Hadji Mourad et autres contes/Deux pélerins

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DEUX PÈLERINS



DEUX hommes, le sac sur le dos, cheminaient sur la route poudreuse, entre Moscou et Toula. L’un d’eux, un jeune homme, portait une pelisse courte de peau de mouton et un pantalon de velours. Au-dessous de son bonnet de paysan, neuf, des lunettes couvraient ses yeux. L’autre était un homme d’une cinquantaine d’années, d’une beauté remarquable, à la longue barbe grisonnante ; il était vêtu d’un froc ceint d’une courroie, et sur ses longs cheveux grisonnants était posé un haut bonnet rond, noir, comme en portent les sacristains de couvents.

Le jeune homme était jaune, pâle, couvert de poussière, et paraissait se traîner à peine sur ses jambes. Le vieillard marchait gaillardement, en bombant sa poitrine et balançant ses bras. On eût dit que la poussière n’osait pas souiller son beau visage et que son corps n’avait pas le droit de connaître la fatigue.

Le jeune homme, Serge Vassilievitch Borzine, était docteur de l’Université de Moscou. Le vieillard était un lieutenant d’infanterie en retraite, en service du temps d’Alexandre, ancien moine chassé du couvent pour inconduite, mais qui avait conservé l’habitude de porter l’habit religieux. Il s’appelait Nicolas Pétrovitch Serpoff.

Voici comment ces deux hommes s’étaient rencontrés. Serge Vassilievitch, après avoir terminé sa thèse et écrit quelques articles dans les revues de Moscou, s’en alla à la campagne, afin, disait-il, de se plonger dans le fleuve de la vie du peuple et de se rafraîchir dans les flots du courant populaire. Au bout d’un mois passé à la campagne dans l’isolement absolu, il écrivit à son camarade en littérature et directeur de sa revue, la lettre suivante :

« Cher monsieur et ami Ivan Finoguéitch, — Nous ne devons et ne pouvons prévoir ni résoudre la question dont la solution se trouve dans le tréfonds mystérieux de la vie du peuple russe. Il est nécessaire d’étudier profondément plusieurs des côtés différents de l’esprit russe et ses manifestations. Le détachement de la vie… Les réformes de Pierre le Grand, etc.. »

Le sens de cette lettre était que Serge Vassilievitch, après avoir pénétré dans la vie du peuple, s’était convaincu que le problème de la destination du peuple russe était beaucoup plus profond et difficile qu’il ne l’avait supposé. En conséquence, pour résoudre ce problème, il croyait nécessaire d’entreprendre un voyage à pied à travers toute la Russie, et il demandait à son ami d’attendre, pour aborder cette question, la fin de son voyage, lui promettant d’exposer alors, dans une série de longs articles, ce qu’il aurait appris.

Aussitôt qu’il eut écrit cette lettre, Serge Vassilievitch s’occupa des préparatifs matériels du voyage, et, quelque pénible que cela fût pour lui, il dut songer lui-même aux détails de sa mise. Il se procura une pelisse de peau de mouton, des bottes à clous, un bonnet, et, se cachant de ses domestiques, il se regarda longuement devant une glace. Il ne pouvait pas supprimer les lunettes, il était très myope. Une autre partie des préparatifs consistait à s’assurer l’argent pour la route, au moins 300 roubles. Il n’y avait pas d’argent au bureau. Serge Vassilievitch fit mander le staroste et le commis, et trouvant d’après les livres qu’il devait y avoir 180 tchetvert[1] d’avoine, il donna l’ordre de les vendre. Le staroste fit observer que cette avoine avait été laissée pour les semences. Alors Serge Vassilievitch, ayant parcouru le registre des seigles, trouva là 160 tchetvert de seigle. Il demanda si ce seigle suffirait pour les semailles, à quoi le staroste lui répondit par la question s’il ne voulait pas ordonner d’ensemencer le vieux seigle ? Le résultat de l’entretien fut que le staroste comprit que Serge Vassilievitch s’entendait moins qu’un enfant à l’exploitation ; et Serge Vassilievitch comprit que le seigle était déjà ensemencé et qu’ordinairement on semait le grain de la nouvelle récolte, de sorte que ces 160 tchetvert pouvaient être vendus. L’argent reçu, Serge Vassilievitch se préparait à partir, quand, un soir, il entendit dans l’office une voix inconnue, et le vieux serviteur de son père, Stepan, entra chez lui en annonçant :

— Nicolas Pétrovitch Serpoff !

— Qui est-ce, Nicolas Pétrovitch ?

— Comment ! Nicolas Pétrovitch, celui qui venait encore comme moine chez votre père.

— Je ne me rappelle pas. Que me veut-il ?

— Il désire vous voir. Il me semble qu’il a le cerveau fêlé.

Nicolas Pétrovitch entra dans la chambre. Il fit un large salut en frappant du pied.

— Voyageur Serpoff. — Il lui tendit la main. — Partout l’ignorance. Beau prêcher en Russie, aucune instruction… Russie stupide… Paysan laborieux… Russie stupide… N’est-ce pas Serge Vassilievitch ? J’ai connu votre père. Il me disait parfois : Celui-ci ira loin. Pourquoi êtes-vous costumé ainsi ? Moi j’aime à la Souvoroff. Pourquoi ?

— Je vais voyager.

— Moi aussi, je voyage. Je suis un voyageur. Je fus en Grèce, à Athos, mais je n’ai vu rien de meilleur et de plus juste que le paysan russe.

Nicolas Pétrovitch s’assit, demanda de l’eau-de-vie, puis se coucha. Serge Vassilievitch n’en revenait pas. Le lendemain, Nicolas Pétrovitch écoutait ; Serge Vassilievitch parlait. Son interlocuteur entendit toutes ses théories et apprit le but de son voyage. Il approuva tout et se proposa comme compagnon. Serge Vassilievitch accepta, un peu parce qu’il ne pouvait se débarrasser de lui, un peu parce que Nicolas Pétrovitch, malgré sa demi-folie, savait flatter, et surtout parce que Serge Vassilievitch voyait dans ce moine la manifestation de la nature remarquablement généreuse mais désordonnée de l’homme russe.

Ils partirent. Au moment où nous les avons rencontrés sur la grande route ils arrivaient à la première halte de leur itinéraire, après un parcours de vingt-deux verstes.

Nicolas Pétrovitch but un petit verre au débit. Il était gai.


  1. La tchetvert vaut 2Hl,097.