Gustave Flaubert (Thibaudet)/La tentation de saint Antoine

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Gallimard (p. 177-201).
8. « La Tentation de saint Antoine »


L’échec de l’Éducation sentimentale frappa cruellement Flaubert. L’année suivante ce fut la guerre : Flaubert, désespéré, sans ressort, roulant des yeux morts, écrit les lettres navrées d’un homme pour qui tout est perdu. On fait une garde nationale à Croisset, et on l’en nomme lieutenant. Quand il a fini de faire manœuvrer ses hommes, il pleure de tristesse et de dégoût. Comme il n’a jamais touché un fusil, il manque d’autorité et d’expérience sous ses galons improvisés, et il démissionne bientôt. Les Allemands logent dans sa maison de Croisset, qu’il a abandonnée pour se retirer à Rouen, mais respectent tous ses livres, se conduisent bien, ne dérobent rien. L’armistice l’écrase au point qu’il pense à ne plus être Français, à écrire à Tourguéneff pour devenir Russe. « Il fut si malheureux qu’il en devint Polonais », disait je ne sais plus qui sous Louis-Philippe. En 1871, il atteint ses cinquante ans, il est vieilli avant l’âge par l’usure nerveuse, la claustration, la mauvaise hygiène, le calvados. Sa période de grande production est finie. Elle aura duré vingt ans, de son retour d’Orient à la guerre. Elle aura coïncidé avec Napoléon III, aura mené à son plus haut point l’art propre du second Empire. Elle aura tenu en trois œuvres dont chacune représente à peu près six ans de travail, inaugure une voie, donne un exemple, détermine une longue influence.

Après ces vingt ans de marée haute, les années qui suivent marquent le reflux, le recul du génie créateur, l’exploitation morne d’une vieille carrière. À vrai dire, Flaubert donnera encore trois œuvres de premier ordre. Mais la Tentation n’est que la mise au point d’un ouvrage de jeunesse. Trois Contes attestent que l’inspiration fait défaut pour les grands livres et ne remplit plus que de petits cadres. Et Bouvard et Pécuchet, c’est le bulletin même, le procès-verbal de cette vieillesse, de cette décadence, de cette dissolution, c’est le niveau de base, l’altitude zéro qu’atteint le fleuve au moment où il va disparaître. Par Bouvard, le procès-verbal de la décadence échappe à la décadence. Mais ce qui n’y échappe pas, ce sont les essais dramatiques dont Flaubert contracte sur ses vieux jours la bizarre toquade : passion sénile un peu ridicule qui a été le démon de midi, ou de l’après-midi, de beaucoup de bons écrivains.

Ajoutons que Flaubert voit la mort frapper autour de lui et l’avertir. Sainte-Beuve, pour qui avait été un peu écrite l’Éducation, était mort l’année même où on l’imprimait. Mais au manuscrit de l’Éducation avait manqué aussi et surtout l’œil de Bouilhet. Au moment où il achevait son livre, Flaubert perdait celui qui avait été son compagnon et son guide littéraire, et, privé de cette amitié fidèle, il n’allait plus traîner qu’une vie mutilée. En 1872, il s’occupe pendant de longs mois, avec les plus irritants ennuis, de la représentation d’Aïssé, de l’édition des Dernières Chansons, du tombeau de Bouilhet. « Il me semble, écrit-il, que je manie son cadavre tout le long de la journée. » Et bien d’autres cadavres jonchent pour lui cette année 1872. Il perd sa mère, depuis longtemps malade et neurasthénique, n’ayant que sa santé pour sujet d’entretien, et dont il écrit : « Je me suis aperçu, depuis quinze jours, que ma pauvre bonne femme de mère était l’être que j’avais le plus aimé. C’est comme si on m’avait arraché une partie des entrailles[1]. » Et puis, c’est Théophile Gautier. « Notre pauvre Théo est très malade. Il se meurt d’ennui et de misère ! Personne ne parle plus sa langue. Nous sommes ainsi quelques fossiles qui subsistons égarés dans un monde nouveau[2]. » Dans ce vide, un seul refuge. « L’avenir se résume pour moi dans une main de papier blanc, qu’il faut couvrir de noir, uniquement pour ne pas crever d’ennui, et comme on a un tour dans son grenier quand on habite la campagne. »

Pour ne pas crever d’ennui, il fera, comme il a déjà fait, la physiologie de cet ennui, et son vieil ennui donnera Bouvard et Pécuchet, comme son jeune ennui avait donné Madame Bovary (le tour de Binet recommença à marcher). Pendant les dix dernières années de sa vie, et sauf les diversions assez rapides des Trois Contes et du malencontreux théâtre, il s’attachera à ces deux versions, à ce bilingue du même ennui et de la même dérision totale, la Tentation et Bouvard.


C’est en 1870, pendant la guerre, que Flaubert se remet à la Tentation. « Pour oublier tout, je me suis jeté en furieux dans saint Antoine, et je suis arrivé à jouir d’une exaltation effrayante. Voilà un mois que mes plus longues nuits ne dépassent pas cinq heures. Jamais je n’ai eu le bourrichon plus monté. C’est la réaction de l’aplatissement où m’avait réduit la défense nationale. » En réalité, ce que Flaubert ajoute ou modifie aux deux versions de la Tentation qu’il avait dans son tiroir ne représente pas un labeur considérable, et ne l’a pas occupé, de 1870 à 1874, avec la persistance têtue de Salammbô. Flaubert, dit Faguet, « n’a jamais connu la création allègre, abondante, heureuse, se plaisant, se jouant, et souriant à son jaillissement de source. Mais cette sensation est plus nette et plus pénible, à lire la Tentation de saint Antoine que tout autre ouvrage de notre auteur[3] ». C’est mal tomber. S’il est au contraire une œuvre de Flaubert qui ait été écrite librement, spontanément, avec abondance, c’est bien la première Tentation, et même les parties entièrement nouvelles de la dernière paraissent participer à cette aisance, le style en est moins métallique et moins limé que celui de Salammbô. Voilà, de toutes les œuvres de Flaubert, celle qu’il a cru tirer le plus directement de lui-même, où il a pensé le mieux exprimer son idée de l’art et de la vie. « Au milieu de mes chagrins, écrit-il en 1872, j’achève mon Saint Antoine, c’est l’œuvre de toute ma vie, puisque la première idée m’en est venue en 1845, à Gênes, devant un tableau de Breughel, et depuis ce temps-là, je n’ai cessé d’y songer et de faire des lectures afférentes[4]. » En réalité, la Tentation de 1874, comparée à celle de 1849, ne comporte guère qu’une lecture nouvelle importante, celle de Hæckel.

La Tentation définitive est probablement supérieure au puissant brouillon de 1849. La première Tentation n’en témoignait pas moins d’une imagination étonnante et d’une luxuriance oratoire que Flaubert ne retrouvera plus. On pourrait l’appeler ses Natchez. Elle est écrite sous l’influence de Le Poittevin et de leurs lectures communes, c’est-à-dire la Symbolique de Creuzer, et Spinoza (le diable y fait à Antoine un vrai cours de spinozisme). On pourrait, je crois, y joindre l’influence de Montaigne, qui resta toujours une des lectures favorites de Flaubert. On y retrouve l’esprit de l’Apologie de Raimond de Sebonde, l’attention aiguë et perverse à dépister partout la vanité humaine, à montrer l’homme en état de faiblesse et de péché. Toute la première Tentation est nourrie de psychologie sous forme théologique. C’est une allégorie de l’intérieur de l’homme, fruit de la solitude lyrique où s’était écoulée la jeunesse de Flaubert. Elle pourrait s’appeler le livre de la solitude et du désir.

