Hélène de Sparte (Henri de Régnier)

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Hélène de Sparte (Henri de Régnier)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 153 (p. 580-588).
POÉSIE

HÉLÈNE DE SPARTE


LE BAIN


Le doux fleuve indolent creuse de son eau lasse
Cette anse solitaire où tu viens vers le soir
Regarder longuement dans cette onde qui passe
L’image de ta vie et de ton jeune espoir.

Ton enfance pieuse a paré ta jeunesse
De la fleur qui s’entr’ouvre aux doigts de ton destin ;
Et, que le jour s’achève ou que l’aurore naisse,
Ton heure te sourit, toujours à son matin ;

Et, divin et royal en sa noble stature,
Ton corps est beau deux fois de tes doubles aïeux ;
Et tu mêles en toi, comme les Dioscures,
Le sang clair des héros au sombre sang des dieux.

Tes pieds graves sont faits pour marcher dans la vie
Au son des flûtes d’or et des lyres d’argent,
Et pour fouler aux pas de leur plante polie
L’indestructible marbre et le sable changeant.

Et je te vois déjà comme si dans un rêve,
Eblouie et fatale en ta haute beauté,
Riante, tu passais le seuil qui surélève
Le palais vaste encore et plus tard dévasté.

Mais l’heure triomphale, amoureuse et lointaine,
N’est pas encor venue au-devant de tes pas,
Et l’écho doux qui vibre au chaste nom d’Hélène
Le répète à mi-voix et le redit tout bas ;

Le bruit des boucliers et le fracas des armes
Sommeille en l’avenir peut-être au loin grondant ;
Et la rosée encor pleure les seules larmes
Dont se mouillent ta joue et tes lèvres d’enfant.

Le murmure de l’eau fidèlement furtive
Berce ta solitude et charme ton repos,
Et les cygnes amis de l’onde et de la rive
Troublent seuls le sommeil des nénufars mi-clos.

Les oiseaux familiers, lorsque tu les appelles,
Accourent à ta voix et viennent jusqu’au bord
Enlacer de leurs cols et frôler de leurs ailes
La grâce de ton geste et l’attrait de ton corps.

Ils semblent saluer en ta beauté divine
Le souvenir, déjà fabuleux et lointain,
De celle qui pressa sur sa blanche poitrine
L’un d’eux plus éclatant qui jadis fut divin.

C’est pourquoi, si tu viens vers la berge de l’anse,
Les blancs oiseaux sacrés s’empressent près de toi
Et la troupe orgueilleuse et flexible s’avance
En suivant le premier qui de loin t’aperçoit.

Regarde-le, fendant de sa gorge renflée
L’eau qu’il coupe, divise, et pousse devant lui ;
Regarde. Il vient vers toi avec sa proue ailée
Le vaisseau de demain, cygne encore aujourd’hui.

Prends garde ; la mer vaste au bout du fleuve calme
Étend sa verte houle à ses quatre horizons
Et la galère bat de son quadruple scalme
Le flot perfide et vert de l’antique Hellespont.

Crains la mer ! Le soleil est tombé sur la plaine
Parmi le sang du jour et la cendre du soir ;
Grains les dieux ! car je vois, Hélène, Hélène, Hélène,
Ton destin flamboyer au couchant rouge et noir.

Un grand nuage au ciel ouvre ses ailes d’ombre
Comme un funeste cygne éployé lentement
Qui d’un vol fatidique, inexorable et sombre
Grandit, s’étire, monte et plane à l’Occident

Où semble, chaude encore en sa pourpre qui brûle,
Faite d’airain qui fume et de braise qui luit,
Rougeoyer et s’éteindre au fond du crépuscule
Une Ville de feu qui croule dans la nuit.


LE FUSEAU



Hélène, ta journée est belle ; le matin
Fait pâlir lentement la lampe qui s’éteint
À ton chevet nocturne où le pavé sonore
Est froid sous tes pieds nus levés avec l’aurore ;
Et le jour qui revient te rapporte avec lui
Des songes de nouveau pour ta nouvelle nuit ;
Et ces roses d’hier à peine sont fanées
Que déjà d’autres fleurs à leur place sont nées.
Descends ; la source abonde au bassin toujours clair ;
L’ombre plus fraîche a fait le vieux laurier plus vert
Qui se penche sur l’eau somnolente et verdie ;
Va, et donne l’obole au passant qui mendie ;
Ta jeunesse charmante et qui rit en chemin
N’a pas encor besoin de garder en sa main

