Hallucinations amoureuses/Texte entier

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 7p. 1-64).


Hallucinations amoureuses

i

Le Sacrifice de Juliette.


Ce jour-là, le peintre Albert Rougier attendait sa maîtresse avec impatience. Il ne comprenait pas pourquoi Juliette, toujours empressée et ponctuelle, était cette fois en retard sur l’heure habituelle de leurs rendez-vous amoureux.

C’est qu’Albert aimait beaucoup sa petite amie, malgré que depuis un an déjà il connût tous ses charmes, mais il n’en était pas encore à la satiété, et doutait même qu’elle vînt jamais avec cette blonde enfant, toujours rieuse, toujours prête aux caresses.

Pourtant, Juliette Arnaud passait dans sa famille et le cercle de ses amis pour la jeune fille la plus pure et la plus rangée.

Jamais M. Gustave Arnaud, employé au Ministère des Inventions Pratiques, n’eût pu soupçonner que sa fille allât retrouver chaque après-midi un amant, et surtout quel amant ? un peintre sans fortune et dont la réputation était encore à venir. Quand à Mme Arnaud, épouse légitime et effacée dudit Gustave Arnaud, elle eut mis sa main au feu de l’honnêteté et de la vertu de son enfant.

Ces braves gens ne pouvaient pas se douter que lorsque Juliette sortait pour aller à son cours de musique, elle se rendait, en réalité, dans l’atelier d’Albert Rougier.

Juliette arriva enfin ; au lieu de trois heures, comme de coutume, la pendule en marquait cinq.

Entendant le pas bien connu de son amie dont les talons martelaient les marches de l’escalier, Albert se précipita, et ouvrit précipitamment la porte.

Il lui donna à peine le temps d’entrer, et avant même de prendre un baiser lui dit :

— Qu’y a-t-il ? Que t’est-il arrivé ?

— Je t’expliquerai ça tout à l’heure, mon chéri.

Et, sans précipitation aucune, elle ôta son chapeau.

— Pourquoi tout à l’heure ?… interrogea le peintre.

— Voyons, mon petit Albert, ne sois pas impatient ! Tu ne vas pas me faire une scène, je pense.

« Venez tout de suite, mignon, embrasser votre petite Iette !…

Nul ne résiste à une invite aussi gentiment faite et Albert s’empressa de déposer un long baiser sur les jolies lèvres de « sa petite Iette «.

Bientôt, ils étaient couchés côte à côte dans le lit de l’artiste et rattrapaient, comme l’on pense, le temps perdu.

Après les premières étreintes, Juliette jugea le moment venu de s’expliquer.

— Voilà, dit-elle, je vais te dire pourquoi je suis arrivée en retard. Seulement il faut me jurer d’être bien raisonnable.

— En voilà un préambule ! Tu m’effraies !

— C’est précisément ce que je ne veux pas ; tu dois entendre ce que j’ai à te dire posément, et accepter ce que je me suis résolue moi-même à ne pas refuser.

— Tu parles avec énigmes…

— Prépare-toi à recevoir un grand coup !… Je vais me marier…

— Par exemple ! Tu te maries … avec un autre ?

— Hélas !… J’y suis obligée !

— Mais je ne veux pas, moi… Je ne veux pas te perdre.

— Tu es bête. Tu ne me perdras pas pour cela. Tu resteras mon amant quand même.

— Et pourquoi te maries-tu donc ?

— Pour ma famille.

— Je m’en moque de ta famille.

Juliette poussa un profond soupir.

— Écoute. Je suis contrainte absolument d’épouser le fiancé que me présentent mes parents. La situation de mon père en dépend.

— La situation de ton père ? Quel est donc ce fiancé qu’on t’impose ?

M. Prosper Benoît, le directeur du ministère où mon père est employé.

— Et pourquoi es-tu obligée de l’épouser ?

— Parce que, si je ne me marie pas avec lui, mon père n’aura plus jamais d’avancement.

— Ça n’est pas un grand malheur.

— Pauvre papa, qui attend depuis dix ans sa nomination de sous-chef de bureau et les palmes académiques…

— S’il a attendu dix ans, il attendra encore.

— Ce ne sera plus la même chose. Jusqu’à présent il attendait avec espoir… mais, si je refuse la main du directeur, tout sera fini. Il ne sera jamais nommé ; et il n’atteindra pas ce haut emploi, qui a été le rêve de toute sa vie…

« Il en mourra de chagrin.

« Tu ne veux pourtant pas que mon père meure de chagrin.

— Non ! Bien sûr !

— Qu’est-ce que ça te fait, après tout, puisque je ne l’aime pas, et que tu resteras mon amant.

C’est moi qui me sacrifie !

Et Juliette poussa un nouveau soupir.

— On ne comprendrait pas si je refusais un tel parti : Un haut fonctionnaire, chevalier de la légion d’honneur, qui a une fortune personnelle.

— Et qui est beaucoup plus âgé que toi.

— Quarante ans ! Ça peut encore aller… pour un mari.

— Eh bien ! non !… non… Je ne veux pas que tu te sacrifies, ma petite Juliette chérie. Tu es mienne et je veux te garder… pour moi tout seul.

Tu es un grand égoïste !

— Égoïste ou non ! Ce sera comme ça !

Et, serrant dans ses bras le corps de la jolie Juliette qui ne protestait nullement, Albert se mit à l’embrasser follement.

— Dis que tu es à moi tout seul !

— Oui… mon chéri.

— Que tu m’aimes bien !

— Oh ! oui…

— Que tu ne seras pas à l’autre !

— Non !

— Jure-le !

— Je le jure… Oh ! Albert ! Albert !…

— Juliette… Il ne te possèdera pas… jamais… Il n’y a que moi qui te posséderai…

Juliette ne disait plus rien ; elle fermait les yeux.

Quand Albert desserra l’étreinte de ses bras, elle le regarda, sourit et dit :

— Crois-tu qu’on dit des bêtises dans ces moments-là ?

— Des bêtises ?

— Oui, mon chéri. Je crois bien que j’ai juré que je ne serais jamais à mon futur mari… et il y a deux heures, on fixait la date de mon mariage…

— Qui n’aura pas lieu.

Juliette sauta en bas du lit.

— Mon petit Albert, dit-elle, tu m’as promis d’être raisonnable.

« Je te l’ai dit… Je dois me sacrifier pour ma famille…

« Tu ne veux pas me briser le cœur, n’est-ce pas ?

— Te briser le cœur ?

— Certainement. Ne serait-ce pas me briser le cœur que de me contraindre à rompre avec toi ?

— Ce n’est pas avec moi que je veux que tu rompes, mais avec ce Benoît !

— Comment, toi, un homme d’honneur, peux-tu me demander de faire une chose semblable !…

« La voix du devoir commande, il faut obéir coûte que coûte !…

« Si tu m’y obliges, j’accomplirai mon devoir en renonçant à l’amour, mais je me souviendrai toujours de ta cruauté à mon égard…

« Si tu acceptes, j’obéirai à la voix du devoir en conservant dans ma vie la part de l’amour…

— À toi de choisir !…

Albert était très impressionné par l’attitude de sa maîtresse qui lui tenait ce grand discours de morale tout en s’habillant et…

Il réfléchit, se disant qu’on ne doit jamais prendre une femme de front.

Il adopta donc une autre attitude :

— Pauvre petite ! dit-il. Tu es héroïque…

— Dis-toi que la meilleure part sera toujours pour toi.

— J’aurais préféré tout, mais enfin, je me contenterai de la meilleure part. Ce sera une grande consolation.

— Je viendrai tous les jours, pendant que mon mari sera à son bureau. Tu comprends, j’aurai beaucoup de liberté.

« Sauf naturellement les jours de mes réceptions.

— Oui !… Tu auras des jours de réception.

— Hélas ! Il le faudra bien.

— Je te plains, ma chérie.

— Oh oui… Tu peux me plaindre… Que veux-tu ? c’est la destinée…

« Il ne faut pas se révolter contre la destinée.

— Aussi, je ne me révolte pas…

— Allons, au revoir, mon chéri…

— Mais quand reviendras-tu ?

— Après demain… comme aujourd’hui à cinq heures.

Ils échangèrent un baiser, et Juliette quitta son amant.

Lorsqu’elle fut partie, Albert entra dans une grande colère.

— Non, s’écria-t-il… Non… Je n’accepterai pas cela ainsi.

« Ah ! Monsieur le Directeur ! Vous me volez ma petite amie…

« Eh bien ! à nous deux… Vous allez voir de quel bois je me chauffe !

Et, ramassant son chapeau, Albert s’en coiffa d’un geste brusque, boutonna rageusement son veston de velours, ferma sa porte, et s’en fut, dégringolant l’escalier de sa maison en courant, faisant des gestes de menaces au directeur absent.

ii

Albert va chercher du renfort.


Le peintre se rendit immédiatement chez son ami Robert Verand, autre artiste, camarade d’atelier, de plaisirs et aussi de vache enragée… lorsqu’il y avait lieu.

Devant l’évènement qui compliquait soudain son existence Albert avait tout de suite pensé à aller trouver son ami Robert, Il n’y avait que lui qui fût capable de lui donner en la circonstance, un bon conseil…

Lorsque Albert frappa à la porte Robert était en conversation amoureuse avec sa petite amie Fernande, et tous deux, étendus sur le grand divan de l’atelier, se reposaient ainsi d’une longue séance de travail pour Albert et de pose pour Fernande qui joignait la qualité de modèle à celle de maîtresse en titre du peintre.

— Quel est l’imbécile qui vient nous déranger en ce moment ? dit Robert.

— Tu peux dire que c’est un imbécile ! On n’a qu’à ne pas ouvrir.

Mais on frappa de nouveau, et une voix à travers la porte, cria :

— C’est moi, Albert !

— Ah ! c’est toi !… Alors, c’est différent, je vais ouvrir.

Et Robert se leva, puis fit entrer son ami :

— Qu’est-ce que tu as ? lui dit-il. Tu as l’air dans un état d’exaltation…

— Il y a de quoi… mon vieux… Il y a de quoi !…

— Que t’arrive-il ?

— Juliette me plaque.

— Non… Pas possible !

Fernande sauta à son tour sur le sol :

— Zut alors ! Je n’aurais jamais cru ça ! Une petite fille qui avait l’air de vous aimer tant.

Robert se tourna vers son amie :

— Fernande ! Habille-toi. Ne te montre pas ainsi…

Fernande, en effet, était aussi déshabillée qu’Ève dans le paradis terrestre…

— Voyez-vous ça !… Sois tranquille, il n’en perdra pas la vue, n’est-ce pas, Albert ?…

— Ça ne fait rien. Habille-toi !

— Ça va… une minute… et je reviens.

Elle ne fut pas absente plus d’une minute, en effet, et réapparut, ayant jeté sur elle le morceau d’étoffe pourpre, dans lequel elle se drapait pour figurer une femme antique revêtue d’un peplum.

— Là,… comme ça, je suis convenable, j’espère.

« Alors, Albert, racontez-nous vos peines de cœur…

« C’était bien utile d’aller cherche une gosse dans sa famille pour être lâchée par elle…

— C’est-à-dire que je suis lâché sans l’être… Juliette se marie.

— Naturellement, ça n’est pas avec toi.

— Elle a trouvé un type au sac, et, bien entendu, elle vous sème en route…

— Non. Ce n’est pas ça.

« Juliette est une fille héroïque qui se sacrifie pour sa famille… pour que son père soit nommé sous-chef de bureau… et obtienne les palmes, faute de quoi le brave homme mourrait de chagrin.

— Elle n’a pas besoin de se marier pour ça…

— Si…

— Allons donc ?… Il y a des tas de femmes qui…

— Oui, mais ce n’est pas la même chose. Juliette est une jeune fille convenable.

— Oh ! dit Fernande… Passez-moi là sur un plat, la jeune fille convenable.

— Robert, dit Albert à son ami, tu serais bien gentil de prier Fernande d’être plus réservée à l’égard de ma compagne.

— Bien… Bien… on sera réservée, comme vous dites… Mlle Juliette est donc une jeune fille convenable… une rosière…

— Je ne dis pas ça… naturellement…

— Ce serait malheureux pour vous, pas, si c’était une rosière !

— Alors, dit Robert, elle se sacrifie… mais en quoi consiste son sacrifice ?

— Eh bien ! Voilà ! Elle épouse le directeur dont dépendent l’avancement et la décoration de son père.

— Ce directeur, c’est un type qui demande à Juliette la croix de sa mère pour lui donner la croix de son père…

— La croix de sa mère ? s’esclaffa Fernande… Il viendra vous la demander, Albert… hein !

— Mais tais-toi donc, reprit encore une fois Robert, on n’entend que toi. Tu ne lui laisses pas raconter son histoire.

« Tu disais donc que Juliette, pour l’avancement de son père, allait se sacrifier en épousant ce directeur.

— Oui. Tu comprends. Elle m’a expliqué cela, la pauvre petite, il le faut absolument…

« Ça lui déchire le cœur mais elle ne peut pas refuser…

— Il a une belle situation, ce directeur ?

— Bien sûr, c’est un haut fonctionnaire…

— Le sacrifice n’en est que plus grand… dit Fernande avec conviction.

— Il est riche ?

— Il a, en effet, une certaine fortune.

— Ah ! La pauvre petite ! s’apitoya encore l’amie de Robert.

— Alors, vous comprenez, elle restera ma petite amie, mais elle ne pourra plus venir aussi souvent me voir, il faudra qu’elle assiste à des soirées, qu’elle ait des jours de réception, un tas d’obligations quoi…

— Oui… je vois… Le sacrifice est immense… déclara Fernande avec un air convaincu.

— Quand vous aurez fini de blaguer, vous ?…

— Je ne blague pas, Albert, je ne blague pas…

« Seulement je trouve que votre petite amie ne va tout de même pas être trop malheureuse, soit dit sans vous froisser. Elle fait un riche mariage, et elle vous conserve encore comme amant de cœur…

« Je voudrais bien être à sa place, moi !…

— Tu n’as pas honte de dire une chose pareille… Eh bien ! Et moi ? fit Robert…

— Ne te fâche pas, mon petit Roro, d’abord tu peux être tranquille, je ne trouverai pas de directeur pour m’épouser. Je ne suis pas une jeune fille convenable, moi, comme dit si bien ton ami Albert.

« Ça vaut même mieux, vois-tu, parce que, comme mon paternel ne peut pas devenir sous-chef de bureau et qu’il n’a pas besoin des palmes, je ne me sacrifierai jamais…

— À la bonne heure ! Tu es une bonne fille, toi…

— Je vois, Robert, reprit alors Albert, que tu n’accepterais pas non plus, toi, cette situation sans protester.

— Non… Et à ta place, je signifierais à Juliette une rupture définitive…

— Tu n’es pas fou… Ça n’est pas du tout mon programme.

— Alors, que veux-tu faire ?

— Ce que je veux, déclara alors avec énergie Albert, ce que je veux, c’est que M. Prosper Benoît, directeur au ministère des Inventions pratiques, ne coucha pas avec sa femme…

« Ni le soir de ses noces, ni jamais. Vous m’entendez, jamais cet homme ne possèdera Juliette…

— Et comment feras-tu ?

— Je l’ignore ! C’est ce que je suis venu vous demander !

— À nous ?

— À toi, Robert… Et à Fernande aussi, si elle le veut … J’ai pensé qu’à trois, nous trouverions mieux…

— C’est que je ne vois pas du tout comment nous y prendre !

Fernande, elle, était moins pessimiste que son ami.

L’idée d’empêcher un mari de coucher avec sa femme l’amusait énormément.

— Il a raison ! s’écria-t-elle… Il a raison… Il faut l’aider.

« Que Juliette se sacrifie, soit… Admirons son héroïsme. Mais Albert, lui, n’a pas besoin de sacrifier Juliette…

— C’est logique, ça !… déclara Albert. Fernande m’a bien compris, elle.

— Moi aussi… mais vous vous emballez, là, comme deux fous, répliqua Robert… moi je reviens toujours à la question principale :

« Comment ferez-vous pour empêcher M. Benoît de coucher avec sa femme, surtout le soir de ses noces ? Pensez que ce jour-là, il filera vers l’Italie ou la Côte d’Azur.

— Nous filerons, nous aussi !… s’écria Albert.

— Tu fileras, toi aussi !… Avec quoi ?… Le train, le sleeping-car, ça se paye…

— C’est vrai, je n’avais pas pensé à ce léger détail.

— Tu appelles ça un léger détail, toi ?… Mais, malheureux, c’est le principal, c’est tout !…

Albert était perplexe. La réflexion de son ami venait évidemment déranger ses plans.

Néanmoins il ne perdit pas confiance.

— Ça ne fait rien, dit-il, on y arrivera malgré tout. Si on n’a pas d’argent, on en trouvera.

« L’important, c’est que je puisse compter sur vous deux le cas échéant et que, dès que je vous ferai signe, vous arriviez à la rescousse.

— Ça, tu peux y compter absolument… pour moi, déclara Robert.

— Eh bien !… Pour moi aussi … Pourquoi que tu m’oublies ? Une petite femme débrouillarde comme moi, ça a toujours son utilité dans des combinaisons pareilles…

Albert était heureux :

— Merci, mes amis, dit-il, merci.