Flaubert s’est représenté dans saint Antoine comme Gœthe dans Faust. Il a vu en lui-même ceci : un solitaire avec des visions. En se complaisant dans ses visions, il s’est toujours vu rongé et détruit par elles, et a connu sous leur tourbillon sa noblesse intérieure. « De la foule à nous, aucun lien, tant pis pour la foule, tant pis pour nous surtout. Mais comme chaque chose a sa raison, et que la fantaisie d’un individu me paraît tout aussi légitime que l’appétit d’un million d’hommes et qu’elle peut tenir autant de place dans le monde, il faut, abstraction faite des choses et indépendamment de l’humanité qui nous renie, vivre dans sa vocation, monter dans sa tour d’ivoire, et là, comme une bayadère dans ses parfums, rester seuls dans nos rêves. J’ai parfois de grands ennuis, de grands vides, des doutes qui me ricanent à la figure au milieu de mes satisfactions les plus naïves ; eh bien ! je n’échangerais tout cela pour rien, parce qu’il me semble en ma conscience que j’accomplis un devoir, que j’obéis à une fatalité supérieure, que je fais le bien, que je suis dans la justice[5]. » Il a assumé cela avec son existence d’artiste, qui forme un tout, un bloc ; pour un peu, il reprendrait le dualisme pascalien, misère de l’homme à l’état de nature, noblesse de l’homme dans l’état de grâce artistique. Sa vie déserte est pleine de tentations, matières à rêves et à figures d’art. « Peu à peu cependant une langueur a surgi ; c’était une impuissance désespérante à rappeler ma pensée, qui m’échappait malgré les chaînes dont je l’attachais ; comme un éléphant qui s’emporte, elle courait sous moi avec des hennissements sauvages ; parfois je me rejetais en arrière, tant elle m’épouvantait à la voir, ou, plus hardi, je m’y cramponnais pour l’arrêter. Mais elle m’étourdissait de sa vitesse et je me relevais brisé, perdu. Un jour, j’entendis une voix qui me disait : Travaille ! et depuis lors je m’acharne à ces occupations niaises qui me servent à vivre, le Seigneur le veut ! » On dirait que Flaubert envoie ici à Louise Colet une page de l’œuvre à laquelle il travaille.

Le Seigneur le veut ! La clef de la Tentation, la raison profonde pour laquelle Flaubert s’est attaché toute sa vie à ce sujet et l’a jugé le plus consubstantiel à son effort d’artiste et à sa pensée profonde, c’est l’hallucination de la nature sacerdotale et monacale, c’est l’identité qui lui paraissait exister entre sa vie et celle d’un prêtre ou d’un moine, d’un prêtre de l’art et d’un moine hanté de rêves et de visions. Ni son père ni sa mère n’étaient catholiques autrement que de nom, et il ne semble pas que la religion l’ait occupé à un moment quelconque de son enfance et de sa jeunesse. Mais il paraît bien l’un des artistes de XIXe siècle qui en ont adopté pour emblème de leur être intérieur la forme vidée, durcie et plastique, en ont gardé comme un symbole de leur art la coquille éclatante. « Moi, je déteste la vie ; je suis un catholique, j’ai au cœur quelque chose du suintement vert des cathédrales normandes. » Le catholicisme ne consiste pas précisément à détester la vie, mais il exclut certain attachement lourd au plein et au massif de la vie. « Le sang du Christ, qui se remue en nous, rien ne l’extirpera, rien ne le trahira ; il ne s’agit pas de le dessécher, mais de lui faire des ruisseaux. Si le sentiment de l’insuffisance humaine, du néant de la vie venait à périr…, nous serions plus bêtes que les oiseaux, qui au moins perchent sur les arbres. » Il entre dans une fureur indescriptible contre Augier qui lui a déclaré « n’avoir jamais fourré le nez dans ce bouquin-là », la Bible. Ce catholicisme esthétique de Flaubert ne ressemble nullement à celui de Chateaubriand, mais bien à celui de Baudelaire. La première Tentation, qui date du moment où Baudelaire écrivait ses premières poésies, figure à peu près une rencontre de l’esprit des Fleurs du mal avec le fatalisme germanique et mystique à la Quinet, que Flaubert, plus provincial et plus en retard, tenait de la génération précédente.

La première Tentation paraît une colossale « fleur du mal ». L’homme en proie à la tentation c’est l’homme en face des abîmes de sa nature, en présence de son mal intérieur, et privé de la grâce. Flaubert a vu dans le cénobite tenté l’être de solitude et de désir qu’il figurait lui-même. Avec sa vision binoculaire et ses deux versants contrastés, il a dit à la fois la fécondité lyrique de la solitude et sa misère burlesque. La solitude est la puissance suprême et elle est l’impuissance dernière. La vie de solitaire est une vie en partie double où il y a, comme eussent dit les Grecs, deux discours possibles, un discours d’âme et un discours de chair, celui qui l’exalte et celui qui la ravale, celui du dieu intérieur et celui du diable. La première Tentation ne tient pas entre eux la balance égale et penche du second côté. La voix du démon et des fantômes autour d’Antoine, celle du cochon à ses pieds, expriment, dans le langage du grotesque et de l’ignoble, tous les sentiments d’Antoine, les reprennent sur une autre clef, dédoublent la scène, comme celle d’un mystère du moyen âge, en un haut et un bas. Quand Antoine exprime son immense ennui, c’est en ces termes que le cochon lui fait écho : « Je m’embête à outrance ; j’aimerais mieux me voir réduit en jambons et pendu par les jarrets aux crocs des charcutiers. » Le cochon, c’est, dans la première Tentation, cet esprit du « grotesque triste » qui hallucinait Flaubert.

L’année où Flaubert écrivait la Tentation de 1849 est à peu près celle où Renan écrivait son « vieux Pourana » de l’Avenir de la science. Et la Tentation peut s’appeler le Pourana de Flaubert. De cette œuvre extraordinairement bouillonnante et touffue, plus de la moitié a été retranchée dans la Tentation de 1874. Ce qui lui appartient peut-être en propre de plus grand, c’est tout l’appareil de dramatisation psychologique qui fait vivre les sept péchés capitaux, et ce huitième péché que Flaubert appelle la logique, l’assaut de la chapelle par leur foule démoniaque, tout ce grouillement d’abstractions oratoires entraînées par une verbosité puissante et rayées des plus beaux éclairs dramatiques. Cela, en 1874, Flaubert l’a transporté du concret dans l’abstrait, l’a résumé dans le monologue initial d’Antoine, qui, tout en étant décidément supérieur, ne fait pas oublier la première forme. Deux pages alors suffiront pour faire passer Antoine, presque méthodiquement et par la dialectique du mal intérieur, au péché ; d’abord l’orgueil, par lequel commence le monologue, puis l’avarice, l’envie, la colère, la gourmandise, la paresse, et enfin la luxure. L’âme solitaire, abandonnée à son poids naturel dans la tentation et le mal, passe immuablement par les sept échelons de cette dialectique, par les sept péchés dont le premier et le dernier, l’orgueil et la luxure, commandent et définissent les autres, les dépassent de leur haute stature.