Ce qu’il faut pour payer la barque souterraine
Où le Passeur des Morts prendra l’Ombre d’Hélène.
Quel que soit le destin promis à ta beauté,
Vis. La fleur de ta chair embaume son été ;
La maison de Tyndare au soleil toute blanche
S’endort. La serpe craque à l’arbre qu’on ébranche
Là-bas ; ici l’on sarcle et plus loin quelqu’un bêche ;
La chanson d’une faulx siffle dans l’herbe fraîche ;
La vigne est lourde au cep et flexible au pilier.
Visite le lavoir, la grange, le cellier ;
L’odeur du vin embaume à travers l’outre grasse.
Rentre, au mur vois pendus le glaive et la cuirasse ;
Remplis d’huile la lampe et polis le miroir ;
Puis, tranquille et laborieuse, jusqu’au soir,
Assieds-toi sur le seuil et, de tes mains habiles,
Enroule à ton fuseau la laine que tu files.
Quelle pourpre, marine ou vivante, la teint ?
Et toi qui vas mêler aux trames des destins,
À la cruelle Mort l’Amour inexorable,
Assise et souriant sur le seuil vénérable,
Sereine et comme sur le marbre d’un tombeau,
Tu regardes s’enfler à ton fatal fuseau,
Entre ses pointes d’or, fil à fil élargie,
La laine deux fois teinte où ta main s’est rougie.


L’ILE DE CRANAÉ


Ils se tenaient la main et regardaient la mer
Côte à côte, debout tous deux sur le ciel clair ;
Une même langueur les tournait sans rien dire
L’un vers l’autre, et parfois je voyais se sourire
Le profil de l’amante et celui de l’amant,
L’un charmant et viril, l’autre tendre et charmant.
J’étais pâtre, et, marchant pieds nus dans l’herbe rase,
Je me glissai près d’eux sans troubler leur extase.
Ils s’aimaient ; et moi, jeune et rustique berger
De l’Ile, je pensais que ce bel étranger

Silencieux au bord de la mer murmurante
Était l’Amour menant quelque Déesse errante,
Et j’adorai tout bas le beau couple divin.
L’ombre grandit du promontoire ; la nuit vint.
Et quand l’aurore au ciel eut fait pâlir l’étoile,
Je vis à l’horizon fuir une blanche voile…
Je n’ai plus retrouvé mon songe disparu,
Et, chaque soir, j’apporte à la place où j’ai cru
Voir les divins amans s’étreindre bouche à bouche
Quelques branches de myrte ou quelque lourde souche ;
Et j’allume, en l’honneur de leur baiser sacré,
Un grand feu qui pétille et qui flambe empourpré,
Et qui monte, grandit et, radieux, éclate
En la haute fureur de sa flamme écarlate ;
Et qui, splendide, et tel que leur tragique amour
Ne laisse chaque fois de lui-même et toujours
Qu’une cendre stérile, une vaine fumée…
Et maintenant, par toi, je sais, ô Renommée,
Que ce couple entrevu jadis sur le ciel clair,
Se tenant par la main et regardant la mer
Du haut du promontoire où la flamme rougeoie,
Fut Hélène de Sparte avec Paris de Troie.


LE FOYER



Sur le seuil du palais assise de nouveau
Hélène a retrouvé le fil et le fuseau,
Et sa main calme achève au soir de sa journée
Le labeur de sa vie et de sa destinée.
La porte derrière elle ouverte laisse voir
À l’âtre rallumé et qui longtemps fut noir,
Brûler le tronc de hêtre et la souche d’érable ;
Les viandes et les vins chargent la lourde table
Car l’automne est venu qui mûrit les vergers,
Et déjà l’outre est pleine et les ceps vendangés ;
Mais Hélène sourit et reste toujours belle.
Au retour, le foyer s’est ranimé pour elle ;

La demeure est heureuse et l’époux est content,
L’arbre incline les fruits que chaque branche tend,
Et le grenier regorge, et la grange est remplie ;
L’amphore, en la penchant, verse le vin sans lie.
O Reine, et songes-tu, du seuil de ta maison
Si tranquille devant le soir et l’horizon
Qu’il est des seuils prochains où coule et fume encore
Le sang frais ; que des voix sournoises et sonores
Se querellent tout bas et s’insultent tout haut ;
Que la gorge d’un roi saigne sous le couteau ;
Que la haine a serré les poings et tord la bouche
Et dresse une autre reine en un geste farouche
Furieuse et debout encor en son forfait ;
Et qu’Argos se lamente, et s’irrite, et se tait,
Devant l’âtre fatal et cher à l’Erynnie
Où reparaît Oreste et manque Iphigénie ?


LA BARQUE



Le battant refermé de la porte d’airain
Fait vibrer au tombeau l’urne où reste ta cendre,
Hélène, et vers les bords du fleuve souterrain
Ton Ombre maintenant est libre et va descendre.

Comme autrefois, parmi les fleurs des jardins clairs,
Tu marchais en riant à l’aurore naissante
Silencieusement tu passes à travers
La nuit pâle qui mène à la sombre descente.

