Gustave Wasa/Acte I

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Oeuvres complettes d’Alexis Piron, Texte établi par Rigoley de Juvigny, M. Lambert2 (p. 122-140).
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PERSONNAGES

gustave, prince du sang des rois de Suède.

Adélaïde, princesse de Suède.

christierne, roi de Danemark et de Norvège.

Frédéric, prince de Danemark.

Léonor, mère de Gustave.

casimir, seigneur suédois.

rodolphe, confident de Christierne.

Sophie, confidente,d’Adélaïde et de Léonor.

Gardes.

La scène est à Stockholm, dans l’ancien palais des rois de Suède.

ACTE I



Scène I


Christierne, Rodolphe.

christierne

Rodolphe, quel rapport viens-tu faire à ton roi ?
De Christierne absent révère-t-on la loi ?
Et, tandis que Stockholm exige ma présence,
Le Danemark en paix souffre-t-il la régence ?
La reine…

rodolphe

Elle n’est plus, seigneur ; et cette mort
Peut-être enlève un sceptre au monarque du nord.
Du sénat mécontent l’autorité jalouse
Ne ployoit qu’à regret sous votre auguste épouse ;
À peine a-t-il en main le timon de l’état,
Que le peuple, sous lui, respire l’attentat,
Traite d’invasion, de puissance usurpée,
Ce qu’ici vous tenez de Rome et de l’épée ;

Et, s’érigeant en juge entre Stockholm et vous,
Prétend borner vos droits, ou vous les ravir tous.

christierne

Gustave est mort : sa chute et décide et prononce ;
C’est une autre nouvelle, ami, que je t’annonce :
Nouvelle dont le bruit, effrayant les mutins,
Dissipera bientôt l’orage que tu crains.
Jusqu’ici, dans le cours d’une guerre inconstante,
Du malheureux Sténon la dépouille flottante
Divisa la Suède, et retint suspendu,
Entre Gustave et moi, l’hommage qui m’est dû,
Fatigué des complots de ce rival habile,
Je mis sa tête à prix : il n’a plus eu d’asile ;
Chacun se disputoit l’honneur de l’immoler,
Et son heureux vainqueur demande à me parler.
Je crains peu les effets, ayant détruit la cause ;
Et le chef abattu, le reste est peu de chose.
Laissons donc, pour un temps, ces soins ambitieux,
Et que je m’ouvre ici tout entier à tes yeux.
Tu m’annonces le sort d’une épouse importune,
Dont l’époux dès longtemps médisoit l’infortune ;
Oui, la mort, la frappant de ses traits imprévus,
Rompt des nœuds que bientôt le divorce eût rompus.

rodolphe

Quelles raisons, seigneur, l’avoient donc condamnée ?

christierne

Le projet résolu d’un nouvel hyménée ;

Les transports d’un amour vainement combattu,
Et d’autant plus ardent que toujours il s’est tu.

rodolphe

Tout le monde, en effet, seigneur, en est encore
À connoître l’objet que votre flamme honore.

christierne

Que ta surprise augmente en apprenant son nom.
Adélaïde…

rodolphe

Elle ?

christierne

Oui ; la fille de Sténon,
Héritière du trône, attachée à Gustave,
Promise à Frédéric, détenue en esclave,
Reste unique et plaintif d’un sang que j’ai versé :
Voilà d’où part, ami, le trait qui m’a percé.

rodolphe

Si sa possession, seigneur, vous est si chère,
Pourquoi permettre donc que Frédéric espère ?

christierne

Hélas ! Souvent ainsi, nous-même, contre nous,
Du sort qui nous poursuit nous préparons les coups.
Juste punition de la façon barbare
Dont ma rage accueillit une beauté si rare !
Écoute ; et plains un cœur qui n’a pu s’attendrir
Qu’après avoir tout fait pour n’oser plus s’offrir.