Flaubert a abrégé dans la dernière Tentation le dictionnaire des hérésies, qui n’en reste pas, sous ce moindre volume, moins fastidieux ; c’est la partie la plus morte de l’œuvre. Mais la première Tentation contenait déjà tout l’admirable épisode d’Apollonius et de Damis, que Flaubert en détacha en 1857 pour le publier dans l’Artiste. Avec les échos et les répons du famulus Damis, intermédiaire entre le Wagner de Faust et Sancho, c’est le meilleur morceau dramatique qu’ait écrit Flaubert. Apollonius, dont la renommée en son temps fut immense et qui semble présenter tous les caractères d’un fondateur de religion, était le type le plus vraisemblablement indiqué pour fournir le prophète autour duquel avaient tendance à cristalliser les éléments de religiosité nouvelle en suspension alors dans le monde méditerranéen et oriental. C’est bien sous cet aspect que le Grec alexandrin, l’Asiatique ou le Romain pouvaient attendre l’envoyé ou le fils de Dieu. Et ce type naturel ne donna rien. Il fallait quelque chose de plus profond et de plus pathétique, un coup de génie divin plus inventif. Mais Flaubert a figuré magnifiquement cet émule du Christ et cette concurrence au christianisme ; l’enfance miraculeuse de beauté et de pureté, l’ascèse à laquelle est incorporée toute la sagesse orientale et grecque, les voyages et les miracles.

Le défilé des idoles, avec sa surcharge barbare, sa fantaisie lourde et ses couleurs crues, sous le fouet de la mort, ce carnaval de l’infini, a peut-être plus d’allure dans la première Tentation. Les truculentes pages se suivent, s’abattent comme les cartes d’un jeu infernal. Voilà le cortège des dieux tumultueux et barbares, avec d’interminables discours. La Logique est présente, qui dit à Antoine que puisque ces dieux sont passés, le sien passera. « Ils sont tombés, dit le diable, le tien tombera. » Et ce diable qui annonce à Antoine son dieu à lui, l’Antéchrist, sous des couleurs à la Rimbaud, c’est le Satan d’Une saison en enfer. « Les mulets de ses esclaves, sur des litières de laurier, mangeront la farine des pauvres dans la crèche de Jésus-Christ ; il établira des gladiateurs sur le calvaire, et à la place du Saint-Sépulcre un lupanar de femmes nègres, qui auront des anneaux dans le nez et qui crieront des mots affreux. » Rimbaud ? Petrus ? Mais la prière obstinée d’Antoine l’emporte et le diable s’en va. « Adieu ! L’enfer te laisse. Et qu’importe au diable après tout ? Sais-tu où il se trouve, le véritable enfer ? » Il lui montre son cœur. C’est déjà la place que Flaubert, vers quinze ans, lui donnait dans le journal de son collège. Et, pour nous maintenir en pays de connaissance, le diable se sauve en faisant Hah ! Hah ! Hah ! – c’est-à-dire en poussant le rire du Garçon.

Dans toute cette première Tentation, la hutte du cénobite se traduit en l’atelier de l’artiste, et la tentation de saint Antoine, c’est l’hallucination de Flaubert. La lamentation des Muses sonne dans cette comédie (au sens dantesque) comme une parabase, apostrophe de l’auteur au public et à son temps.

« Qui s’inquiète de nous, ô filles d’Uranus ?… Clio violée a servi les politiques, la muse des festins s’engraisse de mots vulgaires, on a fait des livres sans s’inquiéter des phrases ; pour les petites existences, il a fallu de grêles édifices, et des costumes étriqués pour des fonctions serviles ; les goujats aussi ont voulu chanter des vers ; le marchand, le soldat, la fille de joie et l’affranchi, avec l’argent de leur métier, ont payé les beaux-arts ! et l’atelier de l’artiste, comme le lupanar de toutes les prostitutions de l’esprit, s’est ouvert pour recevoir la foule, satisfaire ses appétits, se plier à ses commodités et la divertir un peu.

« Art des temps antiques, au feuillage toujours jeune, qui pompais ta sève dans les entrailles de la terre et balançais dans un ciel bleu ta cime pyramidale, toi dont l’écorce était rude, les rameaux nombreux, l’ombrage immense, et qui désaltérais les peuples d’élection avec les fruits vermeils arrachés par les forts ! Une nuée de hannetons s’est abattue sur tes feuilles, on t’a fendu en morceaux, on t’a scié en planches, on t’a réduit en poudre, et ce qui reste de ta verdure est brouté par les ânes. »

Invectives à part, c’est un peu ce qu’a fait Flaubert lui-même entre la première et la deuxième Tentation. Il a, dans un travail de bûcheron forcené, abattu cet arbre de l’inspiration diffuse, oratoire et puissante, il l’a débité en le beau bois lisse et dur de Madame Bovary, le bois pour le tour de cet Antoine paisible et sans tentation qu’est Binet. Il s’est rabattu sur l’histoire de Delamarre après l’échec de la première Tentation auprès de ses deux amis, mais, sitôt Madame Bovary terminée, il a repris son Pourana dans son tiroir, et écrit la deuxième Tentation qui n’est que la première allégée des longs discours. Le Cochon garde sa figure symbolique, mais tient moins de place. Flaubert pourtant, sentant que ce n’était pas encore l’œuvre qu’il rêvait, garda le manuscrit corrigé à côté du brouillon et passa à Salammbô.

Il revint à saint Antoine après l’Éducation sentimentale et écrivit cette fois l’œuvre définitive. La refonte est complète. Flaubert supprime toutes les personnifications abstraites, les Péchés, la Logique, la Science. Le Cochon disparaît ; peut-être Flaubert fait-il ce sacrifice à la critique et aux petits journaux, peut-être veut-il donner à son saint Antoine plus de sérieux et de force tragique. Mais les mêmes raisons auraient pu valoir contre le dieu Crepitus, trouvaille discutable de la première Tentation qu’il n’a pas eu le courage de sacrifier dans la troisième. Tout ce qu’exprimaient les personnifications abstraites et le Cochon se passe maintenant dans l’âme d’Antoine, se résume dans l’admirable monologue du début, si saisissant de densité et de mouvement dramatique, conçu comme une ouverture musicale où tous les thèmes du livre s’expriment à nu, sans figure miraculeuse, et simplement comme les sentiments naturels d’un solitaire qui pense, en un moment de rêve et de vide, à ce qui lui manque, bouffée des regrets inévitables en quiconque s’est consacré à la vie de l’esprit.

La place qu’occupaient dans les deux premières Tentations la logique et la science est tenue dans la troisième par Hilarion, l’ancien disciple revenu auprès d’Antoine pour figurer une de ses tentations. Il ressemble à la Science de 1849, « petit comme un nain, et pourtant, trapu comme un Cabire, contourné, d’aspect misérable. Des cheveux blancs couvrent sa tête prodigieusement grosse ». C’est lui qui personnifie les tentations de la pensée, donne à Antoine le désir de s’instruire, et ces tentations et ce désir ne réussissent pas très bien à Flaubert. Ils le conduisent dans la troisième partie, celle des hérésies, faite à coups de livres, et dans la quatrième partie, celle des dieux, très inégale. Tout le morceau qui concerne les dieux de la Grèce est froid et manqué, flotte désemparé entre Henri Heine et Leconte de Lisle. On comprend qu’Antoine s’écrie : « Grâce ! Grâce ! Ils me fatiguent. » Au contraire, le petit tableau de la mythologie latine, où Flaubert n’est pas écrasé par son sujet, forme un délicat et joli tableau. Le cours de spinozisme que le diable faisait dans la première Tentation à Antoine emporté sur ses cornes par l’espace est très allégé dans la Tentation de 1874, et, réduit à quelques raisonnements, s’évanouit en scepticisme dans l’air raréfié de la pensée.

