Gustave/19

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CHAPITRE XIV

stratagème de gustave pour repousser une attaque des sauvages. incendie d’une caravane.


Le lendemain, notre caravane campait tout près du « Chimney Rock ».

Ce rocher a toute la forme d’une haute cheminée ; une base carrée d’abord, haute de trente à quarante pieds, puis une pierre ronde et droite, gardant une proportion égale jusqu’au sommet, s’élève au-dessus de cette base à une hauteur de près de cent pieds. Des pierres amoncelées autour de sa base, démontrent les ravages du temps, et que sa hauteur a dû être plus considérable.

Un peu plus loin sont les « Scott’s Cliffs » (les caps à pic de Scott), qui s’élèvent à trois ou quatre cents pieds dans les airs ; ils ressemblent à de hautes murailles perpendiculaires.

Plusieurs jours se passèrent sans nouveaux incidents. Les sauvages ne renouvelleront plus leurs attaques, disait-on de toutes parts. Les chants et les conversations habituels recommencèrent ; mais Gustave, averti par le capitaine, qui n’en était pas à sa première traversée de ces prairies, et qui n’y voyait qu’une trêve, n’en continua pas moins de faire bonne garde.

On arrivait à « Devils Gate » (barrière du Diable).

C’est une ouverture large de vingt pieds environ et haute de plus de deux cents, qui sépare une montagne toute de roche vive ; elle est tellement droite, que notre première impression est qu’elle a été faite par la main de l’homme. En bas, coule un torrent rapide dont l’eau se brise sur les rochers qui en forment le lit.

Le chemin longe cette montagne escarpée, tourne brusquement au bout et s’engage dans une passe étroite, bordée d’un côté par cette montagne, et de l’autre par un immense rocher long de trois à quatre cents pieds.

— Une belle place pour une surprise, dit Gustave ; mais, qu’y a-t-il ? L’arrière-garde fait des signes d’alarme.

— Voilà qu’elle prend le galop pour rejoindre la caravane, dit George.

— Regardez donc cette poussière, là-bas, dit Arthur.

— En effet, dit l’un des hommes de l’avant-garde ; on dirait une armée nombreuse de cavaliers accourant avec une grande rapidité.

— Ne seraient-ce pas des sauvages qui nous poursuivent ? demande Arthur.

— C’est très probable, dit Gustave, ils veulent peut-être profiter du moment où la caravane sera engagée dans cette passe tortueuse et difficile, pour l’attaquer.

Le second capitaine, qui venait de rejoindre la caravane, donne l’ordre de fouetter les animaux afin d’atteindre la passe au plus vite. Les sauvages nous poursuivent, dit-il.

Les guides des voitures ne se le font pas répéter deux fois ; ils appliquent le fouet avec ardeur, et les animaux se lancent en courant.

Une idée subite s’empare de Gustave, et il retourne à bride abattue vers la caravane.

— Qu’y a-t-il ? lui demande le capitaine.

Mais il ne répond pas, et se rend aux premières voitures.

— Du câble, vite, du câble, crie Gustave.

On lui en donne, ou plutôt on lui en jette plusieurs brassées tout en continuant de courir.

Il les met en travers de sa monture, et retourne à son poste avec la même rapidité.

— Attachez ces câbles solidement l’un au bout de l’autre, dit-il.

Le capitaine et M. Dumont se mettent de la partie, sans trop savoir ce que notre héros voulait faire, et en quelques secondes, un câble fort, solide et long d’une soixantaine de pieds était étendu en travers de la passe.

Les wagons arrivent et s’engagent dans le passage… le dernier a tourné l’angle, et les hommes de l’arrière-garde viennent rejoindre ceux de Gustave.

Alors ce dernier fait attacher le câble à de grosses pierres de chaque côté du chemin, à la hauteur de la poitrine d’un cheval, formant ainsi une barrière à travers la passe, ayant cependant le soin de l’arranger en nœud coulant, afin de pouvoir le baisser ou le relever au besoin.

Puis, il commande à ses hommes de se cacher derrière les rochers sur le flanc de la montagne, et demande au second capitaine d’en faire autant avec les siens.

