Gustave Flaubert (Thibaudet)/Le voyage d’Orient

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Gallimard (p. 55-67).
3. Le voyage d’Orient


L’année 1846 a une autre importance encore. Flaubert entend consacrer sa vingt-cinquième année par une grande œuvre, préparer après tant d’essais et de brouillons le coup de tonnerre d’un éclatant début. Depuis son voyage d’Italie, la Tentation de saint Antoine, telle qu’il l’avait vue dans le tableau de Breughel, le hantait. Bien que dans toute sa correspondance Flaubert ne nomme pas une fois Quinet ni son œuvre, Maxime Du Camp affirme qu’Ahasvérus a exercé sur lui une grande influence. Le Juif Errant était un personnage fort idoine à devenir le centre d’une œuvre cyclique sur l’humanité, sur l’histoire et la terre entières. Il était apparu à Flaubert que saint Antoine pouvait rendre d’aussi grands services, qu’on pouvait mettre dans ses visions autant et plus de choses qu’Ahaspérus n’en avait mises dans ses voyages, que la grande diablerie surtout y permettait le possible et l’impossible. La diablerie de Smarh avait même autrefois marqué ce chemin d’une flèche. Le Belial de Le Poittevin, commencé en 1845 et qui sera terminé en 1848, est une autre diablerie, sans intention cyclique d’ailleurs ; et nul doute que les conversations avec Le Poittevin n’aient influé sinon sur le dessein, tout au moins sur le contenu de Saint Antoine.

Le chapitre des souvenirs de Du Camp intitulé Les Deuils apporte ici des renseignements importants. En mai 1846, il est allé s’installer à Croisset, en partie, dit-il, pour assister son ami que les deuils de l’année ont écrasé. C’est la même saison où Bouilhet entre dans la familiarité de Flaubert. Les trois amis s’amusent à écrire une tragédie burlesque : Jenner ou la Découverte de la Vaccine. En août Du Camp revient à Croisset une ou deux semaines après que Flaubert est devenu l’amant de Louise Colet. Entre les deux visites de Maxime, Flaubert a commencé la Tentation, sans vouloir rien en dire, et en déclarant qu’il ne lirait rien avant que tout ne fût terminé : il se donnait trois ans.

« Il avait, dit Du Camp, plongé aux origines mêmes ; il lisait les Pères de l’Église, compilant la collection des Actes de Conciles par les pères Labbé et Cossart, étudiait la scolastique et s’égarait au milieu de lectures excessives dont il eût trouvé un résumé suffisant dans le Dictionnaire des Hérésies et dans la Légende Dorée. Voyant les livres empilés sur la table et répandus sur les meubles, Bouilhet lui dit : « Prends garde ! tu vas faire de saint Antoine un savant, et ce n’était qu’un naïf. »

Pendant que Flaubert commence Saint Antoine, Bouilhet commence Melœnis. Sa bibliothèque de consultation est moins abondante que celle de Flaubert, et il emploie surtout le De Gladiatoribus de Juste Lipse. Mais enfin Croisset devient, pour les deux Rouennais, un atelier de restauration érudite, éclatante et plastique. C’est exactement la formule à laquelle Du Camp tournera le dos quand il débutera dans la poésie avec les Chants Modernes. Si, entre les deux Normands et le Parisien, c’était le seul fossé !