— Dis-donc, reprit Robert, il serait peut-être temps de dîner. Si tu veux partager avec nous : Je crois bien qu’il reste un peu de pâté et trois sardines.

— On s’en arrangera.

— Bien sûr, fit Fernande… Ça ne vaudra certainement pas la table de M. le Directeur, mais ça sera de bon cœur tout de même…

« Tandis que le directeur, quand il a nos restes, ce n’est pas de bon gré qu’on les lui a donnés, pas vrai, Albert ?


Qui est l’imbécile qui vient nous déranger (page 5).

Tout en parlant ainsi, la petite femme, dont « le peplum » s’écartait bien un peu trop malgré les épingles qu’elle avait mises pour le retenir, allait et venait, dressait sur un coin de table un couvert improvisé avec du papier à dessin en guise de nappe.

Mais, la jeunesse aidant, et avec, pour relever le repas, le rire de la mutine et espiègle Fernande, tous trois dînèrent de bon appétit.

Lorsqu’ils eurent achevé de se restaurer — si l’on peut dire — la petite amie de Robert s’écria :

— J’ai une idée !

— Voyons l’idée de Fernande, dit Robert.

— Ne blague pas. Elle est peut-être excellente, elle est peut-être très mauvaise. Je n’ai pas d’amour-propre d’auteur, je donne l’idée pour ce qu’elle vaut.

— Dites-là au moins… Vous nous faites languir !…

— Oh ! Albert ! comme il est impatient d’aujourd’hui !… On voit qu’il a peur qu’on lui rogne sa part d’amour.

— Ne blaguez pas… Expliquez-nous plutôt…

— Mon idée ? Eh bien, voilà… Ce directeur, puisqu’il est riche, son épouse aura certainement une femme de chambre.

— Oui.

— Eh bien ! Si vous le voulez, la femme de chambre de Mme la Directrice, ce sera moi…

— Toi ! dit Robert… mais elle te connaît.

— Justement, je n’aurai pas besoin d’être présentée. J’irai la voir et je lui dirai :

« Ma petite Juliette, on a trop souvent rigolé ensemble, faut faire quelque chose pour moi, tu vas me prendre comme femme de chambre.

— Et si elle refuse ? objecta Albert.

— Elle ne refusera pas. J’aurai le bon argument pour qu’elle accepte… Je lui dirai : » Si Madame la Directrice veut de mes services, Madame la Directrice n’aura pas de femme de chambre plus dévouée et plus discrète. Si vous refusez. J’irai, foi de Fernande, raconter à votre mari que nous avons fait la bombe ensemble avec nos amants qu’étaient des copains… »

« Vous comprenez que, devant ça, elle n’aura qu’à accepter.

« Une fois que je serai dans la place, ce sera à moi de manœuvrer pour réaliser les secrets désirs de M. Albert ici présent.

« Qu’est-ce que vous en dites ?… Est-ce une idée ça ?

— Oui, c’est une idée, dit Albert… c’est même une idée épatante !

« Juliette acceptera et Fernande, une fois dans le camp ennemi, ce sera bien le diable si elle n’arrive pas à empêcher, dès le premier soir même, les nouveaux époux de consommer leur mariage.

— Ils ne consommeront pas, déclara Fernande, j’en réponds, Albert, j’en réponds.

— J’accepte volontiers la proposition de Fernande, dit enfin Robert. Mais à une condition.

— Laquelle ?

— C’est que sa vertu n’ait pas à en souffrir, et que, quoi qu’il arrive, elle me reste fidèle.

— Tu es fou ! Tu n’es pas jaloux du directeur, à ton tour…

— Je sais ce que c’est… Quelquefois, les femmes de chambre…

— Sont obligées, elles aussi, de se sacrifier… comme leurs patronnes.

« Mais je t’ai déjà dit que je n’avais personne dans ma famille qui désire les palmes, alors tu peux être tranquille.

iii

L’amie du Directeur.


M. Prosper Benoît, qui était un parfait homme du monde, qui avait de vastes ambitions et jouissait d’une grande considération, avait certes le droit de prétendre à un plus brillant parti que « la petite Arnaud » et, au ministère même, il était des fonctionnaires, voire des sous-chefs et même des chefs de bureau qui trouvaient que leur directeur eût pu, avec beaucoup plus de raison, de justice et de goût, se laisser séduire par la grâce et les charmes de leurs filles.

Ils se demandaient ce que « la petite Arnaud » avait de plus pour avoir ainsi emballé leur chef commun. Or, ils auraient dû comprendre que ce n’était pas à cause de ce qu’elle avait en plus, mais au contraire de ce qu’elle avait en moins que Juliette avait conquis M. Prosper Benoît.

Elle avait, en effet, su comme ne l’aurait jamais fait aucune de ces jeunes filles ignorant l’amour — se montrer en même temps provocante et ingénue juste comme il le fallait pour que le directeur prit feu à son contact.

M. Benoît n’avait pas eu un moment l’idée que cette petite jeune fille aurait pu devenir sa maîtresse… Il la croyait comme tout le monde, sincèrement honnête et ne supposait pas que le charme piquant qu’elle dégageait venait précisément de son initiation aux mystères de l’alcove. Et l’on peut croire qu’en compagnie d’Albert, Juliette avait pénétré toutes les arcanes de ces mystères, dont aucun ne lui était ignoré.

Comme tous les hommes, ayant atteint leur « deuxième jeunesse », M. Prosper Benoît voulut à tout prix posséder ce petit joyau qui ne demandait d’ailleurs qu’à se laisser prendre et il lui démanda un jour, si elle voulait devenir sa femme. On pense bien que Juliette accepta, à la grande joie de ses parents, qui n’avaient jamais rêvé un tel honneur pour leur fille laquelle n’avait comme dot que sa virginité — du moins ils le croyaient.

M. Benoît le croyait aussi. Sans quoi il est certain qu’il n’eût jamais demandé la main de Juliette.

Celle-ci croyait avoir arrangé les choses pour que son amant se tînt tranquille et ne compromît pas son mariage.

Elle ne pouvait se douter du complot qui se tramait contre elle.

Lorsqu’elle revit Albert, ce dernier se garda de faire aucune allusion à son entente avec Robert. Il avait, en effet, estimé plus sage de ne prévenir sa maîtresse de rien,

Juliette n’eut donc aucun soupçon.

Albert fut très bien. Il ne parla même pas du mariage prochain de son amie, et ce fut elle, après les enlacements accoutumés, qui, curieuse de sävoir ce qu’il pensait, revint sur cet important sujet :

— Alors, lui dit-elle, tu t’es habitué à l’idée de mon mariage ?

— Oui. Il de faut bien. Tu l’as dit toi-même : Tu dois obéir à la voix du devoir…

« Nous autres hommes n’avons pas ce point de vue là… Mais vous, les femmes, vous êtes des créatures de sacrifice…

— N’est-ce pas ?… déclara Juliette en poussant un soupir… N’est-ce pas ?… c’est un pénible sacrifice…

« Mais je vois que tu es raisonnable à présent et que tu acceptes la situation nouvelle comme il le faut.

— Alors, tu es contente de moi ?

— Oui !

— Et tu m’aimes toujours.

— Oh oui !

— Voilà qui vaut un baiser… là, sur les nœils.

La suite du dialogue se perdit en des étreintes au cours desquelles Albert pensait, malgré lui, à ce Benoît de malheur, mais pour savourer doublement le plaisir qu’il prenait en faisant ledit Benoît cocu avant la lettre.

Juliette était donc tranquille ; tout s’arrangeait suivant ses désirs et elle ne pensait plus qu’aux préparatifs de son mariage, qui devait être une cérémonie extraordinaire, le Ministre lui-même ayant accepté d’être le témoin du directeur.

Tandis que Mme Arnaud et sa fille ne se préoccupaient plus que du grand jour prochain, Albert, Robert et Fernande, en véritables conspirateurs, tramaient dans l’ombre leurs noirs projets.

Fernande avait retrouvé, comme par hasard — on comprend qu’elle avait aidé ce hasard — une ancienne camarade d’école dont le mari était huissier au ministère des Inventions Pratiques. Grâce à cette amie, négligée jusqu’alors, elle avait recueilli des renseignements précieux sur M. Prosper Benoît lui-même.

C’est ainsi qu’elle avait appris que le directeur, pour convoler en justes noces avec la douce et innocente Juliette Arnaud, devait rompre une ancienne liaison.

Prenant modèle sur d’illustres personnages, M. Benoît avait toujours célé sa véritable identité et ses fonctions officielles : son amie, laquelle d’ailleurs veuve et vivant de la petite fortune que lui avait laissée son mari, ne demandait à son amant que les secrets qu’il voulait bien lui confier.

L’huissier du ministère connaissait cette liaison, parce que l’huissier d’un ministère doit tout connaître afin de rendre les services de confiance qu’on attend de lui. Celui qui nous occupe était au courant des affaires personnelles de M. Prosper Benoît, de façon à pouvoir évincer l’amie du directeur si jamais celle-ci, avertie par un hasard extraordinaire, venait le demander à son bureau.

Depuis six ans donc Mme veuve Violet, née Léontine Briquet, était la maîtresse de M. Prosper Benoît, qui passait à ses yeux pour un honnête représentant de commerce.

Mme Vve Violet n’aurait jamais pu supposer un pareil machiavélisme de la part de son Prosper, car si le directeur, aux yeux de son amie, se nommait Niobet de son nom de famille, il continuait à se prénommer Prosper, ce qui évitait des complications.

Léontine était loin d’ailleurs d’être une femme désagréable.

C’était une jolie brune, de taille moyenne, assez forte, avant dépassé la trentaine, mais digne des attentions d’un homme amoureux. Le directeur s’en était accommodé parfaitement jusqu’au jour où il avait ressenti le coup de foudre pour « la petite Arnaud ».

Léontine était à cent lieues de prévoir la trahison de son amant. Aussi fut-ce avec le plus grand étonnement qu’elle reçut un jour sous enveloppe, la coupure d’un journal annonçant « le prochain mariage de M. Prosper Benoît, directeur au ministère des Inventions pratiques avec Mlle Juliette Arnaud.

— Pourquoi m’envoie-t-on ça ? dit-elle.

« Je ne comprends pas !… Je ne connais pas ces gens-là… Ni l’un, ni l’autre…

« Il faudra que je demande à Prosper.

Ce dernier incident, imprévu au programme tracé par Albert et ses amis, ne se produisit heureusement pas.

Mais il était dit que les dieux, et en particulier celui de l’amour certainement, protégeraient les entreprises des deux artistes.

Léontine Violet, née Briquet, n’eut donc pas le temps de montrer la coupure de journal qui lui avait été envoyée à Prosper, car avant que Prosper vint la voir elle recevait la visite d’Albert lui-même.

Albert se présenta à l’amie du directeur en lui disant :

— Madame, vous n’avez pas l’honneur de me connaître mais la démarche que je fais auprès de vous est de la plus haute importance.

« C’est moi qui vous ai envoyé l’extrait du journal annonçant le mariage prochain de M. Prosper Benoît avec Mlle Juliette Arnaud.

— Ah ! C’est vous ! Vous allez donc me dire en quoi ce mariage peut m’intéresser.

— Il vous intéresse, Madame, au plus haut point, et au même titre que moi, si j’ose dire.

« Car Mlle Juliette Arnaud est mon amie…

« Quant à M. Prosper Benoît, il ne fait qu’une seule et même personne avec M. Prosper Niobet…

La foudre tombant aux pieds de Léontine ne l’eût pas frappée davantage.

— Que dites vous là ? s’écria-t-elle. Mais ce n’est pas possible… Vous vous trompez… Prosper ne commettrait pas une pareille infamie !…

— Hélas ! Madame… Je ne me trompe nullement… Votre infortune et la mienne sont sœurs…

— Mais, Monsieur, dit Léontine se ressaisissant, M. Niobet que je connais en effet, n’est pas directeur au ministère…

— Il n’y a pas de Niobet… Il n’y a que Benoît… Déjà le même prénom doit éveiller votre attention… mais veuillez si vous le voulez bien, prendre une à une les lettres du nom familial, et vous trouverez dans Niobet l’anagramme de Benoît…

— C’est vrai ! fit la pauvre femme étonnée.

— Enfin s’il vous faut une preuve, et je comprends qu’il vous en faille une pour vous convaincre complètement, venez avec moi, je vous la fournirai.

— Et où m’emmenez-vous ?

— Venez toujours, vous le verrez bien.

Albert la conduisit dans un café qui était situé non loin de l’entrée du ministère des Inventions Pratiques et d’où l’on pouvait voir tous les gens qui pénétraient dans le monument public ou en sortaient.

Quelques instants plus tard, M. Benoît sortait tranquillement.

— Tenez, dit Albert, regardez… Et surtout, ne dites rien, ne bougez pas. Qu’il ne vous voie pas !…

— Comptez sur moi, je serai forte…

Et la pauvre Léontine aperçut son ami, celui qu’elle prenait pour un brave représentant de commerce, qui franchissait le seuil du ministère, salué obséquieusement par le concierge…

Si Léontine n’avait pas été convaincue encore, un incident que le hasard fit naître un instant après, devait lui enlever tout doute de l’esprit.

Un huissier du ministère qui croisait le haut fonctionnaire, le salua en retirant sa casquette, d’un retentissant :

— Bonjour, Monsieur le Directeur !

Et M. Benoît répondit, d’un ton protecteur, avec un petit geste de la main :

— Bonjour, mon ami !

Cela se passait sur le trottoir, si près du café derrière la vitre duquel se tenaient Albert et Léontine, que celle-ci entendit distinctement tous les mots de ce bref dialogue.

— Ah ! mon Dieu ! fit-elle…

Et elle s’évanouit sur la banquette de molesquine du café…

Albert, aidé du garçon, dut lui frapper dans les mains pour la faire revenir à elle. Après quoi, il lui fit boire un petit verre de vulnéraire…

— Si vous le permettez, dit-il, je vais appeler un taxi pour vous reconduire chez vous.

— Oui, Monsieur… Ne m’abandonnez pas, je vous en supplie

Albert n’abandonna pas Mme Vve Violet, Il remonta avec elle jusqu’à son appartement, où Léontine donna enfin libre cours à son désespoir et à sa colère.

Elle sanglotait, tout en disant :

— Ah ! Le monstre !… Je lui arracherai les yeux !… Je le tuerai !…

» Croyez-vous, Monsieur, ce qu’il m’avait annoncé avant-hier ?

— Quoi donc ?

Qu’il allait être obligé de partir faire un long voyage commercial jusqu’en Italie, qu’il resterait trois mois absent…

— C’était son voyage de noces…

— Ah ! le misérable !… Oh ! mais ça ne se passera pas ainsi !

» Quand il va-venir, il va voir, il va entendre quelque chose ! Il ne se figure pas que je vais le laisser se marier sans rien dire…

— Voyons, Madame, calmez-vous, je vous en prie… Et, si vous voulez bien m’écouter, renoncez à faire du scandale.

« J’ai mieux que cela à vous offrir comme vengeance.

« Alliez-vous avec moi, et vous n’aurez pas à vous en repentir.

— M’allier avec vous ? Pourquoi ?

— N’ai-je pas les mêmes raisons que vous d’être furieux de ce mariage qui me ravit ma maîtresse ?…

— Certes… quoique les miennes ce ne soit pas la même chose.

— J’ai juré, en tous cas, que M. Benoît ne coucherait pas avec sa femme…

— Il ne le faut pas, à aucun prix… vous avez raison.

— Alors, d’accord avec des amis dévoués qui m’apportent leur concours, j’ai un plan…

« Ce plan, vous vous êtes trouvée là providentiellement pour le compléter…

— Disposez de moi, Monsieur, je vous suis toute acquise. Je ferai tout ce qu’il faudra pour me venger…

— Nous nous vengerons en même temps tous les deux. Mais, pour réussir, M. Benoît ne doit se douter de rien.

« Par conséquent, lorsqu’il reviendra, accueillez-le comme de coutume, sans paraître rien savoir…

« Pour le reste, je vais vous expliquer notre projet.

Et Albert fournit à sa nouvelle alliée de longues explications. Léontine approuva tout ce que méditait le jeune artiste… et elle entra entièrement dans le complot.

iv

Veillée des armes.


Le jour où Mlle Juliette Arnaud allait devenir légitimement Mme Prosper Benoît, était proche. On s’y préparait avec fièvre, côté Arnaud et côté Benoît.

Une seule chose l’ennuyait bien un peu, c’est la façon dont elle pourrait donner à son mari l’illusion jusqu’au bout… mais elle trouva une amie obligeante qui lui fournit sur ce point de précieux conseils qu’elle mit à profit, au grand dam d’ailleurs d’Albert, à qui elle fit comprendre qu’il devait rester sage pendant les huit jours qui précéderaient le mariage.

— Tu comprends, mon chéri, il le faut… C’est pour sauvegarder mon honneur :…

« Après nous nous rattraperons.

Albert maudit une fois de plus le directeur, et cette déconvenue affermit davantage encore sa résolution de vengeance.

Quant à Léontine, elle était si bien entrée dans les vues d’Albert qu’elle jouait à la perfection le rôle qui lui avait été assigné.

Ce rôle, pour le moment, consistait à se montrer très amoureuse, afin que M. Benoît fût le moins brillant possible le soir de ses noces.

Léontine était, comme bien l’on pense, absolument de cet avis et jamais son amant ne l’avait connue si passionnée.


