Gustave Wasa/Stances a M. le Comte de Livry

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Oeuvres complettes d’Alexis Piron, Texte établi par Rigoley de Juvigny, M. Lambert2 (p. 83-84).

À Monsieur le Comte de Livry.

Comte de plus en plus je ressemble à l’Amour ;
Mais c’est par un endroit qui fera peu d’envie :
La lumière à mes yeux sera bientôt ravie.
Ô Comte aimable à voir ! Je vais perdre le jour
Longtemps peut-être avant la vie.
Le philosophe en moi parle du mieux qu’il peut :
La Cécité, dit-il, a de grands avantages,
Même elle a fait parfois l’ambition des sages.
Ici bas, il est vrai, l’on voit plus qu’on ne veut,
Quand on lit bien sur les visages.
Faible soulagement que se forge l’esprit !
Le seul qu’offre mon cœur à ma douleur mortelle,
Ce sera de songer dans la nuit éternelle,
Que mes derniers regards dans ce dernier écrit
Vous auront témoigné de mon zèle.
Il a pris dira-t-on, bien de la peine en vain,
Et de prétendu zèle est d’une étrange espèce ;
L’esprit avec la vue apparemment lui baisse.
À quoi bon présenter un brouillon de sa main,
Quand le mis au net est sous presse ?

Mais c’est ne raisonner, ne sentir qu’à moitié.
De l’amour délicat j’ai suivi le système :
On veut de sa main propre écrire ce qu’on aime.
Eh ! Pourquoi le respect, l’estime et l’amitié
Ne penseroient-ils pas de même ?
Pour vous au fond du cœur j’ai ces trois sentiments :
Qu’au lecteur à jamais ce manuscrit l’atteste !
J’épargne un long éloge à votre front modeste ;
J’ai dit ce que je dois vous dire en ces moments.
Le public va lire le reste.