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Hélène de Tournon. Celle qui mourut d’amour et l’Ophélie d’Hamlet/Texte entier

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COLLECTION DU PIGEONNIER
HÉLÈNE DE TOURNON
CELLE QUI MOURUT D’AMOUR
ET L’OPHÉLIE D’“HAMLET”
PAR
ABEL LEFRANC
AU PIGEONNIER
SAINT-FÉLICIEN-EN-VIVARAIS
À PARIS, MAISON DU LIVRE FRANÇAIS
4, RUE FÉLIBIEN, 4
1926


Note de Wikisource

Illustration de Daniel Némoz non incluse, dans le domaine public en 2031

HÉLÈNE DE TOURNON


CELLE QUI MOURUT D’AMOUR


ABEL LEFRANC
HÉLÈNE DE TOURNON
CELLE QUI MOURUT D’AMOUR
ET L’OPHÉLIE D’“HAMLET”
DESSINS DE
DANIEL NÉMOZ
AU PIGEONNIER
SAINT-FÉLICIEN-EN-VIVARAIS
À PARIS, MAISON DU LIVRE FRANÇAIS
4, RUE FÉLIBIEN, 4
1926


Note de Wikisource

Illustration de Daniel Némoz non incluse, dans le domaine public en 2031



I



Au derniers mois de l’année 1576, Marguerite de Valois, désireuse d’aller rejoindre en Béarn le roi de Navarre, son mari, n’attendait qu’une occasion favorable pour quitter la cour de France, où elle vivait à demi-captive ; mais toujours les plus sérieux obstacles venaient gêner l’accomplissement de son dessein. En chaque circonstance, Henri III, d’accord en cela avec la reine mère, Catherine de Médicis, manifestait une opposition absolue aux projets de départ de sa sœur, les déclarant dangereux au premier chef pour la sécurité même de la princesse. Cependant, lorsque s’ouvrit l’année 1577, les hostilités recommencèrent entre les troupes d’Henri de Navarre et celles de son beau-frère le roi de France. Cet état de guerre, en rendant la situation de Marguerite intenable à la cour, l’amena à tenter des démarches plus pressantes encore. Ses amis s’entendirent, de leur côté, pour représenter partout son éloignement comme une mesure indispensable, imposée par les nouvelles circonstances politiques. Puisqu’il ne pouvait plus être question d’un voyage dans le midi, dont le roi écartait formellement la seule pensée, il importait à la reine de Navarre de découvrir un prétexte plausible qui lui permît de sortir du royaume, par exemple sous couleur d’accomplir un pèlerinage ou de visiter quelque parente. Or, il arriva qu’au cours d’une réunion où s’agitait cette question délicate, en présence du duc d’Anjou, frère du roi, de sa sœur et de plusieurs personnages et grandes dames de la cour, on vint à parler des visées politiques qu’entretenait le duc du côté de la Flandre, puis à déviser du prochain départ de la princesse de la La Roche-sur-Yon qui s’apprêtait à aller prendre les eaux de Spa. Mondoucet, qui revenait de Flandre en qualité d’agent du roi, et comptait y retourner bientôt, en apparence pour accompagner la princesse, savait le désir qu’avait Marguerite de s’éloigner de Paris à tout prix. Il imagina aussitôt de dire tout bas au frère du roi : « Monsieur, si la reine de Navarre pouvait feindre avoir quelque mal à quoi les eaux de Spa, où va Mme la princesse de La Roche-sur-Yon, pussent servir, cela viendrait bien à propos pour votre entreprise de Flandre, où elle pourrait frapper un grand coup. » Un petit complot s’organisa séance tenante, dont le résultat final fut l’acceptation de Catherine et du roi, qui donnèrent à Marguerite le congé tant souhaité.

Quelques jours plus tard, la reine de Navarre se mettait en route pour « les Flandres », dûment pourvue des instructions du duc son frère. Elle était accompagnée, d’après le témoignage de ses Mémoires, de la princesse de La Roche-sur-Yon, de Mme de Tournon, sa dame d’honneur, de Mme de Mouy de Picardie, de Mme la castellane de Milan[1], de Mlle d’Atrie, de Mlle de Tournon, fille de sa dame d’honneur, et de sept ou huit autres « filles ». Du côté des hommes, la reine cite le cardinal de Lenoncourt, l’évêque de Langres, M. de Mouy, puis son premier maître d’hôtel, ses premiers écuyers et divers autres gentilshommes de sa maison. « Cette compagnie, observe la jeune reine, plut tant aux étrangers qui la virent et la trouvèrent si leste, qu’ils en eurent la France en beaucoup plus d’admiration. »

Marguerite ouvrait la marche dans une superbe litière toute vitrée, faite à piliers doublés de velours incarnadin d’Espagne, en broderie d’or et de soie, et ornée de nombreuses devises. Les litières de la princesse et de Mme de Tournon suivaient la sienne. Venaient ensuite dix filles à cheval avec leur gouvernante, puis six carrosses ou chariots, dans lesquels se tenaient les autres dames et filles.

C’est ainsi qu’on traversa la Picardie, puis le Cambrésis, le pays de Mons et Namur, au milieu de merveilleuses fêtes et réceptions dont Marguerite nous a laissé, dans ses Mémoires, un récit pittoresque et charmant. Le séjour de la reine et de sa petite cour, dans la ville de Liège, où l’eau de Spa lui était apportée chaque jour, fut marqué par un triste événement que la reine s’est plu à raconter avec une précision de détails et un accent d’émotion qui rendent ces pages des Mémoires attrayantes entre toutes[2]. Laissons ici la parole à Marguerite.



