Dix Écrits de Richard Wagner/Halévy et « la Reine de Chypre »

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Traduction par Henri Silège.
Dix Écrits de Richard Wagner, Texte établi par Henri Silège Voir et modifier les données sur WikidataLibrairie Fischbacher (p. 198-237).


HALÉVY
ET LA REINE DE CHYPRE




Pour faire un bon opéra, il ne faut pas seulement un bon poète et un bon compositeur, il faut encore qu’il y ait accord sympathique entre le talent de l’un et de l’autre. Si tous les deux étaient également enthousiasmés pour la même idée, cela n’en vaudrait que mieux ; mais pour avoir une œuvre parfaite, il faudrait que cette idée vînt en même temps au musicien et à l’écrivain. Ceci est un cas presque inouï, nous le savons : toutefois il ne serait pas impossible que notre hypothèse se réalisât. Qu’on se figure, par exemple, que le poète et le compositeur sont amis d’enfance ; qu’ils se trouvent à cette époque de la vie où l’ardeur généreuse, divine, avec laquelle les grandes âmes aspirent à s’emparer de toutes les souffrances et de toutes les joies des êtres créés, ne s’est point encore refroidie en eux, au souffle corrupteur de notre civilisation ; qu’on les suppose, au bord de la mer, plongeant d’un regard avide dans l’immensité des flots, ou debout devant une cité en ruines, se reportant par la pensée dans les profondeurs ténébreuses du passé. Tout à coup qu’une tradition merveilleuse évoque devant eux des figures vagues, indécises, mais belles et enchanteresses : des mélodies ravissantes, des inspirations toutes nouvelles assiègent leur âme comme des rêves et comme de poétiques pressentiments : puis un nom est prononcé, un nom enfanté par la tradition ou l’histoire, et avec ce nom leur est venu un drame tout fait ! C’est le poète qui l’a prononcé ; car à lui appartient la faculté d’énoncer clairement et de dessiner en traits distincts ce qui se révèle à sa pensée. Mais quant à ce qui est de répandre le charme de l’ineffable sur la conception poétique, de concilier la réalité avec l’idéal, cette tâche est réservée au musicien. L’œuvre que les deux talents élaboreront ensuite dans les heures de réflexion calme pourrait être appelée, à juste titre, un opéra parfait.

Par malheur, cette manière de produire est tout idéale, ou du moins il faut supposer que les résultats n’en parviennent pas à la connaissance du public ; dans tous les cas elle n’a rien de commun avec l’industrie artistique. C’est cette dernière qui, de nos jours, sert de médiatrice entre le poète et le compositeur, et peut-être devons-nous lui en savoir gré ; car sans cette merveilleuse institution des droits d’auteurs, il en serait probablement en France comme il en est en Allemagne, où poètes et musiciens s’obstinent à rester isolés les uns des autres ; tandis que les susdits droits d’auteurs, qui sont vraiment une fort belle chose, ont amené plus d’une heureuse et fructueuse alliance de talents. Ce sont ces droits qui, si je ne me trompe, ont provoqué subitement chez M. Scribe, en dépit de sa nature, le goût des inspirations musicales, et qui l’ont décidé à écrire des livrets, qui serviront longtemps encore de modèles. Mais ce sont ces mêmes droits qui ont engagé aussi plus d’un poète célèbre à écrire des textes d’opéra, vaille que vaille, et les directeurs de nos établissements artistiques n’osent guère se montrer difficiles quand il s’agit des productions d’un auteur fameux, de sorte que les compositeurs sont obligés de se contenter de ce qu’on veut bien leur offrir ; et, en définitive, il ne résulte de cette association forcée que des productions médiocres paraissant sous l’auspice d’un nom illustre. Cela s’explique facilement : il est tout naturel que des œuvres conçues sans enthousiasme, élaborées dans un esprit d’aveugle routine, ne puissent enthousiasmer le public. Ce qui nous surprend, et ce que nous devons regarder comme une véritable bonne fortune pour l’art, c’est que de temps à autre cette manière de procéder enfante des créations qui ravissent le parterre et qui, de plus, soutiennent l’examen d’une critique rigoureuse. Que l’on admette que le compositeur reste toujours le même, que sa force productive ne vienne jamais à faiblir, il n’en est pas moins vrai que le soin de conserver sa réputation de grand artiste ne saurait suffire seul pour exciter chez lui cette exaltation merveilleuse qui donne l’essor au talent ; il faut pour cela cette étincelle divine qui tombe toute brûlante dans l’âme de l’artiste, l’embrase d’une flamme bienfaisante qui circule dans ses veines comme un vin généreux et mouille ses yeux des larmes de l’inspiration, qui lui dérobe la vue de tout ce qui est commun et vulgaire, pour ne plus lui laisser apercevoir que l’idéal dans toute sa pureté. Mais l’ambition seule, si énergique qu’elle puisse être, n’engendrera point cette divine étincelle, et il est vraiment à plaindre, le pauvre artiste qui, après de nombreux triomphes, après avoir manifesté sa puissance créatrice, se voit réduit, au milieu de quelque aride intrigue de coulisse, à courir tout haletant après l’inspiration, comme le voyageur dans le désert court après une source d’eau vive. Quelque envie qu’on puisse porter à ces bienheureux musiciens qui, comblés d’honneurs et tout rayonnants de gloire, ont seuls, parmi des milliers de compositeurs, le droit de parler par les plus brillants organes au premier public du monde, ô vous qui aspirez à une gloire pareille, ne briguez point l’honneur d’être à leur place, si vous les voyez, par une fraîche et belle matinée, se livrer d’un air piteux et désolé à la fabrication de quelque duo, dont le sujet sera le vol d’une montre, ou une tasse de thé qu’on offre !