Pendant le quart de siècle qui s’est écoulé de la première à la troisième Tentation, on ne saurait dire que les idées fondamentales de Flaubert se soient modifiées. Intellectuellement, il avait son siège fait à vingt-cinq ans. Mais le mobilier de son cerveau s’est quelque peu accru. La première Tentation s’était construite autour de Spinoza, plus ou moins approfondi avec Le Poittevin, et surtout d’un gros livre allemand sur les religions antiques, la Symbolique de Creuzer traduite par Guignaut. Il est curieux que la conclusion de la dernière Tentation, conclusion qui n’a pas d’antécédents dans la première, ait été fournie par un autre livre allemand, non moins indigeste et certainement plus primaire, la Création de Hœckel, ou quelque résumé populaire de cette Bible de Pécuchet. La dernière tirade paraissait singulière, et on se demandait à quoi elle rimait : « Ô bonheur ! bonheur ! J’ai vu naître la vie, j’ai vu le mouvement commencer. J’ai envie de voler, de nager, etc. Je voudrais avoir des ailes, une carapace, une écorce, etc., me blottir sous toutes les formes, pénétrer chaque atome, descendre jusqu’au fond de la matière, être la matière. » Le Journal des Goncourt nous en donne l’origine. « En fiacre, il me parle de son livre, de toutes les épreuves qu’il fait subir au solitaire de la Thébaïde et dont il sort victorieux. Puis, au moment de la séparation, à la rue d’Amsterdam, il me confie que la défaite finale du saint est due à la cellule, à la cellule scientifique[6]. » Flaubert écrit d’ailleurs, au sortir d’une lecture de la Création naturelle d’Hæckel, que c’est un livre « plein de faits et d’idées. C’est une des lectures les plus substantielles que je sache[7] ». Mais, lisant à la même époque Schopenhauer, il ne trouve que cela à en penser : « Dire qu’il suffit de mal écrire pour avoir la réputation d’un homme sérieux ! »

Cependant n’exagérons pas. Flaubert a laissé cette dernière page dans un vague suffisant pour qu’elle ne nous paraisse pas plus incorporée à sa croyance que les autres visions de la Tentation. Il a simplement renversé l’ordre de la première Tentation, mis ici, comme tentation dernière, cette tentation de la vie prise par le dessous.

Il chanta l’arbre vu du côté des racines.

C’est l’être épousé dans son origine, le panthéisme d’en bas après celui d’en haut, la sympathie avec toutes les formes, l’état de grâce de l’artiste romantique. Il est naturel que la matière figure le point final et la tentation suprême dans cette œuvre épaisse, capiteuse et violente qui a tout pris par le côté de matière. La Tentation reste assez objective pour nous permettre de voir dans le mot : « être la matière », la chute dernière, la densité la plus forte qu’atteigne cette succession de poids qui, dès le début, l’un après l’autre, entraînaient l’esprit. La construction est inverse de celle du Satyre, finit où le Satyre commence, parce que la vie pour Victor Hugo correspond dans son ensemble à une réalité qui se fait, et pour Flaubert à une réalité qui se défait : rien d’étonnant (surtout pour un bergsonien !) à ce qu’il en trouve l’achèvement dans la matière. N’oublions pas qu’au moment où il termine la Tentation, il a déjà fait le plan de Bouvard et Pécuchet, et a même commencé l’ouvrage. Flaubert a pu s’intéresser à Hæckel, mais il le lisait en vue de Bouvard, en se mettant dans la peau de ses copistes. Cette dernière page de la Tentation établit comme un point de contact avec le livre suivant, nous fait signe qu’incipit Bouvard, qui n’est que la transposition de Saint Antoine dans le monde moderne, le drame satyrique à la suite et sur le plan de la tragédie religieuse et mystique. D’ailleurs c’est déjà de Saint Antoine que Flaubert dit en 1871 : « Le sous-titre de mon bouquin pourra être : le comble de l’insanité. »

Ce fut l’avis d’une partie de la critique. La Tentation fut encore plus mal reçue que l’Éducation, provoqua un éreintement général, un bâillement dans lequel Flaubert eût vu volontiers un bâillement de tigre. « Ce qui m’étonne, c’est qu’il y a sous plusieurs de ces critiques une haine contre moi, contre mon individu, un parti pris de dénigrement, dont je cherche la cause » ; la Revue des Deux Mondes et le Figaro se signalent, dit-il, par leur acharnement. Ces milieux s’acharnaient peut-être, en 1874, sur l’ancien invité de Compiègne et sur le salon de la princesse Mathilde : ce monde était petit. Mais la raison principale de l’insuccès de la Tentation fut sans doute dans tout ce que, malgré l’effort de rajeunissement, le livre gardait de l’époque où il avait été pensé, et de la génération périmée de 1848. Flaubert publiait un peu son vieux Pourana comme Renan quinze ans plus tard publiera l’Avenir de la science. Et précisément ceux qui comprirent et aimèrent la Tentation, ce furent des contemporains de Flaubert, qui avaient eu vingt ou vingt et un ans en 1848. Taine lui envoie une lettre très chaleureuse. L’épisode de la reine de Saba lui paraît original et séduisant, et il demande à Flaubert où il a trouvé ses documents ! Renan écrit sur la Tentation un article pour le Journal des Débats, peut-être à son corps défendant, Flaubert le lui ayant réclamé avec insistance. Le P. Didon – qui sait ce que c’est qu’un moine – l’admire, comme Dupanloup avait admiré Madame Bovary. Et Flaubert nous assure que « tous les Parnassiens sont exaltés ainsi que beaucoup de musiciens. Pourquoi les musiciens plus que les peintres ? Problème[8] ».

La Tentation contient les seules pages de Flaubert qui soient écrites dans un beau style dramatique. Probablement Flaubert, en retouchant son vieux Pourana, pensa-t-il qu’il y avait là un filon intéressant à exploiter. Il commença par retaper un vieil ours de Bouilhet, le Sexe faible, une pièce qui mérite largement son épithète, et qu’il ne parvint pas à faire représenter. Son seul contact avec les planches se fit par le Candidat, joué au Vaudeville en 1874, et qui dut être retiré après la troisième représentation. « Les bourgeois de Rouen, y compris mon frère, m’ont parlé de la chute du Candidat à voix basse et d’un air contrit, comme si j’avais passé en cour d’assises pour accusation de faux. Ne pas réussir est un crime ; et la réussite est le critérium du bien[9]. » Bien entendu Flaubert explique son échec par de tout autres raisons que l’insuffisance de son œuvre. La cabale ! comme dit Figaro. Le Candidat ayant été écrit en 1873, à une époque d’âpres luttes politiques, pour « rouler tous les partis dans la (cf. Cambronne) », Flaubert se croit victime de la haine de tous ces partis fondus en une union sacrée contre la cause de l’art. La vérité est que le Candidat ne vaut rien, pas plus que n’importe quelle page du Sexe faible et du lugubre Château des cœurs. Comme les Goncourt, Daudet et Zola, Flaubert a abondamment maudit les juges d’un procès que la postérité n’a pas revisé : l’échec des romanciers réalistes et naturalistes au théâtre est un fait général sur lequel on pourrait échafauder bien des réflexions. Le Candidat, comédie de mœurs politiques, se rattache à une période de la vie de Flaubert où, comme tout le monde, il se croit tenu d’avoir des idées et des passions politiques, et de donner, comme les médecins d’Emma Bovary, sa consultation à la France malade. Il les exprime principalement dans ses lettres à George Sand. Tout lui paraît lié à la formation d’une aristocratie intellectuelle, dont bien entendu il sera, comme il était lieutenant de la garde nationale de Croisset. « Dans une entreprise industrielle (société anonyme) chaque actionnaire vote en raison de son apport. Il en devrait être ainsi dans le gouvernement d’une nation. Je vaux bien vingt électeurs de Croisset. L’argent, l’esprit et la race même doivent être comptés ; bref, jusqu’à présent, je n’en vois qu’une, le nombre. » Le lion se déclare non seulement propriétaire (l’argent), mais mandarin (l’esprit) et bourgeois de Rouen (la race). À la bonne heure ! « Dans trois ans, tous les Français peuvent savoir lire. Croyez-vous que nous en serons plus avancés ? Imaginez au contraire que dans chaque commune il y ait un bourgeois, un seul, ayant lu Bastiat, et que ce bourgeois-là soit respecté. Les choses changeraient[10]. » Une féodalité de bourgeois ayant lu Bastiat…

