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Hadji Mourad et autres contes/Quels sont les assassins

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QUELS SONT LES ASSASSINS ?
(PAUL)


I


C’ÉTAIT le 15 juin 1906. L’avoine était très belle, le sarrasin montait aussi, le seigle s’apprêtait déjà à fleurir, les paysans commençaient à fumer les champs. Il faisait chaud. Il n’était pas loin de midi. Semen Lounkine jeta les derniers tas de fumier sur son champ, et avec ses deux télègues attachées l’une derrière l’autre, en sommeillant sur le devant de la première, il retourna à la maison. Le chemin traversait les champs d’avoine.

— Oncle ! Hé ! Oncle Semen ! cria la voix sonore d’une jeune fille.

Semen s’éveilla et aperçut, venant à sa rencontre, deux charrettes de fumier conduites par une forte fille, pieds nus, en fichu rouge, corsage bleu et jupe grise. La jeune fille s’arrêta près de la charrette et, en riant, interpella Semen.

— Tu dormais, oncle Semen, hein ?

— Oui. Ah ! Agrafena Markovna ! prononça Semen d’un ton plaisant en ouvrant les yeux. — Et que fait Vanka ? (Vanka était le frère d’Agrafena, et celle-ci était la promise du fils de Semen, Paul.)

— Il est parti pour Moscou, ce vaurien. On lui a trouvé une place là-bas.

— Eh bien ! fit Semen, lui as-tu recommandé de prendre des nouvelles de Paul. Je pense que tu t’ennuies ?…

— Qu’est-ce qu’il me fait, ton Paul ? Je n’ai pas besoin de lui. Que le diable l’emporte ! Allons, donne-moi le chemin ; tourne, hein !

La jeune fille fronça les sourcils et rougit.

— Oh ! que tu es chatouilleuse ! On ne peut pas te passer la main sur l’échine. Pourquoi te fâches-tu ? Son patron ne lui donne pas de congé. Dans sa lettre, il te salue…

Semen détourna ses attelages.

— Bon, bon.

La jeune fille sourit et tout son visage s’éclaircit.

Le cheval de la deuxième charrette de Semen n’ayant pas tourné complètement, les roues barraient le chemin. Grouchka alla derrière la télègue et d’un mouvement vigoureux rejeta l’arrière sur la droite. Sa charrette passa.

— Oh ! Je ne m’offense pas, dit-elle.

— C’est ça. Nous te plaignons bien.

— Eh bien ! Qu’as-tu à t’arrêter ! cria la jeune femme après son cheval, et, marchant rapidement de ses pieds nus, elle le rejoignit.

« Belle fille, se dit Semen en hochant la tête. Pavloucha, prends garde, si tu la laisses échapper tu ne la rattraperas pas. »

Semen détela ses chevaux dans sa cour, appela son garçon et l’envoya avec les chevaux dans les champs. Tout le fumier était déjà déposé, mais il restait encore beaucoup de travail. Il fallait réparer la haie du potager, sarcler les pommes de terre, aiguiser la faux. On avait dit qu’on ferait appeler le lendemain chez le marchand pour faucher. Il fallait aussi se procurer du bois pour construire le hangar ; ce bois, il fallait l’acheter ou le demander ou le prendre en cachette dans la forêt. Il fallait aussi écrire une lettre à Paul.

Pendant qu’il s’acheminait chez lui, Semen avait déjà songé à tout cela, et avait résolu de ne pas toucher aux chevaux ; ils étaient assez fatigués sans cela ; ils devaient souffler un peu. La lettre aussi, il serait difficile de l’écrire ; mais il fallait aiguiser la faux.

Axinia avait préparé le dîner. Semen se signa devant l’icône et se mit à table avec sa mère, la servante et le domestique. Quand il eut mangé le stchi[1], il se mit à parler de Paul.

II

Paul était employé de bureau à Moscou, dans une fabrique de parfumerie. Il recevait dix-huit roubles par mois, et n’avait jamais manqué d’envoyer à la maison. Il avait envoyé aussi les derniers mois, mais il avait promis de venir à la maison et n’était pas venu.

« Ne fait-il pas la noce ? Au jour d’aujourd’hui tout arrive. » Ainsi parlait Semen, pendant le dîner, en mâchant son pain et une pomme de terre. La vieille était d’accord sur le danger du temps présent. Axinia, tout en servant, s’asseyait gaîment à table, mangeait, et desservait vivement en clignant joyeusement les yeux, — et ses yeux étaient brillants et intelligents.