— Tenez vos carabines pointées sur le chemin, leur dit-il ; au premier signal, vous ferez feu assez haut pour ne tuer personne, car mon but est seulement d’effrayer ces sauvages. Vous vous jetterez ensuite sur ceux qui seront tombés et les ferez prisonniers. On s’empresse d’obéir, tout en poussant un murmure d’approbation ; on venait de comprendre la tactique de notre jeune homme.

Gustave se place vis-à-vis le câble avec le capitaine, son père et ses deux amis.

— Baissons le câble, dit-il en souriant, afin que ces sauvages ne le voient pas ; nous le redresserons au temps voulu.

— Attention, les voilà qui arrivent, dit M. Dumont.

Tout cela s’était fait en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, et Gustave avait à peine fini de parler, qu’une troupe nombreuse de sauvages tourne l’angle de la montagne en poussant des hurlements

Les premiers aperçoivent les wagons à l’autre bout de la passe, et, ne se doutant de rien, piquent plus fort ; dans leur joie féroce, ils ne perdent pas de vue ces wagons qui, cette fois, pensent-ils, ne pourront pas leur échapper. Ils ne sont plus qu’à quelques pas du câble qu’ils n’ont pas encore remarqué. Ils piquent plus fort, leurs chevaux semblent redoubler de vitesse.

Tout à coup le câble se redresse, les premiers chevaux se heurtent dessus, tombent et lancent leurs cavaliers avec force sur les pierres qui jonchent le chemin ; ceux-ci font culbuter les autres, qui tombent à leur tour, à mesure qu’ils arrivent. En moins d’une minute, au delà de cent cavaliers et autant de chevaux sont tombés pèle-mêle sur le pavé ; tous poussent des cris de douleur.

— Feu ! crie Gustave, foncez sur les hommes qui sont à terre et faites-les prisonniers.

Une forte détonation se fait entendre ; ceux des sauvages qui avaient pu arrêter leurs chevaux à temps, effrayés par ces coups de feu tirés par des ennemis invisibles, font volte-face et se sauvent avec la plus grande célérité.

— Cher enfant, dit M. Dumont en pressant Gustave sur son cœur, que ne te doit-on pas encore cette fois !

— Remerciez Dieu, maître et créateur des idées, mon père, de m’avoir inspiré ce moyen de nous débarrasser de nos ennemis.

L’ordre donné plus haut par notre héros, est promptement exécuté ; les sauvages, stupéfaits et étourdis par la violence du coup qui les avait fait tomber, ne font ou ne peuvent taire aucune résistance, et se laissent lier par les gens de la caravane qui venaient d’accourir pour prêter main-forte.

Quelques minutes plus tard, les prisonniers et les chevaux sont amenés au camp, formé par ceux qui gardaient les wagons.

Gustave était en tête ; à côté de lui marchaient son père et le capitaine. Ce dernier, en entrant dans le camp, lève son chapeau et demande un « hourra » pour notre héros.

Aussitôt tous les chapeaux se lèvent, et un « hourra » formidable, dont l’écho fait résonner la montagne et les rochers aux alentours, est poussé en l’honneur de Gustave.

Les prisonniers sont placés au centre du camp ; leur mine piteuse fait peine à voir.

Gustave et ses compagnons retournent à l’angle de la montagne pour prévenir toute surprise. Voyant que les sauvages, qui avaient tourné bride, s’enfuyaient encore avec toute la vitesse possible, ils s’en reviennent au camp, et disent au capitaine qu’il n’y a rien à craindre de ce côté.

Alors le capitaine fait rassembler tout le monde et leur dit :

— Chers frères et sœurs, encore cette fois, nous devons notre victoire à Gustave Dumont.

— Oui, oui, répond tout le monde, et un nouvel « hourra » fait retentir les airs.

— Maintenant, reprend le capitaine, il faut voir ce que nous allons faire de nos prisonniers.

— À mort ! à mort ! s’écrient quelques-uns ; ils nous attaqueront encore, si nous leur laissons la vie, et finiront par nous massacrer.