Le plus drôle, c’est qu’à ce moment Flaubert est plongé jusqu’au cou dans la préparation de Bouvard et Pécuchet, pour lequel il se fournit à lui-même un riche sujet d’observation. La correspondance de ces dernières années est un tohu-bohu de clameurs, de coups de poing sur la table, de crises de neurasthénie et de désespoir. Cette année de la Tentation et du Candidat, 1874, son médecin, en l’envoyant à Saint-Moritz, l’appelle « une vieille femme hystérique. — Docteur, lui dis-je, vous êtes dans le vrai[11] ». Et plus loin il trouve que le mot est « profond ». Il passe une vieillesse triste. Il habite maintenant une partie de l’année à Paris, où il a depuis longtemps un appartement. Il se retourne comme le malade, et ne se trouve bien que du côté où il n’est pas. « Ce que vous me dites (dans votre dernière lettre) de vos chères petites m’a remué jusqu’au fond de l’âme. Pourquoi n’ai-je pas cela ? J’étais né avec toutes les tendresses pourtant ! Mais on ne fait pas sa destinée, on la subit. J’ai été lâche dans ma jeunesse, j’ai eu peur de la vie. Tout se paie[12]. » Et il est bien évident qu’il entre dans l’amour de l’art un élément de lâcheté, comme un poison dans la composition d’un remède. Faut-il jeter le remède à cause du poison ?

Mais cette contemplation triste d’une fin de vie, déserte d’êtres et peuplée seulement de souvenirs, ce flot amer de tendresses inemployées ou mortes, Flaubert saura encore les incorporer à une œuvre d’art. « Je ne pense plus qu’aux jours écoulés et aux gens qui ne peuvent revenir », dit-il en 1875. Et il écrit un jour à sa nièce : « Que sont devenus, où as-tu mis le châle et le chapeau de jardin de ma pauvre maman ? J’aime à les voir et à les toucher de temps à autre. Je n’ai pas assez de plaisir dans le monde pour me refuser ceux-là. » C’est à ce moment qu’avec des souvenirs de famille, songeant ainsi à des objets vides et à des visages morts, il écrit Un cœur simple, où il met en scène sa grand-tante et la servante Julie, mêlée ici à une servante de Trouville qui s’appelait Léonie, le perroquet authentique de Léonie. Flaubert, en y ressuscitant des jours écoulés, jette un filet sur sa vie antérieure, nous donne une ombre, une idée des mémoires qu’il n’a pas écrits, et de la couleur sous laquelle lui revenait le passé. Voici la maison de sa tante Albais (Mme Aubain), le petit pensionnat d’Honfleur où sa mère avait été élevée quelque temps, les deux fermes de sa mère près Pont-l’Evêque, Gustave et sa sœur Caroline, qui s’appellent ici Paul et Virginie. On songe à la Devinière de Rabelais, et on ferait le voyage, là aussi, Un cœur simple en main. Voici cet aspect d’automatisme que prennent dans le passé comme dans le rêve les figures anciennes après avoir joué la pauvre comédie de la vie. Voici, comme dans Madame Bovary, un peu de l’existence de Flaubert, transposée en phrases mesurées, comme un musicien transpose la sienne en le réseau des notes.

N’est-ce pas sur un rythme analogue à sa propre durée qu’il se figure et représente la vie de Félicité, qui perd l’une après l’autre toutes ses affections, va vers la solitude, devient sourde, ne vit plus qu’avec elle-même, ses souvenirs, l’image de ce perroquet ; un morceau d’existence qui s’ossifie, se fige, s’immobilise avant de se défaire ? Mais ce cœur simple a, sous cette simplicité, battu selon les grands rythmes de l’humanité, a été touché par l’amour, la religion, la mort. « C’est, dit-il, tout bonnement le récit d’une vie obscure, celle d’une pauvre fille de campagne, dévote mais mystique, dévouée sans exaltation et tendre comme du pain frais. Elle aime successivement un homme, les enfants de sa maîtresse, un neveu, un vieillard qu’elle soigne, puis son perroquet ; quand le perroquet est mort, elle le fait empailler, et en mourant à son tour elle confond le perroquet avec le Saint-Esprit. Cela n’est nullement ironique, comme vous le supposez, mais, au contraire, très sérieux et très triste. Je veux apitoyer, faire pleurer les âmes sensibles, en étant moi-même une. Hélas, oui ! l’autre samedi, à l’enterrement de George Sand, j’ai éclaté en sanglots, en embrassant la petite Aurore, puis en voyant le cercueil de ma vieille amie[13]. » Un cœur simple, qui donne une telle impression de simplicité, d’aisance et d’émotion directe, fut écrit par Flaubert avec sa difficulté ordinaire, sept pages en trois semaines de travail ; il peinait sur les descriptions dont il raya une bonne partie. Pour mieux trouver la note juste, il avait un perroquet empaillé sur sa table. Aussi touchant et naïf, ce perroquet de la sainte littérature, dans le cabinet de travail du vieil écrivain que dans la chambre de Félicité !

Quand Un cœur simple parut, en 1877, Brunetière, qui venait d’entrer dans la Revue des Deux Mondes et qui épousait les vieilles histoires de la maison avec Flaubert, y écrivait : « On retrouvera donc, dans Un cœur simple, ce même accent d’irritation sourde contre la bêtise humaine et les vertus bourgeoises ; ce même et profond mépris du romancier pour ses personnages et pour l’homme ; cette même dérision, cette même rudesse et cette même brutalité comique dont les boutades soulèvent un rire plus triste que les larmes.[14] » On ne saurait être plus aveuglé par le parti pris, et la comparaison de ces lignes avec les lettres de Flauhert quand il écrit son conte ne nous conduit pas à estimer ici la clairvoyance du critique. Un cœur simple marque au contraire un tournant, dans la littérature de Flaubert, vers plus d’amitié et de pitié humaines, tournant qui ne nous paraîtra pas inattendu chez le créateur de Mme Arnoux. Comme il avait écrit l’Éducation pour Sainte-Beuve, il écrit Un cœur simple pour George Sand, ainsi que leur correspondance en témoigne. Il y a là une uniformité paisible, une abondance intérieure, qui se rapprochent du style épique, celui d’Hermann et Dorothée, mettent sur les choses et les gens une note de bienveillance sereine. Même le pharmacien de Pont-l’Évêque, dont la corporation est en froid avec Flaubert, nous apparaît sous des couleurs sympathiques ; il a toujours été « bon pour le perroquet ». La vie de Félicité est une vie humaine, où tient tout l’essentiel de l’humanité, et qui ressemble, par ses désillusions, à celle de Flaubert, à celle, un peu, de tout homme. En fermant le livre, nous gardons l’impression que du point de vue de Sirius, comme disait Renan, l’existence d’un Flaubert et celle d’une Félicité se confondent à peu près dans la même image composite. Loulou le perroquet ne ressemble-t-il pas à ce rêve d’exotisme qui avait donné la Tentation et Salammbô, qui allait donner Hérodias ?