L’amitié ressemble plus qu’on ne le croit à l’amour, et, dans tout couple d’amis, il y a généralement une valeur masculine et une valeur féminine. Un artiste à nerfs féminins, une Bovary à moustaches comme le Jules de la première Éducation et comme Flaubert, auront besoin, en matière d’amitié, de ce qui leur manque, de ce qui les complète, de ce qu’ils envient : cette volonté, cette décision, cette solidité masculines qui font les hommes d’action et d’intrigue, les destinées dites réussies. Et l’amitié portera aussi naturellement ces derniers vers ces natures plus molles et plus riches, qui leur présentent des parties d’eux-mêmes qu’ils ont dû sacrifier, et qui aussi leur fournissent, dans la vie, de quoi agir, protéger, gouverner. Si de telles amitiés sont naturelles, il est aussi naturel qu’elles aboutissent à des froissements et à des malentendus. Il ne saurait y avoir amitié qu’entre des caractères différents qui se complètent ; mais aussi il ne saurait y avoir amitié qu’entre égaux. Et comme il est difficile de réaliser ces deux conditions, logiquement contraires, une grande amitié est encore plus rare qu’un grand amour. Elle n’en est, quand elle se produit, que plus forte et plus belle. Entre Bouilhet et Flaubert, l’égalité résultait d’un jeu réussi de compensations : Bouilhet apportant raison, précision, justesse d’esprit, Flaubert apportant richesse de nature et génie. L’autorité de Bouilhet, venant d’un homme obscur, injustement sacrifié, autorité qui savait se cantonner sur son terrain, ne blessait pas Flaubert comme l’autorité protectrice de Maxime Du Camp. Et tant que vécut Bouilhet, Flaubert, habitant Croisset, ne fut pas un homme de lettres parisien. Bouilhet non plus, qui alla habiter Mantes. Ces deux Rouennais se serrèrent, firent bloc en leur école locale.

Mais de 1845 à 1850, l’ami qui occupe la plus grande place dans la vie de Flaubert est encore Du Camp. Durant tout ce temps Flaubert veut vivre, veut sortir, et ce n’est pas le pauvre Bouilhet, absorbé dans son labeur de maître de latin, qui l’y aidera, mais bien ce garçon riche et libre, maigre, brun, aux yeux ardents, qui lorsqu’il arriva pour la première fois chez Flaubert avait encore aux pieds la poussière des chemins d’Orient. Grand prestige devant ce Jules de la première Éducation qui termine le roman en achetant deux paires de souliers à user sur le Liban et un Homère à lire sur les bords de l’Hellespont !

Je suis né voyageur, je suis actif et maigre ;
J’ai, comme un Bédouin, le pied sec et cambré ;
Mes cheveux sont crépus ainsi que ceux d’un nègre.
Et par aucun soleil mon œil n’est altéré,
clamera Maxime dans les Chants modernes, non modernes au point de ne copier à peu près ces vers d’un ancien du romantisme, Théophile Gautier :
Je suis jeune, le sang dans mes veines abonde,
Mes cheveux sont de jais, et mes regards de feu,
Et sans gravier ni toux ma poitrine profonde
Aspire à pleins poumons l’air libre, l’air de Dieu.

Le grand Normand lymphatique et nerveux qu’était Flaubert n’avait évidemment rien du Bédouin, mais le Bédouin parlait à son imagination. Il avait terminé Novembre par une furieuse marche au voyage. « Emportez-moi, tempêtes du Nouveau Monde qui déracinez les chênes séculaires et tourmentez les lacs où les serpents se jouent dans les flots… Oh ! voyager, voyager, ne jamais s’arrêter !… Où irai-je ? la terre est grande, j’épuiserai tous les chemins, je viderai tous les horizons ; puissé-je périr en doublant le Cap, mourir du choléra à Calcutta ou de la peste à Constantinople ! »

En même temps qu’il était devenu auprès de Flaubert le successeur de Chevalier magistrat en Corse, de Le Poittevin marié à la campagne, Du Camp représentait pour lui le compagnon qui seul, par la confiance qu’il inspirerait à Mme  Flaubert, pouvait aider Gustave à réaliser le Voyager ! Voyager ! Elle finit par consentir à un voyage en Bretagne, où elle-même rejoindrait les deux amis, et qui fut fixé au printemps de l’année suivante. Après une longue préparation de lectures historiques et géographiques, qui leur prit une partie de l’hiver, tous deux, en mai et juin 1847, porteurs d’un bâton, d’un sac et d’un cahier de papier blanc qui se noircit vite, font un voyage très gai.