Par un dernier assaut, cette ville emportée
Couvroit de ses débris la mer ensanglantée :
La vengeance y faisoit éclater sa fureur ;
Et le droit de la guerre y répandoit l’horreur.
Ce palais renfermant de nombreuses cohortes,
Nous y courons ; la hache en fait tomber les portes.
J’entre. On fuit devant nous. Le sang coule ; et nos cris
Font voler la terreur sous ces vastes lambris.
Mourante, entre les bras d’une femme éperdue,
Adélaïde alors fut offerte à ma vue.
Sa pâleur, à mon œil de colère enflammé,
Déroba mille appas qui m’auroient désarmé.
D’un mortel ennemi je ne vis que la fille,
Que le reste d’un sang funeste à ma famille :
Les armes de son père ont fait périr mon fils,
Et cette image alors fut tout ce que je vis.
De peur de trahir même un courroux légitime,
Je détournai les yeux de dessus la victime ;
Et ce courroux ainsi, libre dans son essor,
L’envoya dans la tour, où je la tiens encore.
À n’en sortir jamais elle étoit condamnée :
Mais on adore ici le sang dont elle est née.
Il étoit important de tout pacifier,
Et ce fut à ma haine à se sacrifier,
À souffrir que l’hymen unît à sa personne
L’héritier présomptif de ma triple couronne.
Frédéric, avoué de l’état et de moi,
Eut donc ordre d’aller lui présenter sa foi.
Il y fut. Le penchant suivit l’obéissance ;

Mais, quoiqu’il eût pour lui rang, mérite et naissance,
Qu’au plus dur esclavage, en s’offrant, il mît fin,
Deux ans de soins n’ont pu faire accepter sa main.
Cent fois, las du mépris dont on payoit ses peines,
D’un mot j’aurois tranché ces difficultés vaines,
Si le prince alarmé, rejetant ce secours,
N’eût heureusement su m’en empêcher toujours.
Enfin je m’accusai de trop de complaisance ;
Et croyant qu’à mon ordre il manquoit ma présence,
Je vis Adélaïde. Ah ! Rodolphe, peins-toi
Tout ce qu’a la beauté de séduisant en soi,
Tout ce qu’ont d’engageant la jeunesse et des grâces
Où la tendre langueur fait remarquer ses traces !
Jamais de deux beaux yeux le charme en un moment
N’a, sans vouloir agir, agi si puissamment,
Ni jamais, dans un cœur, l’amour ne prit naissance
Avec tant d’ascendant et si peu d’espérance.
De quoi pouvois-je alors en effet me flatter ?
Les suites d’un divorce étoient à redouter.
Qu’eus-je opéré d’ailleurs sur cette âme inflexible,
Que de loin dominoit un rival invincible ?
Je n’osai donc parler : mon feu se renferma ;
Mais, sous ce feu couvert, le dépit s’alluma.
Du fugitif aimé craignant l’audace active,
Je resserrois toujours les fers de ma captive ;
Enfin, pour n’avoir plus à la persécuter,
Je publiai l’arrêt qu’on vient d’exécuter.
Frédéric ici donc est le seul qui me gêne.
Qu’il aille à Copenhague y remplacer la reine :

Qu’il parte, et que l’honneur d’un si brillant emploi
Serve d’heureux prétexte à l’éloigner de moi.

rodolphe

Frédéric est encor vertueux et fidèle,
Mais il est adoré dans le parti rebelle,
Et des écrits publics font revivre des droits
Que l’on prétend qu’il a de nous donner des lois.
Erreur pernicieuse, ou damnable artifice
Qui travestit le crime en acte de justice,
Du maître et des sujets rompt le sacré lien,
Et fait d’un parricide un zélé citoyen !
N’exposez pas le prince au danger trop visible
D’oublier ses devoirs en trouvant tout possible,
Et surtout au moment qu’environné d’amis,
Son amour offensé se croiroit tout permis.
Laissez-le, s’occupant de sa folle tendresse,
Vainement soupirer aux pieds de la princesse.
Cependant, sous le joug ramenant le danois,
Et bientôt pour un sceptre en pouvant offrir trois,
Satisfaites ce feu dont vous daignez vous plaindre :
Déclarez-vous en roi qui n’a plus rien à craindre ;
Et vous verrez alors qu’un amant couronné
Devient, dès qu’il lui plaît, un époux fortuné.

christierne

Des soucis dévorants où mon cœur se consume,
Je sens que ta présence adoucit l’amertume.
Sur tes conseils, ami, je réglerai mes pas.
Veille, écoute et vois tout ; ne te ralentis pas.

Perce de cette cour l’obscurité perfide.
Sous ta garde, aujourd’hui, je mets Adélaïde.
Fais-la de sa prison passer en ce palais ;
Mais auprès d’elle encor n’accorde aucun accès.
Du sort de son amant gardons-nous de l’instruire.
Chargeons-en le rival à qui nous voulons nuire…
Va ; tâche seulement, lui peignant ma grandeur,
Tâche à la disposer à l’offre de mon cœur.


