femme. Mais Mahomet a été avec vous ; nous l’avons jeté dans une prison dont il ne sortira pas vivant, et vous pourrez vous venger tant que le cœur vous en dit.
Thibaut, en entendant cette nouvelle, se mit à rire. Il rassembla ses vassaux et leur ordonna de s’armer le plus tôt possible. Ils obéirent à sa voix et montèrent sur les chevaux de Pouille et de Russie. Lorsque Thibaut sortit de la capitale d’Afrique, il emmena avec lui les païens d’Almérie, de Sutre et d’Esclavonie ; son avant-garde seule comptait soixante mille hommes.
Ils s’avancent vers la mer et bientôt la flotte est pourvue de vin, de viande, de biscuit et de farine. Les Sarrasins s’embarquent ; ils lèvent l’ancre et mettent à la voile. Le vent les pousse en ligne directe. Les cors et les trompettes sonnent, l’aboiement des chiens y répond ; les mulets braient, les chevaux hennissent et les éperviers crient sur leurs perchoirs ; on pouvait bien entendre le bruit à une grande lieue à la ronde. Ils naviguèrent huit jours, et le neuvième ils n’étaient pas loin d’Orange ; mais avant d’y arriver, Thibaut sera frappé par la plus grande douleur qu’il ait encore éprouvée, car il perdra sa forte cité et sa femme, la noble Orable.
Cependant Guillaume, Gilbert et Guibelin étaient toujours en prison ; la colère et la douleur leur arrachèrent mainte plainte.
— Seigneur Dieu ! s’écria le comte, nous voilà livrés à la mort et au martyre. Dieu ! si le noble roi Louis connaissait notre sort, et mon frère Bernard aux blancs cheveux, et le puissant Garin d’Anséune et Beuve de Commarchis, et mon vaillant neveu Bertrand, que nous avons laissé à Nîmes avec vingt mille guerriers français ! Nous aurions bien besoin de leur secours.
— Oncle Guillaume, lui répondit le gentil Guibelin, tout cela ne nous servira de rien ; mandez plutôt Orable, la reine d’Afrique, qu’elle vienne par amour secourir son amant.
— Dieu ! fit Guillaume, tu ricaneras tant que tu me briseras le cœur.
Pendant qu’ils se plaignaient de la sorte, voici Orable qui était parvenue à s’introduire dans la prison. Elle leur parla en ces termes :
— Nobles et gentils chevaliers, faites bien attention à ce que je vais vous dire. Les Sarrasins vous haïssent d’une haine mortelle ; ils viendront vous pendre aujourd’hui ou demain.
— Nous n’en pouvons mais, madame, dit Guibelin. Mais si vous pouviez trouver le moyen de nous faire sortir de prison, gentille dame, je deviendrais votre homme lige et je vous en rendrais volontiers le service. Ayez pitié de nous, gentille dame.
— Allons donc, fit Guillaume, c’est elle qui nous a trahis ; c’est par elle que nous gisons en cette prison.
Quand elle entendit cette accusation, la dame soupira profondément.
— Seigneur baron, dit-elle, je jure par Mahomet que c’est à tort que vous mettez ce blâme sur moi. Oubliez-vous donc que c’est moi qui vous ai fourni des armes en cette tour ? Je suis venue pour vous aider encore. Si vous pouviez vous défendre en ce palais jusqu’à ce que Louis, le fils de Charles, eût de vos nouvelles, ainsi que le seigneur Bernard de Brebant et les autres avec Aymeric et tous vos puissans parents, et que les misérables païens ne sussent rien de ce secours, avant qu’il fût arrivé dans cette forteresse, vous pourriez bien vous rendre maîtres de cette province et des défilés et passages qui conduisent en Espagne.
— Que vous parlez bien, madame, dit Guibelin. Si nous pouvions sortir de cette prison, je serais votre serviteur, ma vie durant.
