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Hallucinations amoureuses/03

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 7p. 11-16).

iii

L’amie du Directeur.


M. Prosper Benoît, qui était un parfait homme du monde, qui avait de vastes ambitions et jouissait d’une grande considération, avait certes le droit de prétendre à un plus brillant parti que « la petite Arnaud » et, au ministère même, il était des fonctionnaires, voire des sous-chefs et même des chefs de bureau qui trouvaient que leur directeur eût pu, avec beaucoup plus de raison, de justice et de goût, se laisser séduire par la grâce et les charmes de leurs filles.

Ils se demandaient ce que « la petite Arnaud » avait de plus pour avoir ainsi emballé leur chef commun. Or, ils auraient dû comprendre que ce n’était pas à cause de ce qu’elle avait en plus, mais au contraire de ce qu’elle avait en moins que Juliette avait conquis M. Prosper Benoît.

Elle avait, en effet, su comme ne l’aurait jamais fait aucune de ces jeunes filles ignorant l’amour — se montrer en même temps provocante et ingénue juste comme il le fallait pour que le directeur prit feu à son contact.

M. Benoît n’avait pas eu un moment l’idée que cette petite jeune fille aurait pu devenir sa maîtresse… Il la croyait comme tout le monde, sincèrement honnête et ne supposait pas que le charme piquant qu’elle dégageait venait précisément de son initiation aux mystères de l’alcove. Et l’on peut croire qu’en compagnie d’Albert, Juliette avait pénétré toutes les arcanes de ces mystères, dont aucun ne lui était ignoré.

Comme tous les hommes, ayant atteint leur « deuxième jeunesse », M. Prosper Benoît voulut à tout prix posséder ce petit joyau qui ne demandait d’ailleurs qu’à se laisser prendre et il lui démanda un jour, si elle voulait devenir sa femme. On pense bien que Juliette accepta, à la grande joie de ses parents, qui n’avaient jamais rêvé un tel honneur pour leur fille laquelle n’avait comme dot que sa virginité — du moins ils le croyaient.

M. Benoît le croyait aussi. Sans quoi il est certain qu’il n’eût jamais demandé la main de Juliette.

Celle-ci croyait avoir arrangé les choses pour que son amant se tînt tranquille et ne compromît pas son mariage.

Elle ne pouvait se douter du complot qui se tramait contre elle.

Lorsqu’elle revit Albert, ce dernier se garda de faire aucune allusion à son entente avec Robert. Il avait, en effet, estimé plus sage de ne prévenir sa maîtresse de rien,

Juliette n’eut donc aucun soupçon.

Albert fut très bien. Il ne parla même pas du mariage prochain de son amie, et ce fut elle, après les enlacements accoutumés, qui, curieuse de sävoir ce qu’il pensait, revint sur cet important sujet :

— Alors, lui dit-elle, tu t’es habitué à l’idée de mon mariage ?

— Oui. Il de faut bien. Tu l’as dit toi-même : Tu dois obéir à la voix du devoir…

« Nous autres hommes n’avons pas ce point de vue là… Mais vous, les femmes, vous êtes des créatures de sacrifice…

— N’est-ce pas ?… déclara Juliette en poussant un soupir… N’est-ce pas ?… c’est un pénible sacrifice…

« Mais je vois que tu es raisonnable à présent et que tu acceptes la situation nouvelle comme il le faut.

— Alors, tu es contente de moi ?

— Oui !

— Et tu m’aimes toujours.

— Oh oui !

— Voilà qui vaut un baiser… là, sur les nœils.

La suite du dialogue se perdit en des étreintes au cours desquelles Albert pensait, malgré lui, à ce Benoît de malheur, mais pour savourer doublement le plaisir qu’il prenait en faisant ledit Benoît cocu avant la lettre.

Juliette était donc tranquille ; tout s’arrangeait suivant ses désirs et elle ne pensait plus qu’aux préparatifs de son mariage, qui devait être une cérémonie extraordinaire, le Ministre lui-même ayant accepté d’être le témoin du directeur.

Tandis que Mme Arnaud et sa fille ne se préoccupaient plus que du grand jour prochain, Albert, Robert et Fernande, en véritables conspirateurs, tramaient dans l’ombre leurs noirs projets.