Scène II


christierne

Des faveurs que le ciel m’annonce ou me prépare,
Un si fidèle ami, sans doute, est la plus rare.
De mes exploits en vain je veux goûter le fruit :
La fortune me cherche, et le bonheur me fuit.
Sous le superbe dais des trônes que l’on vante,
Siègent les noirs soupçons et l’aveugle épouvante.
Un sommeil inquiet en suspend les travaux,
Et le trouble m’y suit jusqu’au sein du repos.
Quoi ! Pour objets de crainte ou de guerre éternelles
Des voisins ennemis, ou des sujets rebelles ?
J’ai dompté les premiers ; et les autres, cent fois
D’un sentiment sévère ont ressenti le poids.
Déjà, si je n’accours, l’hydre est prête à renaître…
Esclaves révoltés, tremblez sous votre maître ;
Redoutez un courroux trop souvent rallumé :
Traîtres, je serai craint si je ne suis aimé.


Scène III


Christierne, Frédéric, Casimir.

christierne

Frédéric, savez-vous le destin de la reine ?

frédéric

Seigneur, on me l’apprend, et le devoir m’amène…

christierne

Vous a-t-on dit aussi, qu’infidèle à son roi,
Mon peuple ose, pour vous, s’élever contre moi ?

frédéric

Ah ! Je le désavoue, et je n’ambitionne…

christierne

Prince, on ne s’ouvre guère à ceux que l’on soupçonne.
Qui m’eût été suspect sur un tel intérêt,
Pour toute confidence eût reçu son arrêt.
Je vous connois si bien que mon ordre suprême
Du soin de nous venger vous eût chargé vous-même,
Si je n’avois pas craint pour vous l’état fâcheux
D’un amant qu’on arrache à l’objet de ses voeux.

frédéric

À de pareils égards je dois être sensible…
Mais cet objet aimé, Seigneur, est inflexible.

Il le sera toujours, et quelque éloignement
Serait pour moi plutôt un secours qu’un tourment.

christierne

Le désespoir vous trompe, et n’est qu’une foiblesse,
Que de justes raisons défendent qu’on vous laisse ;
Et je veux…

frédéric

Vous voulez croître ce désespoir,
Seigneur, en vous armant de tout votre pouvoir ?
Ah ! Laissez-moi me vaincre, et soyez moins rigide :
Ne persécutons plus la triste Adélaïde.
Croyant par mon amour adoucir ses malheurs,
Mes assiduités secondoient vos rigueurs ;
Mais puisque sa constance, et vous et moi nous brave,
Puisque le nœud fatal qui l’attache à Gustave
Est serré par le temps, loin d’en être affaibli,
Je ne veux je n’ai plus que la mort ou l’oubli.

christierne

Espérez mieux d’un bruit que la cruelle ignore.

frédéric

Et quel bruit ?

christierne

Ce n’est plus qu’une ombre qu’elle adore.

frédéric

Qu’une ombre ?… Quoi ! Gustave ?…

christierne

Est tombé sous les coups

D’une secrète main, vendue à mon courroux.
Voilà pour son amante une triste nouvelle ;
Mais c’est une raison pour tout obtenir d’elle.
L’intérêt de vos feux demandoit ce trépas.
Informez-l’en vous-même, et ne m’accusez pas.
D’un glorieux hymen lui relevant les charmes,
Achevez d’épuiser et d’essuyer ses larmes.
Du reste, vantez-lui vos soins officieux :
Je leur accorde enfin son retour en ces lieux.
Elle y peut revenir… mais plus de résistance.
Sachez faire cesser sa désobéissance,
Lui faire respecter mes ordres absolus,
Ou le maître offensé ne vous consulte plus.


Scène IV


Frédéric, Casimir.

casimir

Mon âme dès longtemps, seigneur, vous est connue :
Souffrez qu’en liberté je pleure, à votre vue,
Les malheurs de Gustave et ceux de mon pays.

frédéric

Les intérêts du mien ne sont pas moins trahis.
Répandons, Casimir, l’un et l’autre des larmes ;
Toi sur ton prince, et moi sur la honte des armes
Dont nous venons d’abattre un ennemi si grand.