— Par ma foi ! fit la reine Orable, si j’étais certaine d’être payée de ma peine, c’est-à-dire que Guillaume Bras-de-fer voulût me prendre pour femme, je vous ferais sortir tous trois de prison, et me ferais baptiser au plus vite.
Quand Guillaume entendit ces paroles, il rayonna de bonheur.
— Dame, dit-il, je vous donnerai tel gage que vous demanderez. Je vous jure par Dieu et par saint Jacques, ainsi que par l’apôtre que l’on implore à Rome, que je vous épouserai.
— Je ne demande pas d’autre gage, dit la dame. Et là-dessus elle ouvrit toutes les portes de la prison ; et les barons reprenant courage en sortirent l’âme remplie de joie.
La dame conduisit les chevaliers dans une des salles du palais et leur fit servir à dîner. Quand ils furent pleinement rassasiés, elle leur adressa la parole en ces termes :
— Seigneurs barons, entendez-moi. Vous voilà hors de prison et revenus dans le palais, mais vous n’êtes pas encore sauvés. J’espère cependant vous tirer de là, et je vais vous dire comment. Il y a sous cette tour un passage souterrain, qui n’est connu de personne ; mon ayeul le fit construire et percer jusqu’au Rhône. Si vous envoyiez par ce chemin un messager au comte Bertrand et aux autres chevaliers, afin qu’ils vinssent vous trouver en secret, de façon à ce que les païens sans foi ne s’en aperçussent que quand vos amis seraient dans la tour et leur feraient sentir le poids de leurs épées, vous pourriez vous rendre maîtres de la cité.
— Vous dites vrai, madame, répondit Guillaume ; mais je ne sais où trouver un messager.
Ensuite s’adressant à son neveu,
— Neveu Guibelin, lui dit-il, cours à Nîmes sans t’arrêter et va porter de nos nouvelles à mon frère Bertrand ; qu’il vienne me secourir avec les gens qu’il a sous ses ordres.
— Oncle Guillaume, répondit Guibelin, vas-y voir toi-même. Par la foi que je dois à saint Étienne ! j’aime mieux mourir en cette belle tour qu’en la douce France ou à Aix-la-Chapelle. Je ne vous quitterai pas, dussé-je perdre ici tous mes membres. Envoyez-y Gilbert-le-Flament.
— Iras-tu, frère ? demanda le noble Guillaume.
— Certes, j’irai, répondit le baron, et je m’acquitterai loyalement de votre message.
— Va donc, beau frère, je te recommande à Jésus. Tu diras au paladin Bertrand qu’il vienne me secourir, et cela sans retard ; sinon, par le Dieu tout-puissant ! il ne verra plus jamais son frère Guillaume.
Le messager était prêt à partir, seulement il ne savait comment il pourrait échapper aux poursuites de l’ennemi, ne connaissant pas le pays.
— Je compte bien te conduire, dit la dame. Ne crains homme qui vive, mais marche dans la crainte du Seigneur Jésus.
Elle fit percer à côté d’un pilier une ouverture, longue et large d’une toise.
— Frère, dit-elle, vous pouvez entrer ici, et au bout vous trouverez trois colonnes soutenant un arc-boutant.
Aussitôt il descendit dans le souterrain, accompagné de Guillaume, de Guibelin et d’Orable au clair visage. Ils ne s’arrêtèrent qu’aux trois colonnes. Gilbert passe sous l’arc-boutant du milieu et se trouve au bord du Rhône ; il trouve un bâteau et se met à ramer vers le bord opposé. Le comte Guillaume, Guibelin et Orable retournent sur leurs pas et rentrent dans Gloriette. Mieux leur eût valu qu’ils fussent partis ou qu’ils n’eussent pas quitté la prison ; car ils n’ont rien dit ou fait qui n’ait été vu et entendu par un Sarrasin, qui est allé tout conter à Arragon. Quand il l’eut trouvé, le rusé compère lui dit :
— Seigneur émir, prêtez l’oreille et entendez ce que votre belle-mère a fait de vos prisonniers. Elle les a fait sortir de prison et les a conduits à l’étage supérieur du palais ; en ce moment ils sont à table et font bonne chère.
