Hélika/Plaisirs de la vengeance

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Eusèbe Sénécal, imprimeur-éditeur (p. 32-34).

CHAPITRE IX

plaisirs de la vengeance.


Douze mois après les événements que je viens de relater, sous un déguisement qui me rendait méconnaissable, je m’approchai de la demeure d’Octave et Marguerite, pour m’assurer par moi-même si la douleur que je leur faisais endurer, pouvait satisfaire la haine que je leur portais.

Non jamais le tigre altéré du sang de sa victime, n’éprouve un plus grand plaisir, lorsqu’il la tient dans ses griffes, que celui que me causa la scène que je vais décrire.

La nuit était déjà avancée quand je frappai à leur porte et demandai l’hospitalité. On me l’accorda de tout cœur. Aussitôt après la vieille servante que je reconnus pour celle aux soins de laquelle l’enfant avait été confiée, dressa la table sur l’ordre d’Octave, que j’eus de la peine à reconnaître tant il était changé. Mais je refusai de manger et allai m’asseoir dans le coin le plus obscur de la salle : j’avais bien autre chose à faire que de prendre de la nourriture.

Ce fut donc avec une extrême satisfaction que je remarquai chez lui une empreinte de tristesse inexprimable. Son teint était hâve et ses membres amaigris. Tout dénotait les ravages d’un mal incurable et d’une douleur sans bornes.

La scène était plus déchirante encore lorsque je me retournai de l’autre côté de la chambre et que je vis Marguerite gisant sur son lit. Quelques bonnes voisines l’entouraient et pleuraient avec elle, et j’entendais le nom d’Angeline se mêler à leurs larmes. « Dieu, disait l’une, prend soin des petits enfants, pourquoi n’en ferait-il pas autant pour votre chère petite fille ? » Marguerite à ces paroles se levait sur son lit, et leur répondait : « Pourquoi Dieu nous l’a-t-il donnée cette enfant, notre joie et notre bonheur, et a-t-il permis que de barbares sauvages s’en soient emparés ? » « Vous avez entendu, reprenait une autre voisine, ce que monsieur le curé vous a dit : " Le cheveu qui tombe de notre tête, c’est Dieu qui l’ordonne, les trésors de sa Providence sont infinis, il veille sur ses petits enfants. Pourquoi la vôtre ne serait-elle pas aussi sous sa main ? »

Pauvre Marguerite, dirai-je encore une fois, combien tu étais différente du jour où je t’avais vue si heureuse prêtant le serment éternel d’être fidèle à Octave, au pied de l’autel de notre vieille église. Oh ! tu souffrais, oui tu souffrais dans ton cœur de mère toutes les tortures les plus atroces, physiques et morales qu’un être humain puisse infliger. Elle était pâle, élevait parfois aussi vers le Ciel ses yeux baignés de larmes. « Mon Dieu, mon Dieu, dit-elle, qui donc nous rendra notre chère petite Angeline ? »

Octave racontait dans un autre coin de la chambre aux voisins qui voulaient le consoler, combien il avait goûté du bonheur intime avant l’enlèvement de leur petite fille. À ce déchirant tableau, je voyais les yeux de chacun se baigner de larmes, et de mon coin je contemplais leur désespoir, un seul mot leur eût donné une félicité suprême, mais je me gardai bien de le prononcer, je jouissais trop des délices de ma vengeance. Ces jouissances devinrent plus effectives encore, lorsque la pauvre mère s’adressant à moi me demanda : « Vous mon frère, qui venez sans doute de bien loin, ne pourriez-vous pas me donner quelques renseignements sur ce qui est devenue mon enfant ? » Je parus étonné et demandai des explications.

Octave et Marguerite me racontèrent l’un et l’autre ce qui s’était passé. Je me plaisais à contourner le poignard dans la blessure. « Elle doit, leur dis-je, avoir été enlevée par une tribu iroquoise, qui soumet aux plus affreux tourments les enfants qu’ils ravissent aux blancs. Je leur racontai quelles devaient être les souffrances qu’elle endurait entre leurs mains. En entendant ces détails les pauvres et malheureux parents fondaient en larmes, je voyais tous les assistants frémir et paraître me dire, c’est assez, par grâce n’allez pas plus loin.

Cette nuit-là, le démon de la jalousie qui me possédait, devait tressaillir d’allégresse, car lorsqu’Octave allait embrasser sa femme et essayer de la consoler ; au-dedans de moi je sentais un ineffable plaisir de les entendre échanger entre eux des paroles de désespoir, elles étaient le témoignage de ce qu’ils souffraient mutuellement. Tels furent les premiers fruits que je cueillis de mon odieuse vengeance.