Voilà qui vaut un baiser
(page 12).

Il ne put s’empêcher de lui en faire la réflexion.

— T’en plaindrais-tu par hasard ? lui demanda sa maîtresse.

— Oh non ! Pas du tout, Au contraire ce renouveau m’enchante…

— Le traître, pensa Léontine, comme il cache son jeu !

Mais elle ajouta :

— Tu comprends, tu vas me quitter pendant longtemps. Cette longue séparation m’est si pémible (ici Léontine soupira) que je veux, avant que tu ne partes, me griser d’amour.

— J’ai peur d’être bien fatigué pour le voyage…

— Oh ! Voyez-vous ça ! Tu as peur d’être fatigué… Eh bien ! Tant mieux. De cette façon, tu auras moins l’envie de me tromper.

— Peux-tu faire pareille supposition ?

— D’ailleurs, j’y veillerai… quoique éloignée de toi… J’ai même envie d’aller te retrouver…

En entendant cette déclaration inattendue, Prosper Benoît bondit :

— Tu n’y penses pas !

« Et puis, la grosse maison que je représente n’admettrait pas que je me fasse accompagner par une femme dans un voyage d’affaires.

— Vraiment ! Les directeurs de cette maison sont sévères !

Prosper Benoît pourtant était très ennuyé des exigences amoureuses de son amie.

Il craignait de ne plus être en forme pour le soir de son mariage, et il éprouvait le besoin de prendre une semaine de repos.

Aussi, annonça-t-il à Léontine qu’il avait reçu un télégramme lui ordonnant d’avancer de huit jours son départ pour Milan. Naturellement, son amie n’accepta pas ce contre-temps sans protestations.

Toutefois, comme elle ne voulait pas éveiller les soupçons de Prosper, elle fit mine de croire ce qu’il lui racontait.

— Ah ! C’est bien ennuyeux, dit-elle. C’est une semaine d’amour que tu me voles.

— Ce n’est pas de ma faute, ma chérie… Tu comprends que je ne peux pas faire autrement.

Mais Léontine voulut jusqu’au bout le tracasser.

— Mon chéri, lui dit-elle, tu ne sais pas à quoi j’ai pensé ?

— Ma foi non !

— Eh bien ! J’irai t’accompagner jusqu’à Lyon… Ce sera amusant de faire un peu du voyage avec toi.

— Ça n’est pas raisonnable, répondit Prosper embarrassé.

— Pourquoi ? Nous passerons la nuit dans le train…

Et elle ajouta tout bas :

— Nous nous aimerons une dernière fois dans le compartiment !…

Ça, par exemple, c’était une complication.

Léontine riait sous cape de l’embarras de son amant.

Finalement, il dut céder et accepter ce voyage avec Léontine.

Celle-ci, alors, ne lui parla plus que de cette nuit en chemin de fer pour laquelle elle manifestait le plus grand enthousiasme.

Léontine avait voulu que son amant retint un coupé-lit, afin qu’ils fussent bien seuls tous les deux.

— Oh ! mon chéri ! lui dit-elle, comme nous allons nous aimer… Ça ne m’est jamais arrivé… ce sera un plaisir nouveau…

Elle se fit très câline et, ma foi, Prosper s’exécutas avec la meilleure grâce du monde, en pensant que c’était la dernière nuit qu’il consacrait à sa brune amie…

Lorsque Léontine revint à Paris, elle convoquüa chez elle Albert, qui arriva accompagné de son ami Robert et de Fernande.

Fernande raconta comment elle avait été agréée en qualité de femme de chambre par Juliette.

— Ah ! dit-elle. Ça n’a pas été tout seul.

« Figurez-vous que cette petite mijorée ne voulait pas de moi.

« — Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? disait-elle… c’est un coup monté par Albert.

« — Pas du tout, lui répondis-je. Albert l’ignore complètement. Seulement, voilà : Robert m’a lâchée, et puis j’en ai assez de faire la purée avec les artistes… alors je me suis dit : Juliette était bien avec moi, elle ne me refusera pas de me prendre à son service, ça me fera une situation. »

« De sorte que je suis à présent engagée définitivement et je dois être à mon poste le jour même du mariage.

— Je te félicite, dit Robert. Maintenant, il s’agit de savoir où M. Prosper Benoît compte emmener sa femme en voyage de noces.

— Je le sais.

— Déjà !

— Oui. Figurez-vous que l’idée de Mme Violet d’accompagner son ami en Italie et d’aller le rechercher a fait modifier tout le programme primitif.

« Le directeur avait d’abord projeté de partir pour Venise avec sa jeune épouse sitôt après la cérémonie. Mais il a eu peur sans doute d’être suivi de ce côté,

« Depuis, il a expliqué que ça n’était pas possible, que le ministre n’avait pas voulu qu’il s’éloignât de Paris et que le voyage en Italie aurait lieu plus tard.

« Justement la tante de M. Benoît possède dans la forêt, près de Fontainebleau, une maison un peu isolée qu’elle mettra à la disposition de son neveu, et c’est là que les jeunes mariés iront passer leur lune de miel.

— Tant mieux, dit Albert, cela arrange mieux nos affaires. « Il s’agit maintenant de reconnaître les lieux.

Ils étaient munis de toutes les indications possibles, et ils déjeunèrent dans une auberge voisine de la propriété où M. Benoît devait passer sa nuit de noces.

Habilement questionné, l’aubergiste fournit les renseignements complémentaires que désiraient ces touristes, qui trouvèrent du plus haut intérêt artistique cette maison entourée d’un parc, qu’ils brûlaient du désir de visiter pour prendre quelques croquis.

— Ce sera facile, dit le restaurateur, le personnel se compose en tout et pour tout d’un vieux jardinier qui vous donnera l’autorisation pourvu que vous lui payiez à boire, car c’est son péché mignon. Il est plus souvent saoul qu’à jeun, le père Onésime.

Les conspirateurs notèrent ce renseignement précieux.

L’aubergiste obligeant, alla lui-même chercher Onésime qui largement abreuvé, se fit le cicerone complaisant des deux artistes et de madame Violet, née Briquet.

— Seulement, dit-il, faudra rien dire, car la patronne en veut pas que je laisse entrer personne chez elle.

On juge que la recommandation d’Onésime était parfaitement inutile et qu’il pouvait compter sur la discrétion des visiteurs.

Albert et Robert visitèrent la maison de fond en comble. Les deux artistes prirent de nombreux croquis.

En prenant congé du jardinier, Léontine, qui avait une fois pour toutes pris à sa charge les frais de l’entreprise, remit au vieux paysan un pourboire qui donna, à ce brave homme une haute idée de la générosité des artistes parisiens.

Le soir même, les quatre alliés se retrouvaient chez Mme Violet.

Les deux jeunes gens avaient dressé un plan très détaillé de la maison de Fontainebleau et grâce à ce plan, ils donnèrent à Fernande les instructions les plus précises sur cet qu’elle aurait à faire le soir du mariage quand les nouveaux époux arriveraient, dans leur villa.

Albert se frottait les mains.

— Je l’avais dit ! Je le savais bien que j’empêcherais ce directeur de malheur de coucher avec sa femme.

Léontine acquiesçait :

— Non ! Il n’y couchera pas !

« Ah ! Prosper !… Prosper ! Tu ne te doutes pas de la surprise que je te réserve.

— Et Juliette non plus ne s’en doute pas… la petite rosse ! opina Albert.

Sur quoi, tous quatre, contents d’eux et satisfaits de leur journée, s’en furent joyeusement dîner à Montmartre.

v

Soirée de Mariage.


Le grand jour arriva enfin, le jour où M. Prosper Benoît, directeur au ministère des Inventions pratiques, conduisit à l’autel la jeune Juliette Arnaud, timide et rougissante (Oh ! combien !) sous son voile blanc. Ce fut un grand mariage.

Les journaux mondains le relatèrent dans leurs échos ; il y eut même quelques discours de prononcés.

Bref, ce fut très bien, et M. Arnaud, auquel son nouveau gendre avait le matin même annoncé sa promotion au grade tant ambitionné de sous-chef de bureau, en pleurait d’attendrissement dans le sein volumineux de son épouse, non moins émue à la vue de sa fille, « cette » colombe qui allait être dévorée par le loup.

Le loup couvait, en effet, de regards significatifs la colombe qu’il était impatient de dévorer. Il se sentait affamé, ce loup.

Une semaine d’un régime reconstituant, au cours duquel les beaftecks confortables avaient été arrosés de vins généreux, avait, en effet, suffi à Prosper Benoît pour lui rendre les forces qu’avait tenté inutilement de lui enlever Mme Vve Violet, née Briquet.

Quant à la douce colombe, elle levait les yeux vers le loup en tâchant de mettre dans son regard toute l’innocence qu’elle n’avait plus, et en se faisant à elle-même des réflexions dans le genre de celle-ci : « Penser que cet imbécile se figure qu’il va cueillir véritablement une fleur d’oranger !… Quelle prétention ! »

Or, M. le Directeur avait cette prétention ; il était même très fier des regards que tous les hommes lançaient vers la jeune mariée, regards qui exprimaient clairement la jalousie de ces hommes, lesquels semblaient tous dire : « En a-t-il de la veine ce Benoît ! » Amère dérision ! Il y a loin de la coupe aux lèvres… et le directeur devait s’en rendre compte quelques heures plus tard.

Les invités étaient encore, sur le coup de cinq heures du soir, occupés à médire des uns des autres en avalant les derniers sandwichs et les derniers petits gâteaux du buffet dressé aux frais du gouvernement, pendant que M. et Mme Benoît roulaient en automobile vers Fontainebleau.

La tante du directeur et-les parents de Juliette ainsi que les témoins les accompagnaient, un dîner intime devant réunir ces personnages à la villa même.

Ce ne fut qu’après ce dîner que Prosper et sa jeune femme se retrouvèrent enfin seuls, les autos remmenant leurs parents ayant fui vers la capitale.

L’heure était venue où M. le Directeur allait — du moins il le pensait — pouvoir coucher avec sa femme.

Avant de poursuivre notre récit, revenons un peu en arrière.

On sait que la villa n’avait pour tout domestique que le brave jardinier Onésime.

Naturellement, pour ce jour-là, la tante de Prosper avait amené ses gens, c’est-à-dire sa cuisinière et sa femme de chambre, cette dernière ayant servi à table aidée par Fernande, qui avait dû se prêter à cette obligation, conséquence fatale du rôle qu’elle avait accepté de remplir auprès de Juliette.

Fernande, qui mangea à l’office avec les trois domestiques, s’était employée à faire boire le jardinier.

— Allons, disait-elle… allons, père Onésime, encore un verre de vin.

Et Fernande versait tant et si bien qu’Onésime recommença plusieurs fois à boire à la santé successivement des futurs petits neveux, des jeunes mariés, de leur tante, de Fernande, même à sa propre santé à lui-même… tant qu’il finit par rouler sous la table où il s’endormit du sommeil le plus profond.

Pendant ce temps, l’amie de Robert était montée à la chambre nuptiale et, tandis que M. Benoît se morfondait dans la pièce voisine, elle aidaït sa patronne d’un jour à se dévêtir.

Elle l’aidait lentement, tout en lui disant :

— Qu’est-ce qu’il va penser, lui qui te croit sage !

— Que tu es bête, ma pauvre petite ? Il ne pensera rien du tout, parce qu’il n’aura pas de désillusion… Au contraire…

Fernande était un peu interloquée.

Juliette se mit à rire.

— Voyons, c’est toi qui t’étonnes de cela… Ce serait malheureux, à notre époque où l’on remplace tout, si on ne pouvait pas remplacer également… une fleur d’oranger.

Fernande s’inclina, mais eut à son tour un sourire énigmatique :

— Ça n’était vraiment pas la peine, se dit-elle, de prendre ce soin là pour son mari, car le pauvre bougre, si tout marche bien, il ne s’en apercevra pas.

Pourtant, le directeur s’impatientait. Il commençait à trouver que sa jeune épouse le faisait beaucoup attendre et qu’il eût peut-être aussi bien que la femme de chambre, aidé Juliette à se dévêtir.

Il frappa donc à la porte de la chambre.

— N’entrez pas, dit la jeune femme… Je suis en corset…

— Justement… J’achèverai de vous déshabiller |

Et il poussa la-porte.

Juliette prit aussitôt un petit air effarouché.

— Oh ! Mon Dieu, dit-elle.

Et elle se cacha la figure dans ses deux mains, ce qui produisit la meilleure impression sur son mari, lequel pensa :

— Quelle pudeur !… Ce que c’est tout de même que les jeunes-filles !…

Mais cela ne lui donna que davantage le désir d’achever la toilette de nuit de son épouse, et, se tournant vers Fernande, il lui dit :

— Vous pouvez vous retirer ; Madame n’a plus besoin de vous ce soir…

Et Fernande s’en fut. Oh ! elle n’alla pas très loin… Non…

Elle se retira seulement de l’autre côté de la porte…

Car elle avait, il ne faut pas l’oublier, un rôle important à jouer.

Pour l’instant, elle devait surtout empêcher que M. Benoît ne poussât trop loin ses épanchements amoureux avec sa femme…

Et pourtant, ledit Prosper Benoît était bien près de voir se réaliser ses plus chers désirs.

Il avait aidé avec tant de diligence Juliette à achever de se déshabiller que celle-ci était maintenant en chemise devant lui et que déjà il la tenait dans ses bras…

Malheureusement, lui-même était toujours en habit, et, tandis que Juliette s’étendait dans le lit, il dut à son tour enlever ses vêtements.

Fernande qui avait collé son œil à la serrure, murmura :

— J’ai encore le temps…

Elle descendit en courant, s’en fut accomplir sans doute quelque mission importante, et revint bientôt reprendre sa faction derrière la porte.

Elle avait mis si peu de temps à descendre et à remonter que lorsque de nouveau, elle regarda ce qui se passait dans la chambre nuptiale, elle revit le directeur qui achevait de se dévêtir.

Un instant plus tard, Prosper Benoît était dans le lit à côté de sa femme,

Oui, il était dans le lit. Autant dire cette fois que la coupe était au bord de ses lèvres et qu’il n’avait plus qu’à porter ladite coupe à sa bouche.

Prosper allait-il, déjouant toutes les embûches, coucher avec sa femme ?

Couché avec… ou du moins à côté de sa femme, il y était.

Il la contemplait, étendue contre lui.

— Ma chérie, dit-il…

Et comme il se penchait vers elle, soudain, la lumière électrique s’éteignit.

Car (avions-nous oublié de le dire ?) la villa de la tante de Prosper était éclairée à l’électricité, détail dont avaient pris bonne note lors de leur visite, quelques jours auparavant, Albert, Robert et Léontine.

La lumière électrique s’éteignit donc.

Ce n’est pas qu’en pareille circonstance la lumière fût nécessaire.

Au contraire, il est des gens qu’elle gêne plutôt. Et le directeur s’en serait fort bien passé pour poursuivre l’entretien qu’il avait à peine ébauché,

Il n’en resta pas moins interloqué :

— Ça, c’est bizarre, dit-il…

— Qu’y a-t-il de bizarre, mon ami ? demanda Juliette.

— Mais la lumière qui s’est éteinte.

— Ce n’est donc pas vous qui avez fait l’obscurité… Je le croyais.

— Non. Ce n’est pas moi…

— Alors, c’est une panne… Ça va revenir peut-être…

Cette panne semblait à Prosper de mauvais augure.

Il se releva, chercha à tâtons le commutateur, dont il ignorait l’emplacement.

Il le trouva enfin, le tourna, mais sans résultat…

— C’est bien une panne, dit-il tout haut.

— Je m’en aperçois, fit Juliette…

Heureusement, son mari, préoccupé de l’incident en lui-même, ne remarqua pas l’ironie avec laquelle cette réponse était faite…

Et tout à coup, comme il cherchait encore avec sa main, à toürner le commutateur, la lumière revint tout d’un coup…

— La panne est finie, s’écria-t-il.

Et il se recoucha :

— Maintenant, dit-il, l’électricité peut s’éteindre ou non, je ne m’en précoccupe plus.

Ce léger incident cependant avait un peu troublé Prosper Benoît qui eut besoin de quelques minutes pour se remettre.

Juliette, qui attendait toujours, poussa un soupir… soupir dont son mari ne comprit pas le sens, mais qui signifiait :

— Je croyais pourtant que la panne était finie !

Enfin, le directeur retrouva ses esprits, et il reprit l’entretien au point où il l’avait laissé.

— Ma chère petite femme, dit-il.

De nouveau, il se penchait vers Juliette.

De nouveau, l’électricité s’éteigmit et l’obscurité se fit.

La panne recommençait.

Prosper avait bien dit qu’il n’y prendrait pas garde. Il s’arrêta cependant, et, poussé par un mouvement instinctif, il bondit hors du lit, s’écriant :

— Ce qui se passe n’est pas normal !

vi

M. le Directeur a des hallucinations.


Ayant posé le pied sur le sol, Prosper voulut une fois encore atteindre le commutateur électrique.

Or, tandis qu’il tâtait le mur pour chercher le bouton qu’il pensait n’avoir qu’à tourner, une main qu’il devina plutôt qu’il ne la vit, s’appuya sur son bras.

Prosper se retourna… Il ne vit naturellement rien, l’obscurité étant complète.