— Dis-tu vrai, messager ?
— Seigneur, je ne vous conte pas de mensonges ; j’ai vu qu’ils tenaient conseil à voix basse et qu’elle les embrassait l’un après l’autre. Elle les aime mieux que votre père et elle coucherait plus volontiers avec Guillaume qu’avec lui.
Arragon demeura stupéfait. Il appela ses hommes et leur dit :
— Barons, conseillez-moi comment je pourrai punir ma belle-mère qui m’a déshonoré et trompé mon père. Armez-vous. Celui qui sera prêt à temps pour que nous puissions les reprendre, recevra une belle récompense.
Ils s’arment en foule, et à leur tête Arragon va surprendre Guillaume. Ils le trouvent assis tranquillement sous l’arbre, jouant aux échecs avec dame Orable et le preux Guibelin, et ils parviennent à se rendre maîtres d’eux. Tous jurent de se venger. Pharaon dit au roi :
— Seigneur émir, voici mon opinion. Ton père Thibaut, qui est noble et preux, te confia la ville et le château de Gloriette ; ces misérables ont voulu s’en rendre maîtres et ont blessé et tué tes hommes ; par Mahomet ! tu ne vaux pas un liard, si tu ne les fais pas tailler en pièces, et si tu ne fais pas brûler ta marâtre qui t’a tellement deshonoré.
— Roi Pharaon, vous donnez un mauvais conseil, dit Esquanor aux cheveux blancs. Ne commencez pas cette folie ; tel se laisse entraîner qui ne peut plus s’arrêter. Seigneur émir, prêtez l’oreille à mes paroles. Votre père Thibaut, dont vous êtes le lieutenant, sait mieux que personne ce qu’il convient de faire. Si vous brûliez sa femme, vous attireriez sur vous sa colère ; mais faites jeter ces chevaliers, ainsi que dame Orable, en prison, envoyez un messager en Afrique ; votre père et Haucebier seront bientôt ici, et ils se vengeront comme ils jugeront convenable.
— Voilà un bon conseil, dit Arragon, je le suivrai en tout point. Quant au messager, il est depuis longtemps en route vers mon père ; dans peu de jours il sera de retour.
Ils jettent Guillaume, Guibelin et dame Orable en prison. Que Dieu, qui gouverne le monde, pense à eux ! La reine surtout se plaint de son malheur.
— Mon Dieu ! dit-elle, que n’ai-je reçu le baptême ; je le désirais fortement, et je ne demandais qu’à croire en Dieu. Ah ! seigneur Guillaume, c’est pour mon malheur que j’appris à connaître votre beauté et vos prouesses, puisque vous êtes cause que me voilà en prison et traitée en femme adultère.
— C’est folie que de parler ainsi, dit Guibelin ; vous et mon oncle, vous êtes en ce moment parfaitement heureux. Votre amour doit vous faire oublier tout votre mal.
Guillaume enragea en entendant ces railleries ; il jura par saint Jacques qu’il aurait envie de le punir à coups de poings, si la crainte de faire une chose honteuse ne le retenait.
— Vous commettriez une grande folie, riposta Guibelin. Je répéterai à qui veut l’entendre : on l’appelait Guillaume Bras-de-fer, désormais on dira : Guillaume-l’Amoureux ; car c’est bien l’amour qui vous a poussé vers Orange.
Tous les trois ils se sentaient bien malheureux en prison.
— Glorieux roi du ciel ! fit le comte, notre malheur est certain, notre mort inévitable. Quelle folie de nous aller jeter dans une entreprise qui ne nous rapporte que honte et malheur ! À moins que Celui qui jugera le monde n’intervienne. Ah ! si le noble Louis le savait, et mon frère Bernard, Garin d’Anséune et Bertrand qui tient garnison à Nîmes ! Nous aurions grand besoin de leur aide.
