Hélika/Vie intime

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Eusèbe Sénécal, imprimeur-éditeur (p. 134-139).

CHAPITRE XXV

vie intime.


Quoiqu’il m’en coûtât beaucoup d’être pour plusieurs années séparé d’Adala, il me fallait en faire le sacrifice. Aussi, autant par goût que par un besoin de distraction et de mouvement, je repris avec mes amis la vie de coureur des bois.

J’étais parfaitement tranquille au sujet de ma fille chérie, je savais qu’elle trouverait auprès de mes bonnes sœurs tout le bonheur possible. Pour lui éviter des chagrins que ma vue aurait pu lui causer, je résolus de ne l’aller voir que dans trois ans, mais je me proposai de lui écrire deux fois par année quoique je fusse convaincu qu’elle était incapable de m’oublier.

Nos préparatifs de départ ne furent pas longs et nous partîmes bien décidés à ne plus nous séparer et à partager à chaque retour au poste les profits de notre chasse.

Il est inutile de vous raconter cette vie de coureur des bois que tout le monde connait. Qu’il me suffise de dire que nos chasses furent assez fructueuses et que je passai les cinq années qui suivirent dans un calme et une tranquillité d’esprit que je n’avais pas encore connus.

Le spectacle continuel de la nature dans toute sa beauté primitive, les courses dans les bois et la préparation de nos pelleteries faisaient le charme de nos journées. Puis le soir arrivé nous nous trouvions réunis autour d’un bon feu et les histoires et la gaieté intarissable du Normand et du Gascon, embellissaient nos soirées.

Les trois années que je m’étais condamné à passer sans embrasser Adala, étaient expirées, je résolus de me rendre à Québec. Grande fut la joie de mes sœurs et de la petite en me voyant.

L’enfant s’était admirablement développée, et avait considérablement grandi. Elle ne savait que faire pour me témoigner son bonheur. Elle riait, pleurait, dansait, venait sauter sur mes genoux et m’embrassait. Combien j’étais heureux de tous ces témoignages d’amour. Non je ne les eus pas changés pour tous les trésors de la terre.

Je passai une semaine auprès d’elle, lui faisant visiter la ville et ses environs. Je jouissais du plaisir qu’elle éprouvait de voir tant de merveilles et de beautés qu’elle ne connaissait que par oui dire.

Il va sans dire que nous allâmes aussi chercher la grand-mère et l’installâmes auprès de nous pour qu’elle prît part à la joie commune.

Ces huit jours furent de courte durée. Si la voix de la raison n’eût cédé à celle de mon cœur, sans aucun doute, elle fut revenue avec moi. La vie de réclusion s’accordait peu avec le caractère d’Adala. Ce qu’il fallait à cette chère enfant c’était la vie libre et indépendante, indispensable au sang indien. Instinctivement aussi elle ressentait un entraînement véritable pour la vie demi sauvage. Mais il me fallut céder devant le devoir.

Après l’avoir pressée plusieurs fois dans mes bras, je me séparai d’elle. Je lui promis que dans deux ans je viendrais la chercher et qu’alors nous demeurerions ensemble jusqu’à la mort de l’un de nous. Aglaousse, de son côté, promit de venir nous rejoindre et de la visiter plus souvent encore d’ici à ce temps-là.

Je dis adieu à mes sœurs, leur recommandant de nouveau l’enfant. Ces recommandations étaient bien superflues.

Ce fut un grand sacrifice que je fis en m’éloignant d’elles, et aussi longtemps que je le pus, je me retournais pour jeter un regard sur le toit qui recouvrait des êtres qui m’étaient plus chers que la vie.

Jamais de ma vie, je n’ai éprouvé autant d’ennui que pendant les premiers mois qui suivirent cette séparation.

Enfin je rejoignis les compagnons qui m’attendaient à un endroit désigné et nous reprîmes la vie active.

Pendant la courte visite que j’avais faite à Adala, je lui avais souvent parlé du campement que nous avions établi auprès du Lac à la Truite. Je lui avais décrit le paysage si beau et les jouissances qu’on y trouvait. L’enfant avait écouté ces détails avec des larmes de plaisir. Elle me fit promettre en la laissant d’y construire un logement et que ce serait là que désormais nous habiterions.

Ses désirs étaient pour moi des ordres impérieux, aussi vers la fin de la seconde année, nous construisîmes ces cabanes que je ne changerais pas pour le plus somptueux des palais.

Enfin, depuis sept ans que nous y sommes installés, nous goûtons un bonheur presque sans nuages. Le seul chagrin qui soit venu assombrir notre ciel, a été la mort de mes deux sœurs qu’une épidémie a emportées successivement dans l’espace de deux mois. Chères saintes femmes, elles se sont éteintes comme elles ont vécu dans la paix du seigneur, après une carrière bien remplie d’années, mais encore plus de bonnes œuvres.

Vous ferai-je maintenant une description de la manière dont nous passons notre temps. Peut-être pourrait-elle vous intéresser.