Ne soyez donc pas jaloux de ces messieurs, si parfois il plaît à Dieu de susciter un vrai poète et de lui jeter au cœur l’étincelle qui enflammera le musicien à son tour. Sans arrière-pensée de haine ni d’envie, félicitez Halévy de ce que son bon génie lui a procuré des livrets comme ceux de la Juive et de la Reine de Chypre, car, après tout, cette faveur n’est tout rigoureusement que justice.

En effet, Halévy a été deux fois complètement heureux, et ce qu’il faut admirer, c’est la manière dont il a profité de cette double faveur pour créer deux monuments qui marqueront dans l’histoire de l’art musical.

Certes, le talent d’Halévy ne manque ni de fraîcheur ni de grâce ; toutefois, par son caractère prédominant de gravité passionnée, il était destiné à se développer dans toute sa force et dans toute son étendue sur notre grande scène lyrique. Une chose digne de remarque, c’est que c’est en ceci que le talent d’Halévy se distingue essentiellement de celui d’Auber et de la plupart des compositeurs français, dont la véritable patrie est décidément l’opéra-comique. Cette institution nationale, où les diverses modifications, les changements si curieux du caractère et du goût français se sont manifestés avec le plus de clarté et de la manière la plus populaire, a été de tout temps le domaine exclusif des compositeurs français ; c’est là qu’Auber a pu révéler le plus sûrement et le plus facilement toute la fécondité, toute la flexibilité de son talent. Sa musique, tout à la fois élégante et populaire, facile et précise, gracieuse et hardie, se laissant aller avec un sans-façon merveilleux à son caprice, avait toutes les qualités nécessaires pour s’emparer du goût du public et le dominer. Il s’empara de la chanson avec une vivacité spirituelle, en multiplia les rythmes à l’infini, et sut donner aux morceaux d’ensemble un entrain, une fraîcheur caractéristiques à peu près inconnus avant lui. L’opéra-comique est décidément le véritable domaine du talent d’Auber ; lorsqu’il se hasarda sur notre grande scène lyrique, il ne fit qu’agrandir le terrain sans le quitter. Après avoir développé et exercé ses forces à l’Opéra-Comique, il livra enfin une grande bataille, dont il affronta les hasards avec autant de bravoure et d’énergie que les joyeux élégants de Paris en déployèrent aux fameuses journées de Juillet. Le prix de la victoire ne fut pas moindre que le succès colossal de la Muette.

Il en est tout autrement d’Halévy. Sa constitution vigoureuse, l’énergie concentrée qui caractérise sa nature, lui assuraient tout d’abord une place sur notre premier théâtre lyrique. Selon l’usage, il débuta à l'Opéra-Comique ; toutefois, c’est au Grand-Opéra seulement qu’il révéla tout ce que son talent avait de profondeur et d’étendue. Quoique dans les compositions d’un ordre inférieur il ait parfaitement réussi à détendre les ressorts de son énergie naturelle, à lui communiquer ces allures d’élégance gracieuse qui réjouit et flatte les sens, sans nous donner des jouissances bien profondes, sans émouvoir bien fortement notre sensibilité, je n’hésite pas à proclamer que ce qui caractérise essentiellement l’inspiration d’Halévy, c’est avant tout le pathétique de la haute tragédie lyrique.

Rien n’était mieux assorti au pfenre de son talent que le sujet de la Juive. On dirait que l’artiste a trouvé, sur son chemin, par une espèce de fatalité, ce livret qui devait provoquer chez lui l’emploi de toutes ses forces. C’est dans la Juive que la véritable vocation d’Halévy se manifesta d’une manière irréfragable, et par les preuves les plus frappantes et les plus multipliées : cette vocation, c’est d’écrire de la musique telle qu'elle jaillit des plus intimes et des plus puissantes profondeurs de la nature humaine.

Il est effrayant, et cela vous donne le vertige, de sonder du regard les terribles profondeurs que renferme le cœur de l’homme. Quant au poète, il lui est impossible de rendre par la parole tout ce qui se passe au fond de cette source intarissable, qui s’agite tour à tour au souffle de Dieu et du démon ; il vous parlera de haine, d’amour, de fanatisme, de délire ; il pourra vous mettre sous les yeux les actes extérieurs qui s’engendrent à la surface de ces profondeurs ; mais il ne pourra vous y faire descendre, les dévoiler à vos regards. C’est à la musique seule qu’il est réservé de révéler les éléments primitifs de cette merveilleuse nature, c’est dans son charme mystérieux que se manifeste à notre âme ce grand et ineffable mystère. Et le musicien qui exerce son art dans ce sens peut seul se vanter d’en posséder toutes les ressources. Parmi les maîtres les plus brillants et les plus vantés que cite l’histoire de l’art musical, il en est fort peu qui, sous ce rapport, seraient fondés à revendiquer la dignité de musicien. Parmi les compositeurs dont les noms circulent de bouche en bouche, combien n’en est-il pas qui ignoraient et qui ignoreront toujours que sous ces dehors séduisants, si splendides, que seuls il leur était donné d’apercevoir, se cachait une profondeur, une richesse immense comme la création ? Or, au petit nombre de véritables musiciens, dans ce sens, il faut placer Halévy.