II



LA fortune envieus et raistresse ne pouvant supporter la gloire d’une si heureuse fortune qui m’avoit accompagnée jusques là en ce voyage, me donna deux sinistres augures des traverses que
pour contenter son envie elle me preparoit à mon retour ; dont le premier fut que soudain que le bateau commença [à Namur, sur la Meuse,] à s’esloigner du bord, Madamoiselle de Tournon, fille de Madame de Tournon, ma Dame d’honneur, Damoiselle très-vertueuse et accompagnée des graces que j’aimois fort, prit un mal si estrange, que tout soudain il la mit aux hauts cris pour la violente douleur qu’elle ressentoit, qui provenoit d’un serrement de cœur, qui fut tel que les medecins n’eurent jamais moyen d’empescher que peu de jours après que je fus arrivée à Liege, la mort me la ravist. J’en diray la funeste histoire en son lieu, pour estre remarquable.

Voici le récit complet qui se rencontre un peu plus loin :

Cette arrivée, toute pleine d’honneur et de joye, eust esté encor plus agreable sans le malheur qui arriva de la mort de Madamoiselle de Tournon, de qui l’histoire estant si remarquable, je ne puis obmettre à la raconter, faisant cette digression à mon discours. Madame de Tournon, qui estoit lors ma Dame d’honneur, avoit plusieurs filles, desquelles l’aisnée avoit espousé Monsieur de Balançon, Gouverneur pour le Roy d’Espagne au Comté de Bourgogne, et s’en allant à son mesnage, pria sa mère Madame de Tournon de luy bailler sa sœur Madamoiselle de Tournon pour la nourrir avec elle, et luy tenir compagnie en ce païs où elle estoit esloignée de tous ses parents. Sa mère la luy accorde ; et y ayant demeuré quelques années en se faisant agréable et aimable (car elle estoit plus que belle, sa principale beauté estant sa vertu et sa grâce), Monsieur le Marquis de Varanbon, de qui j’ay parlé cy devant, lequel estoit destiné à estre d’Eglise, demeurant avec son frère Monsieur de Balançon en mesme maison, devint, par l’ordinaire frequentation qu’il avoit avec Madamoiselle de Tournon, fort amoureux d’elle, et n’estant point obligé à l’Eglise, il desire l’espouser. Il en parle aux parents d’elle et de luy. Ceux du costé d’elle le trouverent bon ; mais son frere Monsieur de Balançon, estimant plus utile qu’il fust d’Eglise, fait tant qu’il empesche cela, s’opiniastrant à luy faire prendre la robbe longue. Madame de Tournon, très-sage et très prudente femme, s’offençant de cela, osta sa fille Madamoiselle de Tournon d’avec sa sœur Madame de Balançon, et la prit avec elle. Et comme elle estoit femme un peu terrible et rude, sans avoir esgard que cette fille estoit grande et meritoit un plus doux traitement, elle la gourmande et crie sans cesse, ne luy laissant presque jamais l’eil sec, bien qu’elle ne fist nulle action qui ne fust tres louable. Mais c’estoit la severité naturelle de sa mere. Elle, ne souhaitant que se voir hors de cette tyrannie, reçeut une extreme joye quand elle vit que j’allois en Flandre, pensant bien que le Marquis de Varanbon s’y trouveroit, comme il fit, et qu’estant lors en estat de se marier, ayant du tout quitté la robbe longue, il la demanderoit à sa mère, et que par le moyen de ce mariage elle se trouveroit delivrée des rigueurs de sa mere.

A Namur, le Marquis de Varanbon et le jeune Balançon son frere s’y trouverent comme j’ay dit. Le jeune de Balançon, qui n’estoit pas de beaucoup si agreable que l’autre, accoste cette fille, la recherche, et le Marquis de Varanbon, tant que nous fusmes à Namur, ne fit pas seulement semblant de la cognoistre. Le despit, le regret, l’ennuy luy serre tellement le cœur, (elle s’estant contrainte de faire bonne mine tant qu’il fut present, sans montrer de s’en soucier,) que soudain qu’ils furent hors du bateau où ils nous dirent adieu, elle se trouve tellement saisie, qu’elle ne peut plus respirer qu’en criant, et avec des douleurs mortelles. N’ayant nulle autre cause de son mal, la jeunesse combat huit ou dix jours la mort, qui, armée de despit, se rend enfin victorieuse, la issant à sa mere et à moy, qui n’en fismes moins de deuil l’une que l’autre. Car sa mere, bien qu’elle fust fort rude l’aimoit uniquement. Ses funerailles estants commandées les plus honorables qu’il se pouvoit faire, pour estre de grande maison comme elle estoit, mesme appartenant à la Roine ma mere, le jour venu de son enterrement, l’on ordonne quatre Gentils-hommes des miens pour porter le corps ; l’un desquels estoit la Bassiere (qui l’avoit pendant sa vie passionnement adorée sans le luy avoir osé descouvrir, pour la vertu qu’il cognoissoit en elle et pour l’inegalité), qui lors alloit portant ce mortel faix, et qui mouroit autant de fois de sa mort qu’il estoit mort de son amour.