À leur retour, ils se mettent à rédiger ce voyage, non en collaboration, mais en juxtaposition, Du Camp écrivant les chapitres pairs et Flaubert les chapitres impairs. C’est là un moment important dans la vie littéraire de Flaubert, le début de son style travaillé, le passage déjà du spontané au réfléchi. Voici, dans une lettre à Louise Colet, la première de ces phrases qui reviendront maintenant sans cesse : « Aujourd’hui, par exemple, j’ai employé huit heures à corriger cinq pages, et je trouve que j’ai bien travaillé ; juge du reste, c’est pitoyable. Quoi qu’il en soit, j’achèverai ce travail qui est par son objet même un rude exercice ; puis, l’été prochain, je verrai à tenter saint Antoine. Si ça ne marche pas dès le début, je plante le style là, d’ici à de longues années. Je ferai du grec, de l’histoire, de l’archéologie, n’importe quoi, toutes choses plus faciles enfin. Car je trouve souvent bien inutile la peine que je me donne[1]. »

Il est en pleine transformation. « Plus je vais, plus je découvre de difficultés à écrire les choses les plus simples, et plus je vois le vide de celles que j’avais jugées les meilleures. Heureusement que mon admiration des maîtres grandit à mesure, et loin de me désespérer par cet écrasant parallèle, cela avive au contraire l’indomptable fantaisie que j’ai d’écrire. »

La Tentation, reprise et refaite, ayant été son Faust, l’œuvre perpétuelle et significative de sa vie, nous reviendrons, en étudiant la suite des trois Tentations, sur le travail de 1849. Conçue alors par Flaubert comme une somme de toute sa pensée, de tous ses rêves, de toute sa vie, et aussi, par une projection naturelle et ordinaire, des pensées, des rêves et de la vie de l’humanité, la première Tentation a été écrite dans le dernier flot de facilité qui ait porté Flaubert, dans l’enthousiasme et dans la joie. Quand il eut noirci cette masse de papier, il trouva que son œuvre était bonne, que l’inspiration cette fois l’avait saisi, porté sur la montagne et au triomphe.

En même temps, un autre tournant de sa vie se dessinait devant lui, allait l’emporter vers le plus bel horizon qu’il eût rêvé. Du Camp, qui avait fait en 1844 un voyage en Turquie d’Europe, projetait de repartir pour un nouveau voyage en Égypte et en Asie jusqu’en Perse et au Caucase. Flaubert, comme il était naturel, flambait intérieurement à l’idée de l’accompagner. Mais Maxime, orphelin et riche, ne dépendait que de lui, tandis que Flaubert vivait avec sa mère, sans le consentement de laquelle il ne serait pas parti. Mme  Flaubert résista longtemps. C’est son aîné Achille qui finit par emporter la décision en faisant valoir les avantages de santé qu’un long voyage et le plein air apporteraient à ce grand garçon nerveux qui, à Croisset, ne quittait pas sa chambre, et à qui sa course en Bretagne avait déjà fait grand bien. Le départ fut convenu.