Ainsi que nous l’avons dit, c’est dans la Juive qu’Halévy a révélé sa vocation pour la tragédie lyrique, lui essayant de caractériser sa musique, il importait de signaler d’abord les profondeurs : c’est son point de départ, c’est de là qu’il envisage l’art musical. Je ne parle point de cette passion sensible, passagère, échauffant le sang pour s’éteindre aussitôt : je parle de cette faculté de s’émouvoir, puissante, intime et profonde, vivifiant et bouleversant le monde moral de tout temps. C’est elle qui constitue l’élément magique dans cette partition de la Juive ; c’est la source d’où jaillit à la fois le fanatisme d’Eléazar, cette rage si farouche et si sombre, et qui de temps à autre jette pourtant des flammes si éblouissantes y et l’amour douloureux où se consume le cœur de Rachel. Enfin c’est ce principe qui donne la vie à chacune des figures qui apparaissent dans ce drame terrible, et c’est ainsi qu’au milieu des plus violents contrastes, l’auteur a su conserver l’unité esthétique, et qu’il a évité tout effet trop heurté et qui pût choquer.

La musique extérieure de la Juive, si je peux m’exprimer ainsi, est tout à fait en harmonie avec la conception primitive et intime : le commun, le trivial en sont proscrits. Quoique tout soit calculé au point de vue de l’ensemble de l’ouvrage, l’auteur ne s’en attache pas moins à travailler, à façonner jusqu’aux plus petits détails avec une sollicitude infatigable. Les diverses parties de la distribution scénique se tiennent et s’enchaînent, et en cela Halévy se distingue sensiblement et d’une manière avantageuse de la plupart des faiseurs d’opéra de notre époque, dont quelques-uns ne croient pouvoir se donner assez de mal pour séparer, isoler chaque scène, que dis-je ? chaque phrase de ce qui précède et de ce qui suit, sans doute dans le but peu honorable de signaler à l’attention du public les passages où il peut, sans inconvénient, manifester sa satisfaction par des applaudissements ; tandis qu’Halévy a toujours la conscience de sa dignité de compositeur dramatique. De plus, la fécondité de son talent s’annonce par une grande variété de rythmes dramatiques, qui se font remarquer surtout dans l’accompagnement de l’orchestre, dont le mouvement est toujours caractéristique. Mais ce qui nous semble surtout digne d’admiration, c’est qu’Halévy a réussi à imprimer à sa partition le sceau de l’époque où l’action se passe. Pour résoudre ce problème, il ne s’agissait pas de consulter quelques notices d’antiquaire et d’en tirer des indications archéologiques sur des particularités grossières relatives aux mœurs du temps, et qui n’offraient aucun intérêt artistique ; il fallait donner à la musique le parfum de l’époque et reproduire les hommes du moyen-âge dans leur individualité : or c’est en cela que l’auteur de la Juive a parfaitement réussi. Sans doute on ne saurait signaler tel ou tel passage qui dénote plus particulièrement cette intention dans l’auteur, et en ceci il s’est montré véritablement artiste : mais j’avoue pour mon compte que jamais je n’ai entendu de musique dramatique qui m’ait reporté si complètement à une époque quelconque de l’histoire. Comment Halévy est-il parvenu à obtenir cet effet ? c’est un mystère dont il faut chercher le dernier mot dans sa manière de produire. On pourrait ranger Halévy dans ce qu’on appelle l’école historique, si dans ses éléments constitutifs la manière de ce compositeur ne coïncidait avec l’école romantique ; car dès que nous sommes enlevés à nous-mêmes, à nos sensations et à nos impressions journalières, et que, de la sphère habituelle où s’écoule notre existence, nous sommes transportés dans une région inconnue, tout en conservant la pleine et entière conscience de nos facultés, dès ce moment nous sommes sous le charme de ce que l’on appelle poésie romantique.

Nous voilà arrivés au point où la voie dans laquelle marche Halévy s’éloigne entièrement de la route qu’a suivie Auber. Les compositions de ce dernier portent l’empreinte nationale, au point d’en devenir monotones. On ne saurait contester que le caractère essentiellement français de sa musique ne lui ait assuré en peu de temps une position décidée, indépendante dans le domaine de l’opéra-comique ; d’un autre côté, il est évident que cette individualité nationale, si énergiquement prononcée, ne lui a pas permis, quand il s’est agi de concevoir et d’écrire des tragédies lyriques, de s’élever au point de vue où tout intérêt de nationalité s’efface, et où l’on ne sympathise plus qu’avec les intérêts purement humains. Il est bien entendu que je ne parle ici de nationalité que dans le sens le plus restreint. Se conformer, s’identifier aux habitudes, aux allures nationales, c’est la seule condition par laquelle le poète et le compositeur, dans le genre comique, agiront sur les masses d’une manière sûre et puissante. Le poète emploiera les adages, les maximes et jeux de mots, etc., qui ont cours parmi la nation pour laquelle il écrit ; le compositeur s’emparera des rythmes et des tours de mélodie, qui se rencontrent dans les airs populaires, ou bien il inventera des tours et des rythmes nouveaux, en harmonie avec le goût et le caractère national. Plus la nationalité de ces airs sera marquée, plus ces airs seront en faveur, et personne n’a mieux réussi dans ce genre qu’Auber. C’est là précisément ce qui a entravé le talent du compositeur dans la tragédie lyrique ; et bien que dans la Muette il ait poursuivi et fait valoir cette direction exclusive avec un talent supérieur, c’est là cependant ce qui est cause que ce maître sans égal dans son genre a beaucoup moins réussi dans ses autres grands-opéras.