Elle louait son fils, souriait à sa pensée, et n’attendait de lui que du bon.

La conversation avait été amenée sur le fils parce que Semen avait raconté sa rencontre avec Agrafena, dont Paul était le promis, et à ce propos il avait dit qu’il pensait les marier après la Saint-Pierre.

— C’est bon, c’est bon ! fit Axinia. Eh bien, envoie-lui une lettre. Il viendra peut-être. Récemment Matriona a dit qu’on l’avait vu là-bas, et qu’il est devenu élégant comme un monsieur.

— Quoi, commença la vieille, répondant non aux paroles mais à la pensée, et principalement au sentiment qui s’était soulevé, elle le savait, en sa belle-fille, au sentiment d’amour et de tendresse pour la joie principale de sa vie, son Paul.

— Quoi, dit-elle, comme pour justifier Axinia ; c’est un brave garçon. Chaque père serait fier d’en avoir un pareil. Ni débauché, ni ivrogne ; il n’y a rien à dire.

Ainsi parlait la grand’mère, paraissant approuver son petit-fils.

« Que le diable l’emporte ! » avait dit Agrafena à Semen. Elle croyait qu’il était nécessaire de parler ainsi. Mais quand, après avoir dételé son cheval, elle alla avec des jeunes filles se baigner, elle se rappela tout le temps Paul, sa jolie personne, sa petite moustache, son visage gai, son jeu sur l’accordéon, et son sourire de plaisir qu’il ne pouvait retenir à la pensée qu’il dansait si bien. Elle se rappela ensuite comme il s’était approché d’elle, à Noël, l’avait choisie parmi toutes les jeunes filles et, timidement, respectueusement, l’avait embrassée.

C’est ainsi qu’au village, ce 15 juin, on pensait à Paul. Ce même jour arrivait à Paul un événement en apparence peu important, mais qui devait avoir comme conséquence de modifier toute sa vie.

III

Dix-huit mois auparavant le père de Paul l’avait conduit en ville. Il s’était arrangé avec un juif, propriétaire d’une fabrique de parfumerie, et, laissant à son fils les chemises et les gilets préparés par Axinia, lui-même était reparti.

Paul avait vécu à la campagne comme vivaient tous les autres, se guidant par ce qui guide la vie de l’immense majorité des hommes. Autrement dit, il se guidait par ce qu’il voyait faire autour de lui, par ce que faisait son prochain. S’il s’écartait de ce que tous faisaient, ce n’était qu’entraîné par une passion. Mais, dans ce cas, il savait qu’il agissait mal. De sorte qu’il ne jugeait bon que ce que les hommes considèrent comme tel ; et il trouvait mal ce que les hommes trouvent mal. À la campagne, les préceptes généraux de la vie rurale réglaient sa conduite : il était bon de ne pas perdre inutilement son temps, mais de travailler, de savoir travailler ; de n’avoir peur de rien, d’avoir de l’endurance, de ne pas se laisser offenser. De temps en temps on pouvait s’amuser, boire un peu, et même injurier, battre, si on ne pouvait se contenir. « Qui n’est pas pécheur devant Dieu et fautif envers le tzar ? » Si l’occasion se présentait de tirer profit des riches, il ne fallait pas la laisser échapper, mais il ne fallait pas exploiter le frère-paysan : il fallait agir honnêtement avec lui ; en tout cas, penser à son âme et à Dieu. Non seulement aller à l’église et réciter les prières en temps voulu, mais aussi ne pas chasser le mendiant, le secourir dans la mesure de ses forces. S’amuser tant qu’on est jeune, mais ne pas commettre de péchés. Ne pas voler, ne pas se débaucher, ne pas s’enivrer, et, surtout, obéir aux vieux et écouter ce qu’ils disent… Telles étaient les exigences de la campagne et les définitions du bien et du mal. Pavloucha s’y conformait sans les discuter. Mais si, vivant à la campagne, il cédait aux exigences de son entourage, d’après les livres qu’il aimait à lire et lisait, il comprenait qu’il y avait une autre vie, ayant ses exigences à elle, différentes. En quoi consistaient ces exigences, il ne pouvait s’en rendre compte, mais, inconsciemment, il s’y intéressait. En lisant tout ce qui lui tombait sous la main, il attendait la réponse à cette question. Mais les livres qu’il lisait ne la lui donnaient pas.