— Mais, dit le capitaine, qui était d’un caractère débonnaire, je voulais proposer Gustave pour les juger ; je sais d’avance que ce qu’il fera sera bien fait.

— Très bien, répond-on de toutes parts, faites-le venir.

Le capitaine se tourne du côté de Gustave et lui dit :

— C’est à vous, brave jeune homme, que revient le droit de juger ces prisonniers ; c’est grâce à votre habile stratagème s’ils sont en notre pouvoir en ce moment.

— Mais, monsieur, dit Gustave en hésitant…

— C’est vous, c’est vous qui allez les juger, s’écrie tout le monde.

— Mais je ne les condamnerai pas à la mort, dit Gustave ; l’effusion de leur sang serait une barbarie de notre part. D’ailleurs, Dieu permettra que nous repoussions toutes leurs attaques.

— Faites ce que vous voudrez, s’écrie la majorité ; ce que vous ferez sera bien fait.

Gustave fait signe aux prisonniers d’approcher.

On s’empresse d’obéir.

— Quelqu’un parmi vous parle-t-il l’anglais ? leur demande Gustave. Si oui, venez en avant.

Trois d’entre eux se présentent.

— Pourquoi, dit Gustave en prenant un ton grave, couriez-vous après nous avec des flèches et des fusils et en poussant des cris féroces ? N’était-ce pas pour nous tuer et nous piller ?

— Notre frère se trompe ; nos intentions étaient pacifiques, nous nous rendions à nos wigwams (tentes).

— Vous mentez, dit Gustave d’un ton sévère ; ne savez-vous pas que le mensonge ne servira qu’à aggraver votre position ? J’étais décidé de vous accorder la vie et la liberté, mais si vous ne dites pas la vérité, vos compagnons et vous allez mourir immédiatement. Je sais que vos wigwams ne sont pas dans cette direction ; je sais aussi que vous les avez laissés pour venir nous tuer, et nous piller ensuite.

Les sauvages se tiennent la vue basse et semblent délibérer entre eux ; un murmure sourd parcourt la masse des autres prisonniers.

Le plus grand silence règne partout, et les gens de la caravane se pressent pour mieux entendre.

Voyant que les chefs ne répondent pas, Gustave fait approcher l’avant-garde et l’arrière-garde, et les place en avant des prisonniers.

— Épaulez vos carabines, leur dit-il, et tenez-vous prêts à faire feu.

Puis, se tournant du côté des prisonniers, il ajoute :

— Voyons, répondez tout de suite, ou c’en est fait de vous.

Les trois prisonniers, voyant les carabines pointées, répondent :

— Les visages-pâles ont tué trois de nos frères l’autre jour, et nous voulions venger leur mort ; nous l’avions juré devant le Grand-Esprit.

— Ah ! vous croyez donc au Grand-Esprit ?

— Oui, oui, sans le Grand-Esprit rien n’existerait.

— Très bien ; mais ce Grand-Esprit vous a-t-il enseigné de faire comme le chacal et le tigre dans la forêt ? Vous a-t-il dit de piller et de massacrer ? Trois des vôtres ont trouvé la mort, il est vrai, mais n’est-ce pas votre faute ? Nous eussiez-vous laissés passer sans nous molester, vos frères vivraient encore, car nous ne voulons pas faire le mal comme vous. Le Grand-Esprit le défend à tous, à vous comme à nous. Si vous n’avez pas réussi, c’est parce qu’il nous a avertis de vos desseins cruels et perfides. Pourquoi n’écoutez-vous pas le Grand-Esprit qui défend de telles choses ? Eh bien ! que feriez-vous pour avoir votre liberté ?

— Ho ! ho ! nous jurons de ne jamais reparaître sur votre chemin.

— Le jurez-vous devant le Grand-Esprit ?

— Oui, nous le jurons devant le Grand-Esprit, répondent-ils en levant les deux mains.

— Bien ; à présent dites à vos frères d’en faire autant.

Les trois sauvages se tournent du côté des autres prisonniers, et une seconde plus tard, ces derniers lèvent les deux mains en prononçant le serment dans leur langue.