J’entends parler ici du caractère dramatique de la mélodie. Hors les cas où il s’agit avant tout de faire ressortir certaines individualités nationales, la mélodie doit avoir un caractère indépendant, général ; car c’est alors seulement qu’il est possible au musicien de donner à ses tableaux un coloris dont il puise les éléments ailleurs que dans son époque et dans le monde où il vit ; quand la mélodie exprime des sentiments purement humains, il ne faut pas qu’elle porte les traces de l’origine française, italienne, etc. Ces nuances nationales, fortement accusées, compromettent la vérité dramatique de la mélodie, et la détruisent quelquefois entièrement. Un autre inconvénient qui en résulte, c’est le manque de variété. Et avec quelque esprit, quelque habileté que ces nuances soient motivées, les traits essentiels finissent toujours par se reproduire à chaque instant ; la facilité avec laquelle on les reconnaît lui concilie la faveur populaire, mais elle efface l’illusion dramatique.

En général on reconnaît dans la manière d’Auber un penchant très marqué à arrêter la construction rythmique des périodes ; on ne saurait nier que par là sa musique ne gagne beaucoup en clarté, ce qui est une des qualités essentielles de la musique dramatique, laquelle doit agir instantanément. En cela personne n’a été plus heureux qu’Auber, qui a réussi plus d’une fois à coordonner les situations les plus compliquées et les plus passionnées de manière à les faire comprendre au premier coup-d’œil. À cet égard, je me bornerai à citer Lestocq, une de ses productions les plus spirituelles et les plus solides. Dans cet opéra, la coupe musicale des morceaux d’ensemble nous rappelle involontairement les Noces de Figaro, de Mozart, surtout en ce qui concerne le fini du tissu mélodique.

Ces contours si arrêtés du rythme, cet équilibre, cette carrure de la mélodie, du moment qu’ils ne sont point en harmonie avec la situation dramatique, finissent par fatiguer ; si l’on joint à cela que cette brillante monotonie dans le dessin de la mélodie ne répond pas à l’expression générale du sentiment tragique, il arrive que ces splendides et luisantes mélodies ont quelquefois l’air d’être superposées, comme une cage en cristal, sur les situations musicales, qui se trouvent en quelque sorte comme encadrées. Ce procédé est d’un grand secours au compositeur toutes les fois qu’il écrit de la musique de ballet. La perfection merveilleuse avec laquelle il traite ce genre fera comprendre clairement ce que j’entends par la carrure du rythme et de la mélodie qu’affectionne Auber. Cette coupe obligée des airs de danse, avec ses périodes de huit mesures qui reviennent toujours périodiquement, avec leurs cadences sur la dominante ou sur le ton mineur relatif, cette coupe d’air de danse, dis-je, est devenue pour Auber comme une seconde nature ; c’est ce qui l’empêche décidément de donner à ses conceptions le caractère général, indispensable au compositeur qui écrit des airs tragiques, c’est-à-dire qui exprime par des sons les sentiments du cœur humain, sentiments toujours les mêmes et pourtant d’une si prodigieuse variété.

Après être entré dans de si longs détails au sujet d’Auber et de sa manière, il me sera d’autant plus facile de faire remarquer en peu de mots la différence qui existe entre ce compositeur et l’auteur de la Juive et de la Reine de Chypre. Rompant brusquement avec le système d’Auber, Halévy s’est hardiment élancé hors de l’ornière des rythmes et des tours conventionnels, pour entrer dans la carrière de la création libre, illimitée, ne reconnaissant d’autre loi que celle de la vérité ; et vraiment il fallait que le musicien eût une confiance bien résolue en sa propre force et dans les ressources de son talent, pour déserter ainsi volontairement le sentier tout frayé où il s’était engagé et qui devait le conduire plus vite et plus sûrement à la popularité : il lui fallait un grand courage et un espoir inébranlable en la puissance de la vérité ; et pour réussir dans cette tentative aventureuse, il fallait toute l’énergie concentrée du talent d’Halévy. Cette résolution menée à bonne fin avec tant de bonheur, prouve de nouveau l’inépuisable variété de la musique, et formera un chapitre important dans l’histoire de l’art. Toutefois cette preuve n’eût point été aussi décisive, et en général Halévy n’aurait pu accomplir sa tâche avec un tel succès, si l’expérience n’eût mûri son talent, et s’il n’eût procédé, dans la composition de son ouvrage, avec une perspicacité calme et réfléchie. Si Halévy s’était avisé de rejeter toutes les formes constantes comme insipides ou insuffisantes ; si, poussé par une partialité passionnée, il s’était obstiné à créer un système absolument neuf, et à vouloir l’imposer au public avec une hauteur impérative d’inventeur, il est certain qu’avec tout son talent, si grand qu’il puisse être, il se fût égaré dans ces inventions, et que son talent lui-même fût devenu inexcusable au public et eût perdu sa valeur dramatique. Et d’ailleurs Halévy avait-il besoin d’y recourir ? N’y avait-il pas devant lui et près de lui des choses belles, grandes et vraies, pour que son regard intelligent et sur pût démêler facilement la route qu’il devait suivre ? Cette route, il l’a trouvée, et aussi il n’a jamais perdu ce sentiment du beau dans les formes, sentiment qui est par lui-même un des caractères essentiels du talent. Sans cela, sans ce soin de travailler et de fixer les détails, comment, en peignant des sentiments si profonds, des passions si fougueuses et si terribles, aurait-il pu éviter d’imprimer au cœur et à la tête de l’auditeur des secousses violentes ? Or, voici ce que c’est : la vérité ne se fait pas moins de tort en se cachant sous des dehors séduisants et conventionnels, qu’en s’imposant hautainement et avec un sentiment exagéré de sa valeur trop souvent méconnue.