Ce funeste convoy estant au milieu de la rue qui alloit à la grande Eglise, le Marquis de Varanbon, coulpable de ce triste accident, quelques jours après mon partement de Namur, s’estant repenty de sa cruauté, et son ancienne flamme s’estant de nouveau rallumée (ô étrange fait !) par l’absence, qui par la presence n’avoit peu estre esmeue, se resout de la venir demander à sa mere, se confiant peut estre[3] en la bonne fortune qui l’accompagne d’estre aimé de toutes celles qu’il recherche, comme il a paru depuis peu en une grande qu’il a espousée contre la volonté de ses parents ; et se promettant que sa faute luy seroit aisément pardonnée de sa maistresse, repetant souvent ces mots italiens en soy mesme : Che la forza d’amore non risguarda al delitto, prie Dom Juan de luy donner une commission vers moy, et venant en diligence, il arrive justement sur le point que ce corps, aussi malheureux qu’innocent et glorieux en sa virginité, estoit au milieu de cette rie. La presse de cette pompe l’empesche de passer. Il regarde que c’est. Il advise de loing, au milieu d’une grande et triste trouppe de personnes en deuil, un drap blanc couvert de chappeaux de fleurs. Il demande que c’est. Quelqu’un de la ville luy respond que c’estoit un enterrement. Luy, trop curieux, s’avance jusques aux premiers du convoy, et importunement les presse de luy dire de qui c’est. O mortelle response ! L’Amour, ainsi vengeur de l’ingrate inconstance, veut faire esprouver à son ame ce que par son dédaigneux oubli il a fait souffrir au corps de sa maistresse : les traits de la mort.

Cet ignorant qu’il pressoit luy respond que c’estoit le corps de Madamoiselle de Tournon. A ce mot, il se pasme et tombe de cheval. Il le faut emporter en un logis comme mort, voulant plus justement en cette extremité luy rendre l’union en la mort que trop tard en la vie il luy avoit accordée. Son ame, que je crois, allant dans le tombeau requerir pardon à celle que son desdaigneux oubly y avoit mise, le laissa quelque temps sans aucune apparence de vie ; d’où estant revenu[e] l’anima de nouveau pour luy faire esprouver la mort qui, d’une seule fois, n’eust assez puny son ingratitude.

Ce triste office estant achevé, me voyant en une compagnie estrangere, je ne voulois l’ennuyer de la tristesse que je ressentois de la perte d’une si honneste fille ; et estant conviée ou par l’Evesque (dit sa Grace), ou par ses chanoines d’aller en festin en diverses maisons et divers jardins, comme il y en a dans la ville et dehors de très beaux, j’y allay tous les jours, accompagnée de l’Evesque, et de Dames et Seigneurs estrangers, comme j’ay dit, lesquels venoient tous les matins en ma chambre pour m’accompagner au jardin où j’allois prendre mon eau ; car il faut la prendre en se promenant[4].



III



Tel est l’émouvant récit que nous offrent les Mémoires de la reine de Navarre. Il nous reste maintenant à en faire connaître les acteurs et à montrer que cet épisode si caractéristique a trouvé, au cours d’un chef-d’œuvre de la littérature dramatique, un écho certain qui lui assure une place unique entre toutes les histoires d’amour des temps modernes.

Présentons d’abord Mme Claude ou Claudine de la Tour de Turenne, comtesse de Tournon. Fille de François de la Tour d’Auvergne, premier du nom, vicomte de Turenne, comte de Roussillon, baron d’Ohergue, et d’Anne de la Tour ou de Boulogne, sa seconde femme, elle épousa, en 1553, Just II de Tournon. Elle perdit, le 20 novembre 1563, son mari, qui mourut à Naples. Dix enfants, dont cinq décédèrent en bas âge, naquirent de cette union. Citons : Just III, gentilhomme de la Chambre du roi ; Louis, qui fut d’Église ; Claude, mariée à Philibert de Rye, seigneur de Balançon, gouverneur pour le roi d’Espagne au comté de Bourgogne ; Madeleine, mariée à Rostaing Cadar Dancezune, seigneur de Caderousse, et enfin Hélène, qui mourut à Liège, non mariée. C’est l’héroïne de l’aventure racontée par la reine Marguerite.

La haute intelligence, l’esprit de résolution et surtout la vaillance de Mme de Tournon lui acquirent un prestige singulier. À deux reprises différentes, elle dirigea avec éclat et avec un succès complet la résistance de la ville de Tournon, assiégée par les protestants en 1567 et en 1570. Ces deux défenses, au cours desquelles Claude manifesta une décision et un courage dignes d’admiration, la rendirent célèbre en son temps. La première de ces luttes fut chantée en vers latins par un poète contemporain, Jean Villemin[5]. Professant un goût éclairé pour les arts aussi bien que pour les lettres, la veuve de Just II agrandit et embellit le château de Tournon. Familière avec les langues anciennes, elle se plaisait à favoriser les savants et les écrivains. On assure qu’elle était assez érudite pour lire Pindare dans le texte. Sa grande réputation aidant, la Cour de France désira se l’attacher. Elle devint dame d’honneur de Marguerite de Valois, reine de Navarre titre qui lui conférait la première place dans la maison de cette princesse. C’est en cette qualité qu’elle fit partie du voyage politique dont les eaux de Spa fournirent le prétexte apparent. Notons seulement, sans insister davantage sur sa vie, qu’elle mourut le 6 février 1591.

Les Mémoires de la reine Marguerite n’ayant paru, on l’a vu, qu’assez longtemps après sa mort, en 1628, le récit qu’ils contiennent touchant l’histoire tragique d’Hélène de Tournon, s’il fut connu et répandu avant cette date, ne saurait donc devoir au livre sa diffusion. En revanche, on constate sans étonnement que les deux auteurs qui, l’un au xviiie siècle, l’autre au xixe, ont utilisé ce thème émouvant, se sont inspirés des pages écrites par la reine. La nouvelle intitulée : Mademoiselle de Tournon, — presque un roman, puisqu’elle occupe 110 pages — qui parut en 1741[6], sous le nom de Mme de Villedieu, était en réalité l’œuvre de Dortigue de Vaumorière. Il est visible, par toutes les données qu’il met en œuvre, que l’écrivain a cherché à donner à son ouvrage une allure historique. On lit. encore aujourd’hui ce dernier avec intérêt et agrément. Peut-être ce récit, comme quelques autres de même nature, mériterait-il les honneurs d’une réimpression.