La Légende de saint Julien l’Hospitalier, que Flaubert projetait depuis longtemps, et qui fut écrite avec une facilité et une rapidité relatives, répond, elle aussi, à une détente à une douceur d’arrière-saison ; elle est un peu à la Tentation de saint Antoine ce qu’Un cœur simple est à Madame Bovary. Malgré cette aisance de rédaction, ou peut-être à cause d’elle, Saint Julien donne l’impression d’un style plus beau, plus lumineux que toute autre œuvre de Flaubert. On y admire un équilibre parfait entre la spontanéité et l’ampleur de la narration d’une part, et la perfection des phrases, la pureté pittoresque du détail d’autre part, entre ce qu’on pourrait appeler le mouvement de translation et le mouvement de rotation d’un livre.

Saint Julien et Un cœur simple sont pris dans le même rythme religieux et chrétien, épousé sincèrement et franchement de l’intérieur, et non, comme dans la Tentation, utilisé en parodie par l’intelligence. Mêlés de tendresse et d’amertume, modèles du ton tempéré, l’un et l’autre vont vers le triomphe et la paix. La mort de Félicité comme la mort de Julien, c’est l’achèvement d’une vie qui a mérité d’être. Les puissances qui sont présentes à leur lit de mort sont les puissances de lumière, exactement le contraire de cette puissance des ténèbres que Flaubert a tenu à placer, sous la figure de l’Aveugle, près d’Emma Bovary comme un symbole de sa damnation, de sa vie perdue. Car la vie de Félicité et la vie de Julien sont au contraire des vies gagnées. Et gagnées aux deux extrémités de la nature humaine, ces extrémités que le triomphe du christianisme consiste à comprendre pareillement. Tandis que la vie de Félicité est le type de la vie la plus simple, la vie de Julien est le type de la vie la plus tragique. La vie de Félicité peut s’appeler par excellence la vie qui n’a pas d’histoire, et Drumont écrivait : « Soixante années pendant lesquelles deux ou trois trônes se sont écroulés ont passé sur cette douce créature sans l’agiter davantage que quelque tempête effroyable ne trouble le polype en sa tranquillité profonde. » La vie de Julien, destiné à tuer son père et sa mère, réalise au contraire le sommet de la vie tragique, à la fois celle d’Œdipe et d’Oreste qui ne tuent que l’un ou l’autre. Et cette vie, admirablement choisie par Flaubert, comme les grandes légendes ouvre d’infinies perspectives religieuses. Évidemment on voit, dans ce choix, la joie de dépouiller les bestiaires et les livres de vénerie du moyen âge. Mais il y a aussi la conscience d’un sujet plein de vérité profonde, à la fois occidentale et hindoue. Dans cette destinée du meurtre qui saisit Julien et le roule sur la pente tragique, nous reconnaissons l’humanité entière qui porte cela dans sa chair, et n’en peut être lavée que par une grâce surnaturelle. Depuis la goutte de sang de la souris jusqu’à l’assassinat de ses parents, Julien est pris dans le tourbillon de la fatalité qui ne lâchera pas parce que ce tourbillon est sa nature même, parce qu’il est notre nature. D’un côté une pente qui se descend, de l’autre une pente qui se remonte. L’homme qui se donne, après l’homme qui a tué, l’équilibre entre l’intensité de la pénitence et l’abondance du sang versé, le plateau plein de grâce qui compense peu à peu le plateau plein de meurtre, et sur lequel le lépreux transfiguré en Jésus-Christ, enlève au ciel le criminel transfiguré en saint.

Il n’y a peut-être pas dans la prose française de narration plus nourrie, plus ample et mieux tenue que celle de Saint Julien. Il semble que Flaubert l’ait écrite dans un état de grâce où les choses humaines prenaient une valeur absolue de symbole, où tout se déroulait, et le style lui-même, avec une nécessité fluide. « Il était en chasse dans un pays quelconque, dit Flaubert de Julien, depuis un temps indéterminé, par le fait seul de sa propre existence, tout s’accomplissait avec la facilité que l’on éprouve dans les rêves. » (Une phrase qui était déjà dans l’Éducation.) C’est bien cela : une existence qui, à force de plonger dans la nécessité absolue et nue de la nature humaine, prend l’apparence d’un songe. Dans cette détente de l’idée du style tout coule comme une eau puissante. On imagine une grande œuvre de Flaubert pensée et écrite ainsi, le contraire de l’Éducation et de Bouvard.

Ce qu’Un cœur simple est à Madame Bovary, ce que Saint Julien est à Saint Antoine, Hérodias l’est-elle à Salammbô ? Peut-être. Un des reproches principaux adressés par la critique à Salammbô, c’est de mettre en scène une époque perdue, détachée du système de la civilisation occidentale, et qui nous touche aussi peu qu’un morceau de planète étrangère. L’écolier distrait à qui on demande ce qu’il fait en classe répond qu’il attend qu’on sorte. Faguet disait que dans Salammbô on attend les Romains. J’avoue que je ne me sens nullement concerné dans cet on. Mais enfin Hérodias donne satisfaction à ceux qui faisaient ce reproche à Salammbô. Ce ne sont pas seulement les Romains qui figurent dans Hérodias, mais aussi les Juifs, précisément à l’époque où le contact entre les Romains et les Juifs, entre l’Occident et l’Orient, renouvelle la face du monde et produit la civilisation dont nous vivons aujourd’hui. Ce raccourci d’histoire est concentré tout entier sur une plaque tournante, où ce qui tourne c’est en effet la destinée du monde. Pour plusieurs raisons, il n’eût pas convenu à Flaubert de traiter un épisode de la vie de Jésus. Mais celle du Précurseur se trouvait sur l’exacte frontière du religieux et du profane, aussi bien que de l’antiquité judéo-romaine et du christianisme. Elle comportait les figures de femmes singulières et couvertes de joyaux qui sont indispensables, comme centres de cristallisation, à l’archéologie de Flaubert. Et il a en somme réussi. La Tentation avait eu le suffrage de Renan. Taine, peu artiste et qui cherche le solide et l’instructif, qui se pose devant toute œuvre d’art cette question : Qu’est-ce que cela m’apprend ? écrit d’Hérodias : « Ces quatre-vingts pages m’en apprennent plus sur les alentours, les origines et le fond du christianisme que l’ouvrage de Renan. » Le texte biblique y est d’ailleurs utilisé de près.

