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Hélika/Hélika

La bibliothèque libre.
Eusèbe Sénécal, imprimeur-éditeur (p. 10-12).

CHAPITRE IV

hélika.


« Sur ce plateau qui pouvait avoir une étendue d’une dizaine d’arpents, trois grandes huttes se touchant les unes les autres avaient été élevées. L’une d’elles avait une apparence toute particulière. Bien que comme les autres, elle fût construite de matériaux grossiers, sa forme ressemblait à celle d’une chaumière, elle était plus spacieuse que les autres. Le houblon et quelques vignes sauvages, en la tapissant à l’extérieur, lui donnaient un air de fraîcheur et de bien-être. Des fenêtres l’éclairaient de tous côtés, les unes donnant sur le lac, les autres sur la rivière. Nous connaîtrons plus tard comment le propriétaire avait pu se procurer un tel luxe pour un sauvage, habitant la profondeur des forêts.

« De forts volets garnis de fer avaient été posés pour les protéger du dehors. Par ci par là, un trou ou plutôt une meurtrière était percée. Enfin, on voyait combien Hélika, puisque c’était sa demeure, était jaloux de veiller à la sûreté de ceux qui l’habitaient.

« Les deux autres étaient construites de gros morceaux de bois, superposés les uns aux autres, et encochés à chacune de leurs extrémités pour s’adopter l’un dans l’autre et donner la solidité à cette construction toute primitive. Ce fut vers la première que Baptiste nous conduisit. La chambre d’entrée était spacieuse et parfaitement éclairée. Bien que l’ameublement en fût grossier, il offrait toutefois tout le confort désirable. Quelques fleurs sauvages de diverses familles y étaient cultivées avec le même soin que nous en prenons pour les fleurs exotiques. Des livres aussi étaient disposés sur quelques rayons. Mais ce qui frappa surtout nos regards, ce fut lorsqu’ils tombèrent sur un lit recouvert d’une peau d’ours où gisait un vieillard dont les traits portaient l’empreinte de la mort.

« Cet homme devait être bien vieux. Des rides profondes sillonnaient son front et ses joues en tous sens. Il avait plutôt l’air d’un spectre, aussi n’eut-on pas manqué de le considérer comme tel, si ses yeux noirs et enfoncés dans leur orbite n’eussent conservé un éclat extraordinaire. Ses sourcils étaient épais, son nez aquilin ressemblait au bec d’un oiseau de proie. Son front était haut et fuyant, ses lèvres minces et son menton proéminent, tout annonçait dans la figure de cet homme une indomptable énergie. L’ensemble de cette figure dénotait une si implacable férocité, qu’il eût fait frémir celui qui l’aurait rencontré un soir dans un chemin détourné ou sur la lisière d’un bois. Cependant, au moment où nous l’aperçûmes ses mains étaient jointes sur sa poitrine, ses lèvres s’agitaient et semblaient répéter les paroles d’une prière que monsieur Fameux disait à haute voix.

« Comme contraste, agenouillée auprès du lit, se tenait dans l’attitude de la prière la jeune fille de la veille. Son épaisse chevelure inondait ses épaules et descendait jusqu’à la ceinture. Elle avait le dos tourné vers la porte. C’était bien la taille que nous avions admirée le soir d’avant, elle offrait dans ses contours tout ce que nous avions pu imaginer dans nos rêves de jeune homme de plus gracieux et de plus parfait. Nous étions arrêtés sur le pas de la porte à contempler ce tableau, lorsque le bruit de nos pas la fit se retourner. Jamais de ma vie, je n’ai vu aussi ravissante figure, nous en fûmes tous éblouis, fascinés. Murillo ou Raphaël eussent été heureux d’en faire le portrait et de le présenter comme celui de leur Madone. Une profonde tristesse était empreinte sur ses traits, et les larmes abondantes qui inondaient ses joues rehaussaient encore, s’il était possible, son angélique beauté. En nous apercevant, elle se retira timide et confuse dans un coin de la chambre ; mais sur un signe du moribond elle disparut dans l’autre hutte. Celui-ci, après avoir jeté sur nous un regard perçant et scrutateur, nous dit : " Vous devez avoir besoin, messieurs, de prendre un peu de nourriture et de repos, pendant que moi de mon côté, je vais avec ce saint homme terminer ma paix avec Dieu. "

« Une vieille sauvagesse nous conduisit dans la troisième cabane où un repas, composé de gibier et de poisson, nous avait été préparé. On s’était mis en frais pour nous y recevoir, car les lits de sapin avaient été renouvelés. C’était, nous dit Baptiste, la maison que le père Hélika avait fait construire spécialement pour y exercer l’hospitalité, là, chasseurs canadiens ou sauvages y trouvaient toujours un gite et la nourriture. Ils restèrent tous deux trois heures en tête à tête, et lorsqu’à l’appel de monsieur Fameux nous entrâmes dans la chambre du mourant, une transformation complète s’était faite sur son visage. Les yeux n’avaient plus rien de farouche ou d’inquiet, des larmes mêmes s’en échappaient. C’était bien encore la même figure énergique ; mais elle n’avait plus ce cachet de férocité, cet air empreint de trouble et de remords que nous avions d’abord remarqués ; elle indiquait plutôt le calme et le recueillement intérieur qui ne paraissaient pas exister auparavant.

« Monsieur Fameux insista pour qu’il prit quelque nourriture.. Il le fit pour lui complaire. Le bon prêtre lui parla quelques instants à l’oreille ; mais il secoua la tête et reprit tout haut : " Non Monsieur, c’est en vain que vous voudriez m’en dissuader, ma confession doit être publique ; puisse-t-elle être une légère expiation de mes crimes et servir d’exemple à ceux qui se laissent entraîner par la fougue de leurs passions. " Un frisson involontaire parcourut les membres des assistants, nous pressentions quelque drame lugubre, sanguinaire peut-être, dont Hélika avait été le héros.

« Nous prîmes donc chacun une place autour de son lit, et c’est ainsi qu’il commença :