— Vous m’avez pressé le bras ? demanda-t-il à Juliette.

— Moi ?… Pas du tout…

Et elle ajouta :

— Est-ce que la panne va durer encore longtemps ?

— Je n’en sais rien…

Il tenta de nouveau de s’approcher du mur… Cette fois, il fut pris aux épaules et renversé sur le sol,

En même temps, il voyait… ou plutôt il devinait dans la demi-pénombre un fantôme, oui… un fantôme qui lui sembla gigantesque et qui lui dit d’une voix profonde et grave :


Ma chérie, dit-il ! (page 23).

— Ne touche pas à la vierge qui est couchée dans ce lit… Elle m’appartient…

— Qui êtes-vous ?

— Je suis l’âme de Jules César…

Et, comme par enchantement, le fantôme disparut…

Prosper voulut se relever, mais son corps s’embarrassait dans un drap blanc dont il était recouvert…

En même temps, il percut distinctement un cri poussé par sa jeune épouse… un cri vite étouffé d’ailleurs…

Le directeur se sentait envahir par la peur. Il se demandait quel drame se jouait dans les ténèbres…

Pourtant il réprima ce sentiment et voulut, au contraire, se montrer brave…

Il rejeta donc le drap qui le recouvrait et voulut derechef faire la lumière,

— Qu’avez-vous, chère amie ? demanda-t-il… Je vais allumer…

— N’en faites rien ! Je vous en supplie ! lui fut-il répondu…

Prosper ne remarqua pas sans émotion l’accent angoissé de son épouse, si angoissé que la voix s’étranglait dans sa gorge…

— Pourtant, dit Prosper, je voudrais bien me rendre compte de ce qui se passe,

— Non… non… J’ai trop peur… Venez vite vous récoucher…

Le directeur ne reconnaissait plus du tout la voix de la pauvre Juliette. Il lui demanda :

— Mais qu’avez-vous donc ?…

— Le fantôme !… Vous avez entendu le fantôme ?…

Prosper comprit qu’il importait avant tout de rassurer sa jeune épouse.

Il se coucha donc à tâtons, tandis que sa compagne lui disait tout bas :

— Le fantôme m’a découverte… Reprenez le drap…

Le drap ! C’était celui qui le recouvrait tout à l’heure. Le fantôme l’avait donc arraché du lit…

M. Benoît, qui commençait à discerner vaguement les objets dans l’ombre de la pièce, perçut une tache blanche sur le tapis, C’était le drap qu’il remit tant bien qué mal sur le lit.

Sa femme, maintenant, se serrait contre lui.

De cette voix sans timbre qu’elle avait depuis l’apparition du fantôme, elle disait :

— Vous me protégerez, s’il revient ?…

— Mais il ne reviendra pas… Ce doit être une hallucination… L’obscurité, l’arrêt de l’électricité nous aura un peu troublés.

— Vous croyez ?

Et la femme se pelotonnait contre lui.

À ce doux contact, Prosper sentait s’évanouir ses appréhensions.

L’instant d’auparavant, il était prêt à se mettre à la recherche de celui qui ne pouvait être, à son avis, qu’un cambrioleur. Maintenant, après avoir écouté attentivement, aucun bruit insolite ne se produisant plus, il se laissait aller à la douce sensation de bien être qu’il éprouvait auprès de Juliette.

Il ne pensait plus du tout à faire de la lumière.

Il se disait, au contraire, que l’ombre était plus propice que la clarté aux entreprises amoureuses.

Et sa main s’égarait le long du corps parfumé qui se pressait peureusement contre lui…

Elle s’égara si bien, sa main, que soudain, dans un souffle, sa compagne lui dit :

— Que faites-vous donc… Prosper ?

— Je vous aime, Juliette.

— Non… J’ai peur du fantôme !…

— Il n’y a plus de fantôme… Si même il y en a jamais eu.

» Il n’y a plus que moi qui vous adore et qui vous désire éperdûment.

Le directeur, à ce moment, ne pensait plus du tout à l’arrêt de l’électricité, ni à la défense que lui avait faite l’instant d’auparavant l’âme de Jules César… Il eut fait beau voir qu’à ce moment l’esprit de ce guerrier antique réapparut pour lui ravir la jeune vierge qu’il pressait contre son cœur.

La « jeune vierge » de son côté, ne soufflait plus mot.

Elle se contentait de soupirer et de pousser par instants de petits cris qui excitaient au plus haut point l’ardeur de Prosper Benoît.

D’ailleurs, la maison était redevenue silencieuse, au point que le directeur était persuadé qu’il avait été lui-même le jouet d’une hallucination.

Il n’écoutait d’ailleurs plus que l’appel de l’amour et sa compagne put constater bientôt que l’âme de Jules César ne pourrait plus venir revendiquer, sur sa personne, des droits définitivement acquis par M. Prosper Benoît.

Celui-ci était tout entier à ses transports amoureux…

Il caressait la tête de sa compagne qu’il tutoyait à présent, lui disant :

— Ma chère petite Juliette, comme tes blonds cheveux sont doux à mon toucher. On dirait de la soie.

La petite Juliette ne répondait pas. Après avoir beaucoup crié, elle se contentait de pousser de longs soupirs…

Son mari aurait bien voulu la voir à présent, et il se demanda s’il n’allait pas tourner le commutateur. Mais une crainte inexplicable l’empêchait d’étendre sa main vers le bouton, qu’il savait maintenant à proximité de la tête du lit.

Il se contenta donc du plaisir que lui procuraient les caresses et qui le conduisit à enlever encore à l’âme de Jules César un peu des droits que cette entité s’était attribués sur le corps de Juliette Arnaud, devenue lépitimement et totalement Mme Prosper Benoît.

Il se reposait de nouveau, le bras passé autour du cou de la femme qu’il venait de faire sienne lorsque, comme par enchantement, l’électricité se ralluma, et la lumière vint éclairer subitement le lit conjugal.

Prosper jeta un regard complaisant sur la jeune femme…

Mais, immédiatement, il resta interdit… se frotta les yeux… puis regarda encore :

— Ce n’est pas possible !… Je deviens fou !… s’écria-t-il.

Il y avait de quoi, en effet, être stupéfait : la femme qui était couchée à côté du directeur, la femme à laquelle il avait prodigué ses caresses et ses preuves d’amour n’était pas « l’innocente et pure » Juliette…

Non… C’était Léontine !

Et les cheveux blonds que le mari enamouré comparait tout à l’heure à la soie la plus fine étaient les cheveux bruns, et aussi soyeux d’ailleurs, de Mme Vve Violet, née Briquet, qui regardait en souriant son amant.

Il bondit furieux, hors du lit :

— Vous allez m’expliquer, Madame, rugit-il, votre présence ici… dans cette chambre et dans cette maison.

Il alla vers la porte… Elle était verrouillée en dedans…

Cette constatation le remplit d’aise.

— Je ne sais pas comment tu es entrée, dit-il… mais tu ne sortiras pas sans me dénoncer tes complices et sans me dire ce qu’est devenue ma femme.

— Ta femme… mais n’est-ce pas moi ? dit le plus tranquillement du monde Léontine.

— Inutile de continuer à jouer la comédie…

— Quelle comédie, mon ami ? Ne suis-je pas ta petite Juliette comme tu le disais il n’y a qu’un instant… Et ne m’as-tu pas épousée hier à la mairie du viie arrondissement de Paris, ce matin à l’église Saint-François Xavier…

« Ne sommes-nous pas venus ensemble en auto pour passer notre lune de miel dans cette maison… ?

« Enfin ne m’as-tu pas, tout à l’heure, initiée à trois reprises successives au mystère de l’amour ?…

Le directeur était toujours devant la porte, en barrant l’accès et certain que nul ne pourrait ni entrer ni sortir sans sa permission.

— En voilà assez, dit-il, qu’avez-vous fait de cette malheureuse enfant ?

Et, ce disant, emporté par sa colère, il s’approcha menaçant du lit dans lequel reposait Léontine.

Mais il avait à peine fait quelques pas que la lumière s’éteignait à nouveau, le laissant au milieu de la pièce.

Il tendit l’oreille, prêt à bondir si quelque fantôme lui apparaissait, décidé à sauter sur l’intrus et à ne pas le lâcher.

Mais il n’entendit rien… pas le plus léger frottement… le silence était complet et l’obscurité absolue.

Cinq minutes se passèrent, pendant lesquelles Prosper Benoît s’attendait vainement à voir surgir devant lui l’esprit de Jules César. Voir était une façon de parler, car ses yeux fouillaient vainement la nuit sans rien distinguer.

Et, comme elle était disparue, subitement la lumière revint…

Elle revint, illuminant la pièce, projetant ses rayons sur le lit vers lequel immédiatement le malheureux directeur tourna ses regards…

Et, de nouveau, il se frotta les yeux, se demandant s’il ne rêvait pas.

Ce n’était plus Léontine qui était dans le lit, sagement couchée… c’était Juliette… Juliette, dont la chevelure blonde s’étalait sur l’oreiller et qui le regardait tranquillement, comme si elle n’avait jamais bougé de là.

— Eh bien ! mon ami, dit-elle… C’était encore une panne… ?

La voix de la jeune femme avait son timbre ordinaire, sans aucune trace d’émoi…

Prosper restait hébété. Il se tourna vers la porte. Elle était verrouillée comme l’instant d’auparavant…

Il se pinça pour être bien certain qu’il était éveillé.

Persuadé qu’il ne dormait pas, il parla enfin :

— Chère enfant, dit-il… Que vous est-il donc arrivé ?

— Oh… fit Juliette… Pouvez-vous me le demander… Vous le savez bien ?

Et elle se cacha le visage dans les mains dans une attitude toute honteuse…

— Mais, vous n’étiez pas là… dans le lit… tout à l’heure ?

— Comment, je n’étais pas dans le lit ?… Vous êtes fou… Et qui donc y était à ma place ?… À qui donc avez-vous prodigué vos caresses et vos transports ?…

« Prosper !… Prosper !… Que dois-je penser… après m’être abandonnée trois fois à ton amour !…

Prosper ne répondit pas, pour une excellente raison, c’est qu’il ne savait plus que penser lui-même.

C’était un fait incontestable. : la femme qui était couchée là, dans le lit, était réellement son épouse, la jeune Juliette…

— Vrai… Tu ne t’es pas levée ? demanda-t-il.

— Non… Jamais…

— Alors !… Alors !… Je ne sais plus… J’ai fait un cauchemar épouvantable…

— Tu n’es pas gentil !… Je ne croyais pas t’avoir produit un pareil effet. J’aurais pensé, au contraire, que tu me dirais avoir fait un beau rêve.

— Mais encore… dit-il… c’est donc bien toi que j’ai possédée ?

— Dame… Je le suppose…

« D’ailleurs, tu en as eu la preuve !…

Le pauvre homme était renversé. Et pourtant il devait se rendre à l’évidence, c’était lui qui avait eu une nouvelle hallucination. Cette panne subite d’électricité, se reproduisant à deux reprises, lui avait troublé les idées au point qu’il avait cru voir son ancienne maîtresse couchée à la place de sa femme.

Il n’avait plus qu’à se recoucher, ce qu’il fit, et ce fut lui-même qui tourna le bouton de l’électricité pour faire revenir l’obscurité.

Une fois dans le lit, il voulut recommencer à prouver son amour à sa compagne, mais celle-ci lui dit gentiment :

— Non, Prosper… Non. Je suis trop fatiguée. Et puis, toi-même, tu as besoin de repos… Dormons !

Juliette avait raison. Le directeur, après toutes ces émotions, n’eut pas été un brillant partenaire et il s’endormit profondément à côté de sa jeune femme, heureux au fond que son aventure ne fût qu’un rêve.

Cependant, il était inquiet.

— C’est curieux, dit-il. Cela ne m’est jamais arrivé. Jusqu’ici, je n’étais pas sujet aux hallucinations.

vii

Les aventures d’une jeune mariée.


Le lecteur a déjà compris que Prosper Benoît n’avait été victime d’aucune hallucination.

On se souvient que Fernande avait épié derrière la porte le couché des nouveaux mariés.

La servante d’occasion ne s’était absentée qu’un instant, pour aller chercher ses complices, lesquels, arrivés l’après-midi même étaient dissimulés dans le parc entourant la propriété.

Comme le seul témoin gênant, le jardinier Onésime dormait à poings fermés, cuvant le vin que lui avait versé sans compter l’amie de Robert Véraud, les conspirateurs étaient certains de ne pas être dérangés.

Albert, qui était resté au rez-de-chaussée, s’était chargé de faire à propos la lumière et l’obscurité en fermant ou ouvrant alternativement le compteur électrique.

Robert et Léontine, eux, étaient montés à pas de loups derrière Fernande.

L’ex-amie du directeur s’était rapidement dévêtue, ne conservant sur sa chemise que son manteau qu’elle n’eut qu’à rejeter vivement pour pénétrer dans la chambre conjugale sur les pas de Robert, qui avait accepté de faire le fantôme. Le brave garçon voyait là une farce de rapin qui l’amusait follement.

Aussitôt qu’il eût renversé sur le sol le malheureux Benoît, rejetant sur lui le drap qu’il avait prestement arraché du lit, il se précipita sur Juliette qui poussa le cri entendu par son mari.

Mais, d’une main preste, Robert ferma la bouche de la jeune femme, lui disant à l’oreille :

— Pas un mot, pas un cri… Laissez-vous faire, on ne vous veut aucun mal.

Et enlevant Juliette dans ses bras, il l’emportait, refermant doucement la porte sur lui.

La pauvre Juliette se croyait aux mains de cambrioleurs et elle était plus morte que vive.

Son ravisseur l’avait enveloppée dans le manteau de Léontine, tandis que celle-ci se glissait dans le lit aux lieu et place de la jeune épousée.

Robert conduisit ainsi Juliette jusqu’au rez-de-chaussée où l’attendait Albert, qui se tenait dans le salon de la villa.

Là les conjurés avaient allumé une lampe, ne pouvant faire jouer l’électricité sans ouvrir le compteur, ce qui eût en même temps éclairé la chambre où Léontine jouait, dans les bras de Prosper, le rôle que nous savons.

Juliette regarda autour d’elle.

Elle poussa un cri de stupéfaction :

— Vous !… C’est vous ! s’exclama-t-elle.

Albert, Robert et Fernande partirent tous les trois d’un grand éclat de rire.

— Oui, c’est nous, dit Robert… c’est moi le fantôme de Jules César…

Et Albert ajouta :

— Je te l’avais bien dit qu’il ne te posséderait pas, M. le Directeur…

— Vous êtes des cambrioleurs maintenant…

— Avouez que le tour est bien joué, dit Fernande.

— Et mon mari qui est resté seul là-haut !

— Seul… Voilà qui vous trompe, intervint Robert. Nous lui avons pris sa femme… mais nous avons laissé sa maîtresse avec lui.

— Sa maîtresse ?

— Oh ! Une dame très bien et très gentille qu’il avait abandonnée, le lâche, pour se marier.

— Alors, elle a osé prendre ma place.

— Comme tu le dis, répondit Albert. C’est la surprise que nous lui réservions. Sois tranquille, la nuit tous les chats sont gris… qu’ils soient blonds ou bruns… et ce brave Prosper ne s’en rendra compte que lorsque nous le voudrons… en ouvrant le compteur électrique…

— Eh bien ! Vous en avez du toupet !… Mais ça ne va pas se passer ainsi. Je vais appeler au secours…

— Si tu veux… personne ne t’entendra…

— Nous vous laissons, dit Robert.

« Viens, Fernande. Ne gênons pas les amoureux…

Robert et son amie se retirèrent.

— Moi, dit le premier, je vais aller prendre la place d’Albert comme dispensateur de la lumière…

« Quant à toi remonte là-haut, continuer ta faction…

Juliette voulut faire une scène à son amant.

— C’est dégoûtant, Albert, ce que tu fais là… Tout est fini entre nous…

— Voyons, ma petite Iette, ne prends pas ton grand air… Profitons plutôt de ce moment.

« Et puisque Prosper a ce qu’il lui faut…

— Tu es un misérable !… Ne m’approche pas !

Mais Albert n’était nullement intimidé par l’attitude de sa maîtresse.

Il riait, le lâche !

Il s’assit tranquillement sur un moelleux divan qui se trouvait à sa portée, et dit, indiquant une place à côté de lui :

— Viens donc t’asseoir là. Nous serons beaucoup mieux pour causer.

« J’ai eu pitié de toi, continua Albert, je n’ai pas voulu que ton sacrifice fût consommé jusqu’au bout.

« Et j’ai juré que tu ne serais jamais à cet individu…

« Non seulement je l’ai juré, mais Léontine l’a juré aussi…

— Qui est-ce cela, Léontine ?

— C’est l’amie du directeur. Tu penses bien qu’elle est aussi intéressée que moi à ce que ton mari… ne soit pas ton mari…

— C’est un guet-apens !

— Oh ! oh ! Comme tu y vas, ma mignonne !

— D’abord, je ne suis plus rien pour toi, je te défends de m’appeler ta mignonne…

— Alors, je t’appellerai ma jolie poupée, comme autrefois…

— Tu m’agaces !

— Je ne t’agacerai pas toujours.

« Voilà. Je te propose un marché. Si tu es gentille, je ne dirai rien à M. Prosper Benoît… Si tu ne l’es pas, il saura tout. C’est Léontine qui le mettra au courant.