— Oncle Guillaume, fit Guibelin, laissez ces plaintes, qui sont hors de saison. N’êtes-vous pas auprès d’Orable la belle ; vous pouvez l’embrasser à votre aise, ne demandez donc pas dame plus belle.
— Dieu ! murmura Guillaume, il me fera enrager !
Au milieu de leur débat on vint chercher les deux chevaliers qu’on conduisit au palais tout en laissant Orable en prison.
VI.
Délivrance.
Quand l’oncle et le neveu furent en présence de l’émir, Pharaon, qui était plus féroce que les autres, dit :
— Seigneur émir, écoutez-moi. Votre père Thibaut a bien fait de vous confier le gouvernement de la ville et du pays, cependant ce jeune misérable n’a pour vous que du mépris. Par Mahomet ! on vous tiendra pour un couard si nous ne le faites pas tailler en pièces, lui et son oncle Guillaume.
Quand Guibelin entendit ces paroles, la colère s’empara de lui ; ses yeux roulèrent dans leurs orbites et il grinça des dents. Il s’avança vers le conseiller de malheur, et le saisissant par les cheveux de la main gauche, il lui donna de la droite un si furieux coup de poing sur le cou qu’il lui brisa la machoire et le jeta mort à ses pieds.
Quand Guillaume vit tomber Pharaon, il s’en réjouit ; cependant il dit :
— Seigneur du paradis ! nous n’en serons pas moins livrés à la mort.
— N’aie pas peur, mon oncle, répartit Guibelin, tu n’es pas sans amis dans ce palais.
— Ils sont en petit nombre, dit Guillaume.
Le jeune Guibelin regarda autour de soi : il remarqua une grande hache qui pendait à un pilier, et la saisissant à deux mains, il en frappa un païen de Barbarie et le pourfendit jusqu’à la poitrine.
Plein de rage, Arragon cria :
— Saisissez-le, Sarrasins ! Par Mahomet ! ils s’en trouveront mal ; jetez-les moi dans le Rhône.
— Arrière, misérable ! lui cria Guibelin. Vous nous avez fait sortir de prison, vous nous avez fait conduire dans ce palais, eh bien ! par l’apôtre qu’on implore à Rome ! vous y avez introduit des compagnons dont vous ne vous réjouirez pas.
En ce moment deux Sarrasins entrèrent dans la salle, portant un tonneau de vin pour le service du palais ; quand ils virent pleuvoir ces grands coups, ils prirent la fuite et laissèrent tomber leur fardeau. Le comte Guillaume se rendit maître de la perche avec laquelle ils avaient porté le tonneau, et la brandissant à deux mains, il se mit à frapper à droite et à gauche. Celui qu’il atteint n’est pas là pour son plaisir.
Les deux chevaliers se servirent si bien de leurs armes que bientôt ils eurent tué quatorze Sarrasins ; le reste, saisi de terreur, s’enfuit au-delà de la porte, qu’on ferma sur eux avec barres et verroux.
Arragon était hors de lui ; il criait après les fuyards :
— Par Mahomet ! venez donc à mon secours. Ce Guillaume m’a trop malmené ; il m’a pris le palais et je ne vois pas moyen d’y rentrer.
Laissons pour un moment les Sarrasins et revenons au messager Gilbert.
Il traversa le Rhône, et alla par monts et par vaux tout droit à Nîmes.
