H.B.
§2. — H. B.
PAR UN DES QUARANTE (1850)
Il y a un passage de l’Odyssée qui me revient souvent en mémoire. Le spectre d’Elpénor apparaît à Ulysse, et lui demande les honneurs funèbres :
- Μή μ’ἄκλαυτον, ἂθαπτον, ἰὼν ὄπιθεν καταλείπειν.
- « Ne me laisse pas sans être pleuré, sans être enterré. »
Aujourd’hui, l’enterrement ne manque à personne, grâce à un règlement de police ; mais nous autres païens, nous avons aussi dits devoirs à remplir envers nos morts, qui ne consistent pas seulement dans l’accomplissement d’une ordonnance de grande voirie. j’ai assisté à trois enterrements païens : — celui de qui s’était brûlé la cervelle. Son maître, grand philosophe, et ses amis, eurent peur des honnêtes gens, et n’osèrent parler. — Celui de M. Il avait défendu les discours. — Celui de B enfin. Nous nous y trouvâmes trois, et si mal préparés, que nous ignorions ses dernières volontés. Chaque fois, j’ai senti que nous avions manqué à quelque chose, sinon envers le mort, du moins envers nous-mêmes. Qu’un de nos amis meure en voyage, nous aurons un vif regret de ne pas lui avoir dit adieu au moment du départ.
Un départ, une mort, se célébrer avec une certaine cérémonie, car il y a là quelque chose de solennel.
Ne fût-ce qu’un repas, une association de pensées régulière, il faut quelque chose. Ce quelque chose, c’est que demande Elpénor : ce n’est pas seulement un peu de terre qu’il réclame, c’est un souvenir.
J’écris les pages suivantes pour suppléer à ce que nous ne fîmes point aux funérailles de B. Je veux partager avec quelques-uns de ses amis mes impressions et mes souvenirs.
B, original en toutes choses, ce qui est un vrai mérite à cette époque de monnaies effacées, se piquait de libéralisme, et était au fond de l’âme un aristocrate achevé. Il ne pouvait souffrir les sots ; il avait pour les gens qui l’ennuyaient une haine furieuse, et de sa vie il n’a pas su bien nettement distinguer un méchant d’un fâcheux. Il affichait un profond mépris pour le caractère français, et il était éloquent à faire ressortir tous les défauts dont on accuse, à tort sans doute, notre grande nation : légèreté, étourderie, inconséquence en paroles et en action.
Au fond, il avait à un haut degré ces mêmes défauts ; et pour ne parler que de l’étourderie, il écrivit un jour, de, à M. une lettre chiffrée, et lui transmit le chiffre sous la même enveloppe.
Toute sa vie il fut dominé par son imagination, et le fit rien que brusquement et d’enthousiasme.
Cependant il se piquait de n’agir jamais que conformément à la raison. “Il faut en tout se guider par la LO-GIQUE ”, disait-il en mettant un intervalle entre la première syllabe et le reste du mot. Mais il souffrait impatiemment que la logique des autres ne fût pas la sienne. D’ailleurs il ne discutait guère. Ceux qui ne le connaissaient pas attribuaient ù un excès d’orgueil ce qui n’était peut-être que respect pour les convictions les autres. — “ Vous êtes un chat ; je suis un rat ”, disait-il souvent pour terminer les discussions.
Un jour, nous voulûmes faire ensemble un drame.
Notre héros avait commis un crime, et était tourmenté le remords. “Pour se délivrer d’un remords, dit B., que faut-il faire ” — Il réfléchit un instant.
— “ Il faut fonder une école d’enseignement mutuel. ” Notre drame en resta là.
Il n’avait aucune idée religieuse, ou s’il en avait, il apportait un sentiment de colère et de rancune contre la Providence. “ Ce qui excuse Dieu, disait-il, c’est qu’il n’existe pas. ” Une fois, chez madame P, il nous dit la théorie cosmogonique suivante : “ Dieu était un mécanicien très habile. Il travaillait nuit et jour à son affaire, parlant peu, et inventant sans cesse, tantôt un soleil, tantôt une comète. On lui disait : “ Mais écrivez donc vos inventions ! Il ne faut pas que cela se perde.
— Non, répondait-il ; rien n’est encore au point où veux. Laissez-moi perfectionner mes découvertes, et alors… ” Un beau jour, il mourut subitement. On fit chercher son fils unique, qui étudiait aux Jésuites. C’était un garçon doux et studieux, qui ne savait deux mots de mécanique. On le conduit dans l’atelier son père. — “ Allons, à l’ouvrage ! il s’agit gouverner le monde. ” Le voilà bien embarrassé ; demande :
— “ Comment faisait mon père ? — Il tournait cette roue, il faisait ceci, il faisait cela. ” — Il tourne la roue et les machines vont tout de travers.”