Hérodias n’est pas écrite avec la facilité épique, l’abondance et la détente de Saint Julien. Elle est toute en tension, en application, en conscience lucide, méticuleuse et défiante. Flaubert a voulu, comme dans Salammbô, donner satisfaction à son démon de l’histoire et du passé. « Ce qui me séduit là-dedans, c’est la mine officielle d’Hérode (un vrai préfet), et la figure farouche d’Hérodias, une sorte de Cléopâtre et de Maintenon ; la question des races dominait tout. » Ce contact du Sémite et du Romain, qu’il avait voulu éviter dans Salammbô, peut-être comme trop facile, trop attendu, trop idée reçue, il le prend pour sujet essentiel d’Hérodias. Et de curieuses trouvailles le poussent à l’extrême et au paradoxe. Le moindre n’est pas cette rencontre, en une même scène, du futur Vitellius, jeune phénomène de goinfrerie et de Iaokanann vaticinant dans sa prison, sec et noir comme les sauterelles dont il se nourrissait au désert. Tous ces signes complexes ramassés sur le plus petit espace – la visite d’Aulus à Hérode – sont arrêtés, saisis, fixés avec un art attentif de lapidaire, une patience presque ironique, la joie un peu sarcastique de montrer des choses bizarres et d’inventorier les coulisses d’un drame sacré.

Ces Trois Contes qui paraissent au premier abord un hors-d’œuvre un peu secondaire dans la production de Flaubert, on peut, à la réflexion, les regarder comme un de ses livres les plus représentatifs, les plus clairs, et où il est allé le plus loin dans le goût et dans l’expression d’un de ses sentiments profonds : à savoir cette passion de l’histoire, de la vie passée qui d’être passée acquiert pour l’homme de rêve un prestige singulier, tout ce qui de Chateaubriand était entré pour la transformer, et pour se transformer soi-même profondément, dans la littérature du XIXe siècle. Les Trois Contes représentent trois manières différentes, les trois seules manières peut-être, non d’écrire l’histoire, mais de l’utiliser pour en faire de l’art.

Un cœur simple c’est l’analyse de la réalité vraiment « simple », de l’une des gouttes d’eau dont est faite la mer d’une durée sociale et d’un passé historique. La vie d’un être individuel, dans l’humble sphère où existe Félicité, n’appartient pas à l’histoire, mais elle est à elle toute seule une histoire. Voilà ce que Flaubert a mis en valeur de la façon la plus délicate et la plus subtile en faisant croiser l’histoire de Félicité par l’histoire tout court, en ménageant comme un peintre hollandais les plans de transition entre cette durée individuelle et une durée historique. Quelle résonance infinie dans une page comme celle-ci : « Puis des années s’écoulèrent, toutes pareilles et sans autres épisodes que le retour des grandes fêtes : Pâques, l’Assomption, la Toussaint. Des événements intérieurs faisaient une date où l’on se reportait plus tard. Ainsi, en 1825, deux vitriers badigeonnèrent le vestibule ; en 1827, une portion du toit, tombant dans la cour, faillit tuer un homme. L’été de 1828, ce fut à Madame d’offrir le pain bénit ; Bourais, vers cette époque, s’absenta mystérieusement ; et les anciennes connaissances peu à peu s’en allèrent : Guyot, Mme Lechaptois, Robelin, l’oncle Grémanville, paralysé depuis longtemps. Une nuit, le conducteur de la malle-poste annonça dans Pont-l’Évêque la révolution de Juillet. Un sous-préfet nouveau, peu de jours après, fut nommé, le baron de Larsonnière, ex-consul en Amérique. » La durée de la famille n’est pas modifiée par cette révolution, mais bien par le nouveau sous-préfet, propriétaire de Loulou que la sous-préfète laissera à Félicité. Événement capital, puisque toute la vie intérieure, toute la religion de Félicité sera transformée, et que Loulou l’Américain, à la fois pour elle ce que sont pour Salammbô le python noir et le zaïmph, finira par se confondre avec le Saint-Esprit, deviendra, pour une servante de Pont-l’Evêque, un dieu.

Un cœur simple raconte l’histoire quotidienne dans laquelle nous vivons et qui pour cela ne se laisse pas saisir comme histoire. Au contraire, dans Saint Julien, un recul infini transforme l’histoire en légende. Un cœur simple et Saint Julien sont placés aux deux extrémités où il n’y a pas encore et où il n’y a plus d’histoire, et où, pourtant, la figure de l’histoire rôde, ici comme un pressentiment et là comme un souvenir. L’un et l’autre, si on veut les définir par ce qu’ils ne sont pas, figurent pour Flaubert ce qui n’est pas dans les livres, ce qui était l’être normal de la durée humaine avant que ceci eût tué cela, que le livre eût tué la foi naïve et la cathédrale, puisqu’Un cœur simple est pris à la chronique spontanée de la famille de Flaubert, et Saint Julien à un vitrail d’une vieille église. Ces deux formes de ce qui est en deçà et au-delà de l’histoire mettent d’autant mieux en valeur les réalités historiques d’Hérodias, le récit taillé à même le plein et le vif de l’histoire, celui où un Taine trouve tant d’informations précieuses, le belvédère d’où deux civilisations, celle des Juifs et celle des Romains, apparaîtront dans toute leur substance, leur contraste et leurs rapports. Dans Saint Julien, il n’y a plus d’histoire, tout est devenu légende religieuse, couleur de vitrail et symbole. Dans Hérodias au contraire, une des grandes légendes humaines est ramenée à de l’histoire nue, à du détail archéologique et politique aussi vrai que possible. Il est même curieux de voir le génie historique fonctionner dans Hérodias tout à fait comme dans Polyeucte, auquel sans doute Flaubert ne pensait guère. Les deux Normands subtils ont eu recours, en somme, aux mêmes procédés, aux mêmes valeurs, pour représenter en historiens la mise en contact et le heurt tragique de la religion nouvelle et de l’administration impériale romaine : un homme saisi par l’aura religieuse, Iaokanann et Polyeucte, – un préfet, Hérode et Félix, que cette explosion religieuse inquiète non seulement dans son administration, mais dans sa famille, dans les femmes de sa maison, sexe toujours disposé à être secoué par les courants de fanatisme, – un visiteur, Aulus et Sévère, qui arrive investi de tout le prestige impérial, et devant qui le fanatique créera précisément une affaire très désagréable pour un fonctionnaire, – le tout se terminant par la nécessité où se trouve le préfet de sacrifier une tête qu’il ne tiendrait pas autrement à voir tomber.

Flaubert écrivit les Trois Contes comme intermède et délassement pendant l’élaboration de Bouvard et Pécuchet qui l’occupa les dix dernières années de sa vie. il méditait d’autres ouvrages. Non plus son grand roman sur l’Orient moderne, dont il caressait toujours le rêve, mais qu’il se savait trop vieux – et trop désargenté – pour étayer du nouveau voyage en Orient qui eût été nécessaire. Il pensait à un roman sur la vie politique du second Empire, faisant suite à l’Éducation sentimentale. Le projet était encore vague. Il le rêvait tantôt sous le titre de Monsieur le préfet, tantôt sous celui de Un ménage parisien : plusieurs notes, en partie dispersées dans la fâcheuse vente Franklin-Groult, figurent sous ces deux titres dans ses papiers. Beaucoup plus momentanée paraît cette idée dont nous ne trouvons de mention que dans le Journal des Goncourt : « Je veux prendre deux ou trois familles rouennaises avant la Révolution et les mener à ces temps-ci…, montrer la filiation d’un Pouyer-Quertier, descendant d’un ouvrier tisseur. Cela m’amusera de l’écrire en dialogues, avec des mises en scène très détaillées. Puis mon grand roman sur l’Empire[15]. »

