Gwen, princesse d’Orient/05

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Tallandier (p. 53-62).


V


Dans la matinée du lendemain, comme Gwen était en train d’apprendre une broderie javanaise que lui montrait une de ses suivantes, elle vit apparaître Dougual. Il s’assit près d’elle, tandis que la Javanaise s’éloignait après une profonde prosternation.

En remarquant la physionomie un peu assombrie de son mari, Gwen demanda avec inquiétude :

— Qu’y a-t-il, Dougual ?

Il se pencha en entourant de son bras les épaules de la jeune femme.

— Quelque chose de pénible pour nous, ma Gwen… Il va falloir nous séparer, pour un peu de temps.

— Nous séparer ?… Oh ! Dougual !

— Tu seras courageuse, ma bien-aimée, parce qu’il s’agit de choses graves… Et tout d’abord, je vais te faire une confidence. Depuis bien des années, — presque depuis ma naissance, — mon père et Appadjy ont entrepris une action secrète chez les peuples orientaux, pour les amener peu à peu à secouer le joug étranger, à former un jour le grand empire d’Asie. Disposant d’énormes moyens pécuniaires et de nombreuses complicités en Chine, en Inde, au Japon, dans les îles malaises, ils ont acquis ainsi une influence formidable — et d’autant plus qu’ils faisaient agir la question religieuse, en surexcitant le fanatisme chez les adeptes du brahmanisme, de Bouddha et de Mahomet. En secret, ils ont préparé pour l’avenir la fusion de ces trois religions en un seul culte dont l’empereur d’Asie deviendrait le grand prêtre vénéré, adoré, comme une image de la divinité… Aujourd’hui, tout est prêt et l’action va se déclencher dans quelques semaines. Sur un mot d’ordre mystérieux, les peuples asiatiques se soulèveront. Une organisation parfaite a présidé aux préparatifs. Le matériel de guerre le plus nouveau se cache en des lieux secrets, et partout nous avons nos agents, tenus par les plus terribles serments… Voici donc que le moment est venu. Et dès la première réussite du mouvement, l’empereur d’Asie sera proclamé.

Dougual s’interrompit pendant quelques secondes. Gwen l’écoutait avec une attention ardente, les yeux dans ses yeux.

— … Cet empereur, ce sera moi.

Gwen sursauta, avec une exclamation :

— Toi !

— Oui… Depuis ma toute petite enfance, j’ai été élevé dans ce dessein. Mon père et Appadjy ont mis en moi tous leurs espoirs, toutes leurs ambitions. Je régnerai en souverain absolu et je serai, pour ces peuples, une sorte d’idole. Telle est ma destinée, Gwen.

La jeune femme, stupéfaite, restait sans parole. Tel était donc ce mystère pressenti par elle dans l’existence de son mari !

— Je te fais cette confidence parce que je me fie à ta discrétion, continua Dougual. Nous sommes assurés du succès. Mais pendant quelque temps je ne vais plus m’appartenir. Il me faudra aller de l’Inde à la Chine, du Japon aux îles malaises, en de continuels déplacements pour me montrer aux peuples soulevés que ma vue galvanisera, fanatisera. Pendant ce temps, tu serais seule et exposée à des dangers auxquels je veux te soustraire. C’est pourquoi j’ai décidé que, dès demain, tu quitterais Pavala en avion…

— Demain ?… quitter Pavala ? répéta Gwen en se redressant, toute frémissante.

— Oui, ma chérie, il le faut… Ici, des dangers te menaceraient, je te le répète.

— Mais toi… tu ne resteras pas non plus, alors ?

— Un peu de temps encore, jusqu’à la date fixée pour le soulèvement général.

— En ce cas, pourquoi me fais-tu partir si vite ?

D’une main à la fois impérieuse et douce, Dougual appuya contre son épaule la tête redressée de Gwen.

— Ma Gwen aimée, il faut avoir foi en moi. Je ne puis pour le moment te donner d’autres explications. Mais sois assurée que je ne me résignerais pas à me séparer de toi, si ce n’était pour préserver ta vie, qui m’est si chère.