Fernande avait retrouvé, comme par hasard — on comprend qu’elle avait aidé ce hasard — une ancienne camarade d’école dont le mari était huissier au ministère des Inventions Pratiques. Grâce à cette amie, négligée jusqu’alors, elle avait recueilli des renseignements précieux sur M. Prosper Benoît lui-même.

C’est ainsi qu’elle avait appris que le directeur, pour convoler en justes noces avec la douce et innocente Juliette Arnaud, devait rompre une ancienne liaison.

Prenant modèle sur d’illustres personnages, M. Benoît avait toujours célé sa véritable identité et ses fonctions officielles : son amie, laquelle d’ailleurs veuve et vivant de la petite fortune que lui avait laissée son mari, ne demandait à son amant que les secrets qu’il voulait bien lui confier.

L’huissier du ministère connaissait cette liaison, parce que l’huissier d’un ministère doit tout connaître afin de rendre les services de confiance qu’on attend de lui. Celui qui nous occupe était au courant des affaires personnelles de M. Prosper Benoît, de façon à pouvoir évincer l’amie du directeur si jamais celle-ci, avertie par un hasard extraordinaire, venait le demander à son bureau.

Depuis six ans donc Mme veuve Violet, née Léontine Briquet, était la maîtresse de M. Prosper Benoît, qui passait à ses yeux pour un honnête représentant de commerce.

Mme Vve Violet n’aurait jamais pu supposer un pareil machiavélisme de la part de son Prosper, car si le directeur, aux yeux de son amie, se nommait Niobet de son nom de famille, il continuait à se prénommer Prosper, ce qui évitait des complications.

Léontine était loin d’ailleurs d’être une femme désagréable.

C’était une jolie brune, de taille moyenne, assez forte, avant dépassé la trentaine, mais digne des attentions d’un homme amoureux. Le directeur s’en était accommodé parfaitement jusqu’au jour où il avait ressenti le coup de foudre pour « la petite Arnaud ».

Léontine était à cent lieues de prévoir la trahison de son amant. Aussi fut-ce avec le plus grand étonnement qu’elle reçut un jour sous enveloppe, la coupure d’un journal annonçant « le prochain mariage de M. Prosper Benoît, directeur au ministère des Inventions pratiques avec Mlle Juliette Arnaud.

— Pourquoi m’envoie-t-on ça ? dit-elle.

« Je ne comprends pas !… Je ne connais pas ces gens-là… Ni l’un, ni l’autre…

« Il faudra que je demande à Prosper.

Ce dernier incident, imprévu au programme tracé par Albert et ses amis, ne se produisit heureusement pas.

Mais il était dit que les dieux, et en particulier celui de l’amour certainement, protégeraient les entreprises des deux artistes.

Léontine Violet, née Briquet, n’eut donc pas le temps de montrer la coupure de journal qui lui avait été envoyée à Prosper, car avant que Prosper vint la voir elle recevait la visite d’Albert lui-même.

Albert se présenta à l’amie du directeur en lui disant :

— Madame, vous n’avez pas l’honneur de me connaître mais la démarche que je fais auprès de vous est de la plus haute importance.

« C’est moi qui vous ai envoyé l’extrait du journal annonçant le mariage prochain de M. Prosper Benoît avec Mlle Juliette Arnaud.

— Ah ! C’est vous ! Vous allez donc me dire en quoi ce mariage peut m’intéresser.

— Il vous intéresse, Madame, au plus haut point, et au même titre que moi, si j’ose dire.

« Car Mlle Juliette Arnaud est mon amie…

« Quant à M. Prosper Benoît, il ne fait qu’une seule et même personne avec M. Prosper Niobet…

La foudre tombant aux pieds de Léontine ne l’eût pas frappée davantage.

— Que dites vous là ? s’écria-t-elle. Mais ce n’est pas possible… Vous vous trompez… Prosper ne commettrait pas une pareille infamie !…

— Hélas ! Madame… Je ne me trompe nullement… Votre infortune et la mienne sont sœurs…

— Mais, Monsieur, dit Léontine se ressaisissant, M. Niobet que je connais en effet, n’est pas directeur au ministère…

— Il n’y a pas de Niobet… Il n’y a que Benoît… Déjà le même prénom doit éveiller votre attention… mais veuillez si vous le voulez bien, prendre une à une les lettres du nom familial, et vous trouverez dans Niobet l’anagramme de Benoît…

— C’est vrai ! fit la pauvre femme étonnée.

