Gwen, princesse d’Orient/02

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Tallandier (p. 25-30).


II


Gwen fut présentée au père de Dougual dans un kiosque de marbre rouge qui s’élevait sur la berge d’un petit lac fleuri de lotus roses.

Émue, un peu anxieuse, elle y entra en compagnie de son mari et vint s’incliner devant Ivor qui s’entretenait avec son inséparable Appadjy.

— Voici ma femme, dit Dougual.

Le comte tendit sa main et serra légèrement les doigts un peu frémissants qui s’y posaient.

— Soyez la bienvenue, dit-il avec une froideur polie qui fut le ton général de l’entrevue, assez courte, après laquelle Dougual prit congé, en emmenant sa femme.

Appadjy et le comte les suivirent des yeux un long moment, en silence. Puis M. de Penanscoët murmura, le front barré d’un pli profond :

— Je comprends qu’elle plaise furieusement à Dougual !… C’est une beauté rare et d’un charme… beaucoup trop dangereux.

— Je suis de ton avis. Une femme telle que celle-là, avec l’intelligence vive que l’on devine chez elle, pourrait avoir trop d’influence sur lui, surtout en prenant de l’expérience. Donc, il faudrait les séparer…

— Ah ! tu y viens aussi, toi ? dit vivement M. de Penanscoët.

— Oui… mais il faut agir avec précaution. Rien ne presse.

Le comte eut un rictus qui donna à sa physionomie une soudaine expression de férocité.

— Je voudrais déjà la savoir hors d’ici, loin de mon fils ! dit-il violemment.

Appadjy leva les épaules en le considérant avec un sourire d’ironie.

— Eh ! pourquoi le priver si vite des joies que lui donne cette belle Gwen ? Rien ne presse, je le répète. Pas de fausse manœuvre, surtout, car avec Dougual…

— Ne crains rien… Dougual n’aura aucun soupçon.

Dougual et Gwen s’étaient éloignés à travers les jardins. Près d’eux marchait une toute jeune panthère, dont le rajah avait fait don à sa femme. Celle-ci, le front penché, avançait machinalement, le regard songeur, les lèvres un peu crispées. Dougual, jetant sur elle un regard investigateur, demanda :

— Qu’as-tu, Gwen ?

Elle eut un tressaillement léger.

— Mais rien… vraiment rien, cher Dougual.

Elle souriait, non sans effort.

— Tu ne me dis pas la vérité en ce moment, Gwen. C’est mon père qui a fait sur toi une impression désagréable.

La jeune femme rougit.

— Vraiment, ce que tu t’imagines là…

— Est exact. Avoue-le-moi sans crainte, ma bien-aimée.

— Eh bien ! oui, son regard… Oui, j’ai éprouvé un singulier malaise, sous ce regard-là…

— Sa nature n’est pas faite pour t’inspirer de la sympathie. Mais tu auras peu de rapports avec lui. Son existence et la mienne, au point de vue de la vie privée, sont très séparées, tout à fait indépendantes.

Gwen leva sur Dougual un regard surpris. C’était la première fois qu’il lui parlait ainsi de son père.

— Tu t’entends cependant bien avec lui ?

— Oui… Mais cela ne m’empêche pas de connaître et de juger son caractère.

Après un instant d’hésitation, Gwen demanda :

— Tu as cependant de l’affection pour lui ?

— De l’affection ?

Un rire d’ironie vint aux lèvres de Dougual.

— … Avant que tu apparaisses dans ma vie, ce mot-là n’avait aucune signification pour moi.

— Comment ? Et ta mère, ne l’aimes-tu pas ?

— Ma mère est presque une inconnue pour moi. Elle est restée complètement étrangère à mon éducation, et je n’ai eu avec elle que des rapports assez rares, en quelque sorte officiels… Ma chère Gwen, pour des raisons différentes, nous étions tous deux, moralement, des solitaires.

— Mais moi, si j’avais conservé ma mère, je n’aurais pas eu de solitude. Nous nous serions aimées… Oh ! ma pauvre maman, si tragiquement disparue !

Des larmes vinrent aux yeux de Gwen. Dougual se pencha pour mettre un baiser sur les paupières palpitantes.

— Je rechercherai le meurtrier de ta mère, ma Gwen aimée, et je lui infligerai la punition de son crime. Car il n’y a pas de doute pour moi : on lui versa le poison dont elle mourut.

— Comment le retrouver ?

— Ce ne sera sans doute pas difficile, avec les moyens dont je dispose… Pendant quelques mois, je vais être fort occupé… Je te dirai bientôt pourquoi. Mais, ensuite, il me sera possible de mettre en train cette recherche.

Ils atteignaient en ce moment le palais de Dougual. Celui-ci appela Willy, qui se tenait appuyé contre une colonne de marbre, et lui donna un ordre. Comme le jeune homme s’éloignait, Gwen fit observer :

— Son regard me produit presque la même impression que celui de M. de Penanscoët, Dougual. Il y a d’ailleurs une étrange ressemblance…

— Pas étrange, puisque Willy est le fils de mon père.

Gwen eut un sursaut d’étonnement.

— Ah ! vraiment !

— Sa mère était russe, je crois… Il avait une nature difficile, et mon père l’a fait élever fort durement. Il l’a mis tout jeune à mon service. Pour moi, c’est un chien dévoué, jusqu’à la plus féroce jalousie… du moins, il me paraît ainsi. Mais peut-on connaître les complexités de la nature humaine ?… et surtout d’un être tel que ce garçon, qui a dans les veines le sang des Penanscoët, avec, sans doute, leur orgueil, leur esprit d’aventure, leurs défauts et leurs qualités… ceux-là l’emportant, peut-être, sur celles-ci… Il a vécu dans une sorte d’esclavage ; mais il donne parfois l’impression d’un esclave prêt à la révolte. C’est une âme vindicative, fermée, dans laquelle subsiste quelque chose de sauvage. Il se courbe docilement sous mon joug, il semble avoir pour moi une sorte de culte. Mais j’ai toujours eu de lui une instinctive défiance, alors que je me confierais absolument à Wou et à quelques autres de mes serviteurs.

— Il a dû souffrir, dit pensivement Gwen. Je le comprends, moi qui ai vécu dans une si pénible dépendance, sans affection, sans appui.

— Mais, heureusement, ta nature n’est pas devenue mauvaise pour cela, ma très chère.

Elle n’osa lui répliquer qu’elle n’avait pas pour père un Ivor de Penanscoët… étrange, inquiétante figure dont les yeux durs et brillants — ces yeux qui étaient ceux aussi de Willy — la poursuivaient depuis cette courte entrevue de tout à l’heure. Heureusement, Dougual n’avait pas ces yeux-là !… et rien, dans sa physionomie, ne rappelait son père, sauf toutefois le type commun, en général, à tous les Penanscoët. Moralement, il devait être aussi très différent de lui, elle le pressentait.

Ressemblait-il à sa mère ? Elle avait trop peu vu encore Mme de Penanscoët pour en juger au point de vue physique. Quant à la nature de la comtesse, c’était l’inconnu… et très probablement ce le serait toujours, puisque pour son fils même elle était restée presque une étrangère.