— Maintenant, reprend Gustave, je vais faire connaître à notre chef le serment que vous venez de faire, et peut-être sera-t-il disposé à vous faire grâce. Mais, écoutez bien, prenez garde de jamais vous retrouver sur son chemin, car il est terrible dans sa vengeance. Si jamais vous violez le serment que vous venez de faire, il vous fera rôtir à petit feu, des broches de fer rougies perceront vos chairs, et vos corps seront couverts de charbons ardents ; puis il vous arrachera la langue pour vous punir de vos mensonges et de votre perfidie, et pendra vos corps noirs et calcinés le long de la route pour servir d’exemple à ceux de vos frères qui voudraient faire comme vous.

Pendant qu’il parlait ainsi, on voyait frémir les prisonniers.

— Qui nous empêcherait de vous torturer ainsi ? ajouta-t-il ; mais nous aimons le Grand-Esprit, et nous essayons de l’écouter.

Tirant alors son crucifix d’argent, qui ne l’avait pas quitté depuis son départ de Montréal, il fait signe aux prisonniers d’avancer plus près, et leur dit :

— Avant de vous remettre entre les mains de notre chef, vous allez tous renouveler le serment que vous venez de faire, en mettant votre main droite sur ce crucifix ; vous l’embrasserez ensuite avec respect ; prenez bien garde que le mensonge soit sur vos lèvres, et de jurer une chose en pensant à une autre. Ce crucifix représente le Fils de Dieu, le Grand-Esprit ; si vous l’embrassez avec de mauvaises intentions dans vos cœurs, il le saura et vous punira sur-le-champ. Approchez un à un et chacun à votre tour.

Les sauvages, remplis de frayeur en voyant ce crucifix, n’osent approcher. Les objets de notre culte ont toujours été regardés par les sauvages comme mystérieux et sacrés.

— Approchez, répète Gustave, ce crucifix ne vous fera pas de mal, si vous dites la vérité.

Les sauvages s’approchent en témoignant beaucoup de respect. Les trois chefs d’abord, puis les autres prisonniers viennent tour à tour poser la main droite sur le crucifix, le baiser et jurer de ne jamais reparaître sur le chemin de la caravane.

Les hommes, femmes et enfants, témoins de cette cérémonie si solennelle, vu le lieu et la circonstance, gardent le plus profond silence ; plusieurs même portent les mains à leurs paupières humides.

Après avoir fini de les assermenter, Gustave les fait tous avancer devant le capitaine.

— Grand chef, dit-il en s’adressant à ce dernier, ces braves viennent de jurer que ni eux, ni personne de leurs tribus ne repaîtront jamais sur votre chemin ; je Leur ai fait connaître la vengeance terrible que vous exerceriez sur eux dans le cas contraire. Je vous les livre, à vous de prononcer leur sentence.

Les sauvages, tremblants, n’osent lever la vue sur ce chef terrible, et attendent avec anxiété le jugement qu’il va prononcer.

— Qu’on les délie tous, à part de trois de leurs chefs, dit le capitaine d’une voix farouche ; ces derniers, je les garderai comme otages jusqu’au fort Bridger. Si jamais un seul d’entre vous viole son serment, je lui ferai aussitôt arracher la langue.

Les hommes de l’avant-garde et de l’arrière-garde commencent à délier les prisonniers qui, une fois libres, viennent témoigner leur reconnaissance à Gustave en lui embrassant les mains, puis se retirent tout joyeux.

Quant aux trois chefs, ils furent libérés deux jours après, sur la demande de notre héros.

En partant, ces chefs lui dirent :

— Si notre frère repasse dans ce pays et qu’il ait besoin de nous, qu’il vienne nous trouver, il verra que le sauvage sait reconnaître ce qu’on lui fait.

Comme cet événement avait causé un grand retard, il fut résolu de partir tout de suite, quoique le soleil fût déjà bas, et de marcher une bonne partie de la nuit.

Un peu avant minuit, l’avant-garde qui venait de contourner un gros rocher, aperçoit une lueur en avant.