Le comte Bertrand s’était levé de grand matin et était monté au palais d’Otrant qu’il avait conquis ; il alla s’accouder à une des grandes fenêtres et se mit à regarder la contrée qui était à ses pieds. L’herbe était fraîche et les rosiers en fleurs ; le merle et l’alouette chantaient. Il se mit à penser à Guillaume au court nez et à son frère Guibelin. Les larmes lui vinrent aux yeux et il exprima ses regrets en ces paroles :
— Oncle Guillaume, tu as fait une grande folie en allant à Orange comme espion, déguisé en pauvre diable. Ah ! frère Guibelin, comme tu étais brave ! En ce moment les Sarrasins vous ont tués et je suis seul en ce pays, sans personne de mon lignage à qui je pourrais demander conseil. Les Sarrasins et les Esclavons reviendront bientôt ici, et à leur tête Golias et le roi Desramé, Clariel et son frère Acéré, Aguisant, Griboé, le roi Embron, Borrel, Lorré, Quinzepaume et son frère Gondré. Tous les trente rois d’Espagne. Chacun d’eux sera à la tête de trente mille guerriers et ils viendront assaillir la cité de Nîmes. S’ils me prennent vif, ils me feront certainement souffrir une mort ignominieuse. Mais je ne les attendrai pas pour tout l’or du monde ; je retournerai dans le pays qui m’a vu naître, et je remmènerai avec moi mes hommes d’armes que Guillaume au court nez a conduits ici. Quand j’arriverai à Paris et que je descendrai au perron du palais, les jeunes gens viendront à ma rencontre. Hélas ! que leur dirai-je quand ils me demanderont des nouvelles de Guillaume et de mon frère Guibelin ? Je ne saurai leur dire que ceci, que les païens les ont tués à Orange.
La douleur lui fit perdre connaissance. Quand par les soins de ses compagnons il fut revenu à lui, il reprit :
— Par l’apôtre que les pèlerins vont implorer ! dût-il m’en coûter la vie, j’irai à Orange pour venger les souffrances que les Sarrasins ont fait endurer à nos parents. Hélas ! misérable, pourquoi attendre plus longtemps pour aller à leur rencontre ?
Pendant que le comte Bertrand se laisse aller à ces plaintes en soupirant et en pleurant, voici Gilbert qui entre dans la ville. Il monte les degrés de la salle de pierre ; bientôt Bertrand l’aperçoit, un sourire effleure ses lèvres et il lui crie de loin :
— Soyez le bienvenu, noble chevalier ! Où est mon oncle à la face hardie ? Et Guibelin ? Ne me cachez rien.
— Ils sont à Orange, répondit-il, dans la tour de marbre du château de Gloriette, où les païens félons les tiennent prisonniers ; je vois venir l’heure où ils les tueront tous deux. Aussi Guillaume te mande-t-il de le secourir le plus tôt possible avec tes chevaliers, et cela sans tarder.
Bertrand sourit et appela aux armes tout son monde. Ils se hâtent d’obéir ; ils montent sur leurs chevaux d’Espagne et de Syrie, et bientôt Bertrand sort des portes de Nîmes, à la tête d’une armée dont l’avant-garde seule comptait plus de quinze mille hommes.
Ils vont droit au Rhône, qu’on traverse dans des bâteaux ; et les voilà bientôt dans la grande prairie sous les murs d’Orange, où ils dressent leurs tentes. À peine arrivé, Bertrand s’adresse au messager de son oncle :
— Sire Gilbert, dites-moi votre opinion ; monterons-nous à l’assaut et démolirons-nous ces murs et ces palais de pierre ?
— C’est folie de parler ainsi, répondit Gilbert. Orange résisterait aux forces réunies de la France entière ; vous ne la prendrez pas de toute votre vie.
Bertrand fut mal à son aise à cette réponse. Mais Gilbert le rassura :
— Monseigneur, dit-il, entendez ce que je vais vous dire. Je vous ferai entrer dans la ville de telle manière que les Sarrasins ne se douteront de rien.
— Hâtez-vous donc, beau frère, et que Jésus vous garde. Il prend treize mille hommes et laisse les autres sous les tentes. Ils s’acheminent vers le souterrain et y entrent ; ils marchent un à un dans l’obscurité la plus profonde, car ils n’avaient pas de flambeaux. Un soupçon traverse l’esprit de Bertrand ; il appelle auprès de lui le messager et lui dit à l’oreille :
— Gilbert, dis-moi la vérité, je crains que mon oncle ne soit mort ; tu nous as vendus aux mécréants.
— Voilà une folle pensée, dit Gilbert ; j’aimerais mieux être coupé en morceaux. Ce chemin vous conduira dans Gloriette. Je vous prie au nom de Dieu d’avoir confiance en moi.