— Tu as toute ma confiance, Dougual. Je suis prête à faire ce que tu voudras… Où m’enverras-tu ainsi ?

— À Kermazenc.

Cette fois encore, Gwen sursauta.

— À Kermazenc ?

Elle le regardait avec des yeux dilatés par la stupéfaction,

— Mais les Dourzen ?

— Personne ne devra savoir que tu t’y trouves. Et c’est précisément à cause de la proximité des Dourzen que je t’ai choisi cet asile. Car « on » n’aura pas l’idée de te faire rechercher précisément au lieu d’où, de toute logique, tu devrais rester éloignée, puisque ton tuteur a encore droit sur toi… Voici comment nous procéderons : demain, nous partirons en avion. Le pilote sera un de mes serviteurs les plus sûrs. De même celui d’un second avion, qui emmènera Wou, Li-Hang, un autre de mes serviteurs chinois, et une de tes servantes, cette Pavali qui vient de sortir. Je te conduirai directement à Kermazenc où tu auras soin de paraître toujours voilée aux yeux des gardiens qui y demeurent. En conservant le costume hindou, tu passeras pour être une de mes favorites orientales, que je relègue là comme punition. Naturellement, tu ne sortiras jamais du parc, sinon à la nuit, si tu veux te promener un peu sur la côte. Mais, en ce cas, tu devras toujours être accompagnée de Li-Hang. Car je te laisserai celui-ci pour te servir, ainsi que Pavali, qui est intelligente et fidèle. Toutes les semaines, tu m’écriras en adressant tes lettres à Rome — je te dirai chez qui. Les miennes te parviendront par la même voie.

— Je ferai ce que tu voudras, redit Gwen.

Sa voix tremblait. Dans les belles prunelles couleur d’océan passait une désolation profonde.

— … Et ce sera pour combien de temps ?

— Je ne puis encore te le dire, mon amour. Il faudra d’abord que j’assure ta sécurité complète. Mais je trouverai bien le moyen de venir passer quelques instants près de toi. Ce n’est pas pour rien que nos avions sont les plus rapides du monde.

— Je ne puis croire… je ne puis croire que nous allons nous séparer, murmura Gwen.

Elle frissonnait entre les bras de Dougual, sous les baisers dont il couvrait son visage.

— C’est le moment pour ma Gwen de montrer son énergie. Après ce temps d’épreuve, tu seras l’épouse du plus puissant souverain de la terre.

— Oh ! je ne puis m’imaginer cela, Dougual !

— C’est la continuation de ton conte de fées, ma belle Cendrillon. Et, comme dans tout conte qui se respecte, il y a aussi les mauvaises fées, les méchants génies dont il faut se défendre.

Dougual souriait en disant cela, mais Gwen perçut que ce sourire était forcé.

— J’ai encore une recommandation à te faire, reprit-il. Il ne faut pas qu’en dehors de Pavali, qui sera prévenue par moi, tu parles à personne de ce départ. Nul, en dehors de ceux qui nous suivent, ne doit être averti… Donc, agis comme de coutume, ne fais aucun préparatif de façon ostensible. Pavali s’en occupera cette nuit et Li-Hang, aidé de Wou, portera tes caisses jusqu’à l’avion. D’ailleurs, ne t’embarrasse pas de beaucoup de choses. Je te procurerai des adresses de maisons parisiennes d’où tu te feras envoyer — sous un nom supposé, naturellement — tout ce qui te sera nécessaire ou agréable… Et sois certaine, ma bien-aimée, que j’abrégerai autant que possible cet exil, si pénible pour tous deux.


… Huit jours plus tard, à la nuit tombante, Ivor de Penanscoët entra dans une des salles de son palais où Appadjy compulsait d’antiques manuscrits rédigés en sanscrit.

— Je viens de voir Dougual, dit-il.

— Ah !… Eh bien ?

Le brahmane se tournait à demi vers son ami, en attachant sur le visage soucieux un regard investigateur.

— Eh bien ! il est exact qu’il n’a pas ramené Gwen !

— Qu’en a-t-il fait ?