Mais le projet auquel il songeait le plus était un Léonidas aux Thermopyles. « Avant tout, disait-il à Goncourt, j’ai besoin de me débarrasser d’une chose qui m’obsède… C’est ma bataille des Thermopyles. Je ferai un voyage en Grèce… Je veux écrire cela sans me servir de vocables techniques, sans employer par exemple le mot cnémides… Je vois dans ces guerriers une troupe de dévoués à la mort, y allant d’une manière gaie et ironique… ; le livre, il faut que ce soit pour les peuples une Marseillaise d’un ordre plus élevé. » Il veut dire l’hymne de marche, mais il pense aussi à la Marseillaise de Rude. Il est frappé par une idée plastique : celle des guerriers qui partent, non d’une manière pathétique et tendue, mais dans un style de simplicité, de solidité et de jeunesse. Cette idée se relie évidemment à la veine des Trois Contes. Comme en écrivant Un cœur simple, il cherchera la grande émotion d’art dans la pureté de la note. Comme en contant la légende de saint Julien, il s’attachera à la suite sans apprêt et sans hors-d’œuvre d’une belle narration. Comme en choisissant le sujet d’Hérodias, il appliquera la résurrection de l’art non plus à une époque morte, ignorée, prétexte à singularités et à descriptions, mais à un des grands faits populaires, à un des frontons lumineux et décisifs de l’histoire occidentale. Son ambition eût été de faire une œuvre classique, bienfaisante, une sorte de Doryphore du roman. L’idée en remontait peut-être loin. En 1845, il écrivait : « Hier le combat des Thermopyles m’a transporté comme à douze ans, ce qui prouve la candeur de mon âme, quoi qu’on dise. » Tout ce qui de cette candeur avait subsisté et s’était affiné, tourné en simplicité et en perfection, eût terminé vraiment sur une belle note la symphonie de ses créations littéraires.

Mais dans l’œuvre qui l’occupait alors et qu’il laissait inachevée, Bouvard et Pécuchet, il tourna bien le dos à la candeur. Cette œuvre était le fruit naturel d’une vieillesse précoce et triste. Sous son apparence de géant normand, Flaubert était physiquement surmené et usé ; sa maladie nerveuse, d’autres infirmités, la mauvaise hygiène de sa vie sédentaire, une nourriture peu en rapport avec cette existence, avaient détraqué et encrassé sa machine. Il vivait dans un état de malaise et d’exaspération que le Journal des Goncourt fait bien comprendre. On évitait de le contredire, par ménagement pour son système nerveux. Il se flattait depuis longtemps d’être devenu saint Polycarpe, qui, paraît-il, « avait coutume de répéter en se bouchant les oreilles et en s’enfuyant du lieu où il était : Dans quel siècle, mon Dieu, m’avez-vous fait naître… ? » Et ses amis lui souhaitaient sa fête le jour de la Saint-Polycarpe.

Et lui qui avait dû à son aisance relative, à la fortune du père Flaubert, le bonheur de réussir une destinée consacrée uniquement à l’art, il avait, dans ses derniers jours, de cruels ennuis d’argent. Une faillite suédoise ayant à peu près ruiné le mari de sa nièce, engagé dans le commerce des bois du Nord, Flaubert paya avec désintéressement, et connut une vie difficile. Il avait eu jusqu’alors de bien menues faveurs des différents régimes politiques ; la République de 1848 lui avait donné une mission en Orient, Napoléon III l’avait reçu à Compiègne, l’avait décoré (en même temps que Ponson du Terrail), la troisième République lui attribua une pension de trois mille francs, après des incidents pénibles, qui, exploités par ses ennemis de la presse, l’humilièrent cruellement. Il vit avant sa mort Maxime Du Camp reçu à l’Académie française. Il put reprendre les thèmes de la première Éducation sentimentale et méditer sur leurs deux carrières, tristement et orgueilleusement.

Les dernières années de Flaubert, leurs tristesses, cette ruine, et, du fait de sa nièce, sa brouille avec l’ami dévoué des vieux jours, Laporte, la fidélité en revanche de ses amis littéraires, les fêtes de la Saint-Polycarpe, ont été racontées avec une excellente information par M. René Dumesnil. Une attaque tua Flaubert le 8 mai 1880 à cinquante-huit ans quatre mois. Il y a dans le Journal d’Edmond de Goncourt un récit de ses obsèques, que lui-même eût aimé.

Croisset fut vendu et détruit, sauf le pavillon où travaillait Bouilhet. Bouvard et Pécuchet, inachevé, parut dans la Nouvelle Revue, avec les mêmes coupures prudentes que, vingt-trois ans plus tôt, Madame Bovary dans la Revue de Paris ; et l’histoire posthume de Flaubert commença.

Elle nécessiterait un livre entier, qui comporterait trois parties.

D’abord l’histoire de son influence sur les artistes, qui fut immense, en France surtout, mais aussi en Angleterre, en Italie, en Allemagne. Il y a vraiment une École de Flaubert, école provinciale dont il est, celle où Le Poittevin et Bouilhet l’encadrent. École Flaubert, proprement dite : il a formé lui-même le plus grand de ses disciples, Maupassant, une manière de Flaubert fils comme il y a Dumas fils. Fait unique : les quatre grands romans de Flaubert ont commandé quatre secteurs d’influence très distincts.

Ensuite l’histoire du goût public et du sentiment de la critique en ce qui concerne Flaubert, la résistance désespérée que lui opposent les soutiens du roman académique, les réticences de la critique universitaire, le dommage qu’il subit au XXe siècle quand l’oratoire est déclassé.

Enfin l’aventure singulière de son œuvre posthume, qui ajoute à son œuvre publiée deux ailes considérables, dont lui-même certainement n’avait jamais pressenti l’intérêt : les œuvres de jeunesse et la correspondance.

Les œuvres posthumes ont permis d’apprécier la précocité et la fécondité réelles d’un écrivain que ses scrupules d’artiste contraignirent à publier tard et peu. Elles nous ont ouvert le laboratoire intérieur de Flaubert, nous ont montré quel terreau puissant nourrissait ces quelques arbres admirables. Cette connaissance croîtra encore d’un degré quand le libre usage des manuscrits de Flaubert dans les bibliothèques publiques en 1936 permettra des éditions critiques de ses grands livres. Nul écrivain n’a moins à perdre que lui à cette mise en lumière des dessous et des substructions. Œuvre de conscience, les romans de Flaubert semblent mieux prendre leur place naturelle quand plus de conscience les éclaire et les approfondit. La publication, qui restera longtemps inachevée, de la correspondance ajoute à cette lumière, à cette profondeur, à cette troisième dimension de l’œuvre de Flaubert. C’est (malgré le sottisier, et même parfois à cause du sottisier qu’on pourrait en extraire facilement) une des plus instructives et des plus intéressantes du XIXe siècle. André Gide en a fait pendant des années, dit-il, son livre de chevet, et il n’est pas le seul.

  1. Correspondance, t. VI, p. 368.
  2. Correspondance, t. VI, p. 373.
  3. Flaubert, p. 64.
  4. Correspondance, t. VI, p. 385.
  5. Correspondance, t. II, p. 396.
  6. Journal, t. IV, p. 352.
  7. Correspondance, t. VII, p. 153.
  8. Correspondance. t. VII. p. 136.
  9. Correspondance, t. VII, p. 140.
  10. Correspondance, t. VI. p. 288.
  11. Correspondance, t. VII. p. 137.
  12. Correspondance, t. VII. p. 371.
  13. Correspondance, t. VII, p. 307.
  14. Revue des Deux Mondes, 15 juin 1877.
  15. Journal des Goncourt, t. IV, p. 86.