Mais Flaubert y mit une restriction. Il ne voulait partir qu’après avoir terminé son Saint Antoine auquel il travaillait alors fiévreusement. Quand l’œuvre démesurée fut achevée, le 12 septembre 1849, il convoqua Du Camp et Bouilhet à Croisset. « La lecture, dit Du Camp, dura trente-deux heures, de huit heures à minuit. » Il était convenu qu’on ne parlerait de l’œuvre que quand la lecture entière serait finie. Flaubert s’attendait à des rugissements d’enthousiasme et à se voir au moins porté en triomphe autour de Croisset par ses deux amis fanatisés. Ce ne fut pas du tout cela. Le verdict fut net (nous l’apprécierons plus tard) : c’était manqué, et cette abondance lyrique tombait dans le vide. Flaubert regimba d’abord, mais sitôt après accepta stoïquement le jugement qu’il avait provoqué. On sait comment se termina la consultation. Bouilhet déclara à Flaubert qu’il avait besoin de discipliner par un travail d’élimination et de précision cette verve débordante, cette verbosité pleine de fumée et d’éclairs. Et le conseil tombait d’autant moins dans l’oreille d’un sourd que Flaubert s’était dit bien souvent et avait écrit dans ses lettres la même chose, avait eu sans y persévérer la belle ambition de faire du La Bruyère. « Tiens, ajouta Bouilhet, tu devrais écrire l’histoire de Delamarre ! » (Du Camp écrit par erreur Delaunay). Delamarre était un médecin de campagne, ancien élève du docteur Flaubert, qui, trompé par sa femme neurasthénique, avait fini par se tuer. « Quelle idée ! » répondit Flaubert. On pense ici au pamphlet qu’Arnaud lut à Port-Royal après sa condamnation en Sorbonne, à la désapprobation de ces Messieurs, et au mot qu’il adressa à Pascal : « Cela ne vaut rien, mais vous qui êtes jeune, vous devriez nous faire quelque chose. » Pascal essaya, et ce quelque chose fut la première Provinciale. Tout cela n’a en apparence qu’une valeur anecdotique. En réalité, nous y voyons la petite cause occasionnelle qui déclenche, à un moment favorable, une œuvre sur une pente déjà établie.

Nous l’y voyons d’ailleurs avec les yeux de la foi, car nous n’avons là-dessus que le récit de Du Camp. Mme  Flaubert pensa que Du Camp et Bouilhet avaient été sévères par jalousie. C’est sans doute excessif. Mais le récit de Du Camp paraît bien arrangé pour donner aux réflexions et aux critiques des deux amis de Flaubert le rôle le plus efficace dans les origines de Madame Bovary. Quoi qu’il en soit, même si cette scène ne devait fonctionner que comme mythe, elle a la valeur d’un mythe explicatif, et offre un schème vraisemblable du passage de Saint Antoine au roman d’Yonville.

Et, en gros, après tout, Flaubert a souscrit à l’opinion de Bouilhet. Trois ans après, il communique son manuscrit à Louise Colet qui le couvre d’éloges. Et il lui répond : « C’est une œuvre manquée. Tu parles de perles. Mais les perles ne font pas le collier : c’est le fil. J’ai été moi-même dans Saint Antoine le saint Antoine et je l’ai oublié. C’est un personnage à faire (difficulté qui n’est pas mince). S’il y avait pour moi une façon quelconque de corriger ce livre, je serais bien content, car j’ai mis là beaucoup, beaucoup de temps et beaucoup d’amour. Mais ça n’a pas été assez mûri. De ce que j’avais beaucoup travaillé les éléments matériels du livre, la partie historique je veux dire, je me suis imaginé que le scénario était fait, et je m’y suis mis. Tout dépend du plan. Saint Antoine est manqué ; la déduction des idées sévèrement suivie n’a point son parallélisme dans l’enchaînement des faits. Avec beaucoup d’échafaudage dramatique, le dramatique manque. » (1er février 1852.) Louise insistant dans son enthousiasme, Flaubert reconnaît dans sa lettre suivante que les deux amis ont dû juger « légèrement, je ne dis pas injustement ». Voilà le verdict. Quoi qu’il en soit, Saint Antoine va rejoindre dans un placard les autres manuscrits, les autres écoles de Flaubert, et, libre de souci littéraire, le jeune homme part pour l’Égypte avec Du Camp, remontera de là en Palestine, en Syrie, à Smyrne, à Constantinople, en Grèce, et, au bout de quinze mois, tous deux ayant passé par l’Italie, seront de retour.