Pour me résumer au sujet du changement de direction qu’on remarque dans le talent d’Halévy, à partir de la Juive, je dirai que ce compositeur a renoncé au style stéréotypé de l’opéra français moderne, sans dédaigner toutefois les qualités qui le caractérisent. Ce n’est qu’en procédant ainsi qu’Halévy a évité le danger de s’égarer faute d’un style quelconque. Et ce n’est pas un instinct aveugle, c’est la réflexion qui l’a conduit là.

Ce style consiste à tâcher de produire au-dehors, avec le plus de clarté et de succès possible, ce qui se passe en nous, sous des formes en harmonie avec l’esprit du temps. Or, à mesure que l’artiste se subordonne aux impressions de son époque et s’efface devant elle, il est clair que son style doit perdre en indépendance et en valeur ; mieux au contraire il saura exprimer son intuition intime, individuelle, plus le style s’ennoblira et s’élèvera. Le maître qui a la conscience complète de son intuition pourra seul frapper le style de son époque d’une empreinte puissante et durable. D’un autre côté, l’artiste qui connaît toute l’importance du style pourra seul révéler complètement ses impressions et ses idées.

On voit par là qu’il s’ouvre deux fausses routes où une époque peut s’engager. Les compositeurs peuvent s’affranchir de tout style, ou bien il arrive que le style, en se généralisant, devient maniéré : là où ces deux aberrations se manifestent, on peut admettre comme chose certaine que la décadence de l’art musical est imminente. Presque tous les jeunes compositeurs contemporains se sont égarés dans une de ces deux voies, et c’est sans doute la mollesse, l’indolence avec laquelle la plupart d’entre eux se laissent aller à la manière, qui est cause qu’ils n’ont point subi l’influence de la brillante énergie avec laquelle Halévy vient de pousser le style du grand-opéra français dans une route nouvelle.

C’est là un phénomène d’une importance affligeante, et je crois devoir en rechercher les causes et m’expliquer à cet égard avec une entière liberté ; cela est d’autant plus nécessaire que je ne me souviens pas que jusqu’à présent on ait accordé à cette circonstance l’attention qu’elle mérite. On ne saurait nier que, depuis l’époque où le talent d’Auber fleurit dans tout son éclat, la musique française, à laquelle il a imprimé un nouvel essor avec autant de puissance que de bonheur, ne se soit corrompue et ne soit déchue de jour en jour. Pour arriver tout de suite au dernier degré de décadence et de dégénérescence, il suffira de signaler les misérables productions qui composent, conjointement avec les chefs-d’œuvre du génie français, le répertoire de l’Opéra-Comique. On a peine à concevoir qu’une telle constitution naturelle, où même les plus jeunes d’entre nous ont eu l’occasion de saluer le joyeux avènement d’œuvres de premier ordre, paraisse être condamnée à produire au grand jour, de mois en mois, de piteuses rapsodies (à part quelques exceptions peu nombreuses) que le goût le plus énervé ne saurait trouver supportables. Comme ce qui les caractérise, c’est surtout la nullité la plus absolue, le manque total de force et d’inspiration, on doit être d’autant plus surpris que ces compositions soient beaucoup moins l’œuvre de maîtres qui se survivent, que de jeunes gens sur lesquels repose l’avenir de la musique en France. Qu’on ne nous parle pas de l’épuisement d’Auber ! Sans doute ce maître illustre est parvenu à l’extrême limite de sa carrière artistisque, où la puissance créatrice doit s’arrêter, où elle ne saurait se renouveler ; où l’artiste doit restreindre ses efforts à se maintenir au point où il est parvenu, et à conserver sa gloire intacte. Sans doute c’est la position la plus périlleuse pour un artiste, vu qu’elle penche vers le déclin ; et si cette persévérance à se retrancher dans un système de productions arrêté et immuable doit conduire inévitablement à la monotonie, et restreindre la sphère du compositeur, nous devons reconnaître d’un autre côté que nul ne sait, comme Auber, donner la vie et la grâce aux formes inventées par lui, les construire, les polir et les façonner avec une sûreté et une perfection merveilleuses. Avant tout et toujours, c’est précisément la considération que ces formes ont été inventées par lui, qui nous inspire la plus profonde estime pour son beau talent, et on lui accorde volontiers d’employer exclusivement des formes qui lui sont familières à juste titre.

Mais si éloignés que nous soyons de signaler Auber comme le corrupteur du goût musical, on ne saurait nier que le style créé par lui, ainsi que nous l’avons exposé plus haut, ne paraisse avoir perdu nos jeunes compositeurs à tout jamais. Il semble qu’ils n’ont rien compris à sa manière, sinon les procédés mécaniques, et que c’est là tout ce qu’ils ont trouvé digne d’être imité. Quant à l’esprit, la grâce, la fraîcheur, qui vous enchantent dans les productions du maître, vous n’en trouvez pas l’ombre chez ses copistes.