Dans les premiers mois de 1914, un poète délicat, doublé d’un érudit sagace, Louis Lautrey, publiait un drame en vers sous ce titre : Hélène de Tournon[7]. « Ce drame, disait-il, est tiré des Mémoires de la reine Marguerite, femme d’Henri IV. J’ai changé plusieurs noms qui répugnent à la poésie comme Varambon, Balançon, Arscot, et j’ai pris quelques libertés avec l’histoire. Il fallait bien donner un rôle à la reine de Navarre, et décemment ce ne pouvait être qu’un rôle d’amoureuse. Mais je la représente plus aimante qu’aimée que son Ombre, là-bas, dans la forêt de myrtes me le pardonne ! » Cet aimable écrivain, à qui nous devons par ailleurs une édition remarquable du Journal de Voyage de Montaigne en Italie, a été enlevé aux lettres et aux recherches savantes le 31 mars 1915, au Bois-le-Prêtre. Il y tomba comme capitaine d’infanterie, après avoir repris volontairement du service dès le début des hostilités, alors que son âge l’exemptait de toute obligation. Avec le goût éclairé qu’attestent ses divers ouvrages, Louis Lautrey avait parfaitement compris le caractère exceptionnel et, à tous égards, saisissant, de cette aventure passionnelle du temps de la Renaissance. Le poète averti avait-il aussi entrevu l’étrange analogie qui se révèle entre ces faits historiques et certains traits essentiels de l’épisode d’Ophélie dans le drame d’Hamlet ? Nous l’ignorons. Il semble, cependant, qu’aucun lettré ne saurait méconnaître cette ressemblance frappante. Comment ne pas apercevoir, dès lors le problème d’histoire littéraire que pose la comparaison des deux textes ? Et si un lien véritable apparaît entre le récit de la reine Marguerite et les circonstances de l’amour et surtout de la mort de l’héroïne shakespearienne, une clarté nouvelle ne pourrait-elle jaillir d’une telle constatation en ce qui touche les origines, encore mystérieuses, de la célèbre tragédie ? Mais de quelle manière établir les rapports de l’histoire vécue et de la fiction, à travers les trois siècles et demi qui nous séparent des événements ?

Le mieux sera sans doute de demander quelque lumière aux œuvres shakespeariennes elles-mêmes.

Il est justement une pièce, considérée par tous les critiques comme l’une des premières en date — sinon la première de toutes[8] — du merveilleux théâtre, dont la scène se déroule d’un bout à l’autre à la Cour de Navarre. Il s’agit de la charmante comédie qui porte ce titre : Peines d’Amour perdues (Loves Labour’s Lost). Le roi qui y figure n’est autre que le roi Henri de Navarre, notre futur Henri IV, alors que la princesse de France, — l’autre personnage principal, — dénommée « la reine » dans la rédaction primitive de la comédie, — doit être identifiée en toute certitude avec Marguerite de Valois, la même princesse qui nous occupe ici. L’époque à laquelle se rapportent les faits qui servent de trame à cette charmante pièce se place en 1578. Il s’agit du voyage entrepris dans l’été de cette année-là, en Guyenne et Gascogne, par Marguerite, accompagnée de sa mère, Catherine de Médicis, pour aller retrouver son mari, le roi de Navarre, et régler avec lui diverses questions et difficultés politiques, pendantes entre le jeune souverain et le roi de France Henri III, son beau-frère. Nous avons présenté à ce sujet, dans notre livre : Sous le Masque de William Shakespeare : William Stanley, VIe Comte de Derby[9], une démonstration qui a été accueillie par l’unanimité des critiques compétents et que nous n’avons pas à refaire ici.

La princesse de France — Marguerite de Valois est accompagnée de trois dames d’honneur, qui répondent aux noms de Rosaline, Maria et Catherine[10], et sont donc les dames d’honneur de la reine de Navarre. De même, le roi de Navarre, qui reçoit la visite de la princesse, est entouré de trois nobles compagnons Biron, Longueville et Dumaine, dont nous avons établi l’identité dans le même ouvrage[11]. Au cours de la pièce, les trois jeunes femmes venues de France poursuivent des conversations galantes et spirituelles, tantôt entre elles, tantôt avec leur maîtresse, tantôt avec les brillants courtisans dont on vient de donner les noms.

Une des dames d’honneur de la princesse, au moment où celles-ci paraissent sur la scène pour la première fois, fait remarquer qu’elle connaît déjà Dumaine, pour l’avoir rencontré précédemment chez le duc d’Alençon. Or, il est parfaitement exact que la reine de Navarre, deux mois avant de partir pour la Guyenne et la Gascogne, en juin 1578, avait été voir son frère François, duc d’Alençon, à Alençon même, et naturellement avec ses dames d’honneur. « Mon frère [François] estant lors sur son partement de Flandre, la royne ma mère le voulut aller voir à Alençon avant qu’il partist. Je suppliay le roy de trouver bon que je l’accompagnasse pour luy dire adieu, ce qu’il me permit, bien qu’à regret. Revenus que nous fusmes d’Alençon, ayant toutes choses prestes pour mon partement, je suppliay encore le roy de me laisser aller. Lors, la royne ma mère, qui avait aussi un voiage à faire en Gascogne pour le service du roy (ce pays-là ayant besoin de luy ou d’elle), elle se résolut que je n’irois pas sans elle. Et partants de Paris… dans peu de temps nous fusmes en Guyenne… » Le départ pour le Midi fut donc décidé au retour de l’entrevue d’Alençon.