Du Camp avait promis à Mme  Flaubert de veiller attentivement sur un compagnon de voyage qui était, à certains points de vue, un grand enfant, et il tint fidèlement sa promesse. Tout le labeur pratique du voyage lui incomba constamment, et Flaubert, avec ses alternatives d’indifférence et d’enthousiasme, de désespoir et de grosse gaieté, de mauvaise humeur et de scies d’atelier, n’était pas, pour un garçon sérieux, pratique, suffisant, autoritaire et décidé comme Du Camp, un compagnon très facile. C’est de cette longue vie à deux où ils purent se connaître à fond que date certainement leur mésintelligence plus ou moins dissimulée sous des relations de fait qui dureront jusqu’au bout. Du Camp a dit dans ses Souvenirs que s’il avait su à quoi il s’engageait (il dut, sur une lettre de Mme  Flaubert, renoncer au voyage de Perse et du Caucase), il serait parti seul. En tout cas, le vin une fois tiré, il le but courageusement, fidèle à l’amitié et à sa parole. Nous lui devons ce voyage où Flaubert s’est vraiment découvert et où il est devenu, par des voies d’ailleurs bien imprévues, l’auteur de Madame Bovary.

C’est en effet dès son retour d’Orient que Flaubert s’attellera à l’histoire de Delamarre. Évidemment, entre le Flaubert des œuvres de jeunesse et le Flaubert de Madame Bovary, la mutation brusque n’est pas inexplicable, ni surtout sans précédents : le Corneille du Cid, le Racine d’Andromaque, le Balzac de la Peau de chagrin apparaissent sur le même tournant imprévisible.

De Syrie il écrit : « Je me fiche une ventrée de couleurs comme un âne s’emplit d’avoine[2]. » Et il est bien certain qu’il a rapporté d’Orient des couleurs, mais nous connaissons assez Flaubert pour nous douter que dans son voyage, comme à Croisset, il pensait surtout à être ailleurs. Être ailleurs qu’en voyage, c’était être chez lui. Être chez lui, c’était écrire, et il se rêvait chez lui écrivant sur les choses et les gens de chez lui, à peu près comme chez lui il se rêvait en Orient, écrivant sur l’Orient. Il est dès lors possible que l’idée et le décor de Madame Bovary aient été rêvés en Orient, que Flaubert s’y soit mis aussitôt après son retour d’Orient. Madame Bovary serait un peu le fruit de ses jours d’ennui là-bas, et ces jours étaient nombreux, bien qu’il y en eût d’autres aussi où il se donnait largement des « ventrées » d’orientalisme et du reste. La différence était grande entre lui et Du Camp, celui-ci vrai voyageur, tout entier précisément et presque sèchement au travail ou au plaisir présent, qui s’occupait de tous les détails matériels, photographiait abondamment (ce qui n’était pas une petite affaire à une époque où les procédés étaient lents et compliqués), prenait des estampages des inscriptions, quêtait les renseignements, amassait des notes, remorquait l’ami indolent et goguenard. « Les temples, dit Du Camp, lui paraissaient toujours les mêmes, les paysages toujours semblables, les mosquées toujours pareilles… À Philæ il s’installa commodément à l’ombre et au frais dans une des salles du grand temple d’Isis pour lire Gerfaut de Charles de Bernard qu’il avait acheté au Caire[3]. » « À la deuxième cataracte, il s’écrie : « J’ai trouvé, Eurêka, Eurêka ! Je l’appellerai Emma Bovary. Et plusieurs fois il répéta, il dégusta le nom de Bovary en prononçant l’o bref[4]. »

Sauf ceci, qu’il n’y parle jamais de la Bovary, les carnets de voyage et la correspondance de Flaubert confirment les récits du Du Camp. Du Camp dit que son ami ne prit de notes qu’en Égypte et en Grèce, et que les autres notes relatives à ce voyage furent transcrites sur les siennes, après leur retour. Les trois quarts des notes d’Égypte sont des devoirs d’écolier. Flaubert s’ennuie, met sur le papier, par acquit de conscience et pour tuer le temps, ou pour faire comme Maxime, des descriptions automatiques de monuments, ou de reliefs, ou des scènes de la rue. Le cœur n’y est pas. Quand il y est, c’est pour écrire ceci : « Réflexion : les temples égyptiens m’embêtent profondément. Est-ce que ça va devenir comme les églises en Bretagne, comme les cascades aux Pyrénées ? Ô la nécessité ! Faire ce qu’il faut faire ; être toujours, selon les circonstances (et quoique la répugnance du moment vous en détourne), comme un jeune homme, comme un voyageur, comme un artiste, comme un fils, comme un citoyen, etc… doit être[5]… » Ventrée d’embêtement qui va se tourner en la chair et le sang de Madame Bovary. Flaubert a amené avec lui la vie bourgeoise française. Il en approche un échantillon dans le futur auteur des Convulsions de Paris (et, en un certain sens, un autre aussi devant sa glace de poche). Et le recul, le contraste d’Orient, la vie de plein air qui favorise la naissance des idées vivantes et plastiques, toute cette excitation naturelle renouvelle son monde intérieur, le met en état de grâce pour l’œuvre future, dispose dans son imagination les assises où s’établira fortement Yonville-l’Abbaye.