— Que peut signifier cette lueur ? demande George.

— Un feu tout simplement, répond Gustave en souriant. Mais qui l’a allumé ? c’est une autre question.

— Une tribu sauvage, probablement, dit Arthur, pour célébrer une victoire remportée sur une tribu voisine.

— Dans une heure tout au plus, nous y serons rendus, dit George.

— Ne ferions-nous pas mieux d’arrêter, et d’attendre la caravane ? dit Arthur.

— Sois certain, cher ami, dit Gustave, que nous n’irons pas sans être invités ; ce serait impoli de notre part.

— Je ne sais si j’accepterais l’invitation, même si elle m’était faite, dit George.

— Que pensez-vous faire ? dirent plusieurs.

— Je ne sais réellement pas, répondit Gustave ; voici mon père et le capitaine qui approchent, ils vont nous donner leurs ordres.

— Qu’allons-nous faire ? demande ce dernier en arrivant.

— C’est précisément ce que nous voulions savoir de vous, dirent plusieurs.

— Et vous, Gustave, quel est votre avis ? reprend le capitaine.

— C’est à vous de commander et à nous d’obéir, répond Gustave.

— Donnez-nous votre avis ; vous avez toujours bien pensé.

— Puisque vous voulez connaître mon opinion, je crois que la caravane peut continuer sa route jusqu’à ce grand coteau en avant de nous. Là, vous pourrez former le camp en règle en cas d’attaque. Pendant que ces préparatifs se feront, l’avant-garde approchera plus près de ce feu ; s’il y a du danger, nous reviendrons le plus promptement possible pour vous le faire connaître. Si, au contraire, il n’y a rien à appréhender, trois coups de carabine vous avertiront que la caravane peut avancer.

— Très bien, dit le capitaine.

L’avant-garde continue sa marche jusqu’au coteau et arrête pour attendre la caravane.

Lorsque tout fut prêt, Gustave rassembla ses hommes et leur dit :

— Messieurs, la mission que nous avons à remplir est difficile et dangereuse. Nous devrons avancer avec la plus grande précaution, observer le plus grand silence, tenir la vue partout où il y a du danger, afin de ne pas nous laisser surprendre. S’il faut revenir sur nos pas, gardez votre sang-froid et tenez les rangs serrés pour paraître plus forts et plus nombreux.

— Je vais t’accompagner dans cette expédition, mon fils, dit M. Dumont ; je crains trop qu’il ne t’arrive malheur.

— Permettez-moi de ne pas céder à votre demande, mon père, dit Gustave avec émotion. Votre devoir est de rester avec la caravane et de placer des gardes pour la protéger. De plus, si péril il y a, c’est assez de moi à l’affronter. Pensez à maman et à ma sœur qui doivent en ce moment soupirer après votre retour. Vous leur devez d’éviter tous les dangers autant que possible, pour pouvoir retourner vers elles au plus tôt. Quant à moi, cher père, je ne crains pas de mourir, et quoique je sache que ma mort leur causerait beaucoup de peine, je ne serais pas une perte comme celle d’un époux et d’un père.

— Ah ! cher enfant, ne parle pas ainsi, dit M. Dumont ému jusqu’aux larmes. Que ferais-je si je te perdais ?

— Ne craignez pas, cher père, dit Gustave essayant de sourire pour cacher l’émotion qu’il éprouve ; je ne mourrai pas cette nuit et de sitôt, j’espère. Puis se retournant tout à coup, il ajoute :

— En avant, messieurs, que ma petite troupe seule me suive.

Tout le personnel de la caravane les suit des yeux.

— Quel courage et quel dévouement dans ce jeune homme ! se dit-on de toutes parts.

— Pourvu qu’il ne leur arrive pas malheur, dit le capitaine ; je crains beaucoup pour eux.

— Non, non, lui répondent plusieurs ; Dieu ne saurait laisser périr ce jeune homme et ceux qui le suivent avec tant de confiance.