IV

À Moscou, sa sérénité avait été bien vite troublée. Cette question : pourquoi la vie des hommes est-elle arrangée de telle façon que les uns dépensent trois roubles pour des parfums, et d’autres restent des journées entières sans manger, tandis que les cloches sonnent dans les églises et que brille l’or des icônes et des chasubles ? lui venait en tête de plus en plus souvent.

Toute la vie qui l’entourait se présentait à lui comme une vaste énigme compliquée, dont la divination était devenue pour lui le problème qui le troublait sans cesse.

Son père, sa mère (qu’il aimait plus que tout), sa fiancée Agrafena, son mariage, là-bas, à la campagne, tout cela le préoccupait, mais ce n’était qu’une goutte dans la mer en comparaison de l’intérêt qu’il apportait à résoudre l’énigme de la vie.

Sa vie extérieure allait comme va la vie de tous ceux qui travaillent chez des étrangers. Il logeait avec des pays. À huit heures du matin, il venait au bureau, prenait les comptes, les inscrivait dans le livre et inscrivait également toutes les expéditions, les accusés de réception, etc. Il déjeunait, se reposait, se mettait de nouveau au travail, ensuite rentrait chez lui, composait des vers très mauvais, qu’il ne croyait pas tels. Les jours de fêtes, quand le bureau était fermé, il allait au jardin zoologique, parfois au théâtre. Il s’habillait proprement. Il aimait cela. Toutefois il envoyait à son père un peu plus de la moitié de ce qu’il gagnait.

Une fois, un samedi soir, en sortant du bureau avec son camarade Nicolas Anossoff, celui-ci lui dit :

— Voilà, toi qui aimes lire, as-tu lu le Roi famine ?

Paul répondit qu’il ne l’avait pas lu.

— Eh bien, viens chez moi, je te le prêterai. Paul alla chez Anossoff, prit le livre, et lut toute la nuit. Il ne s’endormit qu’à l’aube. En s’éveillant, par habitude il voulut se signer, mais se rappelant ce qu’il avait lu, il sourit de lui-même et se mit à se remémorer tout ce qu’il avait lu, et qui était le commencement de la divination de cette énigme qui le tourmentait tant.

V

Peu après cela, Anossoff introduisit Paul dans l’Union des travailleurs, et Paul s’instruisit des buts de cette société. C’est peu que les gens savants, instruits, aient prouvé clairement que l’état de choses actuel est mauvais, injuste, révoltant ; on a trouvé le moyen d’y remédier. En outre on a donné la possibilité de participer à cette œuvre réparatrice.

Et Paul s’adonna tout entier à cette œuvre. Il lut tous les livres. Il lut Kropotkine et Reclus. Et dans l’âme de Paul il se fit un changement complet. En réalité, c’était la même chose qu’à la campagne. La différence était en ce que, là-bas, il se guidait de la compréhension de la vie qui leur était commune, tandis que maintenant il se guidait par celle qui était commune à tous ceux qui l’entouraient ici.

Une autre différence était que là-bas il ne se sentait pas content de soi, tandis qu’ici il ne pouvait ne point se réjouir de lui-même, ne pas être content de soi. En revanche, là-bas, il ne ressentait point de mauvais sentiments envers les hommes. Même l’intendant qui avait infligé une amende à son père pour vol de bois, il ne le haïssait pas. Il reconnaissait que l’intendant, vu ses fonctions, avait fait ce qu’il devait faire ; et il ne ressentait pas d’envie pour le jeune maître qui passait devant lui à bicyclette, estimant qu’il en devait être ainsi.

Maintenant, au contraire, il lui était impossible de ne pas se demander pourquoi ce n’était pas lui qui était avec cette dame dans cette voiture attelée d’un trotteur, mais un autre, un monsieur aux moustaches en croc. Et il était pris d’un sentiment d’hostilité pour le monsieur aux moustaches.

Enfin, là-bas, il n’attendait rien de la vie, ne comptant que sur soi-même. Ici, il y avait l’espoir, même l’assurance, que tout cela changerait, qu’il serait un des auteurs de ce changement, peut-être le principal : il y avait donc des chefs sortis des rangs des ouvriers.

VI

Il vécut ainsi jusqu’au 15 juin, s’absorbant de plus en plus dans ses pensées et ses sentiments et oubliant de plus en plus son village et Agrafena.