Car dans ce voyage, qui est en somme un voyage littéraire, la littérature tient la place d’honneur, à peu près comme la religion dans le pèlerinage d’un chrétien en Terre Sainte. « Nous passons l’après-midi, couchés à l’avant du navire, sur la natte du raïs Ibrahim, à causer, non sans tristesse ni amertume, de cette vieille littérature, tendre et inépuisable souci[6]. » De Flaubert à Du Camp, en Égypte, causer c’est discuter. Là prend naissance l’hostilité qui les séparera, la fissure qui s’élargira plus tard (momentanément) jusqu’à la brouille et à la haine. Du Camp aussi rêve littérature, retour, carrière, mais tout cela comme le prolongement de cette existence active que, garçon sain, musclé et volontaire, il mène en Orient. Une belle vie à goûter, une grande place à prendre, les idées d’une génération nouvelle à affirmer et à exploiter, tel est le rêve de Paris qu’il déploie devant Flaubert dans les nuits d’Égypte. Flaubert s’indigne, crie à Maxime son dégoût, se tourne par le souvenir vers son vrai camarade d’art, qui aurait tout sacrifié pour l’accompagner en Orient, et qui continue, à Rouen, à donner tout le jour des leçons de latin. Il écrit d’Égypte à Bouilhet : « Ce qui nous manque à tous, ce n’est pas le style, ni cette flexibilité de l’archet et des doigts désignée sous le nom de talent. Nous avons un orchestre nombreux, une palette riche, des ressources variées. En fait de ruses et de ficelles nous en savons beaucoup plus qu’on n’en a jamais su. Non, ce qui nous manque c’est le principe intrinsèque. C’est l’âme de la chose, l’idée même du sujet. Nous prenons des notes, nous faisons des voyages, misère ! misère ! Nous devenons savants, archéologues, historiens, médecins, gnaffes et gens de goût. Qu’est-ce que tout cela y fait ? Mais le cœur, la verve, la sève ; d’où partir et où aller ? Oui, quand je serai de retour, je reprendrai, et pour longtemps j’espère, ma vieille vie tranquille sur ma table ronde, entre la vue de ma cheminée et celle de mon jardin. Je continuerai à vivre comme un ours, me moquant de la patrie, de la critique et de tout le monde. Ces idées révoltent le jeune Du Camp qui en a de tout opposées, c’est-à-dire qu’il a des projets très remuants pour son retour et qu’il veut se lancer dans une activité démoniaque[7]. » La lettre paraît sauter d’une idée à une autre. En réalité, tout se tient. Il y a un intérieur de la création artistique à peser, à penser, à construire ; il y a une œuvre de patience et de durée à accomplir ; il y a une réalité spirituelle à vivre ; il y a, pour l’artiste vrai, son salut à faire dans la retraite, alors que le jeune Du Camp ne rêve que la vie du monde. Flaubert ne publiera pas Saint Antoine, le rejettera pour le moment comme une erreur de jeunesse, mais il sera lui-même un saint Antoine, un solitaire de l’art, et l’histoire de Delamarre mûrit silencieusement. « Je me demande, écrit-il dans la même lettre, d’où vient le dégoût profond que j’ai maintenant à l’idée de me remuer pour faire parler de moi. » D’où qu’il vienne, nous savons où il va ! Il va à l’expression littéraire de ce dégoût. Ce qu’il prenait autrefois pour le goût de se remuer, le rêve du voyage, c’était le dégoût de la vie sédentaire. Le voyage lui permet de loger et de classer le voyage dans le même dégoût. Excellente disposition pour mettre au point ses horizons intérieurs, placer (jusqu’à nouvel ordre) Rouen et Yonville sur le même plan que Constantinople et Calcutta, le plan humain.