Toujours la vue fixée sur l’avant-garde, ils la voient gravir le dernier coteau qui la sépare du feu ; ils distinguent Gustave, divisant ses hommes en trois corps à une distance d’une vingtaine de pieds l’un de l’autre.

On s’attend qu’elle va retourner sur ses pas ; on le désire même. Mais elle commence à descendre de l’autre côté et a bientôt disparu.

Alors un sentiment de crainte s’empare de tous les cœurs. Personne ne bouge, on a hâte de les voir revenir, ou d’entendre trois coups de fusil qui doivent les avertir que tout est bien.

Les minutes paraissent aussi longues que des heures… une demi-heure se passe, et aucun d’eux ne reparaît. Une heure se passe et rien encore. M. Dumont se reproche d’avoir laissé partir son fils et de grosses larmes coulent le long de sa figure ; les autres veulent se rendre au feu à tout prix.

— Patience, dit le capitaine, ce retard est un bon signe ; si un malheur était arrivé, quelques-uns d’entre eux auraient pu se sauver et venir nous en avertir.

Cette remarque fait renaître la confiance ; on attend avec moins d’anxiété, tout en comptant les minutes qui s’écoulent.

Gustave et ses compagnons avaient gardé le galop jusqu’au coteau. Là, il avait séparé ses hommes, comme nous l’avons dit plus haut, et, prenant le pas, ils avancent avec la plus grande précaution ; le plus grand silence règne parmi eux et le moindre bruit attire leur attention.

Chaque rocher est examiné et le plus petit ravin fouillé dans toute sa longueur.

Une brise légère cause, de temps à autre, un certain froissement dans les hautes herbes ; alors on s’arrête pour s’assurer qu’elles ne cachent pas des ennemis.

Enfin le feu apparaît ; il leur faut faire de grands détours, cependant, pour s’y rendre ; de gros rochers bordent la route qui, en conséquence, devient très étroite en certains endroits, et oblige notre petite troupe a redoubler d’attention.

— Tenez toujours la vue fixée, sur ces rochers, dit Gustave ; ils peuvent cacher des ennemis.

On avance encore plus lentement et on arrive à un bas-fond dans lequel il faut descendre.

— Des wagons et des provisions qui brûlent, dit notre petite troupe en regardant le feu au-dessous d’eux.

— Voilà qui est curieux, dit Gustave à voix basse ; qui a pu mettre le feu à des wagons et à des provisions ? Ce qui m’étonne le plus, c’est l’absence de morts ou de blessés aux alentours.

— Ce ne sont certainement pas des sauvages qui ont fait cela, dit l’un des hommes, car ils auraient tué et massacré avant de mettre le feu, et ils auraient enlevé les provisions.

— Je crois comme vous, dit Gustave ; avançons encore, il faut bien nous assurer de ce qui en est avant de retourner ou d’avertir la caravane ; mais faites bonne garde, les sauvages sont rusés.

— Ah ! que vois-je ! dit Arthur une minute plus tard ; il y a quelque chose derrière ce rocher.

Tous les regards se portent vers le rocher, et on voit un homme qui se relève et qui vient à eux.

Gustave tire son pistolet, et s’adressant à lui, lui demande d’une voix brève :

— Que faites vous ici ? Répondez sans bruit, car…

— Ne tirez pas, monsieur, dit cet homme, je ne suis pas votre ennemi. Il y a plus d’une heure que je me suis caché derrière ce rocher, pour ne pas être pris par les mormons, qui ont attaqué notre caravane et qui après avoir mis le feu à nos wagons, sont partis en amenant tous nos hommes prisonniers.

— Ce sont des mormons qui ont mis le feu à ces wagons, dites-vous ? Ne mentez-vous pas ?

— Non, monsieur, je ne mens pas, je le jure devant Dieu ; il n’y a ici d’autre personne que moi. Ainsi, ne craignez pas d’embûche.

Gustave tire son crucifix et le lui présente en disant  :

— Jurez-vous sur ce crucifix que vous dites la vérité ?

— Ah ! un crucifix ! s’écrie cet homme en français et s’empressant de l’embrasser. Oui, je jure sur cette croix, ô mon Dieu, que je dis la vérité.