À la campagne il était chaste. De même ici, il s’abstenait, tout absorbé dans ses pensées sur la révolution. À la campagne il était chaste parce que la débauche était vue d’un mauvais œil. Quand, en l’accompagnant, Agrafena lui avait dit : « Maintenant tu m’oublieras avec les belles filles de Moscou, » il avait répondu : « Assez de paroles inutiles. Je te dis que je n’aime et n’aimerai que toi. »

Maintenant, à Moscou, en se la rappelant, il souriait et il lui paraissait étrange d’épouser cette Grouchka illettrée. Il rêvait de communion spirituelle avec une femme instruite, et, à la fois pour cette liaison et pour l’œuvre, il voulait être chaste.

Le 15 juin, en sortant de son bureau, le soir, Paul rencontra dans la rue Nicolas Anossoff, son ancien collègue de bureau, et camarade dans le parti de l’Organisation des travailleurs, dont Paul était membre depuis le nouvel an. Anossoff était un garçon gai, débrouillard, très hardi, ayant beaucoup lu, et qu’on tenait pour un camarade très intelligent.

Le premier mot d’Anossoff fut :

— J’allais chez toi, Paul. Je n’ai pas voulu aller au bureau. Que le diable emporte cet exploiteur juif ! Mais j’ai une affaire à te proposer, une affaire belle et importante.

Paul alla avec lui. Chemin faisant, Anossoff raconta à Paul que dans leur parti (il saisissait avec un plaisir particulier chaque occasion de prononcer de pareils mots), on avait décidé d’acheter une typographie. Cette typographie était nécessaire pour la propagande, mais pour cela il fallait faire quelques expropriations. À cela devaient prendre part tous les travailleurs conscients ; et puisque Paul était considéré comme un membre conscient du parti, il lui proposait de se rendre tout de suite, avec lui, au Comité de l’association ouvrière, où devait être décidé quelle expropriation faire et comment l’opérer.

Paul, pendant qu’il écoutait Anossoff, se tenait à peine sur ses jambes, tant il ressentait d’émotion et d’enthousiasme. Il pensait non à ce qu’il aurait à faire, non à ce qu’était l’expropriation, — il savait qu’on pratiquait cela et c’était pour lui suffisant, — il rougissait et pâlissait d’enthousiasme en écoutant Anossoff. Le principal, le plus important pour lui était qu’il entrait en rapports directs avec les chefs de la révolution, qu’il pouvait participer à l’émancipation du peuple, qu’il pouvait agir.

Anossoff lui demandait de venir tout de suite, mais Paul lui dit qu’il était obligé de passer à la maison pour quelque affaire, mais que dans trois quarts d’heure il serait au comité, rue Bronnaïa.

VII

Paul rentra chez lui d’un pas rapide, ne se sentant plus d’enthousiasme d’être déjà membre du parti, de pouvoir agir, se montrer. En même temps, il pensait que pour une première rencontre avec ces gens extraordinaires, il fallait produire sur eux une bonne impression. Pour produire cette impression, un costume, comme il disait, était nécessaire. Il avait un petit veston court et surtout un pantalon très étroit, qui moulait bien ses jambes et lui plaisait particulièrement ; il pensa que ce serait ce qu’il fallait. Il alla rapidement chez lui, s’habilla, se regarda dans la glace, arrangea ses cheveux et, à grands pas, se rendit rue Bronnaïa.

VIII

Vladimir Vassilievitch Antipatroff, ancien étudiant de cinquième année de l’Académie de médecine, condamné aux travaux forcés pour avoir pris part dans la révolte des ouvriers, s’était enfui du bagne à l’étranger, puis était rentré en Russie sous un autre nom.

En été 1906 il vint à Moscou recruter des ouvriers pour le parti socialiste révolutionnaire.

L’histoire de Vladimir Vassilievitch était la suivante. Fils de diacre, encore au séminaire, il s’était attiré l’attention de ses maîtres et de ses condisciples par ses capacités extraordinairement brillantes, par l’honnêteté, la loyauté de son caractère, et par une grande, non pas beauté mais attirance. Son sourire était si contagieux, que l’homme le plus sérieux, le plus attristé ne pouvait s’empêcher de répondre à son sourire par un sourire. Après beaucoup de démarches, ses parents lui obtinrent une place de prêtre à condition qu’il épouserait la fille du vieux prêtre du village. Il eut beau répéter à son père qu’il ne se sentait pas de vocation pour la prêtrise, il eut beau supplier sa mère, ses parents ne voulurent rien entendre et le menacèrent de leur malédiction. Vladimir résolut de se libérer par un autre moyen. Il alla trouver sa promise et s’expliqua avec elle en toute franchise. Il lui dit qu’il ne croyait pas en l’Église, qu’il n’avait pas d’amour pour elle, de sorte que le mariage avec elle et l’acceptation d’une place de prêtre seraient quelque chose de malhonnête et de vil.