C’est le royaume obscur et le pays secret,
Et pourtant peu à peu ta mémoire étonnée
Y retrouve au réveil comme un terrestre attrait
Du sol héréditaire où ta vie était née.

Un somnolent silence environne les pas
De ton Ombre anxieuse et qui cherche sa route
Et, sans tenter l’écho qui ne répondrait pas,
Tu marches taciturne, et ta pensée écoute.

Tout est-il mort en toi des temps et des destins ?
N’entends-tu pas la mer et la rumeur des foules,
Ni gronder sourdement, au fond des jours lointains,
Le bruit prodigieux d’une ville qui croule ?

Regarde. Vois la rive. Il t’attend près du bord,
Assis, la tête basse, en sa barque d’ébène,
Celui de qui la rame aide à passer les morts…
Et les cygnes du Styx t’ont reconnue, Hélène !

Ils dressent leurs longs cols, anxieux de te voir,
Et s’approchent, battant l’eau sombre de leurs ailes,
Car l’onde est ténébreuse et les cygnes sont noirs
Et pour roses l’Erèbe a la triste asphodèle.

Entre donc. Le Passeur a saisi l’aviron
Et tend sa rude main au tribut funéraire ;
Offre la drachme due au passage. Caron
Pour fendre le flot noir est âpre au noir salaire.

Mais lui, dont les durs yeux n’ont jamais hésité
Te regarde au visage et refuse d’un signe.
Et le Passeur des Morts sourit à la Beauté,
Et la barque t’emporte, Hélène, sœur des cygnes !

Déjà décroît la rive et le fleuve muet
Que divise la proue et bat la rame double,
Roule son onde morne et son eau sans reflet
Comme un marbre fluide et comme un métal trouble ;

Et voici que déjà monte en face et grandit
Le ténébreux rivage et l’infernale côte,
Et l’aviron plus lourd crispe le bras roidi
Du Passeur plus courbé qui mène l’Ombre haute.

Elle, debout, contemple une dernière fois
Derrière elle les cygnes noirs qui l’ont suivie
Et salue à jamais en eux qu’elle revoit
Les oiseaux blancs jadis au fleuve de sa vie.

Hélène, mais la rive où le sombre Nocher
Te conduit n’est donc pas déserte et solitaire ?
Et la grève où la proue au sable va toucher
Est aux Ombres déjà dont la foule s’y serre.

Tout le peuple des morts se presse devant toi,
Impatient de voir celle qui vient de vivre
Et qui, fille d’un dieu, d’un pasteur ou d’un roi,
Paya la drachme d’or ou l’obole de cuivre,

Et d’entre cette foule obscure, peu à peu,
Voici surgir pour toi des Ombres reconnues,
Et l’airain bombe encor les torses musculeux,
Et des glaives, là-bas. luisent dans les mains nues.

Vois. Sous l’armure hellène et le casque troyen
Tous ceux que le dur fer a couchés sur la plaine,
Jadis, et dont plus d’un peut-être se souvient
Que son sang a rougi la sandale d’Hélène.

O terreur ! vois saigner et se rouvrir encor,
En leur plaie éternelle et que rien n’a fermée,
Le talon nu d’Achille et la gorge d’Hector.
C’est Hécube parmi la cendre et la fumée ;

Laocoon se dresse, arrachant de ses reins
Le serpent qui s’y noue et le mord à la cuisse ;
Andromaque sourit à son fils qu’elle étreint ;
Voici le vieux Priam et le subtil Ulysse ;

Et, déchirant la pourpre à ses ongles aigus,
Cassandre, qui, fiévreuse aux lambeaux de sa robe,
Rêve, farouche encor des maux qu’elle a prévus,
Diomède debout auprès de Déiphobe.

Le cavalier Nestor qui vit en sa saison
Se heurter du poitrail Centaures et Lapithes
Et sur l’Argo jadis vogua vers la Toison
Branle sa tête chauve à présent décrépite.

La colère d’Ajax par son sang apaisé
Gronde encor en son geste et tord son poing robuste,
Et l’Amazone montre un sein cicatrisé
Et pose sur son arc la flèche qu’elle ajuste.

Et plus loin, derrière eux, l’innombrable troupeau
Des Ombres, pour mieux voir se bouscule et se rue,
Et s’augmente, et se hausse, et presse au bord de l’eau
Sa masse impatiente et sa poussée accrue ;

Sur Celle qui descend à l’infernal séjour.
Vont-ils venger au fond de la nuit souterraine
Le cruel souvenir de leurs terrestres jours ?
Leur attente sans voix halète sans haleine…

Non. Tous, debout, les bras tendus vers la Beauté,
Au lieu de la maudire, eux qui sont morts par elle,
D’une bouche muette où nul cri n’est resté
Acclament en silence Hélène toujours belle.


HENRI DE RÉGNIER.