B me dit qu’il avait fait un drame de la vie. Il l’avait représenté comme une âme simple, naïve, toute pleine de sensibilité et de tendresse, mais incapable de commander aux hommes, dans ce draine, exploitait à son profit la doctrine de “ Y a-t-il de l’amour dans votre drame ? lui demandai-je. — Beaucoup. Et, le disciple chéri ? ” Il soutenait que tous les grands hommes ont eu des goûts bizarres, et citait Alexandre, César, vingt papes italiens ; il prétendait que lui-même avait eu du faible pour un de ses aides de camp.
Il était difficile de savoir ce qu’il pensait de Napoléon. Presque toujours il était de l’opinion contraire à celle qu’on mettait en avant. Tantôt il en parlait comme d’un parvenu ébloui par les oripeaux, manquant sans cesse aux règles de la LO-GIQUE. D’autres fois, c’était une admiration presque idolâtre. Tour à tour il était frondeur comme Courier, et servile comme Las Cases. Les hommes de l’Empire étaient traités aussi diversement que leur maître.
Il convenait de la fascination exercée par l’Empereur sur tout ce qui l’approchait. “ Et moi aussi, disait-il, j’ai eu le feu sacré. On m’avait envoyé à Brunswick pour lever une imposition extraordinaire de cinq millions. J’en ai fait rentrer sept, et j’ai manqué d’être assommé par la canaille qui s’insurgea, exaspérée par l’excès de mon zèle. Mais l’Empereur demanda quel était l’auditeur qui avait fait cela, et dit : “C’est bien. ” Nous aimions à l’entendre parler des campagnes qu’il avait faites avec l’Empereur. Ses récits ne ressemblaient guère aux relations officielles. On en jugera. Dans une affaire fort chaude, haranguait les soldats près de se débander ; voici en quels termes : “ — En avant ! s. n. d. D. J’ai le cul rond comme une pomme, soldats ! j’ai le cul rond comme une pomme ! ” — “ Dans le moment du danger, disait B, cela paraissait une harangue ordinaire, et je suis persuadé que César et Alexandre ont dit dans de telles occasions d’aussi grosses bêtises. ” Parti de Moscou, B se trouva, le soir du troisième jour de la retraite, avec environ mille cinq cents hommes, séparé du gros de l’armée par un corps russe considérable. On passa une partie de la nuit à se lamenter, puis les gens énergiques haranguèrent les poltrons, et, à force d’éloquence, les engagèrent à s’ouvrir un chemin, l’épée à la main, dès que le jour permettrait de distinguer l’ennemi. Autre genre d’allocution militaire :
“ Tas de canailles, vous serez tous morts demain, car vous êtes trop j.-f. pour prendre un fusil et vous en servir, etc. ” Ces paroles sublimes ayant produit leur effet, à la petite pointe du jour on marcha résolument aux Russes, dont on voyait encore briller les feux de bivouac.
On y arrive sans être découvert, et l’on trouve un chien tout seul. Les Russes étaient partis dans la nuit.
Pendant la retraite, il n’avait pas trop souffert de la faim, mais il lui était absolument impossible de se rappeler comment il avait mangé et ce qu’il avait mangé, si ce n’est un morceau de suif qu’il avait payé 20 francs, et dont il se souvenait encore avec délices.
Il avait emporté de Moscou le volume des Facéties de Voltaire, relié en maroquin rouge, qu’il avait pris dans une maison qui brûlait. Ses camarades trouvaient cette action un peu légère : dépareiller une magnifique édition ! Lui-même en éprouvait une espèce de remords.
Un matin, aux environs de la Bérézina, il se présenta à M. D, rasé et habillé avec quelque soin :
“ Vous avez fait votre barbe ! lui dit M. D, vous êtes un homme de cœur.”
M. B, auditeur au Conseil d’État, m’a dit qu’il devait la vie à B, qui, prévoyant l’encombrement des ponts, l’avait obligé à passer la Bérézina, le soir qui précéda la déroute. Il fallut employer presque la force pour obtenir qu’il fit quelques centaines de pas. M. B faisait l’éloge du sang-froid de B, et du bon sens qui ne l’abandonnait pas dans un moment où les plus résolus perdaient la tête.