La brave fille de campagne fut d’abord peinée ; mais ensuite, vaincue par le charme, le sourire et la franchise de son fiancé, elle résolut de rompre les projets de mariage.

Tout s’arrangea ainsi. Vladimir quitta la maison sans un kopeck : le père n’avait fait que l’injurier et n’avait pas permis à la mère d’aider son fils.

Dans la ville universitaire, Vladimir s’adressa à un ancien professeur du séminaire. Celui-ci lui trouva des leçons, et il entra à l’Académie de médecine. Là commença son activité révolutionnaire. Elle fut provoquée principalement par le contraste frappant, qu’il ne pouvait ne pas remarquer, non seulement entre le luxe inouï des familles dans lesquelles il donnait des leçons (une d’elles surtout, dans laquelle il préparait au lycée un garçon très sot, vivait dans un luxe effréné) et la misère du peuple, mais principalement par le contraste entre la science raffinée et l’ignorance terrible, superstitieuse de son père, le diacre, de ses camarades du séminaire, et surtout des masses du peuple. Le but principal, unique, de son activité révolutionnaire était d’éclairer le peuple, de le débarrasser de cette ignorance entretenue par l’Église à cause de laquelle il lui était impossible de ne pas tomber au pouvoir de tous ceux qui voulaient l’exploiter.

IX

Au commencement de son activité, durant cinq années de sa vie, Vladimir Vassilievitch avait vécu sans aucun désir personnel, s’adonnant tout entier à son œuvre. Sans parler des commodités de la vie, des joies de l’amour auxquelles il renonçait, à chaque moment donné il était prêt à sacrifier sa liberté et sa vie pour le but qu’il poursuivait. Il songeait à sa sécurité, se cachait de ses ennemis ; mais il faisait cela, non pour lui, pour sa personne, il le faisait pour l’œuvre, pour la grande œuvre commune de la délivrance du peuple du joug matériel et moral. Il ne connaissait aucune des commodités de la vie et ne les voulait pas connaître. Il avait avec quelques femmes des rapports très intimes mais absolument chastes, uniquement des relations d’affaires ; et, malgré que Julie Kraftzeva et Mlle Aronson, toutes deux fussent amoureuses de lui et qu’il le soupçonnât, il ne se permettait pas de se l’avouer à lui-même.

X

Maintenant, à Moscou, il habitait chez un camarade, ancien officier d’artillerie, et c’était là qu’avaient lieu les réunions. À la dernière réunion, au commencement de juin, assistait Paul. Il s’agissait de se procurer de l’argent nécessaire à l’achat d’une typographie…

PAUL

DRAME




SCÈNE PREMIÈRE

Petite chambre pauvrement meublée. Au milieu, une table ; autour, des chaises. Un samovar est posé sur la table, sans nappe. Tous sont assis autour de la table.

ANNA JOSIFOVNA ARONSON, allemande. Jeune fille brune, étudiante.

MARIE IVANOVNA SCHULTZ, sa camarade. Jeune fille blonde, très sérieuse, infirmière.

RAZOUMNIKOFF, ancien officier, beau, fort, de haute taille. Il porte une blouse russe et de hautes bottes.

NICOLAS GAVRILOVITCH ALMAZOFF, ancien étudiant de 5e année de l’Académie de médecine. Visage résolu, intelligent, moqueur. Maigre et de taille moyenne.

SHAM, Esthonien. Homme trapu, silencieux.

MATVEIEFF, paysan de 22 ans ; très enthousiaste ; parole brillante.

M. I. SCHULTZ, donnant un verre de thé à Razoumnikoff.

Voyons, assez discuté. La majorité a décidé que l’expropriation est nécessaire…

RAZOUMNIKOFF, avec chaleur.