— Enfin s’il vous faut une preuve, et je comprends qu’il vous en faille une pour vous convaincre complètement, venez avec moi, je vous la fournirai.

— Et où m’emmenez-vous ?

— Venez toujours, vous le verrez bien.

Albert la conduisit dans un café qui était situé non loin de l’entrée du ministère des Inventions Pratiques et d’où l’on pouvait voir tous les gens qui pénétraient dans le monument public ou en sortaient.

Quelques instants plus tard, M. Benoît sortait tranquillement.

— Tenez, dit Albert, regardez… Et surtout, ne dites rien, ne bougez pas. Qu’il ne vous voie pas !…

— Comptez sur moi, je serai forte…

Et la pauvre Léontine aperçut son ami, celui qu’elle prenait pour un brave représentant de commerce, qui franchissait le seuil du ministère, salué obséquieusement par le concierge…

Si Léontine n’avait pas été convaincue encore, un incident que le hasard fit naître un instant après, devait lui enlever tout doute de l’esprit.

Un huissier du ministère qui croisait le haut fonctionnaire, le salua en retirant sa casquette, d’un retentissant :

— Bonjour, Monsieur le Directeur !

Et M. Benoît répondit, d’un ton protecteur, avec un petit geste de la main :

— Bonjour, mon ami !

Cela se passait sur le trottoir, si près du café derrière la vitre duquel se tenaient Albert et Léontine, que celle-ci entendit distinctement tous les mots de ce bref dialogue.

— Ah ! mon Dieu ! fit-elle…

Et elle s’évanouit sur la banquette de molesquine du café…

Albert, aidé du garçon, dut lui frapper dans les mains pour la faire revenir à elle. Après quoi, il lui fit boire un petit verre de vulnéraire…

— Si vous le permettez, dit-il, je vais appeler un taxi pour vous reconduire chez vous.

— Oui, Monsieur… Ne m’abandonnez pas, je vous en supplie

Albert n’abandonna pas Mme Vve Violet, Il remonta avec elle jusqu’à son appartement, où Léontine donna enfin libre cours à son désespoir et à sa colère.

Elle sanglotait, tout en disant :

— Ah ! Le monstre !… Je lui arracherai les yeux !… Je le tuerai !…

» Croyez-vous, Monsieur, ce qu’il m’avait annoncé avant-hier ?

— Quoi donc ?

Qu’il allait être obligé de partir faire un long voyage commercial jusqu’en Italie, qu’il resterait trois mois absent…

— C’était son voyage de noces…

— Ah ! le misérable !… Oh ! mais ça ne se passera pas ainsi !

» Quand il va-venir, il va voir, il va entendre quelque chose ! Il ne se figure pas que je vais le laisser se marier sans rien dire…

— Voyons, Madame, calmez-vous, je vous en prie… Et, si vous voulez bien m’écouter, renoncez à faire du scandale.

« J’ai mieux que cela à vous offrir comme vengeance.

« Alliez-vous avec moi, et vous n’aurez pas à vous en repentir.

— M’allier avec vous ? Pourquoi ?

— N’ai-je pas les mêmes raisons que vous d’être furieux de ce mariage qui me ravit ma maîtresse ?…

— Certes… quoique les miennes ce ne soit pas la même chose.

— J’ai juré, en tous cas, que M. Benoît ne coucherait pas avec sa femme…

— Il ne le faut pas, à aucun prix… vous avez raison.

— Alors, d’accord avec des amis dévoués qui m’apportent leur concours, j’ai un plan…

« Ce plan, vous vous êtes trouvée là providentiellement pour le compléter…

— Disposez de moi, Monsieur, je vous suis toute acquise. Je ferai tout ce qu’il faudra pour me venger…

— Nous nous vengerons en même temps tous les deux. Mais, pour réussir, M. Benoît ne doit se douter de rien.

« Par conséquent, lorsqu’il reviendra, accueillez-le comme de coutume, sans paraître rien savoir…

« Pour le reste, je vais vous expliquer notre projet.

Et Albert fournit à sa nouvelle alliée de longues explications. Léontine approuva tout ce que méditait le jeune artiste… et elle entra entièrement dans le complot.