— Elle joue un beau rôle, cette Léontine !

— Dame, tu veux lui prendre son amant, elle se défend.

« Donc, ce soir, la nuit de noces, ce sera pour moi ! Je m’en acquitterai aussi bien que ton directeur, je pense.

— Ce n’est pas pour toi que j’ai pris la peine de me refaire une virginité, pourtant.

— Ce sera pour moi tout de même,

Et Albert, passant son bras autour de la taille de Juliette l’embrassa sur le cou.


C’était Léontine (page 28).

— Laisse-moi !

— Pas du tout. Voilà huit jours que je suis privé d’amour, je veux prendre ma revanche…

« Crois-tu que Léontine s’en prive en ce moment ?

À cette pensée, Juliette sentit la jalousie s’emparer d’elle.

Elle se dit que si son mari s’était vraiment laissé prendre à une pareille ruse, il ne méritait pas qu’elle résistât plus longtemps.

Elle pensa même qu’il aurait déjà dû s’inquiéter de ce qu’elle était devenue et elle ajouta mentalement :

— Tant pis pour lui après tout. Il est trop bête !

Dès lors, elle n’opposa plus qu’une molle résistance aux caresses de plus en plus entreprenantes d’Albert, qui lui ravit une seconde fois son innocence.

La jeune femme ne s’occupa même plus du tout de ce qui pouvait se passer au premier étage et elle s’abandonna complètement à son amant, qu’elle préférait après tout au mari qu’elle n’avait épousé qu’à cause de sa brillante situation.

— Enfin, disait Albert en la pressant contre lui, je te retrouve ma jolie poulette, tu es toujours mienne.

C’était l’instant où Prosper croyait tenir dans ses bras sa jeune épouse et l’initier à l’amour.

Pauvre Prosper !… Il ne se doutait guère de ce qui se passait au rez-de-chaussée, tandis qu’il prodiguait ses caresses à Léontine.

Albert et Juliette, eux, avaient complètement oublié le directeur et son amie, lorsque Fernande vint frapper à la porte du salon où ils se trouvaient.

L’amie de Robert les rappela à la réalité.

— Dites donc, les tourtereaux, leur dit-elle. Vous avez fini de vous bécoter !

« L’heure est venue pour Mme Benoît de réintégrer la chambre conjugale.

Juliette n’était plus du tout pressée d’aller retrouver son mari.

— Ça ne me dit rien maintenant, déclara-t-elle.

— Voyez-vous ça ! dit Fernande. Madame n’est plus aussi scandalisée que tout à l’heure !…

Cependant, Juliette se résigna.

Ses amis lui expliquèrent quel rôle elle devait tenir à son tour et, s’enveléppant de nouveau dans le manteau de Léontine, elle suivit Fernande.

Sa camériste occasionnelle lui fournit les indications nécessaires.

— Voilà. Ça à très bien marché. Ton mari y a été franc jeu bon argent.

— Comment. Il s’est laissé abuser ainsi ?

— Il n’y a vu que du feu !

Juliette était plutôt vexée d’apprendre ce qui s’était passé dans la chambre conjugale et, décidément, elle n’éprouvait plus qu’un souverain mépris pour un homme capable de confondre aussi complètement sa maîtresse avec sa femme.

— Alors, tu es sûre, disait-elle à Fernande. Trois fois ?

— Trois fois. J’ai tout écouté derrière la porte.

« Maintenant, il est en train de s’expliquer avec ta remplaçante.

L’ennui, ajouta Fernande, c’est qu’il s’est planté devant la porte et n’en veut plus partir.

« Mais j’espère bien que lorsque l’électricité va s’éteindre, il changera de place.

« Léontine n’attend que ce moment pour sortir du lit.

« Fais bien attention. Elle doit tirer le verrou en passant. Moi, je pousserai doucement la porte et tu te glisseras rapidement dans la chambre, tu mettras le verrou à ton tour et iras reprendre ta place dans le lit.

Surtout n’oublie pas qu’il doit être sage avec toi. D’ailleurs, si tu te laissais aller à lui céder, Léontine interviendrait immédiatement.

— Comment cela ?

— Elle restera dans la chambre, cachée derrière les rideaux de la fenêtre.

« Et si par hasard, ton mari était trop entreprenant, elle jouerait à son tour le rôle de l’âme de Jules César.

— Vraiment ?

— Oui. Et comme elle est excessivement jalouse, elle n’hésiteraït pas à faire un scandale pour ne pas être cocufiée,

— Quel scandale ?

— Eh bien ! Mais, elle reviendrait prendre ta place.

— Ça ferait du joli !

— Donc, te voilà avertie.

« Mais tu n’as rien à craindre ; elle a fait en sorte que Prosper n’ait plus que des velléités amoureuses.

— Pauvre Prosper !

Juliette à présent, prenait les choses en riant. Elle était entrée entièrement dans la conspiration de son amant.

On a vu par ce qui précède qu’elle sut jouer son rôle à la perfection.

Tout en simulant naïvement la surprise des questions que lui posa Prosper, Juliette riait sous cape, et lorsque son époux se fût endormi à côté d’elle, elle le regarda en murmurant :

— Non. Il est plus bête que nature ! Je n’aurais jamais cru cela d’un homme occupant une si haute situation dans l’administration.

« Si j’étais sa maîtresse, je ne serais pas flattée.

Tandis que Prosper dormait, elle se leva tout doucement et se dirigea, sur la pointe des pieds, vers l’embrasure de la fenêtre.

Elle voulait vérifier si Léontine était bien là comme le lui avait dit Fernande, sans compter qu’elle était curieuse de faire connaissance avec cette rivale, qui avait pris si inopinément sa place dans le lit nuptial.

Juliette appela tout bas :

— Madame !… Vous êtes toujours là ?

— Oui… Qu’y a-t-il donc ?

— Oh ! Rien… Mon mari dort… On voit qu’il a des forces à réparer… Tous mes compliments !

— Merci… mais je vous dispense de…

— Ne le prenez pas en mal surtout. Je viens au contraire, en amie.

« Et d’abord, je voudrais bien vous voir.

Juliette tira le rideau. La nuit était claire, et les rayons de la lune permirent à la jeune Mme Benoît de distinguer les traits de sa rivale, laquelle d’ailleurs en profita pour dévisager l’épouse légitime de celui qui l’avait abandonnée.

Cet examen réciproque satisfit également les deux femmes.

— Voyez-vous, déclara Juliette, il vaut mieux nous entendre. Je vois que j’ai affaire à une personne tout à fait distinguée…

— Moi également…

Elles oubliaient toutes deux qu’elles se trouvaient en chemise derrière un rideau dans l’embrasure d’une fenêtre, tandis que leur amant et mari était couché dans le lit voisin, sommeillant le plus tranquillement du monde sans se soucier de ce qui se tramait contre lui, nous ne dirons pas dans l’ombre mais au clair de la lune.

Elles l’oubliaient et faisaient assaut de politesse comme si elles étaient dans un salon.

Juliette reprit :

— Je disais donc qu’il était préférable que nous nous missions bien d’accord.

« Pour moi, je ne me sens pas de taille à lutter à la fois contre vous et contre Albert…

« D’ailleurs, je ne vous cache pas que je préfère Albert…

— Alors, pourquoi m’avez-vous pris Prosper ?

— D’abord, j’ignorais complètement que vous fussiez sa maîtresse, je ne vous connaissais même pas, sans quoi je ne vous aurais jamais fait une crasse pareille… Non, ça, je le jure !

— Oui, mais à présent, vous êtes mariée !

— Il y a le divorce !…

— C’est vrai… Je n’y pensais pas !

À ce moment Juliette crut entendre son mari respirer…

— Écoutez, dit-elle.

— Ce n’est rien. Ne vous inquiétez pas. Je connais cela… c’est Prosper qui ronfle !

— Il ronfle ! Ça c’est le bouquet… Ah non ! Je ne veux pas d’un mari qui ronfle, moi !

— Vous savez, on s’y habitue !

— Oui, vous, vous y êtes accoutumée, ça ne vous fait plus rien.

« Raison de plus pour que je vous le rende !

« Vous voudrez bien le reprendre, n’est-ce pas ?

— Vous me le rendez… comme vous l’avez pris ?

— Soyez sans crainte, je n’y toucherai pas… Vous le retrouverez intact…

« Mais je ne peux pas divorcer parce qu’il ronfle… Ce n’est pas une raison suffisante, ni parce qu’il m’a trompée, puisque nous lui avons fait croire le contraire.

« Alors, voici ce que nous allons faire…

Et Juliette exposa à Léontine tout un projet, prouvant à sa nouvelle amie qu’elle ne manquait pas d’ingéniosité.

La jeune épouse Benoît conclut :

— De cette façon, j’obtiendrai le divorce à mon profit et il sera obligé de me faire une rente. Ça sera bien fait. Ça lui apprendra à être aussi naïf…

— Et à m’avoir trompée aussi odieusement…

M. le Directeur dormait toujours, ses ronflements sonores indiquaient qu’il reposait sans méfiance, croyant sa jeune femme à côté de lui…

Léontine et Juliette en profitèrent pour s’éclipser et descendre retrouver leurs amis, à qui elles firent part du nouveau plan qu’elles avaient conçu.

Albert l’approuva pleinement et il fut convenu qu’il retournerait immédiatement à Paris avec Robert et Léontine.

Il était bien hésitant, Albert, et se demandait s’il n’avait pas tort de laisser ainsi sa petite amie seule avec Prosper Benoît.

Mais Juliette le rassura :

— Oh ! mon chéri ! lui dit-elle en lui sautant au cou, tu peux partir sans crainte.

« D’abord, c’est juré entre Léontine et moi…

« Et puis, ce Prosper il me dégoûte… Il ronfle !

— D’ailleurs, intervint Fernande, je reste moi, et je velllerai à ce que les conventions soient respectées. Vous pouvez compter sur moi !…

Albert et Léontine comptèrent donc sur Fernande et ils prirent le premier train se dirigeant vers Paris.

Quant à Juliette, elle remonta dans sa chambre. Cependant elle ne se recoucha pas à côté de son mari.

Elle revêtit un peignoir et s’assit dans un fauteuil.

Elle avait pour cela allumé naturellement l’électricité, risquant de réveiller Prosper. Mais Prosper dormait si profondément que la lumière ne le réveilla pas.

Lorsqu’il ouvrit les yeux, il manifesta son étonnement de voir sa jeune femme levée.

— Qu’y a-t-il encore ? dit-il, que je te vois debout.

— Il y a que j’ai été souffrante ; je me suis levée et je suis descendue prendre une tasse de tisane.

— Pourquoi ne pas m’avoir réveillé ?

— Vous dormiez trop bien. Je n’ai pas voulu vous déranger.

Elle lui disait vous, sans prendre garde que lui la tutoyait…

— Et tu es mieux, maintenant, demanda-t-il ?

— Oh ! J’ai encore très mal à la tête.

— Il faut te recoucher.

— Oh ! non ! Je suis mieux levée. Quand j’ai mal à la tête ainsi, je ne peux rester au lit.

Cela ne faisait pas l’affaire de Prosper qui, reposé à présent, se sentait disposé à de nouveaux exploits amoureux.

Il le laissa entendre à sa jeune épouse.

— Ma chérie, dit-il, il faut venir auprès de moi. J’ai le souvenir du doux moment passé avec toi cette nuit et je veux encore en goûter l’ivresse.

— Ce souvenir vous est revenu en dormant ! Vous parliez autrement lorsque vous croyiez avoir serré dans vos bras une autre femme.

— J’étais fou !… J’avais eu des hallucinations.

— Eh bien ! Tant pis pour vous. Pour ce matin, vous n’obligerez pas une pauvre femme malade à recevoir vos caresses…

Prosper Benoît dut s’incliner. Il pensa :

— Je me rattraperai la nuit prochaine, et j’espère que je n’aurai plus d’hallucinations.

Malgré tout, il se demandait s’il avait bien rêvé.

Aussi voulut-il en avoir le cœur net, et il résolut de questionner la femme de chambre.

— Vous n’avez rien entendu d’insolite cette nuit ? demanda-t-il à Fernande lorsqu’il la vit.

La fausse soubrette le regarda, puis sourit d’un air entendu :

— Oh ! Monsieur ! que me demandez-vous là ?… Je sais ce que c’est qu’une nuit de noces et je suis trop discrète pour avoir épié ce qui se passait entre vous et Madame.

Le directeur ne s’attendait pas à cette réponse :

— Vous vous méprenez sur ma question, dit-il.

« Je vous demande si, par hasard, quelqu’un ne se serait pas introduit dans la maison.

Fernande simula une grande stupéfaction.

— Monsieur aura rêvé, sans doute.

« Les portes avaient été fermées hier soir, dès le départ de la tante de Monsieur et des parents de Madame. Et elles l’étaient encore ce matin.

« Pour plus de sûreté, Monsieur peut demander au père Onésime, le jardinier. Pour moi, j’ai dormi et n’ai rien entendu.

Prosper questionna donc le père Onésime.

Mais celui-ci affirma, lui aussi, qu’il n’avait perçu aucun bruit.

— J’ai passé la nuit dans mon lit, et, s’il y avait eu la moindre des choses suspectes, je l’aurais entendu, Monsieur peut se fier à moi. J’ai l’oreille fine.

On suppose bien que le jardinier n’allait pas avouer qu’en fait de passer la nuit dans son lit, il s’était réveillé avec les idées encore troublées étendu sous la table de la cuisine.

Il s’enquit auprès de Fernande, qui lui répondit innocemment :

— Je ne sais pas ce que le patron veut dire ! Il m’a demandé la même chose à moi.

M. et Mme Benoît déjeunèrent en tête-à-tête, assis sagement en face l’un de l’autre dans la salle à manger.

Juliette, qui avait passé la nuit sans dormir, fit montre d’un bel appétit, ce qui fit dire à son mari :

— Je vois, avec plaisir, que vous allez mieux !

(Devant les domestiques, il avait jugé qu’il était préférable de reprendre le vous).

— Oui… un peu, répondit Juliette.

— Si vous voulez, nous ferons une promenade en forêt, dès que mon chauffeur sera arrivé.

Le chauffeur, en effet, avait reconduit la veille au soir M. et Mme Arnaud, ce qui expliquait qu’il n’ait pas passé la nuit à Fontainebleau.

— J’aurais préféré me reposer dans le parc, mais je ne veux pas vous refuser ce plaisir.

— Nous ne nous fatiguerons pas, vous verrez, nous nous arrêterons seulement un peu pour nous asseoir dans l’herbe.

Ce plaisir simple et champêtre souriait peu à Juliette, qui craignait que son mari n’en profitât pour lui faire regarder la feuille à l’envers.

Mais elle ne voulait pas le contrarier.

Et puis, elle comptait sur un évènement nouveau qui dérangerait le programme de M. Prosper Benoît.

Cet évènement nouveau, espéré par la jeune femme, et imprévu par son mari, se produisit en effet.

Sur le coup de trois heures de l’après-midi, un télégramme arriva à l’adresse de M. Prosper Benoît.

En le lisant, celui-ci parut très désappointé.

— Qui donc vous télégraphie ? demanda Juliette,

— Le ministre… Tenez… Lisez…

Et Prosper tendit la dépêche à sa femme, qui lut, en manifestant la plus vive contrariété, elle aussi :

« Venez d’urgence à Paris. Désolé vous déranger, mais ministre a besoin vous pour affaire plus haute importance. »

Le télégramme était signé :

Bourdon.

— Bourdon ! N’est-ce pas le directeur du cabinet ?

Question que Juliette n’avait nul besoin de poser, car elle ignorait si peu le nom du haut fonctionnaire dont il s’agissait que c’était elle-même qui l’avait révélé à Léontine afin qu’elle pût s’en servir pour rappeler son mari à Paris.

— C’est bien lui, en effet, répondit Benoît.

« Mais je me demande ce que le ministre peut me vouloir. Il m’a quitté hier sans me parler de rien.

— Peut-être est-ce quelque chose qui est survenu ce matin.

— C’est ridicule ! S’il ne me savait pas si près de Paris, il ne m’aurait pas rappelé… Mon Dieu, que c’est contrariant !

— Sans doute… mais, ajouta-telle en souriant, c’est surtout moi qui pourrais me plaindre, moi qui vais rester seule toute la journée… Car j’espère que vous serez de retour ce soir. Je vous attends pour dîner,

— Évidemment, je ne dînerai pas à Paris, vous sachant ici.

— Eh bien ! J’en profiterai pour me reposer en vous attendant.

Le chauffeur revenait bientôt avec l’auto du directeur.

Celui-ci en profita pour partir par la route au lieu d’attendre le train, et il se fit conduire directement au ministère.

viii

Juliette prépare son divorce.


À peine M. Prosper Benoît avait-il quitté sa demeure que sa femme se sentit subitement beaucoup mieux.

Elle n’avait plus, somme toute, à se gêner pour personne, et elle fit ses confidences à sa femme de chambre occasionnelle :

— C’est dommage de le plaquer, dit-elle. Vois-tu, il a tout ce qu’il faut pour être un mari parfait.

« Ah ! Je ne m’étais pas trompée en le choisissant.

« Mais Albert ne veut rien entendre… et Léontine non plus. Ils me feraient tout le temps des histoires. Alors, j’aime mieux encore le divorce, tant que je peux l’obtenir à mon profit.