Maintenant que nous savons à quoi nous en tenir sur les contemporains, ou les successeurs d'Auber, comme vous voudrez les appeler, et que nous avons constaté l’impuissance et la faiblesse qui les caractérisent, nous pourrions nous expliquer facilement pourquoi aucun d’eux n’a osé s’engager dans la route si glorieusement frayée par Halévy dans la Juive malgré tous les bruyants applaudissements qui ont salué cette œuvre capitale. Nous l’avons dit, ce qui forme le trait distinctif du talent d’Halévy, c’est l’intensité de la pensée, l’énergie concentrée ; or, ces qualités et la richesse exubérante des formes dans lesquelles elles se manifestent, et qui sont tout à la fois indépendantes et travaillées avec le plus grand soin, tout cela écrasait cette race de pygmées, auxquels la musique ne semble s’être révélée que sous la forme de la mesure à trois-huit, de couplets et de quadrilles. Si donc ils ne reconnurent point que c’était en se jetant hardiment dans cette nouvelle carrière qu’ils devaient chercher leur salut, nous en trouverons la raison dans la profonde démoralisation artistique dans laquelle ils sont tombés dès le premier jour où ils entrèrent dans la carrière des arts ; car avec un peu de verve, un peu d’essor dans l’âme, ils se seraient élancés sur les traces de l’auteur de la Juive.

Mais si Halévy n’a pas exercé une puissante action sur les artistes qui l’entourent, qu’il porte ses regards sur l’Allemagne. Les Allemands, qui abandonnent facilement et volontiers leurs scènes aux étrangers, s’étaient complus à apprécier jusque dans les plus minces détails la musique voluptueuse de Rossini ; puis ils se prirent d’enthousiasme aux ravissantes mélodies de la Muette de Portici et ils ne voulurent plus entendre sur la scène que la musique française, qui avait dès lors détrôné la musique italienne. Toutefois, il ne vint à l’idée d’aucun compositeur allemand de choisir un modèle parmi les Français ou les Italiens, d’écrire dans le goût d’Auber ou de Rossini. Dans leur loyauté exempte de préjugés, ils accueillirent ce qui leur venait du dehors, et en jouirent avec reconnaissance. Mais l’œuvre de l’étranger n’était appréciée que comme telle, et leur resta étrangère : elle n’eut point prise sur leur façon de penser, de sentir et de produire. La musique d’Auber, précisément parce qu’elle était fortement empreinte de l’esprit de nationalité, a bien pu électriser le public allemand, mais sans éveiller les sympathies complètes que nous éprouvons pour une production à laquelle nous livrons sans réserve notre âme et nos facultés. Voilà comment il faut expliquer ce fait assez bizarre, que pendant longtemps sur les théâtres de l’Allemagne on n’ait à peu près entendu que de la musique française, sans qu’un seul compositeur ait manifesté l’intention de se familiariser avec le style et les brillantes ressources de cette école ; et pourtant les artistes pouvaient espérer, en suivant cette voie, de répondre aux exigences momentanées du public.

Tout au contraire, la Juive d’Halévy fit une forte et double impression en Allemagne : non seulement la représentation de cette œuvre constata la puissance qui ravit et qui secoue l’âme profondément, mais elle sut éveiller ces sympathies internes et externes qui dénotent la parenté. Ce fut avec un étonnement plein de bonheur et à sa grande édification, que l’Allemand reconnut dans cette création, qui renferme d’ailleurs toutes les qualités qui distinguent l’école française, les traces les plus frappantes et les plus glorieuses du génie de Beethoven, et en quelque sorte la quintessence de l’école allemande. Mais quand même cette parenté ne se fût pas manifestée tout d’abord d’une manière si évidente, le style d’Halévy, dans sa diversité, dans son universalité, tel enfin que nous avons essayé de le caractériser plus haut, eût suffi pour donner à la Juive une haute importance aux yeux du musicien allemand. Car ce furent précisément les qualités inhérentes à la manière d’Auber, qualités souvent brillantes, mais qui, dans tous les cas, sont restreintes à une sphère très étroite, qui détournèrent les Allemands de l’imitation de ce compositeur. Le style d’Halévy qui se meut avec plus de liberté, l’énergie passionnée qui se révèle dans sa musique, lui donnent une puissante influence sur les facultés musicales des Allemands. Par cette action sympathique, elle leur a montré comment ils pourront paraître de nouveau dans le domaine du drame musical, — qu’ils semblaient avoir abandonné complètement, — sans renoncer à leur individualité, sans choquer le génie national, et en effacer le caractère par l’imitation d’un faire étranger. Les choses mûrissent lentement en Allemagne, et la mode y exerce peu d’influence sur les productions de l’art. Toutefois, dans plus d’un ouvrage publié récemment, on reconnaît déjà clairement qu’une époque nouvelle s’annonce pour la musique dramatique de nos voisins. Quand le temps sera venu, nous montrerons jusqu’à quel point l’influence exercée par Halévy y aura contribué. Nous nous bornerons à faire observer pour le moment que cette influence sera plus sensible que celle-là même qui part des coryphées modernes de l’école allemande actuelle, parmi lesquels Mendelssohn-Bartholdy est sans contredit le plus remarquable ; c’est en lui que la véritable nature allemande se révèle de la manière la plus caractéristique. Le genre d’esprit, d’imagination, toute la vie intérieure enfin, qui se révèlent dans ses compositions instrumentales si finies dans les plus petits détails, la quiétude pieuse que respirent ses compositions religieuses, tout cela est profondément allemand, mais cela ne suffit pas pour écrire de la musique dramatique ; cette piété paisible et résignée est même en opposition directe avec l’inspiration qu’exige le drame. Pour écrire un opéra, il faut au compositeur des passions fortes et profondes, et de plus il doit posséder la faculté de les peindre vigoureusement et à grands traits. Et voilà précisément ce qui manque à Mendelssohn-Bartholdy : aussi, quand ce compositeur distingué a voulu s’essayer dans le drame, est-il resté au-dessous de lui-même.