La concordance est évidente. Il en est une autre du même ordre qui ne le paraîtra pas moins. Au cours de la même scène, quand Biron et Rosaline — ou Catherine dans l’édition in-4o — s’abordent pour la première fois, ces deux personnages se disent à tour de rôle : « N’ai-je pas naguère dansé avec vous en Brabant ? » À quoi Biron répond : « Je sais bien que oui », et Rosaline : « Alors, il était bien peu nécessaire de me poser cette question. » L’allusion est très claire ; elle peut être identifiée avec certitude. Il s’agit du voyage de Marguerite de Valois, reine de Navarre, aux eaux de Spa, en 1577, le même dont nous avons traité au début de la présente étude. Il précède de peu, comme on le voit, ceux d’Alençon et de Nérac, ce qui explique que la jeune dame d’honneur soit amenée pareillement à y faire allusion. Marguerite nous dit : « Mon frère s’en alloit… assiéger Issoire… et moyen Flandres[12] », et elle nomme alors tous les seigneurs et dames qui l’accompagnaient. Les stations furent marquées par des fêtes et des réceptions brillantes : festins, bals, etc. Les bals de Mons, de Namur et de Liège tiennent une place importante dans les récits de Marguerite. L’appellation « Brabant » désignait fort clairement, suivant les habitudes du temps, la région qu’elle parcourut au cours de ce voyage. Aucune incertitude à ce sujet. Ce sont-là deux indices qui achèvent de nous révéler les éléments de réalité historique sur lesquels repose le canevas de Peines d’Amours perdues. Les deux voyages visés dans la pièce sont ceux qui ont immédiatement précédé celui de Guyenne.

Ainsi toutes les allusions positives se relient à l’histoire de Marguerite de Valois, et comme la scène se passe, d’autre part, à la cour de Navarre, à Nérac, au milieu de compagnons et de contemporains notoires de Henri de Bourbon, la concordance de tous ces faits s’impose à nous avec une absolue certitude. Il y a lieu d’observer que les allusions que nous venons d’expliquer se rencontrent en majorité dans la même scène, celle où se trouve agitée entre le roi et la princesse de France la question d’Aquitaine. (Scène unique de l’acte II.)

Une autre conversation, qui se développe au commencement de la scène II de l’acte V, va nous apporter maintenant de nouvelles données non moins précieuses. Voici le début de cette scène :

Une autre partie du parc. Devant le pavillon de la princesse (de France).
[Entrent La Princesse, Catherine, Rosaline et Maria.

La Princesse[13]. — Chers cœurs, nous serons riches avant notre départ, si les présents continuent à pleuvoir sur nous avec tant d’abondance. Une dame toute crénelée de diamants ! Regardez ce que j’ai reçu de la part du roi amoureux.

Rosaline. — Madame, n’est-il venu rien d’autre avec cela ?

La Princesse. — Rien que cela. Ah ! si cependant, autant d’amour en vers qu’on peut en fourrer dans une feuille de papier écrite des deux côtés, marge et tout, qu’il lui a plu de sceller du nom de Cupidon[14].

Rosaline. — C’est le vrai moyen de donner plus de cachet à son parrain, car voilà cinq mille ans qu’il est à la condition d’enfant.

Catherine. — Oui, et de rusé petit gibier de potence.

Rosaline.Vous ne serez jamais amis ensemble ; il a tué votre sœur[15].

Catherine.Il la rendit mélancolique, triste et morose, et c’est pourquoi elle mourut ; mais si elle avait été légère comme vous, si elle avait eu votre esprit gai, preste, pétulant, elle aurait pu devenir grand mère avant de mourir, et c’est ce que vous deviendrez, car un cœur léger vit longtemps.

Rosaline.Quel sens sévère, petite souris, cachez-vous sous ce mot léger ?

Catherine.Je veux dire que vous enfermez une âme légère sous une beauté sévère.


Examinons à présent l’allusion singulière dont Celle qui mourut d’amour est ici l’objet. Aucune hésitation ne saurait exister au sujet de la signification de ce texte : il doit s’appliquer à une aventure réelle. Nous sommes à la cour de Navarre : ce sont les dames d’honneur de la princesse de France, c’est-à-dire de Marguerite de Valois, comme nous l’avons démontré, qui devisent entre elles et évoquent un souvenir certainement vécu, et tout à fait contemporain, lequel s’applique à la sœur de l’une d’entre elles. Le groupe est apparemment familier avec cette histoire, puisqu’il suffit de l’évoquer en quelques mots, sans nommer celle qui en fut l’héroïne, pour que chacune des dames de l’entourage de la reine de Navarre sache à qui se rapporte le propos. Nous venons de constater que les deux voyages qui précédèrent celui qui fait le sujet de la pièce ont été évoqués un peu plus haut avec une grande précision. Les divers éléments étudiés jusqu’ici sont donc concrets et réels. Puisque nous tenons en main un fil conducteur, rien ne paraît plus naturel que de rechercher si, parmi les événements qui se sont passés à ce même moment et dans ce même milieu, il ne se serait pas déroulé une histoire d’amour qu’il y aurait lieu de rapprocher de celle que rappelle Catherine dans Peines d’Amour perdues.

Or, le premier auteur que l’on songe tout naturellement à interroger sur ce point, c’est à coup sûr la reine Marguerite qui, toute sa vie, se montra și avide de telles aventures et se plut à en narrer de pareilles dans ses précieux Mémoires. Ouvrons ces pages si vivantes et lisons l’épisode du « voyage en Brabant » et au pays de Liège que nous venons d’évoquer il y a un instant. Qu’y trouvons-nous ? Précisément, l’une des plus poignantes histoires d’amour de la fin du xvie siècle et, ô miracle ! si voisine de celle dont fait mention la comédie shakespearienne, que l’identité de l’une et de l’autre ne saurait faire aucun doute. C’est bien l’histoire de celle que « l’amour rendit si mélancolique, triste et morose », qu’elle en mourut. D’un côté comme de l’autre, il s’agit d’Hélène de Tournon, fille de la dame d’honneur de la reine Marguerite[16] et qui, au moment où les faits se passent, vivait avec sa mère, à la cour de cette princesse, après avoir appartenu quelque temps à la maison de Catherine de Médicis. Nul doute que toutes les personnes qui fréquentèrent à cette époque le château de Nérac ou celui de Pau ne l’aient entendu souvent raconter par la reine ou ses dames d’honneur, dont la plus en vue était justement la mère de la jeune fille, morte ainsi victime de sa passion.