« Maintenant, ça n’est pas tout ça. Nous n’avons pas le temps de nous amuser, nous autres, on nous attend… et le premier train part pour Paris à 4 h. 35 ; nous avons juste le temps d’aller à la gare.

Juliette revêtit une toilette de voyage et partit accompagnée de Fernande.

En débarquant à Paris, elles se dirigèrent immédiatement vers l’atelier d’Albert où celui-ci les attendait en compagnie de son ami Robert.

Les deux artistes accueillirent leurs petites amies par de grandes démonstrations de gaîté :

— Juliette ! disait Albert tout joyeux. Te voilà enfin revenue à moi.

« Fini alors, le grand sacrifice ?

— Je l’espère ! Tout dépend à présent de Léontine. Pourvu qu’elle sache bien manœuvrer.


Juliette tendit une lettre à sa mère (page 44).

— Oh ! C’est une femme d’attaque. Je ne l’aurais pas cru d’abord, mais la jalousie l’a galvanisée.

— Au fond je ne sais pas pourquoi, elle qui n’en a pas besoin, elle tient tant à un amant aussi naïf… moi, je lui ai dit, je lui laisse volontiers.

— Tu as mieux, pas, ma chérie ?

Et, sans se soucier de Robert et de Fernande, Albert prenait sa petite amie sur ses genoux, et ils commençaient à échanger des baisers.

— Eh là !… fit Robert… Tenez-vous un peu… Nous n’avons pas le temps de faire des bêtises.

— C’est dommage ! dit Juliette.

— Tiens ! répliqua Fernande. Tu as eu pourtant ta part de caresses et d’amour la nuit dernière.

« Qu’est-ce que nous dirons, alors, Robert et moi qui sommes restés sages à cause de vous ?

— Oui, qu’est-ce que nous dirons ?… Mais on se rattrapera, nous, la nuit prochaine.

« Pour le moment, nous devons attendre l’avis de Mme Vve Violet, née Briquet, pour bondir chez elle…

— Avec quelle impatience je l’attends, soupira Juliette.

— Bigre ! dit Robert… Vous n’étiez pas si pressée que ça hier.

« Vous paraïssiez même absolument résignée au sacrifice et l’on vit rarement — pardonnez-moi cette constatation — une jeune mariée à l’aspect aussi heureux.

— Hier n’était pas aujourd’hui ! La nuit m’a ouvert les yeux sur celui que j’avais épousé… et aussi sur celui que j’allais lâcher pour lui.

« Albert, mon petit, ce que tu as fait pour me conserver est épatant…

« Quand je pense que tu aurais pu te faire arrêter comme cambrioleur, que tu aurais pu être tué par Onésime, le jardinier…

La conversation fut interrompue par l’arrivée de la concierge, qui frappa à la porte :

— Monsieur Rougier, dit-elle. On vous demande chez le marchand de vins à côté !

— Ça y est… dit Juliette… Je suis cocue !… ou du moins je suis bien près de l’être !…

— Tais-toi donc, répondit Albert, tu n’es cocue qu’en théorie, puisque ton mari n’a jamais rien eu de toi.

Tout en parlant les quatre amis descendaient l’escalier et quelques secondes plus tard, ils étaient dans la salle du café voisin.

Le débitant, qui se tenait les manches retroussées, derrière son comptoir, apostropha Albert avec le plus pur accent auvergnat :

— Ah ! Monchieur Rougier, dit-il… Il y a une dame qui a téléphoné pour vous…

« Elle a dit comme cha que je vous dije : que la poire était mure que vous veniez la manger…

— Merci, Camussat… Et versez-nous vite un verre, car on est pressés…

« N’est-ce pas, Iette ?…

— Oh ! oui… Je n’ai jamais été aussi pressée… répondit la jeune femme.

Les complices hélèrent un taxi, mais Juliette seule y monta :

— 295, rue du Commerce ! dit-elle au chauffeur.

C’était l’adresse de sa mère.

Tandis que l’auto s’éloignait, elle envoyait un baiser à son amant, lui disant :

— À tout à l’heure !

Quelqu’un qui fut surpris, ce fut Mme Ernestine Arnaud, lorsqu’elle vit arriver sa fille, qu’elle croyait à soixante kilomètres de la capitale.

— Juliette ! fit-elle, Juliette ici… Que se passe-t-il donc ?

Juliette avait, durant le trajet, dans le taxi, préparé son effet.

Elle se tamponnait les yeux avec son mouchoir.

— Ah ! Maman !… Maman !… dit-elle en poussant des profonds soupirs…

Et avant que Mme Arnaud eût proféré une parole, elle s’écroulait sur la poitrine maternelle en sanglotant, laissant échapper, en hachant les mots, son grand secret.

— Prosper… me trompe… Ah ! Je suis malheureuse !… bien malheureuse !…

Dans une telle circonstance, une mère vient toujours au secours de sa fille. Cependant, Mme Arnaud, tout en s’apitoyant sur le malheur de son enfant, voulait avoir des explications, car cette révélation n’était pas très claire,

— Il te trompe ?… Il te trompe ?… Mais… il n’en a pas encore eu le temps !…

— Si… il me trompe… maintenant… en ce moment,

— En ce moment ?

« Voyons, remets-toi… Assieds-toi un peu et explique-toi !…

— Oh ! mais… je n’ai pas le temps… Il faut nous dépêcher si je veux le surprendre… Et je suis venue te chercher pour que tu m’accompagnes.

— T’accompagner ?… Où cela ?

— Je te le dirai en route. Prépare-toi toujours… et vite !

— Ah ! Mon Dieu ! Mon Dieu !… Qu’est-ce qui nous arrive ?… Mais Juliette, n’oublie pas que s’il est ton mari, M. Benoît est aussi…

— Le directeur ?… Ça m’est égal ! Ça n’est pas une raison pour que je supporte d’être trompée par lui…

La pauvre Mme Arnaud dut s’habiller et suivre sa fille qui l’entraîna avec elle vers le taxi qui attendait devant la porte.

— Maintenant, dit-elle au chauffeur, rue des Batignolles, 315.

Une fois dans l’auto, elle daigna enfin raconter à sa mère ce qui se passait ou du moins lui donner la version qu’elle avait elle-même imaginée :

— Voilà, dit-elle. D’abord, cette nuit, mon mari a été bizarre…

— Comment, bizarre ?

— Oui, étrange enfin… J’ai été très surprise de son attitude.

— Tu sais, la première fois la nuit de son mariage, on est toujours étonnée…

— Je comprends. Mais il ne s’agit pas de cela.

« Il avait soi-disant des hallucinations… Il croyait coucher avec une autre femme !

— Ce n’est pas possible ?

— Si, Maman !…

— Et il te l’a dit ?

— Oui, Maman !

— C’est un homme sans morale.

— Oui, Maman !…

— Cependant, il a rempli son devoir… ?

— Heu !… Oui… Si on veut !

— Il ne t’a pas aimée ?

— Si… Si… mais enfin, tu sais, il n’y avait rien de trop…

— Comment as-tu pu juger ?

— Oh ! Maman… J’ai bien deviné, tu sais… rien qu’à la manière…

« Enfin, ce n’est pas tout ça. Nous perdons notre temps à causer de bagatelles, et je ne te dis pas le principal.

— Qu’est-ce donc, le principal ?

— Crois-tu qu’il a eu le toupet de se faire adresser aujourd’hui même une dépêche l’appelant d’urgence au ministère…

— C’était peut-être vrai ?

— Penses-tu que c’était vrai…

« Tiens, lis un peu ça pour voir :

Et Juliette tendit à sa mère une lettre sur laquelle Mme Arnaud put lire :

« Madame,

« Cette lettre vous sera remise par une personne dévouée à laquelle vous ne demanderez pas de vous révéler sa personnalité. Qu’il vous suffise de savoir que c’est une amie.

« Lorsque vous recevrez ce mot, votre mari sera probablement parti déjà pour Paris, appelé par un télégramme de son ministre.

« N’en croyez rien.

« Il sera allé retrouver sa maîtresse, Mme Léontine Violet, 315, rue des Batignolles.

« C’est d’accord avec elle que le télégramme a été expédié à M. Benoît.

« Il était entendu d’avance qu’ils devaient se retrouver dès le lendemain du mariage, car Mme Violet n’a permis à son amant de vous épouser qu’à la condition qu’elle resterait son amie.

— Qu’est-ce que tu dis de ça, Maman ?

— Mais comment cette lettre t’est-elle parvenue ?

— Je me promenais dans le bois avec ma femme de chambre, lorsqu’un gamin qui courait nous appela :

« — Vous êtes bien Madame Benoît ? me demanda-t-il.

« — Oui, pourquoi ?

« — Eh bien ! Voilà une lettre qu’une dame vous apportait et qu’elle m’a dit de vous remettre.»

« Il ne me donna qu’un vague signalement de « la dame » dont il parlait… mais cela importait peu… Je lus la lettre, je me souvins des histoires extravagantes de la nuit, et de l’attitude de mon mari en recevant le télégramme…

« Alors, je n’ai plus hésité, j’ai pris le train, je suis venue te chercher pour me donner du courage… et t’emmener avec moi rue des Batignolles, où nous allons arriver et connaître enfin la vérité.

« Mais vois-tu, maman, s’il me trompe, si la lettre a dit vrai dès ce soir tu m’accueilleras chez nous, dès ce soir je retourne à la maison.

— Que dira ton père ?

— Il dira ce qu’il voudra. J’espère bien qu’il se mettra du côté de sa fille…

Mme Arnaud ne pouvait se douter que la lettre anonyme avait été fabriquée par sa fille elle-même et elle partageait l’indignation de la jeune femme.

Le taxi stoppait. Juliette et sa mère mirent pied à terre, puis pénétraient dans la maison.

Mme Arnaud était trop émue pour avoir remarqué, en descendant de voiture deux hommes et une femme assis à la terrasse d’un café, de l’autre côté de la rue.

Les deux hommes étaient Albert et Robert, la femme, n’était autre que Fernande.

— Ça va bien, dit Albert en voyant débarquer son amie avec sa mère, elles arrivent encore à temps…

Et il se mit à siffloter sur l’air de la Java, ce qui était sans doute un signal, car, à une fenêtre du troisième étage, un rideau se leva et s’abaissa.

Albert qui avait les yeux tournés vers le ciel, les abaissa alors vers la terre, et dit à ses amis :

— Je vous l’avais bien dit… que je l’aurais, moi, ce directeur !

ix

Prosper Benoît n’y comprend plus rien.


M. Prosper Benoît, dans l’auto qui l’amenait à Paris, se demandait toujours quel événement insolite nécessitait sa présence au ministère.

Las de chercher, il résolut de ne plus s’en préoccuper jusqu’à son arrivée, et sa pensée se reporta vers sa jeune épouse.

Il cherchait à se souvenir de ce qui s’était passé la nuit précédente, mais il avait beau faire des efforts de mémoire l’image de Léontine s’interposait toujours devant celle de Juliette, et c’était avec sa maîtresse qu’il se revoyait couché dans le lit conjugal.

Lorsqu’il arriva au ministère, il se fit annoncer immédiatement au directeur du cabinet.

M. Daniel Bourdon reçut son collègue sans le faire attendre.

Il avança vers lui, le sourire aux lèvres, la main tendue :

— Vous ici ? dit-il avec une surprise d’autant plus naturelle qu’elle était sincère… Vous n’êtes donc pas en pleine lune de miel ?

Prosper Benoît le regarda :

— Mais, dit-il… j’y étais… seulement, votre dépêche était tellement pressante que je suis accouru.

— Ma dépêche ?… Je ne vous ai pas télégraphié…

— Vous ne m’avez pas télégraphié ?… Et ça ?…

Le directeur sortit le télégramme et le mit sous le nez du chef de cabinet qui le parcourut en manifestant le plus vif étonnement.

— Ça, dit-il, c’est une mauvaise plaisanterie ?

— Comment, une mauvaise plaisanterie.

— Certainement. Quelqu’un qui a trouvé spirituel de vous faire une blague.

— On aurait osé se servir de votre nom.

— Il faut le croire, car, en ce qui me concerne, je ne vous ai rien envoyé. Je n’ai même pas vu le ministre ce matin.

— Par exemple ! Je voudrais bien savoir qui s’est permis une chose pareille.

— Peut-être un collègue jaloux.

— Ah ! Je vais bien voir ! s’écria Prosper furieux. Nous allons faire une enquête, et je demanderai au mimistre la révocation du mauvais plaisant qui s’est ainsi joué de moi.

« Et puisque je suis ici, je vais tout de suite aller à mon bureau, peut-être apprendrai-je quelque chose.

Le directeur se rendit, en effet, immédiatement à l’étage où se trouvaient les services qui dépendaient de son autorité.

Et ce qu’il y apprit acheva de le déconcerter.

Dès qu’il le vit apparaître, l’huissier se précipita vers lui :

— Ah ! Monsieur le Directeur ! Vous voilà !… Vous arrivez à propos !

Et, tout bas, l’employé dit à son supérieur :

— La dame est venue.

— Quelle dame ?

— Vous savez bien, Mme Violet, celle que je ne dois pas recevoir, à laquelle je dois dire que Monsieur le Directeur n’est pas là…

— Elle est venue, dites-vous ?… Quand donc ?

— Ce matin.

— Oui, même qu’elle a laissé une lettre.

« Naturellement, je ne voulais pas la prendre, mais la dame a insisté.

« — Mais, lui dis-je, M. le Directeur est en voyage pour un mois.

« Alors elle m’a répondu :

« — Croyez-vous ? Moi, je vous répète qu’il sera ici cet après-midi et qu’il ne vous blâmera pas d’avoir pris cette lettre.

« Alors j’ai gardé la lettre, en me disant que vous en feriez ce que vous voudrez…

— C’est bien. Donnez-la moi.

La lettre que Léontine avait, en effet, apporté elle-même dans la matinée, après être passée chez elle et en revenant du télégraphe où elle avait expédié à Fontainebleau la dépêche dont le texte avait été arrêté entre elle et Juliette, cette lettre disait :

« Prosper

« Je sais tout. Comment ? Peu importe.

« Tu m’as indignement trompée. J’exige de toi une explication. Tu ne peux me refuser une dernière entrevue.

« Si tu veux éviter un scandale — et peut-être de graves catastrophes — tu viendras cet après-midi même chez moi où je t’attendrai.

« Ne cherche pas qui t’a envoyé la dépêche que tu as reçue à Fontainebleau. C’est moi !

« À ce soir.

Léontine. »

Le directeur était médusé… Il tournait et retournait cette lettre entre ses mains… mêlant les incidents de la nuit à ceux de la journée.

— Je n’y comprends plus rien ! dit-il. Mais puisqu’elle m’attend ! Allons-y !…

x

Dernière entrevue ?


Léontine vint elle-même ouvrir à son amant :

— Ah ! te voilà | fit-elle… Tu as bien fait de venir… autrement, je serais retournée au ministère.

Le ton n’était pas très aimable, Prosper le constata, mais il s’y attendait bien un peu.

Il suivit Léontine dans sa chambre.

La maîtresse du directeur, contrairement à ce qu’il attendait, ne se répandit pas en invectives contre lui.

Elle débuta ainsi :

— Alors, c’était bien vrai, ce que disait cette lettre anonyme que j’ai reçue hier soir ?

On se doute que cette troisième lettre dénonçant la trahison de Prosper et son mariage, était due à la collaboration de Juliette, qui depuis la veille, n’avait jamais autant écrit.

Mais toutes ces épitres concordantes avaient été élaborées pour que Prosper n’eut jusqu’à la fin aucun soupçon de la vérité.

Après avoir fait lire cette lettre à son ami, Léontine ajouta :

— Je ne voulais pas croire une chose pareille, et je me suis rendue dès le matin au ministère.

« Ah ! Je n’ai pas eu de peine à savoir la vérité.

« C’est alors que l’idée me vint subitement de te télégraphier pour que tu reviennes, en même temps que je laissais à l’huissier la lettre qu il a dû te remettre…

— Tu as osé faire une chose pareille !… Signer du nom du chef de cabinet du ministre !… Mais c’est un faux !…

— Est-ce que j’ai réfléchi à cela, moi ? Je voulais te voir à tout prix…

— Tu es bien avancée maintenant.

« Eh bien ! oui. Je suis marié. Il n’y a plus à y revenir.

« Que veux-tu, ma chère amie ? Tu dois être raisonnable, en prendre ton parti…

— En prendre mon parti, dis-tu… Mais je ne pourrai jamais !

« Prosper, tu ne peux pas me quitter de cette façon… Non, tu ne le peux pas ! Souviens-toi des bons moments que nous avons eus… Souviens-toi, il y a huit jours encore, de notre voyage…

— Tu n’es plus une enfant, Tu dois comprendre que la vie a des exigences.

— Et tu me rejettes pour une petite fille, qui est bien plus jeune que toi… qui te trompera sûrement.

— Enfin, n’espère plus rien de moi. Tout est fini.

— Tu as le courage de prononcer des phrases pareilles…

« J’en mourrai, Prosper… et ce sera le remords de ta vie.

Léontine ponctua cette déclaration de profonds soupirs, et se mit à pleurer…

Le directeur était bien embarrassé devant cette femme en pleurs.

— Je comprends ta peine. Mais que veux-tu ? Ça ne pouvait pas être éternel.