Quand il écrivait Novembre, il rêvait à Damas, et à Damas, il rêve de Novembre. C’est de là qu’il écrit : « Novembre me revient en tête. Est-ce que je touche à une renaissance ou serait-ce la décrépitude qui ressemble à la floraison. Je suis pourtant revenu (non sans mal) du coup affreux que m’a porté Saint Antoine. Je ne me vante point de n’en être pas encore un peu étourdi, mais je n’en suis plus malade comme je l’ai été durant les quatre premiers mois de mon voyage. Je voyais tout à travers le voile d’ennui dont cette déception m’avait enveloppé, et je me répétais l’inepte parole que tu m’envoies : À quoi bon ? Il se fait pourtant en moi un progrès… Je me sens devenir de jour en jour plus sensible et plus émouvable. Un rien me met la larme à l’œil. Il y a des choses insignifiantes qui me prennent aux entrailles. Je tombe dans des rêveries et des distractions sans fin. Je suis toujours un peu comme si j’avais trop bu ; avec ça de plus en plus inepte et inapte à comprendre ce qu’on m’explique. Puis de grandes rages littéraires. Je me promets des bosses au retour[8]. » État de grâce, en gros, pas très différent de celui des mystiques. Saint Antoine est maintenant du passé. Le voyage n’a pas distrait Flaubert, mais l’a au contraire ramassé sur lui-même ; l’intelligence cède la place à l’intuition ; il voit tout comme dans un rêve et en même temps comme dans une réalité supérieure ; il finit par n’être plus nulle part, par ne sentir qu’une disponibilité infinie de lieu.

Cela à certains moments. Il a aussi ses moments d’observation. Mais là encore il lui vient autre chose que ce qu’il avait espéré. Le pittoresque le lasse, il n’a rien de ce que Gautier appelait un daguerréotype littéraire. Il avait été chercher des paysages et des couleurs, il a trouvé de l’humanité, il a senti que sa seule et vraie vocation était là. « Mon genre d’observation est surtout moral. Je n’aurais jamais soupçonné ce côté au voyage. Le côté psychologique, humain, comique, y est abondant[9]. » Disons plutôt que c’est celui qui l’intéresse le plus. Il apprend en Orient non à connaître l’Orient, mais à se connaître. Même chose était arrivée à Montaigne lors de son voyage d’Italie, d’où il est revenu l’homme du troisième livre des Essais ; l’écart des deux éditions de 1580 et de 1588 se mesure de ce point de vue. La plus belle découverte, la seule, qu’ait faite Flaubert dans son voyage d’Orient, c’est une découverte intérieure. « Je veux pour vivre tranquille avoir mon opinion sur mon compte, opinion arrêtée et qui me règlera sur l’emploi de mes forces. Il me faut connaître la qualité de mon terrain et ses limites avant de me mettre au labourage. J’éprouve, par rapport à mon état littéraire intérieur, ce que tout le monde, à notre âge, éprouve un peu par rapport à la vie sociale ; je me sens le besoin de m’établir[10]. »

Le meilleur et le plus décisif de son voyage d’Orient, c’est donc le visage qu’il tourne de là-bas vers la Normandie, le trésor qu’il y trouve est une puissance de désillusion. Il fallait avoir passé par cette riche désillusion pour peindre, dans Madame Bovary, l’illusion en pleine pâte. « Il lui semblait, dit-il d’Emma, que certains lieux sur la terre devaient produire du bonheur, comme une plante particulière au sol et qui pousse mal tout autre part. » Il fallait que lui-même l’eût cru jadis, il fallait que maintenant il ne le crût plus ; et ces deux sentiments étaient nécessaires pour donner, comme deux images stéréoscopiques, le relief de la réalité.