Je ne discute pas. Je dis seulement ceci : de même que nos gouvernants, s’ils ont besoin d’exécuter, doivent pendre eux-mêmes et n’y pas contraindre de malheureux bougres qui sont dans la misère…


ALMAZOFF, achevant avec un fin sourire moqueur.

De même nous, si nous désirons faire une expropriation, — comme si nous en avions réellement le désir, — nous devons nous-mêmes exécuter cette œuvre agréable, en laissant par exemple à Sham ou à un jeune homme si pondéré et si pratique que lui (il désigne Matveieff), le soin d’organiser l’affaire, de s’occuper de la correspondance, de l’impression, etc…


RAZOUMNIKOFF.

Je dis qu’on ne peut pas imposer aux autres les risques de cette entreprise.


ALMAZOFF, irrité.

Il pourrait être question de cela, si votre humble serviteur se cachait quelque part, en lieu sûr ; mais il me semble que le risque est le même pour tous. Il ne s’agit ici que d’une simple division du travail.

À. J. ARONSON, avec chaleur.

Si cela ne vous plaît pas, ne le faites pas. Mais adresser des reproches à qui ? À Nicolas Gavrilovitch qui a donné à la cause tout, toute sa vie…


M. I. SCHULTZ.
Assez discuté. Prenez le thé…
RAZOUMNIKOFF.

Je dis mon opinion. Vous autres, faites comme vous l’entendez.

MATVEIEFF.

Le risque !… Nous sommes heureux du danger. Nous sommes prêts à donner notre vie et nous sommes heureux de l’occasion de montrer notre sincérité. Dites-moi seulement ce qu’il faut faire. Même à la mort certaine, j’irai avec joie. Je sais que Paul Bouriline pense de même.

M. I. SCHULTZ, en souriant.

Il commence à s’échauffer, votre ami.

MATVEIEFF.

Vous ne savez pas ce que c’est pour le paysan ou pour l’ouvrier quand, tout d’un coup, dans ses ténèbres pénètre la lumière ! Il faut connaître cette obscurité ; penser, comme nous l’avons pensé, que cette obscurité est normale, qu’il est nécessaire que le paysan ou l’ouvrier ait faim et regarde comme une faveur le travail qu’on lui donne sur la terre d’un autre ou dans l’entreprise capitaliste d’un autre ; et tout d’un coup…

ALMAZOFF,
échangeant un regard avec Mlles Aronson et Schultz.

C’est juste, c’est juste…

MATVEIEFF.

Oui. Penser ainsi. Vivre dans une tombe, et, tout d’un coup, comprendre que cela ne doit pas être ; qu’il doit être tout autre chose, que ce ne sont pas nous, les ouvriers, qui devons dépendre du capital, mais le capital de nous…

ALMAZOFF.

Tout cela est vrai. Mais vous vouliez nous parler de Bouriline…

Ensemble. RAZOUMNIKOFF.
Il m’a plu beaucoup.
M. I. SCHULTZ.
C’est un jeune homme extraordinairement sympathique.
MATVEIEFF.

Oui, à propos de Bouriline, je voulais vous dire qu’il se trouve maintenant précisément dans cet état d’esprit. Hier j’ai causé avec lui. Il est plein d’ardeur ; et plus il apprend, plus il désire connaître. Et, principalement, il veut agir ; pas parler mais agir. Ce n’est pas pour rien que nous sommes des paysans. (Tous rient.)

ALMAZOFF.

Je comprends.

A. J. ARONSOW

Bouriline et Anossoff attendent en bas. Faut-il les appeler ? Qu’a-t-on décidé ?

ALMAZOFF,
s’adressant à tous, principalement à Razoumnikoff.

Eh bien ! camarades, chargeons-nous de cette affaire Bouriline et Anossoff ? Et si oui, faut-il les faire venir et le leur dire ?

RAZOUMNIKOFF.

Moi, j’ai dit mon opinion.

A. J. ARONSON.

Mais vous savez que la typographie est achetée, qu’il faut de l’argent et que nous n’en avons pas. C’est donc une chose urgente et nécessaire.

ALMAZOFF, s’adressant à tous sauf à Razoumnikoff.

Eh bien ! messieurs, sommes-nous d’accord pour confier à Bouriline et à Anossoff l’expropriation de tout ce qu’ils pourront chez le propriétaire de la fabrique de parfumerie ? (Tous expriment leur assentiment.) La majorité est d’accord. Iusia, appelez-les. (Matveieff sort ; à A. J. Aronson.) Quelle foi, et comme il est intelligent !…

A. J. ARONSON.

Oui. Il est votre élève. Vous insufflez la flamme à n’importe qui.