— Va donc, beau frère ; je te recommande à Dieu. Pendant qu’ils parlent ainsi, ils pénètrent dans Gloriette.
Le comte Guillaume fut le premier à les apercevoir.
— Dieu, roi du ciel, s’écria-t-il, voilà la délivrance que j’ai tant désirée !
Les braves chevaliers ôtent leurs heaumes et se jettent dans les bras les uns des autres en pleurant de joie.
Le comte Bertrand fut le premier à parler :
— Comment allez-vous, mon oncle, dit-il, ne me cachez rien.
— Fort bien, beau neveu, Dieu soit loué ! Mais nous avons bien souffert ; car j’ai cru que je ne vous reverrais de ma vie, tant les Sarrasins nous ont maltraités.
— Oncle Guillaume, vous serez vengé dès ce moment. Il va sonner un cor sur les murs ; ceux du dehors s’arment dans leurs tentes. Les compagnons du comte Guillaume courent aux portes de la ville, qu’ils ouvrent ; puis ils abaissent les ponts, et ceux du dehors font leur entrée en criant : „Monjoie !”
En entendant ces cris de joie les païens furent pris de terreur ; cependant ils s’arment pour se défendre et sortent de leurs hôtels. Mais la résistance ne leur sert à rien, car les Français sont trop nombreux. Bertrand se rend maître de toute la ville, non cependant sans un combat meurtrier, dans lequel mainte lance vola en éclats, maint haubert fut démaillé, et beaucoup de Sarrasins furent tués.
Quand Arragon vit massacrer ses gens, la douleur qu’il en ressentit le mit hors de lui. Il sauta en selle, prit un écu, qu’il arracha à l’un des Français, et voyant une lance par terre à ses pieds, il se baissa et la ramassa ; puis piquant des deux, il lança son cheval au plus fort de la mêlée. D’abord il tua Fouché de Méliant, puis un second et enfin un troisième. Bertrand le remarque et tirant son épée, il se jette sur l’émir et n’épargne pas ses coups. Il lui en donne un si furieux qu’il le pourfend jusqu’au milieu de la poitrine et le jette mort par terre.
Sa mort ôta toute force et tout courage aux païens.
Pourquoi allonger le récit du combat ? Des flots de sang inondèrent la terre et pas un n’échappa au carnage.
Cependant le comte Guillaume se hâta de courir à la prison et de délivrer la belle Orable. Puis il appela Bertrand et lui dit :
— Beau neveu, j’ai promis ma foi à cette belle dame qui m’a sauvé de la mort, et je compte l’épouser loyalement.
— Pourquoi tarderiez-vous ? fit Bertrand. Tenez la parole que vous lui avez donnée et épousez la gaiment.
— Neveu, répondit Guillaume, je suis parfaitement de votre avis.
Aussitôt que la ville fut entièrement au pouvoir des Français, le brave et noble comte Guillaume fit apprêter une grande cuve pleine d’eau claire. L’évêque de Nîmes était venu avec eux. On déshabilla Orable et elle fut baptisée à la plus grande gloire de Dieu. Ses parrains furent Bertrand, le brave Guibelin et Gilbert ; on lui ôta son nom païen et elle fut nommée du nom chrétien de Guibor.
Une église, dans laquelle Mahomet avait été adoré, fut consacrée au vrai Dieu et c’est là que Guillaume l’épousa. L’évêque Guimer célébra la messe. Après la messe on monta au palais de Gloriette où les noces furent célébrées splendidement dans la salle pavée. Le comte Bertrand, Gilbert et Guibelin servirent au dîner. Les fêtes durèrent huit jours ; les musiciens et les jongleurs furent comblés de dons magnifiques, tels que draps de soie, fourrures d’hermine, mulets d’Espagne et destriers piaffants.
Après son mariage le comte Guillaume demeura trente ans à Orange ; mais il n’y passa pas un jour sans être inquiété par les mécréants.