— Pourquoi ?… Je le croyais, moi…


Chère amie ! lui dit-elle (page 59).

« J’espérais même que tu m’épouserais un jour. Après tout, n’étais-je pas pour toi un aussi bon parti que cette petite fille d’un modeste employé…

— Je t’ai aimée beaucoup… Léontine,

— Mais maintenant c’est l’autre que tu aimes.

— Écoute. Je suis venu, mais n’en augure pas que je faiblisse un moment !… J’ai simplement voulu te convaincre que tu devais t’incliner devant le fait accompli.

— Et si je ne m’incline pas…

— C’est de la folie !… Que feras-tu ?…

— Alors, c’est vrai… Tu vas t’en aller, ainsi, sans une douce parole, sans un mot de regret.

— Nous parlons pour ne rien dire. Je veux bien oublier ce que tu as fait, ta démarche au ministère, ton télégramme… mais il faut que tu me promettes, maintenant que tu sais à quoi t’en tenir, d’être raisonnable, de ne plus penser à moi, et de ne pas essayer de briser mon ménage.

Il s’était levé et se dirigeait vers la porte.

Elle courut à lui :

— Tu ne vas pas partir ainsi ?… Prosper… Prosper… Je ne veux pas.

Elle s’était accrochéé à lui, lui avait passé les deux bras autour du cou.

Et tout doucement, elle lui dit :

— Aimons-nous… une dernière fois…

— Tu n’y penses pas !… fit-il, essayant de se dégager…

— Oh ! mon chéri… Tu ne peux pas me refuser cela !… Pas un homme ne refuse cela à une amie de cinq ans…

« Tu n’es pas devenu méchant à ce point…

— Je ne suis pas méchant.

— Alors ?…

Elle le caressait maintenant, se frottait câline contre lui, si bien qu’il sentait sa décision fléchir, son énergie faiblir,

Léontine devenait provocante, ses yeux levés vers son amant, semblaient lui dire « Prends-moi ! »

Elle était bien tentante ainsi et, malgré lui, Prosper ne pouvait s’empêcher de se revoir la nuit précédente, couché à côté d’elle, car, de nouveau, c’était sa maîtresse qu’il croyait avoir possédée à Fontainebleau, en essayant d’évoquer, pour fortifier sa résistance, l’image de sa jeune épouse…

La chair est faible…

Et, ma foi, le pauvre directeur n’était plus en état de résister à ses sens.

Il se laissa donc entraîner vers le lit, sans plus se soucier de Juliette qui devait l’attendre, seule, dans la maison de Fontainebleau.

L’instant d’après, il retrouvait toute son ardeur dans les bras de son amie, qui se montra plus caressante, plus passionnée qu’elle l’avait jamais été, et qui lui disait :

— Prosper !… Prosper !… garde-moi quand même…

« Reste mon amant…

Et Prosper, encore sous l’impression de l’étreinte amoureuse, promettait à Léontine tout ce qu’elle voulait.

Il le promettait, en maudissant sa propre faiblesse, et en pestant contre lui-même, se disant : « Je me suis mis dans un beau cas… Comment vais-je m’en sortir. »

— Nous sommes si bien ainsi ! lui disait sa maîtresse.

— Oh oui ! Nous sommes bien… mais nous voilà dans de jolis draps.

— Dans de jolis draps, dis-tu ?… Mes draps ne te plaisent pas ?

— Tu sais bien ce que je veux dire…

— Prosper, tu m’as promis de me garder comme amante…

— J’ai promis, mais comment ferons-nous ?

— Si tu veux, tu sauras t’y prendre ! Tu avais bien réussi à me tromper moi-même, en me donhant un faux nom, et en me faisant croire que tu étais représentant de commerce.

« Ta femme, qui sort de chez ses parents sera certainement aussi crédule et aussi confiante que moi…

« D’abord, pour le moment, je ne veux pas que tu y penses. Tu dois être tout à moi… Embrasse-moi.

Et, prévenant son amant, ce fut elle qui lui donna un et même plusieurs baisers, heureuse au fond de le reprendre, quoi qu’elle fût certaine de ne l’avoir jamais réellement perdu…

Puis elle se leva, tandis qu’il restait couché, méditant sur sa situation.

Comme elle se dirigeait vers la fenêtre, il lui dit :

— Que regardes-tu donc ?

— Oh ! rien… Il fait un beau soleil… Nous devrions sortir tous les deux !…

— Non… c’est impossible… on pourrait nous rencontrer.

Elle poussa un soupir, disant :

— Autrefois, tu n’avais pas de ces craintes… Hélas ! Il va falloir à présent nous cacher… Enfin, j’en prendrai mon parti…

Prosper ne remarqua pas que Léontine avait levé et abaissé le rideau.

Comment l’eut-il remarqué ? S’il avait pu avoir des soupçons, ils étaient alors dissipés, Et puis, il goûtait à ce moment le bien-être qui suit toujours les grandes voluptés.

Et pourtant, sa quiétude était bien près d’être troublée…

Juliette et sa mère gravissaient les trois étages.

Prosper considérait amoureusement son amie ; il allait même lui demander de revenir se coucher à son côté, lorsqu’on frappa nerveusement à la porte.

Elle jeta rapidement un peignoir sur ses épaules, et comme on frappait de nouveau :

— Voilà, dit-elle.

Et le plus tranquillement du monde, elle se dirigea vers la porte.

xi

Flagrant délit.


Prosper entendit un bruit de voix féminines.

— C’est sans doute une amie de Léontine, se dit-il.

Cependant, il crut distinguer la voix de sa femme.

— Décidément, pensa-t-il, voilà les hallucinations qui me reprennent.

Les paroles se rapprochaient, et il lui sembla entendre une discussion :

— Mais, Mesdames, disait Léontine, je ne sais ce que vous voulez dire, vous vous trompez certainement.

— Nous ne nous trompons pas. Vous êtes bien Madame Violet ?

— Certainement, mais je vous assure que vous vous méprenez.

— Et moi, je vous assure que mon mari est ici. Je l’ai suivi… Laissez-nous passer. S’il n’est pas là, vous ne devez rien avoir à craindre.

Cette fois, Prosper ne pouvait se méprendre. C’était bien Juliette qui survenait.

Il sauta en bas du lit, et se mit en devoir de s’habiller…

Léontine reparut la première, échevelée, l’air affolée :

— Ah ! Mon Dieu ! disait-elle !… N’entrez pas !… Je vous jure qu’il n’y a personne.

— Nous allons bien voir !… Viens, Maman !

Et Juliette, Juliette que son mari croyait à Fontainebleau, fit irruption dans la pièce, suivie par Mme Arnaud, qui levait les bras au ciel, en criant :

— Est-ce possible !… Est-ce possible !…

La jeune Mme Benoit alla droit à son mari :

— Vous ! fit-elle ! Vous ! C’était donc vrai…

« Ah ! que je suis malheureuse !… Que je suis malheureuse !

Et elle tomba ef larmes, sur une chaïse.

Car elle pleurait, la mâtine ! Elle pleurait pour de bon, comme si réellement elle ne s’attendait pas à la trahison de son époux…

Mme Arnaud ne put contenir son indignation :

— Oh ! Monsieur… disait-elle… Monsieur !… Une conduite pareille de votre part… le lendemain de votre mariage…

« Est-ce pour la tromper ainsi que je vous ai donné mon enfant ?

Prosper était interloqué. Il ne trouvait rien à dire.

Il regardait hébété, les trois femmes.

Léontine s’était réfugiée dans un angle de la pièce. Elle ne disait rien non plus, Léontine, elle attendait.

Juliette se releva et, s’essuyant les yeux, elle dit à son mari :

— Vous êtes le dernier des misérables !… Vous avez abusé de ma candeur !…

Prosper retrouva enfin l’usage de la parole :

— Calmez-vous ! dit-il… Je vous jure, malgré les apparences…

— Vous n’allez pas nier, je pense, que Madame soit votre maîtresse…

— Madame, je vous en prie, intervint Léontine, ne faites pas de scandale.

« J’ignorais que vous fussiez l’épouse de Monsieur…

— Évidemment, dit Mme Arnaud, vous ne vous attendiez pas à la visite de ma fille…

— Oh ! Maman ! disait Juliette, quel homme m’as-tu fait épouser ?…

— Permettez… Permettez, dit Prosper…

— Et vous osez encore parler… vous n’avez pas honte ! Vous n’avez donc pas conscience de votre infamie !…

— Écoutez-moi, je vous en supplie, disait Prosper…

« Je ne veux pas nier.

— Vous seriez mal venu à le faire… quand nous vous prenons en flagrand délit…

— Madame vous le dira comme moi. J’étais venu, appelé par elle, pour rompre définitivement une ancienne liaison…

— Ah ! dit Juliette avec un rire affecté, vous veniez pour rompre… Vous avez une singulière façon de rompre…

— Les apparences…

— Je crois qu’il y a plus que les apparences…

Prosper essayait vainement de se disculper et s’embarrassait dans des explications embrouillées, si embrouillées que Léontine lui coupa la parole.

Au contraire de son amant, elle était décidée, elle, à envenimer les choses. La scène n’avait-elle pas été prévue et préparée à l’avance entre eller et Juliette ?

Elle prit donc une attitude provocante.

— Eh bien ! oui, dit-elle. Monsieur Benoît est mon amant !

« Après tout, puisque vous nous avez surpris, ce n’est plus la peine de rien vous cacher.

« Vous ferez ce que vous voudrez, ça m’est égal.

— Quel cynisme ! s’écria Mme Arnaud,

La brave femme était certainement plus indignée que sa fille.

Cela se comprend, elle ne jouait aucun rôle, elle, et elle était absolument sincère.

— Oh ! dit Juliette, ce que je ferai est bien simple…

« Puisque Monsieur est revenu vous trouver, il doit comprendre qu’il ne saurait plus dorénavant revendiquer aucun droit sur moi.

— Juliette ! fit le directeur.

— Je vous défends, Monsieur, de m’appeler ainsi.

« Je suis honteuse que vous ayez un seul instant prononcé mon nom familièrement.

« Comment, au lendemain de notre union, alors que vous m’aviez laissée malade chez moi, vous attendant bien naïvement, vous avez eu l’audace de venir ici retrouver votre maîtresse !

« Je comprends tout maintenant. Je sais quel motif grave vous appelait à Paris, et j’ai deviné que c’est d’accord avec vous que Madame vous a envoyé ce télégramme faussement signé du directeur du cabinet.

« Il sera certainement flatté le directeur du cabinet et le ministre aussi sera flatté d’apprendre que vous vous servez de leurs noms pour tromper votre femme, votre pauvre petite femme, qui vous avait donné son cœur en toute confiance.

« Ah ! naïve que j’étais !… Naïve !…

Mais Prosper à la fin se révoltait !

— Je ne peux pas vous laisser dire que je me suis fait adresser ce télégramme. J’ignorais complètement de qui il provenait…

— Vous l’ignoriez… Allons donc !

« Et l’histoire extraordinaire de cette nuit, qu’est-ce que c’est encore ?

« Quand vous me disiez que vous aviez cru voir une autre femme que moi dans votre lit ! C’était sans doute de Madame qu’il s’agissait…

« Mais cette minute ne vous a pas suffi. Non content de rêver à ma rivale, il vous a fallu venir la retrouver. Vous m’avez trompée deux fois, hier en imagination, et aujourd’hui pour de bon…

« Et vous voulez que je vous pardonne…

« Demandez à ma mère si une femme peut pardonner une chose semblable…

— Non, dit énergiquement Mme Arnaud, non, ma fille ne peut pas pardonner…

— Madame, dit alors Juliette en se tournant vers Léontine, soyez heureuse, votre amant vous préfère à moi, puisque même lorsqu’il me tenait dans ses bras, c’est encore à vous qu’il croyait prodiguer ses caresses.

« Eh bien ! Puisqu’il a pour vous un si grand amour, je m’incline… Gardez-le, je vous le laisse !…

Prosper cependant ne capitulait pas encore :

— Qu’allez-vous donc faire ? demanda-t-il à Juliette.

— Je retourne chez ma mère et puisque, malheureusement je suis mariée avec vous, je vais demander le divorce !…

— Mais je n’y consentirai pas.

— Naturellement. Vous préférez partager « votre tendresse » entre votre femme et votre maîtresse…

« C’est avec cette intention, n’est-ce pas, que vous m’aviez épousée, parce que vous ne pouviez pas me séduire autrement.

« Ah ! Vous avez de jolis mœurs, Monsieur le Directeur.

Prosper commençait à s’exaspérer :

— Vous oubliez, dit-il, que votre père dépend de moi.

— Oh ! Par exemple !… Vous oseriez abuser de votre situation pour me faire chanter… Tu l’entends, maman, tu l’entends, il veut se venger sur papa…

Mme Arnaud était bien un peu intimidée à présent. Depuis un moment, son indignation était tombée et déjà elle pensait à la haute situation de son gendre, redoutant les foudres du directeur pour son mari.

Ce fut d’un ton suppliant qu’elle dit :

— Monsieur Benoît, vous ne ferez pas ça !…

Léontine heureusement était là. Elle se rendit compte de l’avantage momentané de Prosper et se dit qu’il était temps pour elle d’intervenir à son tour.

— Non, Madame, il ne le fera pas… M. Benoît acceptera l’inévitable.

« Et mot aussi, je l’accepterai… quoique j’étais disposée, je vous le jure, à m’effacer…

« Je laisse votre gendre libre. S’il l’exige, je consentirai à ne plus le voir, j’en mourrai peut-être, mais je m’inclinerai,

— C’est un sacrifice que je n’accepte pas, dit Juliette.

« Non. Je sais à présent à quoi m’en tenir… Et puis, je ne pourrai plus jamais appartenir à cet homme. Vous serez toujours, que vous le vouliez où non, entre lui et moi.

« Monsieur, ajouta-t-elle en se tournant vers son mari, si vous êtes un galant homme, vous ne m’imposerez pas une vie commune qui, dorénavant me serait odieuse.

« Adieu. Ce sont maintenant les tribunaux qui prononceront entre vous et moi.

« Viens, maman… Nous sommes déjà trop longtemps restées ici. Viens… Laissons M. le Directeur à ses amours.

Et, très digne, Juliette sortit, toujours suivie par sa mère.

Celle-ci était toute tremblante, partagée entre des sentiments divers, qu’elle résuma ainsi :

— Qu’est-ce que ton père va dire ?

— Il dira ce qu’il voudra. Il ne pouvait tout de même pas me forcer à rester mariée avec un homme qui était décidé à garder sa maîtresse.

« Tu ne veux pas que je partage.

— Je ne dis pas cela.

« Mais tu connais ton père. Il ne va pas accepter en souriant l’idée d’entrer en lutte avec son directeur.

— Et après, il ne le révoquera pas pour ça… Il n’en a pas le droit.

« Et puis, maintenant, c’est comme ça ; il n’y a plus à y revenir.

« Pensons seulement à trouver un bon avocat qui me fasse accorder une pension convenable par le tribunal.

Tel était l’état d’esprit des deux femmes lorsqu’elles arrivèrent chez elles.

M. Gustave Arnaud les attendait non sans inquiétude.

Lorsqu’il vit revenir sa femme et sa fille, il se précipita au devant d’elles.

— Toi, Juliette, s’écria-t-il, toi… Et ton mari ?

— Ne me parle plus jamais de cet ignoble individu… Tu entends, papa, plus jamais !

Tu oublies, mon enfant, qu’il s’agit de mon directeur au ministère… Que t’a-t-il donc fait ?

— Ce qu’il m’a fait ? Raconte-le, maman… Raconte-le… !

Mme Arnaud hésitait… Elle regardait alternativement sa fille et son mari…

— Eh bien ! dit celui-ci, raconte…

— Voilà, mon ami, voilà :

Et la brave femme fit le récit de ce qu’elle savait :

— Et tu as suivi cette petite folle comme ça !

Mme Arnaud s’arrêta interdite.

— Comment, tu me reproches ?…

— Eh bien, oui ! Je te reproche. Après tout, dans toute cette affaire, il n’y à pas de quoi fouetter un chat.

« Je comprends encore que Juliette ait attaché une importance exagérée à la visite de son mari à cette femme… mais toi, qui es une personne raisonnable, tu aurais dû lui faire comprendre qu’elle avait tort…

— Oh ! Papa ! s’écria Juliette indignée.

— Mon enfant, reprit sentencieusement M. Arnaud, on ne gâche pas inconsidérément une belle situation pour des vétilles…

— Des vétilles… Être trompée le lendemain de ses noces !

— Tu ne pensais tout de même pas que ton mari n’avait pas de maîtresse avant de te connaitre !

« Il te l’a dit lui-même, il faisait une visite de rupture…

« Tu n’avais qu’à fermer les yeux, ne rien dire, et le ramener tout doucement à toi.

« Au lieu de cela tu fais du scandale, tu casses les vitres…

« Te voilà bien avancée maintenant… !

— Je vais demander le divorce !…

Mais, à cette phrase, M. Arnaud se leva, indigné.

— Le divorce ! Quand tu as eu l’honneur d’épouser un aussi haut fonctionnaire… Le divorce, malheureuse !… Que fais-tu donc de ma situation… ?

— Il ne s’agit pas de ta situation… Il s’agit de moi.