Nous avons fait remarquer ailleurs[17] que William Stanley, fils du comte de Derby, comme les jeunes seigneurs anglais qui fréquentèrent la cour de Navarre aux alentours de 1580, dut connaître aisément cette aventure, alors toute récente, d’autant mieux que nous savons, par la comédie même, qu’il était au courant du voyage de Brabant auquel elle se rapportait. De même que les dames d’honneur de la pièce se plaisent à rappeler les déplacements antérieurs de leur souveraine, de même elles se trouvent conduites tout naturellement à faire mention de l’histoire la plus caractéristique, au point de vue sentimental, qui avait marqué l’un d’eux et qui était restée chère à leur maîtresse. Le lien qui existe entre ces divers faits est donc manifeste. Le souvenir évoqué par Rosaline et par Catherine devant la princesse, avec un frappant accent de vérité, se rattache ainsi de la façon la plus certaine à l’ambiance, désormais connue, de la première comédie shakespearienne, toute proche, des événements qui lui servent de cadre. Le drame d’amour que les deux dames de la cour de Navarre sont conduites à citer avait dû s’accomplir devant leurs yeux, sur les bords de la Meuse ; la jeune fille avait grandi dans leur intimité, et la mère de celle-ci, première dame d’honneur de la souveraine, était encore la compagne de leur vie.

Mais comment nous arrêter à cette première constatation ? N’en apercevons-nous pas une autre, plus importante encore, qui s’impose à notre réflexion ? On a lu le récit qui vient d’être reproduit : l’auteur des œuvres shakespeariennes en a connu la substance, soit par une transmission orale, soit par un texte manuscrit des Mémoires. Cette aventure avait frappé son imagination, et il en usa, cette fois d’une façon plus explicite, dans la pièce qui peut être considérée comme le chef-d’œuvre par excellence de son théâtre : Hamlet. L’idée première de l’épisode, admirable entre tous, d’Ophélie et, en particulier, celle de la scène si caractéristique et si poignante de ses obsèques dérivent, on n’en saurait douter après tout ce qui a été exposé plus haut, du drame d’amour qui amena la mort d’Hélène de Tournon. Qu’on relise seulement avec soin l’histoire réelle et ensuite l’épisode dramatique, dans les deux rédactions successives d’Hamlet, et la certitude du rapport qui unit l’une à l’autre s’imposera aussitôt à l’esprit.

Des deux côtés, un grand seigneur aime une jeune fille de haute naissance, douée d’une grande sensibilité et qui fait partie de la cour d’une reine : tendresse mutuelle ; un obstacle soudain se dresse, amené ici par la résistance de la famille de l’aimé, désireuse de voir l’amoureux entrer dans les ordres, d’où résulte l’opposition violente de la mère d’Hélène, — et là, par l’opposition que manifeste le père d’Ophélie à l’amour d’Hamlet (a. II, s. 2).

« Mais non, — expose Polonius à la reine, — Je suis entré rondement en matière et j’ai parlé ainsi à ma jeune Demoiselle : « Le seigneur Hamlet est un prince hors de ta sphère ; cela ne doit pas être », et puis je lui ai fait la leçon pour lui dire qu’elle devait se dérober à ses entretiens, ne pas admettre de messagers, ne pas recevoir de cadeaux. La leçon faite, mes conseils ont porté fruit, et se voyant repoussé, il est tombé dans la tristesse… de là dans l’égarement, etc ». En réalité, la conduite d’Hamlet, « repoussé », est tout à fait semblable à celle de Varambon. De chaque côté, scènes pénibles entre les deux jeunes gens. Changement agressif de l’amoureux : son indifférence apparente (Hamlet, III, 1) ; il paraît renoncer à sa passion. Trouble profond de la jeune fille, en présence de cette attitude glaciale ; elle fait tout pour dissimuler son chagrin. Dans l’histoire, au moment du départ de l’aimé, la grande crise éclate à Namur où la rencontre a eu lieu, sur le bateau de Meuse qu’il vient de quitter et où s’embarquent, avec la jeune fille et sa mère, la reine et toute sa suite. Après l’adieu général, on assiste aux cris, aux douleurs mortelles de l’abandonnée. Ses souffrances morales sont telles qu’elle meurt au bout de huit ou dix jours. Dans Hamlet, même processus. Le prince quitte la cour de Danemark et s’embarque pour gagner l’Angleterre. Effondrement moral de la pauvre Ophélie ; sa raison sombre. Elle se noie sans y penser, dans un cours d’eau, près d’un saule. D’un côté comme de l’autre, la crise survient après le départ de l’aimé pour un voyage. Mais ce n’est là qu’un rapprochement d’ensemble : nous allons entrer dans une série de ressemblances concrètes, bien faites pour supprimer toute incertitude. Il s’agit de la scène célèbre des obsèques d’Ophélie. Quel en est le caractère essentiel ? Un amoureux qui a délaissé la jeune fille qu’il aimait, ignore que celle-ci s’est laissée mourir de chagrin. Il revient, après quelque temps d’absence, dans la ville où elle est morte et rencontre, par les rues, un convoi virginal. Il s’approche curieusement, demandant quelles sont ces funérailles, et apprend qu’il se trouve devant le cortège de celle qui fut sa bien-aimée. Il devine le drame qui s’est accompli le désespoir le saisit — car il n’a pas cessé d’aimer, malgré l’apparence contraire ; — il cherche à rejoindre dans la mort celle qui l’avait assez aimé pour renoncer à vivre après son abandon. La concordance des éléments est complète : aucun trait ne manque au parallélisme. Il importe de noter encore que, des deux côtés, une reine éplorée et sa cour suivent le convoi.

