Hélène, II (Leconte de Lisle)

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La Phalange de 18452 (p. 183-186).

HÉLÈNE.


Ô vous qui saisissez la vivante harmonie
De la forme parfaite alliée au génie,
Apôtre épris d’amour pour l’antique beauté,
Venez ! — Allons revoir l’archipel enchanté,

Le paradis païen, la contrée immortelle
Où rayonne Aphrodite au cœur de Praxitèle ;
Où les dieux helléniens, Paros immaculé
De qui le ciel attique a seul été foulé,
Jaillissent, lumineux, sous la main qui les crée,
Dans leur nudité chaste et leur pose sacrée.

Venez ! — Soit que pour eux nous quittions le séjour
Où nos yeux tout d’abord se sont ouverts au jour ; —
L’île aux blondes moissons qui, de Cérès aimée,
Enclôt l’Etna fumant dans sa plaine embaumée ;
Soit la chaude Libye, ou Crète aux cent cités,
La riante Ausonie, habile aux voluptés,
Où l’on voit Parthénope, ardente et faible reine,
Sommeiller demi-nue aux bras de la sirène !
Soit que notre trirème, au cours aventureux,
Ait quitté de Milet les rivages heureux ; —
Qu’Éole soit propice au doux pèlerinage !
Que Thétys aux yeux bleus, nous guidant à la nage,
Avec ses bras d’albâtre entr’ouvre dans les flots
Un chemin de cristal d’Ionie à Délos ;
Puis, de l’île divine aux bords sacrés d’Athènes ;
Et là, d’un bras pieux abaissons les antennes.

Comme deux étrangers, d’humbles aïeux issus,
Ami, baignons nos pieds aux eaux de l’Ilyssus,
Par un soir qui permette à l’oreille flattée
D’ouïr chanter l’abeille aux ruches d’Aristée,
Et le troupeau, docile à la voix des bouviers,
Revenir à pas lents par les bois d’oliviers.
Écoutez, écoutez ! — la vague de Pirée
Murmure doucement une plainte inspirée
Qui roule dans nos cœurs, profond, mélodieux,
Le poème éternel des héros et des dieux ! —
Voyez ! — comme des plis d’une royale robe,
L’ombre, tombant des cieux, à demi nous dérobe
Les blocs marmoréens sous qui dort abrité
L’Olympe descendu du ciel inhabité ;
Et la ville si belle, et le saint promontoire
Où Platon a dressé son sublime oratoire !
Ô fille de Minerve, assise aux flots chanteurs,
Qu’il est doux de rêver à tes pieds enchanteurs !
Qu’il est doux, contemplant ta merveilleuse enceinte,
De s’abreuver long-temps d’une volupté sainte ;
Tandis qu’un fier rayon qu’Hélios a dardé
De l’horizon lointain par sa flamme inondé,
Du temple impérissable où le regard s’attache,
Couronne avec respect la majesté sans tache.

Inaltérable azur, ô terre ! ô doux berceau
Dont Saturne jamais n’effacera le sceau !

Radieux firmament dont la subtile haleine
Sculpte en contours divins les beaux membres d’Hélène !
Où Faust, en vieillissant, par l’amour altéré,
Vers l’idéal qui sauve, ardemment attiré,
Sentira quelque jour la blanche Tyndaride
Mettre un souffle céleste en sa poitrine aride,
Puis, comme un cher fantôme exhalé du tombeau,
Ne laisser en tes mains qu’un fragile lambeau !
Terre et cieux ! c’est à vous que la fille du Cygne
De sa race divine a révélé le signe :
Victorieuse et nue en sa vivace ardeur,
Vous avez la beauté que revêt la pudeur !
De votre sein fécond Hélène révélée,
Pour un aveugle monde enfin s’est envolée ;
Et ce monde la voit et ne la connaît pas !
Dans l’inflexible cercle où cheminent ses pas,
Il gémit sous le poids de son ombre première,
Ne sachant point qu’Hélène est la toute-lumière !

Ah ! brisons ce vain rêve où notre cœur blessé
D’un regret inutile, ami, s’est trop bercé.
Nous n’avons point, aux flots que l’aviron argenté,
Poussé notre vaisseau des sables d’Agrigente ;
Nous n’avons point quitté le golfe de cristal
Où Parthénope rit de son gardien fatal,
Ni le bord libyen, ni la molle Ionie.
Nous ne sommes point nés à l’époque finie
Où, la mère des dieux, l’ardente antiquité,
Voulut vivre et mourir de sa propre beauté !
Non, non ! — sur la limite où notre âge chancelle,
Oh ! cherchons en avant l’Hélène universelle !
Non le marbre vivant, mais l’astre au feu si beau
Qui reluit dans nos cœurs comme un sacré flambeau !
La multiple beauté dont l’attraction lie
D’un lien d’amour, le ciel à la terre embellie,
Et qui fera tout homme, au moment de l’adieu,
Plus digne de ce monde et plus digne de Dieu !
Et disons : — forme, idée ! ô beauté, sois bénie !
Sublime identité d’où jaillit l’harmonie,
Sois bénie à jamais, sainte langue des dieux,
Toujours inépuisable en flots mélodieux !
Où l’astre inaperçu, l’oiseau dans la ramure,
Confondent leurs concerts, — où l’infini murmure !
Sois bénie à jamais, sur terre comme au ciel,
Toi par qui l’Amphion du culte essentiel

Bâtira de ses chants la Thèbes éternelle ;
Toi qui, faisant vibrer la corde maternelle,
Toujours une et multiple, et sept fois palpitant,
Pleine d’accords divins, verseras en chantant,
Comme en deux cœurs touchés par ta voix inspirée,
Entre l’homme et la terre une amitié sacrée !


Leconte de Lisle.
Juillet 1845.