Ce n’est donc pas de ce côté qu’on peut espérer voir partir une action énergique et féconde qui puisse vivifier de nouveau la musique dramatique en Allemagne. L’impulsion donnée par Halévy, provenant d’un talent étranger à la vérité, mais qui a une affinité intime avec l’esprit allemand, aura des résultats bien autrement décisifs. Et pour qui sait apprécier la solidité, la dignité de la musique allemande, l’influence exercée sur une de ses branches les plus importantes par l’auteur de la Juive ne sera pas un de ses moindres titres à sa gloire.

C’est un motif de plus pour regretter que nos jeunes compositeurs français n’aient pu trouver la force de suivre les traces de l’auteur de la Juive. Et ce qu’il y a de plus déplorable, c’est qu’ils ont eu la lâcheté de subir l’influence des compositeurs italiens à la mode. Je dis lâcheté, parce qu’en effet ce me semble une faiblesse coupable et honteuse de renoncer à ce que l’on trouve de bien dans son propre pays, pour singer les médiocrités étrangères, et cela sans autre motif que de profiter d’un moyen facile et commode de surprendre la faveur passagère de la masse inintelligente.

Tandis que les maestri italiens, avant de paraître devant le public parisien, se livrent à de sérieux travaux, afin de s’approprier les grandes qualités qui distinguent l’école française ; tandis qu’ils s’appliquent sérieusement (ainsi que Donizetti l’a prouvé récemment et à son grand honneur dans la Favorite) à se conformer aux exigences de cette école, à donner plus de fini et plus de noblesse aux formes, à dessiner les caractères avec plus de précision et d’exactitude, et surtout à se débarrasser de ces accessoires monotones et mille fois usés, de ces ressources triviales et stéréotypées dont l’abondance stérile caractérise la manière des compositeurs italiens de notre époque ; tandis que ces maestri dis-je, par respect pour la scène où ils veulent se produire, font tous leurs efforts pour retremper et ennoblir leur talent, les adeptes de cette école si respectée préfèrent ramasser ce que ceux-là jettent loin d’eux avec un sentiment de pudeur et de mépris. S’il ne s’agissait que d’amuser les oreilles du public par la voix de tel virtuose ou de telle cantatrice en faveur, — n’importe ce qu’ils chantent, et en ne tenant compte que de l’exécution, — ce serait un assez bon calcul de la part de ces messieurs de chercher à satisfaire de la manière la plus commode du monde (c’est-à-dire à la manière italienne) aux exigences d’un public assez peu difficile pour n’en point demander davantage. Il est vrai que, dans ce calcul, le but auquel doit s’attacher tout véritable artiste, celui d’ennoblir et d’élever l’âme par la jouissance, n’entrerait pour rien. Mais l’expérience nous prouve que ce serait commettre une criante injustice envers le public des deux Opéras de Paris, que de lui attribuer un goût si peu éclairé et si facile à contenter. Les jugements du parterre du Grand-Opéra font loi dans le monde musical, et la foule qui se presse aux représentations de Richard-Cœur-de-Lion donnerait un démenti accablant à une pareille assertion. Sans doute il se trouve des gens, et même des gens d’esprit et de goût, qui sont tout fiers de vous dire que Rossini est le plus grand génie musical de notre temps. Oh ! sans doute, beaucoup de circonstances se réunissent pour prouver que Rossini est un homme de génie, surtout quand on met en ligne de compte l’immense influence qu’il a exercée sur son époque. Mais on ferait mieux de garder le silence, et de ne pas exalter outre mesure la grandeur de cet homme de génie. Il y a le bon et le mauvais génie : tous les deux proviennent de la source de ce qui est divin et répand la vie, mais leur mission n’est pas la même...

Revenons maintenant au public des deux scènes lyriques françaises de la capitale. Je crois pouvoir prétendre à bon droit que c’est le public le plus éclairé, le plus impartial du monde, n’ayant de préférence que pour les bonnes choses. Il peut montrer de l’indulgence pour les aberrations où se sont fourvoyés nos jeunes compositeurs, mais rien ne constate qu’il les ait jamais encouragées sérieusement ou imposées. L’impuissance et la faiblesse de ces messieurs n’en seraient que plus inexplicables, et l’avenir de la musique en France se montrerait à nous sous des couleurs encore plus sombres, s’il était vrai que les affiches nous fissent connaître les noms des seuls artistes auxquels le ciel eût confié la mission de soutenir l’honneur de l’école française. Mais nous avons toute raison de croire que les affiches ne nous font connaître que la triste élite de compositeurs-aspirants qu’un concours fortuit de circonstances bizarres a mis en évidence, et que l’élite véritable, dans la capitale et en France, lutte obscurément contre la misère et la faim, et se consume en vains efforts pour arriver aux portes de ces grands établissements de commerce artistique. Ces portes s’ouvriront quelque jour aux vrais talents ; et qu’alors tous ceux qui ont à cœur les intérêts du grand et véritable drame musical, prennent Halévy pour modèle.