« Je ne veux plus voir mon mari. Je veux le forcer à me faire une pension. Il le doit…

— Et moi, alors, je vais être obligé de demander à changer de service… pour ne plus être sous les ordres de M. Benoît.

« Non… Non… Je ne veux pas que toute ma vie soit bouleversée pour un caprice de cette gamine.

— Un caprice ?… Par exemple, papa, tu me permettras…

— Oui, un caprice. Quand il y avait des rois, les reines acceptaient qu’il y ait des favorites sans récriminer.

— Oh ! Oh ! Ton directeur n’est pas un roi.

— C’est tout de même un important personnage.

« Et tu devrais être très honorée, puisqu’après tout, c’est toi qui as le meilleur rôle comme épouse légitime.

— Oh ! Gustave !… fit Mme Arnaud.

Cette fois, c’était elle qui était indignée.

Mais son mari continuait :

— Bref, voici ma décision :

« Juliette va retourner auprès de son mari. Elle lui dira qu’elle est convaincue à présent de son innocence et persuadée, comme il le lui a dit, qu’il n’était venu chez cette femme que pour rompre avec-elle.

« En conséquence elle demandera pardon à son mari de la scène ridicule…

— Non… Non… ça, jamais ! dit Juliette.

« Je ne m’abaisserai pas ainsi, quand bien même mon mari serait le ministre ou le président de la République…

« Je suis majeure… Je ferai ce que je voudrai. Et je veux divorcer.

— Alors, tu n’es plus ma fille ! s’écria Gustave Arnaud.

« C’est moi qui ferai demain, des excuses à M. le Directeur.

« Quant à toi, ou tu retourneras avec ton mari, ou tu ne reparaitras plus chez moi !

— Tu me chasses, tu as le cœur de me chasser de chez toi !

— J’autorise ta mère à aller te voir… mais, tant que tu seras séparée de ton mari, tu me compromets…

— C’est bien, dit Juliette… C’est bien, je m’en vais !

« Adieu, maman… Demain, je te ferai savoir mon adresse !

Et après cette scène familiale, laissant son père et sa mère poursuivre leur discussion à son sujet, la jeune Mme Benoît quitta le domicile paternel.

— Où va-t-elle aller ? dit Mme Arnaud.

— Où elle va aller… à Fontainebleau, parbleu, retrouver son mari… Elle va réfléchir et se rendra compte que c’est moi qui ai raison.

« Tu penses que je ne veux pas d’un divorce dans ces conditions, Ce serait un déshonneur pour l’administration tout entière.

xii

Albert triomphe définitivement du directeur.


Contrairement à ce que supposait M. Gustave Arnaud, sa fille ne prit nullement, en sortant de chez lui, le chemin de Fontainebleau.

Sa fille avait à faire autre part, où d’ailleurs elle était attendue.

Albert, Robert et Fernande n’étaient pas restés dans le café où nous les avons laissés, en face du domicile de Léontine. Ils avaient vu redescendre Juliette et sa mère, ce qui leur avait suffi, puis étaient repartis pour Montmartre, regagnant l’atelier d’Albert où tous devaient finalement se retrouver.

C’est là que Juliette arriva.

Albert se précipita au devant d’elle :

— Alors, dit-il, ça a bien marché ?

— Épatant, mon petit, épatant. La grande scène, avec trémolos à l’orchestre…

— Tu as été bien !

— Tout à fait indignée ! Et Léontine aussi… Et maman, donc ? C’est maman qui était bien, elle… d’autant plus qu’elle ne le faisait pas au chiqué, c’était nature…

Et Benoît, quelle tête faisait-il ?

— Ah ! ne m’en parlez pas !… Le pauvre directeur, il était comme un pâté de foie !… Il ne savait plus quoi dire…

— Dame ! Aux prises avec trois femmes… Je n’aurais pas voulu être à sa place.

— Tu penses, il ne rigolait pas.

— Alors, tu vas divorcer, à présent.

— Oui, dans le plus bref délai. Je l’ai signifié à cet odieux personnage, qui m’a trompée déjà deux fois depuis que nous sommes mariés. C’est-à-dire depuis vingt-quatre heures.

« Tu comprends, mon chéri, ajouta Juliette en passant ses bras autour du cou d’Albert, tu comprends, avec la pension que les juges l’obligeront à me faire, je pourrai vivre tranquille, et nous nous aimerons tant que nous voudrons.

— On pourrait même commencer tout de suite.

— Oui, tout à l’heure, quand nous serons seuls, on va s’en payer…

« J’ai toute la nuit à moi !

— Vrai ? Comment t’es-tu arrangée ?

— Je n’ai pas eu besoin. Papa m’a chassée de la maison.

— Sans blagues ?… Pourquoi ?

— Pourquoi ? Parce qu’il était furieux que je veuille divorcer avec son directeur. Il fallait voir comme il m’a agonie…

« Ah bien ! Ce n’est pas lui qui m’aurait accompagnée, comme maman l’a fait !…

— Ça, ça n’est pas bien, de la part d’un père, remarqua Robert.

— Au fond, vous savez, c’est lui qui a raison…

— Juliette !

— Oui, mon petit Albert. C’est entendu, j’ai promis, je me suis mise avec vous. Donc, il ne faut plus en parler. M. Benoît restera avec Léontine, nous divorcerons et il me fera une pension. C’est très bien ainsi. Mais ça n’empêche pas que je te sacrifie une belle situation…

— Vous êtes la femme des sacrifices ! dit Robert.

— Oui… mais en revanche, je veux qu’Albert me jure de ne jamais me lâcher…

— Je le jure, dit le peintre.

Et il ponctua ce serment d’un baiser à sa maîtresse.

La conversation se poursuivit sur ce ton, lorsqu’on frappa à la porte.

C’était Léontine qui, ainsi qu’il était convenu, venait rejoindre ses amis.

Juliette alla au devant d’elle.

— Chère amie, lui dit-elle, permettez-moi de vous embrasser.

— Oh ! Oui… c’est de bon cœur.

— Et maintenant, reprit Albert, après que les deux femmes se furent ainsi témoigné leur affection, maintenant dites-nous l’épilogue de l’aventure.

— Ça n’a pas été aussi facile que vous le supposez,

« D’abord, Prosper était dans une colère folle.

« Lorsque Juliette fut partie, il se mit à m’injurier.

« — Oui, me disait-il, c’est toi qui as fait prévenir ma femme pour qu’elle vienne me surprendre ici, c’est toi qui m’as attiré dans un guet-apens… Mais ça ne se passera pas ainsi.

« D’abord, si tu as fait cela pour me garder, tu te trompes, je te laïsserai même si ma femme ne revient pas avec moi… Mais je ne désespère pas de la faire revenir… J’agirai sur son père, il a peur de moi, j’en profiterai.

« Mais vous comprenez que je ne me suis pas laissé intimider.

« Il a crié tout son saoul, je ne lui disais rien, si bien qu’il s’est arrêté, et m’a demandé :

« — C’est tout ce que tu me réponds ?

« — Dame, lui ai-je dit, j’attends que tu dises des choses sensées.

« Pour le moment, tu déraisonnes complètement.

« — Je déraisonne ?

« — Bien sûr !… Tu as bien entendu ta femme tout à l’heure ; elle n’a pas l’air du tout de vouloir s’en laisser conter. Mon avis est qu’elle divorcera.

« — Elle n’a pas de preuves contre moi ? Il n’y avait que sa mère comme témoin !

— Ah ! Zut alors !… fit Juliette.

— Ne vous en faites pas, ma petite. Des preuves, j’en ai, moi.

« C’est ce que je lui ai répondu. J’ai même ajouté que j’étais décidée à les fournir à tous les tribunaux qui me les demanderaient.

« Mais cela ne lui faisait rien. Il ne voulait toujours pas se laisser convaincre.

« Alors, voyant qu’il n’y avait rien à faire, je lui dis à brûle-pourpoint :

« — Monsieur le Directeur, n’oubliez pas que si vous touchez encore à cette jeune vierge, vous aurez affaire à l’ombre de Jules César…

Robert se leva à ces mots :

— L’ombre de Jules César ! présent !

— Alors ? demanda Juliette…

— Alors, reprit Léontine, il me regardait complètement ahuri.

« — Que dis-tu ? fit-il.

« — Je dis, grand niais, que l’ombre de Jules César, c’était moi…

« — C’était toi !… Alors, c’était toi aussi qui…

« — Tu t’en es bien aperçu.

« — Je n’ai donc pas eu d’hallucinations ! Je n’ai pas rêvé !

« — Non, tu n’as pas rêvé.

« — Mais comment as-tu pu faire ? Il te fallait des complices.

« — Il m’en suffisait d’une, la femme de chambre. C’était moi qui l’avais fait engager. Car ne crois pas que c’est depuis hier seulement que j’ai découvert ta véritable personnalité.

« Je la connaissais depuis longtemps, et, dès que les journaux ont annoncé ton mariage, j’ai pris mes précautions.

« Donc, c’est moi qui ai pris la place de ta jeune épouse dans le lit conjugal, et c’était la femme de chambre qui éteignait et rallumait la lumiére électrique.

« — Mais dans ce cas, ma femme…

« — Ta femme ! Je l’ai obligée à me prêter son concours. D’ailleurs, elle a été peu flattée de voir que tu ne te rendais même pas compte que ce n’était pas avec elle que tu étais couché, si peu flattée que, dès ce moment, elle avait résolu de ne plus avoir de rapports avec toi.

« — C’est dont pour cela qu’elle s’était habillée avant que je me réveille.

« — Parfaitement…

« Et maintenant, ajoutai-je, écoute-moi bien : ou tu vas accepter de divorcer à tes torts et griefs, en reconnaissant que tu as été surpris en conversation amoureuse avec moi par ta femme et ta belle-mère, ou bien, si tu refuses, lorsque le procès viendra, nous raconterons toute l’histoire devant le tribunal.

« Être surpris en flagrant délit, au fond, ce n’est que flatteur pour un homme. Ça ne nuira pas à ta réputation ni à ton avancement. Mais penses au ridicule de l’aventure avec le fantôme de Jules César et ce qui a suivi…

« Tu sais quele ridicule tue… Si tu fais le récalcitrant, tu es un homme mort…

« Vous pensez s’il était penaud…

— Mais dans ce cas, demanda Juliette, il sait tout…

— Rassurez-vous, petite amie. Il sait tout, à la façon dont je lui ai raconté. Vous pensez bien que je ne lui ai pas révélé vos relations avec Albert.

« Il importe, en effet, qu’il vous-croie une jeune fille sage…

« Pour me résumer, Prosper s’est enfin rendu à mes raisons, et voici même la lettre qu’en me quittant, il m’a laissée pour vous.

— Pour moi ? dit Juliette surprise.

— Pour vous. J’ai exigé qu’il me la confiât afin que je la misse à la poste moi-même pour être certaine que vous la receviez.

« Et ma foi, comme vous m’attendiez, je n’ai pas eu besoin de l’intermédiaire de la poste.

Léontine tendit la lettre à Juliette qui lut à haute voix !

« Madame,

« Je m’incline devant votre volonté.

« Il m’est impossible de nier l’évidence. Je reconnais que la personne chez qui vous m’avez rencontrée tantôt était ma maîtresse, et qu’au moment où vous êtes entrée avec Madame votre mère, j’étais en conversation coupable avec ladite personne.

« Je reconnais donc tous mes torts et vous autorise à faire de cette déclaration tel usage que vous voudrez.

Prosper Benoît. »
directeur au ministère des Inventions Pratiques.

— Comme ça, conclut la blonde amie du peintre Albert Rougier, l’affaire est faite.

— Maintenant, dit Léontine, nous allons, si vous le voulez bien, aller souper en l’honneur des heureux amants réconciliés,

— Oui, c’est cela !

Et, quelques instants plus tard, dans un salon d’une brasserie voisine, les cinq amis fêtaient joyeusement le retour au bercail montmartrois de la brebis un instant égarée, mais revenue aussi intacte que lorsqu’elle était partie.

Après avoir vidé plusieurs coupes de champagne, offert par Léontine, heureuse au fond elle aussi, d’avoir reconquis son amant, Albert et Juliette se retirèrent, laissant leurs trois amis.

Les deux jeunes gens se retrouvèrent dans l’atelier de l’artiste, et Albert dit :

— Ma chérie, c’est la prermière fois que nous allons passer toute une nuit ensemble.

— C’est vrai. Jusqu’ici, on ne s’aimait jamais que le jour…

« Tu vois que mon mariage aura tout de même servi à quelque chose.

— Oui, mais grâce à moi, ce fut un mariage blanc…

« Alors, Juliette, tu ne regrettes pas ton mari ?

— Oh non !

— Tu as renoncé au sacrifice pour la situation de ton père.

— D’abord, mon sacrifice est devenu inutile puisque papa est sous-chef de bureau maintenant… et qu’il est sur Ia liste pour la prochaine promotion des palmes…

— Alors, on s’aime sans arrière-pensée ?

— On s’aime tant qu’on peut !

Et ils s’aimèrent… tant qu’ils purent… jusqu’au petit jour !

Le divorce de M. et Mme Prosper Benoît fut prononcé quelques mois plus tard, aux torts et griefs du mari, dont la lettre d’aveux servit de base au jugement.

Léontine ne fut même pas convoquée et son nom ne fut pas prononcé.

Elle tenait, à présent, le pauvre Prosper complètement sous sa domination, et même, lorsque le divorce fut définitif, elle le persuada qu’il devait l’épouser.

— Penses, lui-dit-elle, cela fera enrager cette petite qui regrette à présent la situation que tu lui avais donnée, et puis sa mère qui s’est si mal conduite envers toi, et son père à qui tu es obligé de faire bonne figure pour ne pas qu’on dise que tu te venges sur lui !

Ces arguments, auxquels s’en ajoutèrent d’autres sur lesquels nous n’avons pas besoin d’insister finirent par convaincre Prosper.

Et un beau matin, ce fut Juliette qui put lire, à son tour, dans les échos mondains des journaux, l’annonce du mariage de « M. Prosper Benoît, directeur au ministère des Inventions pratiques avec Mme Vve Violet, née Briquet. »

Mais Juliette ne s’en préoccupait plus.

Elle filait le parfait amour avec Albert, lequel commençait à voir la fortune lui sourire, car il vendait quelques tableaux.

La deuxième nuit de noces de M. le Directeur ne fut troublée par aucun fantôme et Prosper ne fut le jouet d’aucune hallucination.

Le matin en s’éveillant, pourtant, Léontine lui dit :

— Maintenant que nous sommes mariés, je peux te révéler toute la vérité.

Elle lui raconta comment les choses s’étaient passées, et elle ajouta en manière de conclusion :

— Remercie-moi, car je t’ai sauvé d’un grand danger.

« Cette petite rouée, qui voulait te faire croire à son innocence alors qu’elle avait un amant, te trouvait un mari parfait pour te tromper…

« Ce n’est pas comme moi, je te trouve un mari parfait, mais je te reste fidèle. »

Cette révélation plongea Prosper Benoît dans la plus grande stupeur.

Ainsi il avait faillit épouser une femme qui était décidée à le tromper, et c’était cette femme qui avait joué la comédie de l’innocence et de la jeune épouse outragée.

Tout de même, il se vengerait. Il ne savait pas comment, mais il se vengerait !

Sa vengeance devait naturellement s’exercer sur le pauvre Gustave Arnaud, père de Juliette…

Le directeur intervint donc pour le faire changer de service, de façon à ne plus l’avoir sous ses ordres, mais en même temps, il prévenait son collègue, en lui disant :

— Menez-lui la vie dure !

Malheureusement pour Prosper Benoît, le directeur sur lequel il comptait pour exercer sa vengeance, était un bon vivant, qui fréquentait quelque peu Montmartre où il rencontrait les artistes. Il avait ainsi fait la connaissance d’Albert et de Juliette, et n’ignorait rien de la mésaventure de son collègue.

Aussi quand le mari de Léontine lui recommanda de la façon particulière qu’on a vue, son subordonné, ce directeur lui répondit-il :

— Soyez tranquille, je vais le soigner !

Il le soigna, en effet.

Lorsque M. Gustave Arnaud vint se présenter à lui, il l’accueillit avec un sourire et lui dit :

— Vous avez de très bonnes notes, monsieur Arnaud et je suis heureux de vous compter parmi mes collaborateurs.

« Même je vous promets la première vacance de chef de bureau.

« Mais à une condition cependant, c’est que vous donniez votre consentement au mariage de votre fille, qui est une jeune femme charmante, avec son ami le peintre Albert Rougier… parce que, voyez-vous, dans l’administration, il vaut mieux que les situations soient régulières.

Et c’est ainsi qu’Albert, à sa grande surprise, vit un beau jour Juliette arriver chez lui, en lui disant de nouveau :

— Mon chéri, il faut encore que je me sacrifie !

— Que tu te sacrifies !

— Oui, pour que papa soit chef de bureau !…

— Ah non ! alors… Je ne marche pas…

— Son nouveau directeur exige absolument que je me marie…

— Il a du toupet. Ils veulent donc tous t’épouser.

— Non… laisse-moi finir. Il n’exige pas que je me marie avec lui…

— Mais avec qui, alors ?

— Avec toi, grand fou !

Et ils se marièrent, eux aussi, si bien que M. Prosper Benoît ne fut pas vengé, à son grand désespoir.

FIN