M. I. SCHULTZ, à Razoumnikoff.

Je suis presque de votre avis ; mais je ne veux pas me séparer de mes camarades.

SHAM.
On doit se rappeler en premier lieu qu’il faut tout abandonner et agir.
RAZOUMNIKOFF.

Oui ; mais pas au détriment des autres.

SHAM.

Pourquoi, au détriment ?




SCÈNE II

NICOLAS ANOSSOFF et PAUL BOURILINE entrent et donnent à tous une poignée de main.

M. I. SCHULTZ, à Paul.

Asseyez-vous ici.

Ils s’assoient. Silence gêné.

ALMAZOFF, à Paul.

Votre camarade de bureau, qui est notre camarade à nous par les convictions et le dévouement à la cause commune, nous a dit que vous partagiez nos convictions et désiriez nous aider.

PAUL, excité.

Je suis prêt à tout, à tout. J’ai compris maintenant…

ALMAZOFF.

Laissez-moi achever. Je disais donc : Vous désirez nous aider. Sans doute cela nous est très agréable. Ce ne sont plus déjà des centaines mais des milliers d’ouvriers qui se sont solidarisés avec nous, mais plus il y en aura mieux cela vaudra pour le succès de notre cause. Mais nous devons vous prévenir qu’il faut, pour réussir, de l’énergie, de l’endurance, de la prudence, de la discrétion. Nous sommes entourés d’ennemis.[2]

Paul raconte longuement, en s’exaltant, tout ce qu’il a éprouvé : qu’il vivait dans les ténèbres ; que les paysans ne comprennent rien, que les popes les trompent, qu’il a écrit sur ce sujet des poèmes. Almazoff l’arrête, en souriant, et le ramène à la question.

Paul dit encore beaucoup de choses inutiles : il est heureux de connaître enfin de vrais hommes, des hommes qui donnent leur vie pour des amis, pour la cause, pour la grande cause, pour l’anéantissement de l’exploitation, du despotisme. Avec de pareils hommes, il est prêt à tout.

Almazoff lui confie la mission et lui demande comment il compte la mener à bien.

Anossoff se mêle à la conversation et propose un plan : se rendre au bureau le matin, de bonne heure, forcer la serrure et s’en aller. C’est très simple et personne ne saura rien. Dans la caisse il y a sûrement dix mille roubles.

PAUL.

Pas dix mais sûrement sept mille.

1909.


PAUL


XIII

Tout cela se passait le 15 juin, ce même jour que le père de Paul avait rencontré Agrafena et que celle-ci et la mère de Paul se souvenaient de lui avec tant d’affection. Le 17 juin, le matin, de bonne heure, Paul et Anossoff exécutèrent l’expropriation chez leur patron, ainsi que les en avait chargés le comité révolutionnaire.

Le patron de la fabrique, un juif baptisé, Michel Borissovitch Shindel, ce jour-là arriva un peu plus tôt qu’à l’ordinaire à son bureau, car c’était le jour de paye des ouvriers.

La veille, le 16, Shindel avait passé la soirée chez un littérateur, à la connaissance duquel il tenait beaucoup et dont il était très fier. Ce littérateur écrivait dans un journal libéral du parti des cadets et aimait Shindel, qui partageait ses opinions et était d’un commerce agréable. Ce soir-là, il y avait un membre de la Douma, de passage dans la ville, un conservateur, homme très vif et de beaucoup de talent, et toute la soirée s’était passée en discussions politiques très animées auxquelles Shindel avait pris part. On avait parlé de beaucoup de choses et, entre autres, de la situation des ouvriers. Shindel, qui avait affaire aux ouvriers, revendiquait pour eux le droit de se syndiquer pour défendre leurs droits et admettait même la grève pacifique. Il voyait que son opinion, à lui fabricant, plaisait et provoquait un certain respect pour sa personne. Et cela lui était agréable.

Il s’éveilla de bonne heure pour aller à son bureau, et se remémora avec plaisir la conversation de la veille, les paroles qu’il avait prononcées. Il sortit de son appartement en calculant s’il aurait assez d’argent en caisse pour payer les ouvriers et régler la marchandise prise à crédit pour une semaine. Il s’approcha du bureau.