Mais poursuivons plus à loisir la comparaison des détails concrets. Le cortège arrive : entrent en procession des prêtres, puis le corps d’Ophélie, suivi par Laertes et par des pleureurs, le Roi, la Reine, leurs suites.

Dans la première rédaction (1603), Hamlet arrive, et apercevant le convoi, prononce ces paroles :

Quelles sont ces funérailles dont toute la cour se lamente ? Il faut que la morte soit d’une noble famille. Tenons-nous à l’écart un moment[18].

Qu’on veuille bien relire le récit de Marguerite reproduit plus haut : l’attitude est exactement la même, les réflexions sont semblables. La question témoigne de part et d’autre que l’intéressé n’éprouve pas le plus petit soupçon de ce qui a pu arriver. Surprise et saisissement tragiques : « La belle Ophélie morte ! » Dans les deux cas, nous voyons que le cercueil de la jeune fille est couvert de fleurs.

… Cependant, — dit le premier prêtre, dans la seconde rédaction d’Hamlet, on lui a conservé ses couronnes de vierge, ses fleurs de jeune fille…

Et un peu plus loin, la reine ajoute encore de nouvelles fleurs aux premières.

Des choses gracieuses à cette grâce ! adieu ! (Elle répand des fleurs sur le cercueil.) J’espérais que tu serais la femme de mon Hamlet ; c’était ton lit nuptial que je me croyais appelée à orner, douce vierge, et non pas ta tombe à semer de fleurs.

Dans le récit de Marguerite, le drap blanc qui recouvre le cercueil est couvert « de chappeaux de fleurs » qui attirent l’attention de Varambon.

Dans Hamlet (2e rédaction), Laertes dit :

Déposez-la dans la terre, et puissent de sa belle chair sans souillure naître des violettes !

Le récit de la reine nous représente
ce corps, aussi malheureux qu’innocent et glorieux en sa virginité.

C’est de part et d’autre la vieille idée de la pureté physique propre au corps virginal.

Dans Hamlet, le prince, fou de douleur, saute dans la fosse, provoque Laertes[19], frère d’Ophélie, et s’écrie :

J’aimais Ophélie, quarante mille frères ne pourraient, avec toute la masse de leurs amours, faire la somme du mien.

Il tient alors des propos qui attestent son égarement.

Dans l’histoire d’Hélène de Tournon, le marquis de Varambon, à la funeste nouvelle, se pâme, tombe de cheval et perd connaissance. Il aimait toujours, lui aussi, puisqu’il revient après s’être fait donner par Don Juan une mission auprès de la reine, avec le désir de réparer son cruel abandon et de demander la main d’Hélène.

Au fond, sous des formes peu différentes, il y a une manifestation de déséquilibre mental produit par la révélation soudaine du malheur et des conséquences de l’erreur passionnelle qui a été commise.

Pendant que nous voyons Varambon « voulant plus justement, en cette extrémité, luy rendre union en la mort, que trop tard en la vie il luy avoit accordée », nous entendons Hamlet formuler ce vœu, en s’adressant à Laertes :

Fais-toi enterrer vivant avec elle, et j’en ferai autant, et si tu babilles de montagnes, qu’on entasse sur nous des millions d’acres jusqu’à ce que notre tombe, allant roussir sa tête à la zone enflammée, fasse paraître l’Ossa comme une verrue !

Le roi conclut en disant à Laertes :

Cette tombe obtiendra un monument en chair et en os[20].

Hamlet, quelques heures plus tard, meurt à son tour dans le combat qui sert de dénouement au drame. Marc de Rye, marquis de Varambon, on l’apprend par le récit de la reine, est emporté comme mort en un logis. « Son ame, que je crois, allant dans le tombeau requerir pardon à celle que son desdaigneux oubly y avoit mise, le laissa quelque temps sans aucune apparence de vie ; d’où estant revenue l’anima de nouveau pour luy faire esprouver la mort, qui, d’une seule fois, n’eust assez puny son ingratitude. » Le sort de l’amoureux infidèle est donc semblable des deux côtés.

Ainsi l’histoire d’Ophélie et celle du Ve acte de Peines d’Amour perdues n’en font qu’une : l’une et l’autre dérivent du drame d’amour dont Mlle de Tournon a été l’héroïne.

Faut-il ajouter encore que jamais nul indice vraiment probant, n’a été fourni en ce qui touche les sources et l’origine de l’épisode immortel d’Ophélie ? Rien, dans le théâtre antérieur connu, n’en donne l’idée, même lointaine. Certes, il appartient en propre à l’auteur du théâtre de Shakespeare, comme plusieurs des plus touchants épisodes passionnels de son théâtre.

Nous savons maintenant que cet épisode a été suggéré au poète par une des plus belles histoires d’amour de son temps, et une histoire française. Le lien qui jusqu’à présent n’avait jamais pu être établi entre la réalité et les grandes œuvres dramatiques de Shakespeare commence à être entrevu. Là où il n’y avait, hier encore, qu’un auteur tout à fait insaisissable, nous découvrons enfin un homme qui a parcouru le monde, écoutant les beaux récits chers aux milieux d’élite, un homme qui a palpité en présence des manifestations exemplaires de la tendresse humaine et qui les a fait revivre dans ses chefs-d’œuvre. Le poète n’a pas craint de puiser, lui aussi, dans la réalité ambiante. Dans la nuit des commentaires traditionnels, d’où presque toute psychologie a été bannie, un trait de lumière nous apparaît. Suivons-le d’une marche confiante. C’est l’étoile qui nous conduira sans nul doute, comme les rois mages, vers la révélation.