Christierne triomphe en nous déshonorant.
L’inhumain ! Et je suis son sujet… lui mon maître !
Ah ! Laissant là les droits du sang qui m’a fait naître,
C’est un cri qui du ciel doit être autorisé :
Tout sceptre que l’on souille est un sceptre brisé.

casimir

L’infortune publique et ce noble langage
Montrent bien que le trône étoit votre partage.
Hélas ! Que plus d’ardeur en vous pour ce haut rang
Nous eût bien épargné des regrets et du sang !
Faut-il que la vertu modeste et magnanime
Néglige ainsi ses droits pour en armer le crime !

frédéric

Donne à mon indolence, ami, des noms moins beaux :
Je n’eus d’autres vertus que l’amour du repos.
Je ne méprisai point les droits de ma naissance,
J’évitai le fardeau de la toute-puissance.
Je cédai, sans effort, des honneurs dangereux,
Et le pénible soin de rendre un peuple heureux.
D’un noble dévouement je ne fus pas capable.
Des forfaits du tyran ma mollesse est coupable,
Et, pour mieux me charger de tous ceux qu’il commet,
Le cruel m’associe au comble qu’il y met.
Par un assassinat, qui tient lieu de victoire,
C’est peu que de son peuple il ait terni la gloire ;
C’est peu de publier qu’à cette cruauté
De mes feux malheureux l’intérêt l’a porté :

Pour achever ma honte, et consommer son crime,
Il veut que ce soit moi qui frappe la victime ;
Que de moi la princesse apprenne son malheur ;
Qu’en lui tendant la main je lui perce le cœur !…
Évitons-là ; fuyons. Prévenons ma foiblesse.
Son amour inquiet m’interroge sans cesse,
Et sans cesse, à regret, le mien se voit réduit
À ne lui pas ôter l’espoir qui la séduit.
Lui laisserai-je encor cet espoir inutile ?
Et, quand je le voudrois, serois-je assez tranquille ?
Un seul mot, un regard, un soupir… Je la vois !
Retiens, cher Casimir, tes pleurs, ou laisse moi.


Scène V


Frédéric, Adélaïde, Léonor.

adélaïde

Séjour où commandoit l’auteur de ma naissance,
Lieux témoins du bonheur de ma paisible enfance,
Palais de mes aïeux, où leur sang est proscrit,
Hélas ! Que votre aspect me frappe et m’attendrit !

frédéric

Pourquoi ne pas avoir évité sa présence ?
Mon trouble, à chaque instant, peut trahir mon silence.

adélaïde

Un bonheur apparent cause un nouvel effroi,
Seigneur, à qui subit les cruautés du roi.
À la clarté du jour il veut bien que je vive ;
Avec quelle douceur il parle à sa captive.
Ce changement qui tient en suspens mes esprits,
De ma soumission devroit être le prix.
Vous l’êtes-vous promise ? Auriez-vous laissé croire
Que je songe à trahir et Gustave et ma gloire ?

frédéric

Non, madame ; vous-même, avez-vous un moment
Accusé mon amour d’un tel égarement ?
Non, sincère et soumis, j’ai sur votre constance,
Ainsi que mes discours, réglé mon espérance :
Frédéric qui vous aime, et que vous avez craint,
N’aspire qu’à l’exil, et ne veut qu’être plaint.

adélaïde

être plaint ! Ah ! Seigneur, le destin qui m’outrage
Ne permet qu’à moi seule un si triste langage.
Vous aimez, dites-vous ; voilà tous vos malheurs.
Mais n’est-ce que l’amour qui fait couler vos pleurs ?

frédéric

Madame, l’on ressent, quand l’amour est extrême,
Avec ses propres maux ceux de l’objet qu’on aime.
Souffrant donc à la fois ma peine et vos ennuis,
Nul ici n’est à plaindre autant que je le suis.

adélaïde

Vous avez, je le sais, partagé mes alarmes ;
La prison d’où je sors, vous a coûté des larmes ;
Et votre appui, sans doute, en éclaircit l’horreur.
J’ai pu craindre un moment qu’à mon persécuteur
De la même pitié l’adresse téméraire
Ne m’eût peinte incertaine et prête à lui complaire.
Grâce au ciel, elle a su plus noblement agir,
Et je puis en goûter les effets sans rougir.
Soyez sûr à jamais de ma reconnoissance…
Que le don de mon cœur n’est-il en ma puissance !
Mais vous savez, seigneur, si j’en puis disposer :
Ce n’est plus un tribut qu’on me doive imposer.
Lassez-vous d’un récit qui toujours vous afflige,
Et que de moi pourtant sans cesse l’on exige.
Je dois être à Gustave : il en a pour garant
La volonté d’un père, et d’un père expirant.
"Ma fille, me dit-il, comptons sur sa vaillance.
Il sera mon vengeur ; soyez ma récompense… "
Cet ordre, mes serments, mon amour, sa valeur,
Voilà ses droits. J’en compte encore un : son malheur.
La fuite où le condamne un pouvoir tyrannique…
Exil où mon image est sa ressource unique,
Cela seul en mon cœur a droit de le graver,
Et le vôtre est trop grand pour ne pas m’approuver.
Si la fortune aussi, pour nous moins inhumaine,
Si la victoire, un jour, en ces lieux le ramène,
De ce héros, instruit de vos bontés pour moi,
L’estime et l’amitié paieront ce que je dois.