Le chant des oiseaux nous éveille dès le matin et souvent à ce chant s’en joint un autre mille fois plus suave, plus agréable à mon oreille, c’est celui de mon Adala qui semble leur répondre. Elle a, pour ainsi dire, apprivoisé ces chers petits enfants des bois, car elle charme tout ce qui l’entoure.

La culture des plantes, les broderies sur écorce, la couture et la lecture constituent ses occupations de la journée.

Rien de plus charmant que de la voir dans les beaux soirs d’été conduire son léger canot avec une adresse merveilleuse, sur les eaux tranquilles du lac. Puis quand tout est silencieux dans la nature, sa voix s’élève pure et argentine pour chanter un de ces cantiques si touchants par leur naïve beauté, et qui sont une prière, une invocation.

C’est alors que les échos des montagnes saisissent ces notes si fraîches, qu’ils les répètent et se les renvoient les uns aux autres comme s’ils voulaient se les graver profondément dans leur mémoire.

Parfois aussi je l’amène à des expéditions de chasse, mais ces jours-là, je suis presque toujours certain de faire buisson creux. « Il ne faut pas tirer sur ce pauvre lièvre qui ne nous fait aucun mal, dit-elle, n’abattez pas cette mère perdrix qui peut-être laisserait des enfants orphelins et personne alors pourvoirait à leur nourriture. »

Mais si un loup ou n’importe quel autre animal carnassier se présente, oh ! alors malheur à lui, car elle tire avec la plus grande précision. Elle aime beaucoup la légère carabine que je lui ai achetée et qui est du plus beau fini. Elle ne perd pas une occasion d’en faire admirer le mérite.

Lorsqu’elle se promène sur les bords du lac, elle est suivi d’une marmotte devenue l’hôte de sa maison et sa compagnie inséparable. Plusieurs couvées de canards sauvages qu’elle a réussi à apprivoiser et qui viennent manger tour à tour dans sa main, en poussant des cris assourdissants, lui font cortège.

Rien de ses pas, de ces démarches, ni de ses actions, n’échappe aux regards ravis de sa grand-mère et des miens, nous en examinons tous les détails pour y trouver de nouveaux charmes, nous l’aimons tant.

Son caractère est quelque peu fantasque et aventureux, mais d’après mes recommandations elle ne s’éloigne jamais seule ; maison. Deux dogues énormes, qui sauraient la protéger dans le cas d’une mauvaise rencontre, sont des gardes les plus sûrs.

Le temps de chaque journée est ainsi réglé et les heures fuient avec une rapidité sans égale. Nous sommes loin de trouver le temps monotone et de vivre dans l’isolement. Chaque jour un chasseur ou un amateur de pêche vient nous demander un gîte. Nous avons aussi des nouvelles de tous côtés, car jamais ici le pain et l’hospitalité ne sont refusés.

Bien souvent il y a surcroît de vie et de gaieté dans l’habitation, c’est qu’alors Baptiste et ses deux inséparables compagnons sont venus nous visiter et se reposer de leurs fatigues.

Oh ! ce sont ces jours-là de vrais dîners de Gamache ou de Sardanapale. Tout ce que la forêt peut offrir de gibier à plumes ou à poil est mis à contribution. Quelle folle gaieté préside au repas, le Gascon et le Normand ont eu de quinze jours à un mois pour renouveler leur approvisionnement d’histoire incroyables et fantastiques. Adala rit aux larmes, la grand-mère et moi rions de la voir rire et à ce concert d’éclats de rire se joint comme basse, la grosse voix de Baptiste.

Des histoires on passe au chant, du chant à la danse, c’est Baptiste qui fait la musique. Il imite avec sa voix toute espèce d’instruments. Ses poings jouent du tambour sur n’importe quel meuble, ses pieds marquent la mesure et les deux Français exécutent des cabrioles, des pas, des sauts impossibles tels qu’ils les ont vus faire, assurent-ils dans tel ou tel pays où ils n’ont pourtant jamais été, la petite de se tordre de rire et nous, ma foi, de l’imiter. Ces fêtes se prolongent deux à trois jours.

Mais quand les froids d’hiver commencent à nous menacer, nous descendons au village pour laisser passer les mois les plus rigoureux.

La cabane reste alors sous les soins de la vieille Aglaousse qui s’obstine à ne pas vouloir nous suivre. Nous ne la laissons jamais seule, Baptiste et ses deux compagnons hivernent avec elle. J’ai soin, avant de les laisser, de pourvoir à tous leurs besoins. Nous leur faisons aussi de fréquentes visites dans le cours de l’hiver.

Nous allons habiter des appartements confortables auprès de l’église du hameau. Quelques bons voisins viennent fréquemment nous visiter. Dans la journée nous faisons des courses de traîneau et le soir le curé vient s’asseoir au coin du feu et nous réjouir par une intime et charmante causerie.