Quant au butin proprement oriental de Flaubert il est secondaire, ou tout au moins discutable. En Égypte il songe bien à un roman sur l’Égypte antique, mais ne lui donne pas le moindre commencement d’exécution. Il s’enthousiasme pour un projet de roman sur l’Orient moderne, un Orient qui se défait comme l’Occident de Madame Bovary et de Bouvard et Pécuchet. « Le nombre des pèlerins de la Mecque diminue de jour en jour ; les ulémas se grisent comme des Suisses ; on parle de Voltaire ! Tout craque ici comme chez nous. Qui vivra s’amusera[11] ! » Du Camp et lui avaient rapporté d’Égypte un gros cahier sur les mœurs musulmanes, rapsodie notée des conversations d’une sorte de drogman payé trois piastres l’heure. Ils étaient frappés aussi par ce qu’ils trouvaient de curieux dans les entretiens de Français établis là-bas, de saint-simoniens partis à la suite du Père Enfantin. Tout cet Orient des derniers jours eût fait un roman d’ailleurs bien arbitraire et superficiel dont Flaubert vit bientôt l’impossibilité. Son souvenir le plus profond d’Égypte est une nuit passée à Esneh avec une courtisane arabe réputée, Ruchouk-Hanum. Jérusalem ne lui inspire qu’une immense tristesse et de lourdes facéties. Il la visite en voltairien morne. « Le prêtre grec a pris une rose, l’a jetée sur la dalle, y a versé de l’eau de rose, l’a bénite et me l’a donnée ; ç’a été un des moments les plus amers de ma vie, ç’eût été si doux pour un fidèle ! Combien de pauvres âmes eussent souhaité être à ma place ! Comme tout cela était perdu pour moi ! Comme j’en sentais donc bien l’inanité, l’inutilité, le grotesque et le parfum[12] ! » Constantinople lui plaît et il ne la quitte qu’à regret. En Grèce, il se flatte d’« aspirer de l’antique à plein cerveau. » et J’ai profondément joui au Parthénon[13]. » En réalité il comprend peu l’art antique et le classique, inaugure la Grèce orientalisée et passée au vermillon, le romantisme des classiques et toute cette série. L’Acropole lui est une occasion de crier contre Racine. « Était-ce couenne, l’antiquité de tous ces gens-là ! En a-t-on fait, en dépit de tout, quelque chose de froid et d’intolérablement nu ! Il n’y a qu’à voir au Parthénon pourtant les restes de ce qu’on appelle le type du beau ! S’il y a jamais eu au monde quelque chose de plus vigoureux et de plus nature, que je sois pendu ! Dans les tablettes de Phidias, les veines des chevaux sont indiquées jusqu’au sabot et saillantes comme des cordes. » Il reviendra ailleurs encore sur ces veines, qui lui paraîtront une découverte et un fait décisif. L’atticisme lui sera toujours étranger, et Racine demeurera sa bête noire. Il ne voit la Grèce, dans les trois Tentations, que d’Alexandrie. Il rapporte une vision d’Orient un peu trouble encore, qui a besoin de se décanter en Normandie, et qu’il retrouvera dans sa mémoire quand il fera succéder Salammbô à Madame Bovary.

  1. Correspondance, t. II, p. 53.
  2. Correspondance, t. II, p.107.
  3. Souvenirs littéraires, t. 1. p. 480.
  4. Souvenirs littéraires, t. 1. p. 481.
  5. Carnets de voyage, t. I, p. 185.
  6. Carnets de voyage, t. I, p. 187.
  7. Correspondance, t. II, p. 202.
  8. Correspondance, t. II, p. 237.
  9. Correspondance, t. II, p. 252.
  10. Correspondance, t. II, p. 254.
  11. Correspondance, t. II, p. 239.
  12. Correspondance, t. II, p. 230.
  13. Correspondance, t. II, p. 295.