— Il l’a, dit-il, installée en Italie, du côté du lac de Garde. Pendant les premiers bouleversements, il aime mieux la savoir en Europe que parmi nos populations soulevées. Telle est du moins l’explication qu’il m’a donnée. Quant à ce départ précipité, et complètement secret, il ne m’en a pas donné d’autre raison que celle-ci : « Vous savez que chez moi les décisions sont promptes et que je les veux exécutées aussitôt. »

Appadjy secoua la tête.

— Naturellement, tu n’as rien cru de tout cela ?

— Certes ! Comme toi, je suis persuadé que Dougual soupçonne quelque chose de la vérité.

— As-tu remarqué, dans sa manière d’être à ton égard ?…

— Rien. Mais il est toujours si froid, si énigmatique, que l’on ne peut, en tout temps, guère pénétrer ce qu’il pense, ce qu’il ressent.

— Comment aurait-il pu savoir, cependant ? C’est moi qui ai préparé le poison, et c’est Dagar qui l’a versé. Or Dagar, sourd et muet, est en outre incapable d’une trahison.

— Personne d’autre, en effet, ne pouvait le savoir… Et pourtant, on l’a su.

— Tu le crois vraiment ?

— Sans cela, peux-tu m’expliquer pourquoi Dougual emmène aussi précipitamment sa femme et la cache ? — car je suis persuadé qu’elle n’est pas en Italie, ou du moins là où il le dit.

— Évidemment… évidemment… Mais alors, c’est une chose fort ennuyeuse… très grave, Ivor ! Car Dougual va t’en vouloir mortellement, et dès qu’il le pourra, dès que tu l’auras élevé au pouvoir suprême, il te brisera, il se vengera inexorablement, comme tu lui as appris que doit le faire un Penanscoët.

Les lèvres pâles d’Ivor eurent un frémissement.

— Nous verrons à y mettre un obstacle, en ce cas, dit-il.

Sa voix prenait un timbre dur, très bref.

— … Mais je voudrais avoir près de lui un observateur, qui puisse me renseigner sur ses faits et gestes. J’ai pensé à Willy.

— Willy ? dit le brahmane avec surprise. Il est attaché comme un chien à Dougual.

— Comme un loup serait plus juste. Il y a en lui quelque chose du fauve, inquiétant, sauvage, peu sûr… Rappelle-toi, quand je l’ai fait venir après avoir appris le départ de Dougual pour l’interroger, cet air singulier… J’ai eu l’impression, à ce moment-là, que, s’il avait su quelque chose, il me l’aurait dit. Et — autre impression encore — je crois qu’il déteste Gwen, probablement parce que son maître lui est trop attaché. Car c’est une nature jalouse, que celle-là, et vindicative… Pour ceci, il a de qui tenir, ajouta le comte avec un sourire cynique.

— Il est possible que tu aies vu juste, Ivor. En ce cas, Willy pourrait nous être précieux, en effet.

— Je crois arriver assez facilement à ce que je veux, près de lui. Il me ressemble sur certains points, je le répète, et il me craint. Je m’entendrai avec lui pour perdre Gwen et pour savoir ce que Dougual, une fois arrivé au but, songerait à faire contre nous.

Appadjy eut un rire bref et sarcastique.

— Allons, mon cher, tu ne comptes décidément pas sur la reconnaissance de ton fils !

— La reconnaissance de mon fils ? répéta Ivor avec un rictus sardonique. Je n’y ai jamais compté… j’y compterais encore bien moins si j’étais sûr qu’il sache que j’ai attenté à la vie de sa Gwen. Qu’importe ! Ce que j’ai voulu, de toutes mes forces, depuis des années, nous l’atteindrons demain… Dougual sera élevé au rang suprême, pour lequel nous l’avons préparé. Après cela, c’est à nous de veiller pour n’être pas précipités à terre, comme voudrait peut-être le faire ce jeune homme trop orgueilleux, trop volontaire et ingrat…

Une amertume passait dans la voix sèche. Pendant quelques secondes, une lueur de souffrance changea l’expression des durs yeux bleus.

— … Oui, nous y mettrons bon ordre, acheva M. de Penanscoët avec décision.