— Vous êtes donc Canadien ? dit Gustave dans la même langue.

— Oui, monsieur, mon nom est Pepin.

— Alors, je vous crois, dit Gustave en lui tendant la main ; un Canadien ne saurait mentir sur la croix.

Puis, se tournant du côté de ses hommes, il ajoute en souriant :

— Veuillez tirer les trois coups de carabine, messieurs, la caravane doit être impatiente d’avoir des nouvelles.

À peine eurent-ils tiré, que des cris joyeux et des « hourra » se font entendre du côté de la caravane.

— On est content de ce signal, dit Gustave.

— Oui, répond George, je vous assure que l’on craignait beaucoup pour nous ; l’on s’attendait à autre chose qu’un simple incendié de wagons et d’effets.

— C’est déjà beaucoup trop, dit Arthur ; c’est un crime de faire brûler des provisions, don de Dieu, pendant que tant de pauvres en sont privés.

— Et dire que ces actes sont commis par ces saints du dernier jour, dit M. Pepin, tout joyeux de se retrouver avec des amis.

— Hâtons-nous de nous rendre à ce feu, dit Gustave, et essayons de sauver quelque chose si c’est possible.

Tous se rendent au galop sur le lieu du sinistre, et parviennent à arracher aux flammes plusieurs poches de farine, quelques boîtes de biscuits et des couvertures de laine.

M. Dumont vient au galop, suivi du capitaine ; les wagons, emportés rapidement par les bœufs, les suivent de près, en faisant un bruit semblable au roulement du tonnerre.

— Dépêchons-nous de piller, dit Gustave en souriant ; voici les pompiers qui viennent.

Il n’avait pas fini de parler que son père arrive et l’embrasse en pleurant.

— Cher enfant, dit-il, je te croyais perdu ; tu ne sais pas combien j’ai souffert.

— Je n’ai couru aucun danger, cher père, et il ajoute en souriant : je vous assure que je ne me suis pas aussi bien chauffé depuis notre départ.

— Qui a allumé ce feu ? demande le capitaine.

— Les saints du dernier jour, se hâte de répondre Gustave ; et, comme vous le voyez, ils n’y vont pas à petits frais. Mais voici un monsieur, ajoute-t-il en désignant le Canadien, qui peut vous donner tous les détails.

M. Pepin répond à son appel et dit au capitaine :

— Il y a quelques heures, notre caravane était en frais de former son camp ici. À peine étions-nous arrivés, qu’une troupe d’une centaine d’hommes apparut et vint à nous ; notre capitaine, ne prévoyant aucun danger, les laisse approcher et entrer même dans le camp.

Ils entrent, et l’un d’eux qui paraissait être leur chef, demande qui nous sommes. Notre capitaine répond que la caravane appartient au gouvernement des États-Unis, que les wagons sont remplis de marchandises et de provisions pour l’armée américaine, qui bientôt doit arriver et stationner au fort Bridger. Alors ce chef nous commande de nous rendre et nous déclare ses prisonniers.

Que faire ? nous étions cernés par une troupe double en nombre de la nôtre ; nous n’avions pas le temps de saisir nos armes cachées dans les wagons, et il fallut céder contre la force.

On nous demande nos armes, des gardes sont placés autour de nous, et on s’empare de nos chevaux ; puis, ils entassent les marchandises et les provisions et y mettent le feu.

Cette besogne finie, on nous commande de les suivre. J’ai saisi un moment favorable pour m’échapper et je me suis caché derrière ce rocher où je fus trouvé par ce jeune homme à qui je dois tant de reconnaissance.

Les wagons arrivent au même moment, et le capitaine indique l’endroit choisi pour le campement. Aussitôt que tout est en place, tout le monde s’empresse de ramasser les chaînes et autres ferrements, seuls restes des wagons incendiés.

La farine, les biscuits et les couvertures de laine sauvés du feu par l’avant-garde, sont divisés et chacun songe à prendre un peu de repos, si nécessaire à tous, après une journée si pleine d’émotion et de fatigue.