Note de Wikisource

Illustration de Daniel Némoz non incluse, dans le domaine public en 2031


CETTE PLAQUETTE, LA QUINZIÈME DE LA COLLECTION DU « PIGEONNIER », ÉTABLIE SOUS LA DIRECTION DE CHARLES FOROT, A ÉTÉ TIRÉE À : 10 EXEMPLAIRES SUR VIDALON ANCIEN DONT 5 HORS COMMERCE (NOS 001 À 005 ET 006 À 010) ; 15 EXEMPLAIRES SUR VÉLIN DE MADAGASCAR, DONT 10 HORS COMMERCE (NOS 011 À 015 ET 1 À 10) ; 10 EXEMPLAIRES SUR CHINE HORS COMMERCE (N°S 11 À 20) ; 20 EXEMPLAIRES SUR VIDALON TEINTÉ, DONT 5 HORS COMMERCE (NOS 016 À 030 ET 031 À 035) ; 350 EXEMPLAIRES SUR VERGÉ MONTGOLFIER D’ANNONAY (NOS 321 À 670) ; ET EN OUTRE POUR LES AMIS DU « PIGEONNIER » ET LES SERVICES : 300 EXEMPLAIRES SUR VERGÉ MONTGOLFIER D’ANNONAY (NOS 21 À 320). LE PRÉSENT VOLUME A ÉTÉ ACHEVÉ D’IMPRIMER LE 21 JUILLET 1926 PAR L’IMPRIMERIE ALENÇONNAISE À ALENÇON


Nº 131


PRIX 10 FRANCS
  1. L’édition de 1628 porte : la Castelaine de Millon.
  2. Première édition en 1628, que nous avons utilisée. Rééditions nombreuses depuis. On peut consulter les éditions modernes de Guessard, Lalanne (1858), dans la Bibliothèque elzévirienne, Paul Bonnefon (1920) dans la Collection des chefs-d’œuvre méconnus. Nous croyons avoir amélioré le texte cité ici en plus d’un endroit.
  3. Var. : que je croy.
  4. On a sans doute remarqué au passage, dans ce récit, la présence de plusieurs alexandrins fort bien venus.
  5. Historia Belli quod cum Hœreticis rebellibus gessit anno 1567 Claudia de Turenne, Domina Turnonia, etc. Auctore Joanne Villemino, Paris 1569. (4o) Voir aussi Lenglet du Fresnoy, L’Histoire justifiée contre les romans. Amsterdam 1735, p. 240-1, et L’Histoire généalogique de la très illustre Maison des Comtes de Tournon, par Paul Sevin, 1669. Ce dernier manuscrit a été publié en partie, notamment en ce qui touche notre Claude de Tournon, par M. F. Benoît d’Entrevaux dans ses Notes pour servir à l’histoire de la ville de Tournon. Privas, 1905.
  6. Œuvres de Madame de Villedieu. Tome onzième contenant Le Prince de Condé, Nouvelle historique, Mademoiselle d’Alençon, Nouvelle Galante, Mademoiselle de Tournon. À Paris, chez Prault, fils, libraire, Quay de Conty, à la Charité.
  7. Chez Alphonse Lemerre.
  8. On en place, en général, la composition vers 1589 ou 1590.
  9. Paris, Payot, 2 vol. in-16, 1919, t. II, chapitre VII, p. 17 à 103. Nous attribuons dans cet ouvrage la composition du théâtre shakespearien à William Stanley, VIe comte de Derby.
  10. Catherine de Bourbon, sœur du roi Henri, vivait alors à la cour de Navarre.
  11. Ibid., p. 39. Nous avons recueilli, depuis, plusieurs données utiles sur ces personnages. Il est certain que nous ne possédons pas le texte primitif de cette pièce et que celui-ci se rapprochait encore plus nettement de la réalité contemporaine. Comme les prescriptions élisabéthaines relatives au théâtre interdisaient les allusions ou évocations directes de personnages et d'événements politiques du temps, la comédie dut être remaniée. Malgré ces modifications, il reste encore un grand nombre de données concrètes touchant la cour de Navarre et ses souverains. On les trouvera exposés dans notre ouvrage. Depuis 1919, nous en avons relevé plusieurs autres.
  12. Marguerite dit encore ailleurs : « Pendant que j’allois en Flandre »… Une partie du Brabant faisait partie du diocèse de Liège, par ex. Louvain, chef-ville, etc.
  13. La Reine, dans les éd. originales.
  14. C’est là une double et évidente allusion au cachet spécial emblématique dont usait le Vert-Galant pour sceller ses lettres d’amour ainsi qu’à son habitude d’écrire dans la marge de celles-ci.
  15. Voici le texte anglais de ce passage : Rosaline. — You’ll ne’er be friends with him, a’killed your sister. Katharine. — He mad her melancholy, sad, and heavy;

    And so she died: had she been light, like you,
    Of such a merry, nimble, stirring spirit.
    She might ha’been a grandam ere she died…
    And so may you… for a light heart lives long.

  16. Il est tout à fait logique que la comédie shakespearienne fasse de la fille une sœur de la dame d’honneur, puisque l’allusion quelque peu agressive qu’amène l’évocation de cette mort n’aurait pu être adressée, sans quelque chose de choquant, à la mère de la jeune fille.
  17. Sous le Masque, I, p. 109-112, II, p. 79.
  18. Ces paroles caractéristiques manquent dans la seconde rédaction (1604).
  19. « Quel est ce revenant ? » dit celui-ci en l’apercevant (1ere rédaction).
  20. A living monument, ce qui fait allusion à la mort d’Hamlet que le roi est décidé à faire tuer.