Telle est la vie que nous menons depuis sept années. Hélas ! elles ont été bien courtes comparées à celles du passé, mais aujourd’hui un nuage de tristesse vient troubler mon bonheur, c’est une inquiétude bien naturelle, car je sens d’un jour à l’autre le poids des ans qui s’appesantit sur moi.

J’éprouve aujourd’hui dans les marches les plus courtes, que mon pied qui gravissait lestement autre fois les pentes les plus rapides, ne se traîne plus que péniblement même sur un terrain uni.

Ma pauvre Aglaousse elle aussi se fait vieille et je songe avec tristesse que quand tous les deux nous aurons quitté la terre, ce qui ne saurait tarder, qui donc prendra soin de ma chère petite fille ?

Je dissimule autant que je le puis les traces de ma décrépitude, mais Adala semble s’en être aperçue, elle m’entoure de plus de soins, de prévenances s’il est possible. Elle ne me laisse plus un seul instant, elle paraît inquiète. Elle me regardait l’autre jour avec un œil plein de tristesse, tout à coup une larme est venue glisser sur ses joues, elle s’est empressée de la faire disparaître et de me sourire. Je lui en ai demandé la cause. « C’est une vilaine poussière ! » m’a-t-elle répondu.

Depuis trois jours, je n’ai pu sortir, je me sens faible, abattu. Je voudrais bien avoir Monsieur Fameux, mais Baptiste et ses compagnons n’y sont pas.

Les deux Français sont partis pour une longue expédition de chasse. Baptiste a pour ainsi dire abandonné la vie des bois. Il s’est mis à la culture et nous ne le voyons plus que rarement.

Mon Dieu, comment pourrai-je faire prévenir Monsieur Fameux de l’état précaire où je me trouve.

Je me suis ouvert à lui et lui ai dit que je comptais sur sa protection pour prendre soin d’Adala et de sa grand-mère quand je ne serai plus. Cette mission, il l’a acceptée, car il sait que je n’ai personne autre à qui m’adresser, mais il faudrait pourtant que je le visse avant de mourir.

Adala s’est bien offerte pour aller le chercher.

La vaillante enfant je l’ai refusée. La distance est si grande et je crains que cette course ne soit au-dessus de ses forces, cependant elle a si fortement insisté que j’ai cédé à ses instances, car je sens que mes heures sont comptées.

En partant elle est venue m’embrasser en pleurant. Ses larmes sont tombées sur mes joues et m’ont réchauffé le cœur.

Je profite de son absence pour écrire ces dernières lignes que ma main tracera :

« Que je te remercie, ma chère Adala, d’avoir égayé ma triste vieillesse par ton jeune et candide enjouement. Lorsque je remontais en esprit, le courant d’une vie tourmentée, je me sentais écrasé sous le poids des événements de mon existence, ta franche gaieté est venue m’arracher bien des fois l’amertume qui peut-être eût fini par s’emparer de moi. »

« Tu as été dans la maison la lumière, la joie et la vie, car tu en étais l’âme bénie. Sois donc à jamais heureuse Adala pour tout le bonheur que tu m’as fait. »

« Que ta vie soit aussi calme que la mienne a été tourmentée. Que le ciel t’accorde les trésors de jouissances que je n’ai pas connues. Enfin sois heureuse autant que mon cœur le désire. »

« Aime toujours ta bonne grande maman et prends-en bien soin. Tu sais combien elle s’est dévouée pour toi, mais je connais trop bien ton cœur, cette recommandation est superflue. Oui tu l’aimeras autant qu’elle t’a aimée. »

« Pense aussi quelquefois à ton vieil ami Hélika, donne-lui un souvenir et quand ta voix se mêlera, le soir, à la prière des anges, demande miséricorde pour lui !  !  ! »

« Adieu, Adieu… »
Hélika.

Ici se terminait le manuscrit.

Monsieur D’Olbigny ajouta : « C’est le même jour que nous fîmes rencontre de cette charmante enfant à la décharge du Lac. »

Monsieur d’Olbigny demeura pensif quelques instants. Aux dernières phrases du manuscrit sa voix nous avait paru profondément émue. Nous respectâmes sa rêverie. Du revers de sa main il essuya une larme, puis avec un doux sourire il nous dit : « Si vous le voulez bien, Messieurs, nous allons déjeuner. »

Effectivement l’aurore paraissait, la nuit était passée sans que nous nous en fussions aperçus, tant ce récit nous avait intéressés.

« Et la jeune fille, demandâmes-nous tous ensemble, qu’est-elle devenue ? »

« Son histoire est bien trop longue pour que j’entreprenne de vous la raconter aujourd’hui. Elle se rattache de plus à bien des souvenirs de ma vie qu’il me serait pénible de rappeler en ce moment.

« Si cette narration vous a présenté quelqu’intérêt, je vous réserve l’autre partie pour l’occasion où j’aurai le plaisir de vous revoir. »

Permettez-moi, charmantes lectrices, de vous en dire autant.

C. DeGuise.