En 18113, B fut témoin involontaire de la déroute d’une brigade entière chargée inopinément par cinq Cosaques. B vit courir environ deux mille hommes, dont cinq généraux, reconnaissables à leurs chapeaux bordés. Il courut comme les autres, mais mal, n’ayant qu’un pied chaussé, et portant une botte à la main. Dans tout ce corps français, il ne se trouva que deux héros qui firent tête aux Cosaques :
Un gendarme, nommé Menneval, et un conscrit, qui tua le cheval du gendarme en voulant tirer sur les Cosaques. B fut chargé de raconter cette panique à l’Empereur, qui l’écoutait avec une fureur concentrée, en faisant tourner une de ces machines en fer qui servent à fixer les persiennes. On chercha le gendarme pour lui donner la croix ; mais il se cachait, et nia d’abord qu’il eût été à l’affaire, persuadé que rien n’est si mauvais que d’être remarqué dans une déroute. Il croyait qu’on voulait le fusiller.
Sur l’amour, B était encore plus éloquent que sur la guerre. Je ne l’ai jamais vu qu’amoureux, ou croyant l’être ; mais il avait eu deux amours-passions (je me sers d’un de ses ternes), dont il n’avait jamais pu guérir. L’un, le premier en date, je crois, lui avait été inspiré par madame, alors dans tout l’éclat de sa beauté. Il avait pour rivaux bien des hommes puissants, entre autres un général fort en faveur, qui abusa un jour de sa position pour obliger B à lui céder sa place auprès de la dame. Le soir même, B trouva moyen de lui faire tenir une petite fable de sa composition, dans laquelle il lui proposait allégoriquement un duel. Je ne sais si la fable fut comprise ; mais on n’accepta pas la moralité, et.B reçut une verte semonce de M. D, son parent et son protecteur ; il n’en continua pas moins les poursuites. En 1836, B me racontait cette aventure le soir, sous les grands arbres de la promenade de Laon. Il ajoutait qu’il venait de voir madame, âgée alors de quarante-sept ans, et qu’il s’était trouvé aussi amoureux qu’au premier jour.
L’un et l’autre avaient eu bien d’autres passions dans l’intervalle. “Comment pouvez-vous m’aimer encore à mon âge ? ” disait-elle. Il le lui prouvait très bien, et jamais je ne l’ai vu montrer tant d’émotion. Il avait les larmes aux yeux en me parlant.
Son autre amour-passion fut pour une belle Milanaise, nommée madame. Malgré la bonne foi des Italiennes, qu’il opposait sans cesse à la coquetterie des nôtres, madame le trahissait indignement.
Elle avait eu l’art de lui persuader que son mari, le plus débonnaire des hommes, était un monstre de jalousie ; et elle obligeait B à se cacher à Turin, car sa présence à Milan l’aurait perdue, disait-elle. Une fois tous les dix jours, au cœur de l’hiver, B venait à Milan dans le plus strict incognito, se cachait dans une méchante auberge, et la nuit, était introduit chez sa belle par une femme de chambre qu’il payait bien.
Cela dura quelque temps, et toujours des précautions infinies. Pourtant la femme de chambre eut un remords, et lui avoua qu’on le trompait, et qu’on avait autant d’amants différents qu’il passait de jours en exil. D’abord il n’en voulut rien croire ; à la fin, cependant, il accepta une expérience. On le fit cacher dans un cabinet ; et là, en mettant l’œil au trou d’une serrure, il vit, à trois pieds de lui, la plus monstrueuse pièce de conviction. B me dit que la singularité de la chose et le ridicule de la situation lui donnèrent d’abord une gaieté folle, et qu’il eut toutes les peines du monde à ne pas alarmer les coupables en éclatant de rire. Ce ne fut qu’au bout de quelque temps qu’il sentit son malheur. L’infidèle, que pour toute vengeance il avait un peu persiflée, essaya de le fléchir, lui demandant grâce à genoux, et le suivit dans cette attitude tout le long d’une grande galerie. L’orgueil l’empêcha de lui pardonner, et il s’en accusait avec amertume, en se rappelant l’air passionné de madame. Jamais elle ne lui avait paru si désirable, jamais elle n’avait eu tant d’amour. Il avait sacrifié à l’orgueil le plus grand plaisir qu’il eût pu goûter avec elle. — il fut dix-huit mois à se consoler. “ J’étais abruti, disait-il. Je ne pensais plus. J’étais accablé d’un poids insupportable, sans pouvoir me rendre compte nettement de ce que j’éprouvais. C’est le plus grand des malheurs ; il prive de toute énergie. Depuis, un peu remis de cette langueur accablante, j’avais une curiosité singulière à connaître toutes ses infidélités. Je m’en faisais raconter tous les détails. Cela me faisait un mal affreux, mais j’avais un certain plaisir physique à me la représenter dans toutes les situations où on me la décrivait. ”
B m’a toujours paru convaincu de cette idée très répandue sous l’Empire, qu’une femme peut toujours être prise d’assaut, et que c’est pour tout homme un devoir d’essayer. “ Ayez-la ; c’est d’abord ce que vous lui devez ”, me disait-il quand je lui parlais d’une femme dont j’étais amoureux. Un soir, à Rome, il me conta que la comtesse venait de lui dire voi au lieu de lei, et me demanda s’il ne devait pas la violer. Je l’y exhortai fort.