« Il faudra demander cela à Bouriline, » se dit-il, et, à la pensée de Bouriline, il se rappela qu’hier c’était précisément Paul qu’il avait en vue quand il avait parlé du développement intellectuel et de la moralité des ouvriers.

À son étonnement, le bureau était ouvert.

XIV

En entrant dans le vestibule, il vit Bouriline. Il n’en fut pas étonné. Il lui dit bonjour, et, prenant la clef suspendue à un clou, il se dirigea vers une pièce obscure qui menait à son cabinet. Tout d’un coup, Bouriline, l’air étrange, courut sur lui ; d’une main il saisit le pan de son paletot, de

l’autre tira un revolver, dont il lui appuya le canon sur la poitrine.

— Donnez-moi les clefs de la caisse ! s’écria Bouriline.

— Quoi ? Quoi ?

— Les clefs ! L’argent !

— Bouriline, qu’avez-vous ? dit Shindel à Paul.

— Plus vite ; plus vite… Donnez ce qu’il y a. Je sais qu’il y a sept mille roubles…

— Ah ! Ah ! Que signifie cela ? fit Shindel en donnant les clefs.

À peine Shindel avait-il remis les clefs que, de derrière la porte, bondissait Anossoff, et, le revolver au poing, saisissait Shindel au collet.

Paul, muni des clefs, entra dans le bureau et ouvrit la caisse. Anossoff tenait son revolver braqué sur Shindel. Paul prit l’argent et le mit dans sa poche.

— Pas un mot, autrement… prononça encore une fois Anossoff en marchant à reculons jusqu’à la porte.

Arrivés à la porte, tous deux sortirent dans la cour. Paul voulait courir. Anossoff l’en empêcha. « Au pas ! » prononça-t-il à voix basse. Ils n’étaient pas encore à la porte de la rue que Shindel criait du bureau, d’une voix désespérée : Au voleur !

Aussitôt tous deux se mirent à courir, mais le portier leur barra le chemin. Anossoff se retourna sur le patron, en braquant sur lui son revolver.

Paul se trouva nez à nez avec le portier, et, pour l’effrayer, tira deux fois ; Anossoff prit sa course.

— Tire, toi, lui cria Paul ; moi je ne puis pas.

Il s’engagea dans la rue en courant. Mais à sa rencontre accouraient des gens. Paul s’enfonça dans une cour vide, mais avant qu’il ait eu le temps de se retourner, une foule de gens l’entourait et se mettait à le frapper de tous côtés.

XV

« Qu’est-ce, qu’est-ce donc ? » se disait Paul, ne comprenant rien, alors que battu, harcelé, tout en sueur, sans chapeau, les vêtements déchirés, assis sur son séant, il tâchait de parer des coudes les coups qui pleuvaient sur son visage meurtri, et qu’essayait d’atteindre encore le portier de l’immeuble voisin. Il ne commença à se ressaisir que quand des agents de police, écartant la foule qui le frappait, le relevèrent et l’emmenèrent. Différentes pensées lui venaient en tête : pourquoi n’avait-il pas couru du même côté qu’Anossoff ? Pourquoi n’avait-il pas tiré sur le portier ? Et il se reprochait de n’avoir pas agi ainsi. Tantôt il se rappelait comment il avait exécuté ce qu’il avait promis à Vladimir Vassilievitch. Ce n’est pas à lui qu’est dû l’insuccès, mais à Anossoff qui a perdu trop de temps avec le patron. Ces pensées se confondaient avec une sensation de mal au cou, et avec le souvenir du visage effrayé du patron et du visage également effrayé du portier. « Oui, il fallait ne pas avoir peur. Oui, il fallait tuer, » pensait-il. Ce qu’il accomplissait, c’était non pour lui, mais pour le salut du peuple. Des pensées sur la maison, sur la mère, jaillissaient aussi, mais elles étaient si peu en accord avec ce qui se passait ici qu’elles disparaissaient aussitôt.

Au poste, on l’enferma dans une cellule, et, à midi, on le transféra à la grande prison, où on le laissa seul.

  1. Sorte de soupe aux choux.
  2. Dans le manuscrit original, en face de ce passage on trouve écrit de la main de Léon Tolstoï, puis effacé : « Ça ne va pas. C’est stupide. Je ne peux pas. » La suite a été copiée par la comtesse Sophie Andréevna, et corrigée par Léon Tolstoï.