J’espère tout encor, seigneur, puisqu’il respire,
Et c’est vous, tous les jours, qui me le daignez dire.
Il m’aime ; il saura vaincre : il brisera mes fers.
Les tyrans sont-ils seuls à l’abri des revers ?
Les nôtres finiront.

frédéric

à part.

Malheureuse princesse !

adélaïde

Vous vous troublez ! Quelle est la douleur qui vous presse ?

frédéric

Vous connoissez le roi, madame, et vous savez…

adélaïde

Je sais que le barbare ose tout. Achevez…

frédéric

Hélas !

léonor

Va-t-il sur nous fondre un nouvel orage ?

frédéric

Léonor, soutenez aujourd’hui son courage !
Adieu.

Il sort.

léonor

Qu’annonce enfin ce douloureux transport ?

frédéric

à Frédéric.

Ah ! Mon cœur a frémi, seigneur ! Gustave est mort !


Scène VI


Adélaïde, Léonor.

adélaïde

À ce comble de maux vous m’aviez réservée,
Madame ; et par vos soins je m’y vois arrivée.
Non, ce cœur déchiré ne vous pardonne pas :
Pourquoi, mille fois prête à mourir dans vos bras,
Le jour où dans les fers par vous je fus suivie,
Pourquoi m’avoir rendue aux horreurs de la vie ?
Mes yeux, mes tristes yeux, qu’à regret je rouvris,
N’auroient pas maintenant à pleurer votre fils.

léonor

Montrons, montrons, madame, une âme plus virile :
Est-ce à vous à pleurer quand sa mère est tranquille ?

adélaïde

Calme dénaturé, qui ne sert en ce jour
Qu’à prouver que le sang est moins fort que l’amour !

léonor

Il prouve qu’à mon âge un peu d’expérience
Condamne entre ennemis, l’excès de confiance.
Un fils m’est aussi cher que vous l’est un amant,
Et je ne voudrois pas lui survivre un moment.
Mais n’est-ce pas, madame, être aussi trop crédule ?

De nous tromper ici se fait-on un scrupule ?
On veut vous dégager de vos premiers serments.

adélaïde

Ah ! Le prince eut toujours de nobles sentiments :
Frédéric est sincère.

léonor

Oui, mais, madame, il aime.
Christierne, d’ailleurs, peut l’abuser lui-même.
Celui-ci, sur un bruit qui flatte sa fureur,
Tout le premier, peut-être, est aussi dans l’erreur.
Se plaisant au récit d’événements semblables,
Le peuple a, de tout temps, donné cours à des fables.
Gustave, sans chercher d’exemples au-dehors,
Sur ce mauvais garant, me compte au rang des morts.
Dans le sanglant désastre où je perdis son père,
L’opinion publique enveloppant sa mère,
Sans doute, quand le bruit en parvint jusqu’à lui,
Je lui coûtai les pleurs qu’il vous coûte aujourd’hui.
Comme moi, sous un nom qui le fait méconnoître,
Peut-être il vit… que dis-je ? Il triomphe peut-être.
Pour un heureux augure acceptons mon espoir.
C’est un cœur maternel qui tarde à s’émouvoir.
Enfin, madame, enfin, si le vouloir céleste
Par un songe aux mortels souvent se manifeste,
Le bras, le bras vengeur est levé sur ces lieux.
Deux fois le ciel, deux fois cette nuit à mes yeux,
Ce ciel, au châtiment trop lent à se résoudre,
A présenté Gustave ayant en main la foudre.

De la pourpre royale il étoit revêtu,
Tandis que sous ses pieds Christierne abattu,
Cachant dans la poussière un front sans diadème,
Restoit dans cet opprobre en horreur aux siens même.
Est-ce nous annoncer mon fils privé du jour ?

adélaïde

Eh bien ! Donc, de Sophie attendons le retour.
Sophie, à ses parens pour un moment rendue,
Saura d’eux la nouvelle et qui l’a répandue.
Vous aurez, jusque-là, suspendu mes tourments.
Puisse l’effet répondre à vos pressentiments !