Je n’ai connu personne qui fût plus galant homme à recevoir les critiques sur ses ouvrages. Ses amis lui parlaient toujours sans le moindre ménagement. Plusieurs fois, il m’envoya des manuscrits qu’il avait déjà communiqués à V, et qui revenaient avec des notes marginales comme celles-ci : “ Détestable, — Style de portier ”, etc. Quand il fit paraître son livre De l’amour, ce fut à qui s’en moquerait davantage (au fond, fort injustement). Jamais ces critiques n’altérèrent. ses relations avec ses amis.
Il écrivait beaucoup et travaillait longtemps ses ouvrages. Mais, au lieu d’en corriger l’exécution, il en refaisait le plan. S’il effaçait les fautes d’une première rédaction, c’était pour en faire d’autres ; car je ne sache pas qu’il ait jamais essayé de corriger son style.
Quelque raturés que fussent ses manuscrits, on peut dire qu’ils étaient toujours écrits de premier jet.
Ses lettres sont charmantes ; c’est sa conversation même.
Il était très gai dans le monde, fou quelquefois, négligeant trop les convenances et les susceptibilités.
Souvent il était de mauvais ton, mais toujours spirituel et original. Bien qu’il n’eût de ménagements pour personne, il était facilement blessé par des mots échappés sans malice. “ le suis un jeune chien qui joue, me disait-il, et on me mord. ” Il oubliait qu’il mordait parfois lui-même, et assez serré. C’est qu’il ne comprenait guère qu’on pût avoir d’autres opinions que les siennes sur les choses et sur les hommes. Par exemple, il n’a jamais pu croire qu’il y eût des dévots véritables. Un prêtre et un royaliste étaient toujours pour lui des hypocrites.
Ses opinions sur les arts et la littérature ont passé pour des hérésies téméraires lorsqu’il les a produites.
Aujourd’hui, quelques-uns de ses jugements ont l’air de vérités de M. de la Palisse. Lorsqu’il mettait Mozart, Cimarosit, Rossini au-dessus des faiseurs d’opéras-comiques de notre jeunesse, il soulevait des tempêtes. C’est alors qu’on l’accusait de n’avoir pas des sentiments français.
Il est pourtant très français dans ses opinions sur la peinture, bien qu’il prétende la juger en Italien. Il apprécie les maîtres avec les idées françaises, c’est-à-dire au point de vue littéraire. Les tableaux des écoles d’Italie sont examinés par lui comme des drames.
C’est encore la façon de juger en France, où l’on n’a ni le sentiment de la forme, ni un goût inné pour la couleur. Il faut une sensibilité particulière et un exercice prolongé pour aimer et comprendre la forme et la couleur. B prête des passions dramatiques à une Vierge de Raphaël. J’ai toujours soupçonné qu’il aimait les grands peintres des écoles lombarde et florentine, parce que leurs ouvrages le faisaient penser à bien des choses auxquelles sans doute les maîtres ne pensaient pas. C’est le propre des Français de tout juger par l’esprit. Il est juste d’ajouter qu’il n’y a pas de langue qui puisse exprimer les finesses de la fourre ou la variété des effets de la couleur. Faute de pouvoir exprimer ce que l’on sent, on réécrit. d’autres sensations qui peuvent être comprises par tout le monde.
B m’a toujours ; paru assez indifférent à l’architecture, et s’avait sur cet art que des idées d’emprunt. Je crois lui avoir appris à distinguer une église romane d’une église gothique, et, qui plus est à regarder l’une et l’autre. Il reprochait à nos églises d’être tristes.
Il sentait mieux la sculpture de Canova que tout autre, même que les statues grecques ; peut-être parce que Canova a travaillé pour les gens de lettres. Il s’est beaucoup plus occupé des idées qu’il exciterait dans l’esprit cultivé, que de l’impression qu’il pourrait produire sur un œil qui aime et connaît la forme.
Pour B, la poésie était lettre close. Souvent il lui arrivait destropier, en les citant., des vers français. Il ne connaissait ni le mètre ni l’accentuation des vers anglais et italiens, et cependant il était réellement sensible à certaines beautés de Shakespeare et du dante, qui sont intimement unies à la forme du vers. Il a dit son dernier mot sur la poésie dans son livre de l’amour : “ Les vers furent inventés pour aider la mémoire ; les conserver dans l’art dramatique, reste de la barbarie. ” Racine lui déplaisait souverainement. Le grand reproche que nous lui adressions vers 1820, c’est qu’il manque absolument aux mœurs, ou à ce que, dans notre jargon romantique, nous appelions alors la couleur locale. Shakespeare, que nous opposions sans cesse à Racine, a fait en ce genre des fautes cent fois plus grossières. “ — Mais, disait B, Shakespeare a mieux connu le cœur humain. Il n’y a pas de passion ou de sentiment qu’il n’ait peint avec une admirable vérité. La vie et l’individualité de ses personnages le mettaient au-dessus de tous les auteurs dramatiques. ”
— Et Molière ? répondait-on.
— “ Molière est un coquin qui n’a pas voulu représenter le courtisan, parce que Louis XIV ne le trouvait pas bon. ” Dans la pratique de la vie, B avait une suite de maximes générales qu’il fallait, disait-il, observer infailliblement sans les discuter, dès qu’on les avait une fois trouvées commodes. À peine permettait-il d’examiner un instant si le cas particulier rentrait dans une de ses théories générales.
Jusqu’à trente ans, il voulait qu’un homme, se trouvant avec une femme seule, tentât l’abordage. Cela réussit, disait-il, une fois sur dix. Or, la chance d’un sur dix vaut bien la peine d’essuyer neuf rebuffades.
— Ne jamais pardonner un mensonge ; — ne jamais se repentir ;
— prendre aux cheveux la première occasion de querelle, à son entrée dans le monde, voilà quelques-unes de ses maximes.
Il se moquait de moi en me voyant étudier le grec à vingt-cinq ans.
— “ Vous êtes sur le champ de bataille, disait-il ; ce n’est plus le moment de polir votre fusil ; il faut tirer. ” Il avait souffert, comme tant d’autres, de la mauvaise honte dans sa jeunesse. C’est une chose difficile pour un jeune homme, que d’entrer dans un salon. Il s’imagine qu’on le regarde, et craint toujours de n’être pas correct. “ Je vous conseille, me disait-il, d’entrer avec l’attitude que le hasard vous a fait prendre dans l’antichambre : convenable ou non, n’importe. Soyez comme la statue du commandeur, et ne changez de maintien que lorsque l’émotion de l’entrée aura disparu. ” Il avait une autre recette pour les duels : — “ Pendant qu’on vous vise, regardez un arbre, et appliquez-vous à en compter les feuilles. ” Il aimait la bonne chère : cependant il trouvait du temps perdu celui qu’on passe à manger, et souhaitait qu’en avalant une boulette le matin, on fût quitte de la faim pour toute la journée. Aujourd’hui, on est gourmand, et on s’en vante. Du temps de B, un homme prétendait surtout à l’énergie et au courage.
Comment faire campagne, si l’on est gastronome ?
La police de l’Empire pénétrait partout, à ce qu’on prétend ; et Fouché savait tout ce qui se disait dans les salons de Paris. B était persuadé que cet espionnage gigantesque avait conservé tout son pouvoir occulte. Aussi, il n’est sorte de précautions dont il ne s’entourât pour les actions les plus indifférentes.
Jamais il n’écrivait une lettre sans la signer d’un nom supposé : César, Bombet, Cotonet, etc. Il datait ses lettres d’abeille, au lieu de, et souvent les commençait par une telle phrase : “ J’ai reçu vos soies grèges, et les ai emmagasinées en attendant leur embarquement. ” Tous ses amis avaient leur nom de guerre, et jamais il ne les appelait d’une autre façon. Personne n’a su exactement quelles gens il voyait, quels livres il avait écrits, quels voyages il avait faits.
Je m’imagine que quelque critique du vingtième siècle découvrira les livres de B dans le fatras de la littérature du dix-neuvième, et qu’il leur rendra la justice qu’ils n’ont pas trouvée auprès des contemporains. c’est ainsi que la réputation de Diderot a grandi au dix-neuvième siècle ; c’est ainsi que Shakespeare, oublié du temps de Saint-Évremond, a été découvert par Garrick. Il serait bien à désirer que les lettres de B fussent publiées un jour ; elles feraient connaître et aimer un homme dont l’esprit et les excellentes qualités ne vivent plus que dans la mémoire d’un petit nombre d’amis.