C’est dans la Reine de Chypre que la nouvelle manière d’Halévy s’est manifestée avec le plus d’éclat et de succès. Dès les premières lignes de ce travail, j’ai eu occasion d’exposer les conditions auxquelles, selon moi, est soumise la production d’un bon opéra, en indiquant les obstacles qui s’opposent à ce que ces conditions soient remplies complètement et en même temps par le poète et par le compositeur. Quand ces conditions se réalisent, c’est un événement d’une haute importance pour le monde artistique. Or, dans ce cas-ci, toutes les circonstances se sont réunies pour amener la création d’une œuvre qui, même aux yeux de la critique la plus sévère, se distingue par toutes les qualités qui constituent un bon opéra, tel que nous avons tâché de le définir.

Nous n’avons point à examiner en détail le livret de la Reine de Chypre. Toutefois, pour être à même d’apprécier et de caractériser plus exactement le mérite de la partition, il faut préalablement signaler, dans le poème, ce qui devait lui donner de l’importance aux yeux du compositeur. Avant tout, je crois devoir faire remarquer que, par un singulier bonheur, le poète a su donner aux éléments constitutifs de son action une couleur telle que le musicien pouvait la souhaiter. Si j’ai bien saisi le sens poétique du livret, le drame se fonde sur un conflit entre les passions humaines et la nature. Tout d’abord nous sommes frappés du contraste que l’égoïste Venise et son terrible Conseil des Dix forment avec l’île charmante que l’antiquité avait consacrée à Vénus. De la triste et sombre cité nous sommes transportés dans les bois enchanteurs de Chypre. Mais, à peine soulagés de l’anxiété qui nous oppressait, avons-nous respiré un air doux et voluptueux que dans l’envoyé du Conseil des Dix, dans cet assassin froidement cruel, nous retrouvons avec effroi le principe destructeur. Au milieu de ce conflit redoutable surgit la noble nature de l’homme, se fiant aux deux étoiles qui le guident ici-bas, l’amour et la foi, luttant courageusement contre le génie infernal, et quoique sacrifié, restant vainqueur ; voilà comment nous comprenons cette admirable figure de Lusignan.

Quel magnifique et poétique sujet ! de quel enthousiasme il dut enflammer l’âme d’un compositeur qui a, comme Halévy, une si haute idée de la dignité de son art !

Voyons maintenant par quels moyens il a réussi à nous communiquer cet enthousiasme.

L’opéra d’Halévy se compose, dans sa forme extérieure, de deux parties distinctes, déterminées par le lieu où se passe la scène. Or, la différence caractéristique du lieu de la scène n’a jamais eu plus d’importance que dans ce drame, où elle donne une empreinte particulière tant à l’action qu’aux formes sous lesquelles elle se manifeste. Pour peu que vous prêtiez l’oreille aux accents d’Halévy, vous comprendrez comment on peut exprimer par les sons cette diversité locale : en ceci il a même surpassé le poète.

La toile se lève. Nous sommes à Venise, au milieu de palais et de canaux : ni arbres ni champs verdoyants ne se montrent à nos regards ni même à notre imagination. Il y a pourtant une fleur qui croît en ces lieux, c’est l’amour de Gérard et de Catarina. Frais et pur comme la brise du soir, glisse vers nous le chant si simple et si joyeux par lequel Gérard annonce de loin sa venue à l’amante qui l’attend. Il y a là un élan de désir tendre et naïf, et en même temps une décision courageuse qui nous initient au caractère du jeune homme. Pour concilier tout d’abord nos sympathies aux deux amants, le compositeur a mis tout ce que son art a de plus enchanteur dans le duo où ils exhalent les sentiments qui les enivrent. Le jour sombre sur lequel se dessinent ces deux charmantes figures apparaît même à travers ces chants si brillants et si éclatants de bonheur comme un nuage sinistre, et leur communique un caractère particulier d’intérêt mélancolique. Rien n’égale en noblesse et en grâce la magnifique mélodie de la dernière partie de ce duo. La disposition et l’intention de ce thème seul suffiraient pour constater ce que j’ai dit plus haut, au sujet de la mélodie dramatique, telle que la comprend Halévy. Avec cette gracieuse tendresse, et quoiqu’elle soit parfaitement claire et qu’elle se comprenne à l’instant, cette mélodie est exempte, de toute manière, de toutes ces coupes arrêtées auxquelles ceux de nos auteurs contemporains, qui visent à la popularité quand même, ont coutume d’assujettir ces sortes de motifs ; elle est disposée de manière à ce que l’on ne puisse lui assigner aucune origine, ni française, ni italienne, ni autre ; elle est indépendante, libre ; elle est dramatique dans toute l’acception du terme.

Cette gracieuse scène d’amour qui éveille des sentiments si doux, est en quelque sorte consacrée par le trio suivant entre les précédents et le père de Catarina. On dirait que tous deux, poète et compositeur, ont voulu nous faire oublier que nous sommes à Venise, en nous peignant sous des couleurs ravissantes un bonheur qui ne devait pas se rencontrer souvent dans les palais de cette dure et orgueilleuse aristocratie vénitienne. La prière : Ô vous, divine Providence ! est une hymne de reconnaissance qui monte vers le ciel du coeur de mortels heureux. L’apparition de Mocénigo nous révèle l’intention du poète : il ne pouvait produire un plus puissant effet qu’en faisant paraître le prophète de malheur au moment même où nos cœurs s’abandonnent à la quiétude où nous ont plongés les scènes précédentes. Cet effet, le compositeur a le mérite de l’avoir rendu par des moyens très simples, sans aucune bizarrerie ni affectation. Toute cette scène est de main de maître, ainsi que la suivante entre Mocénigo et Andréa. Ici se présentait une grande difficulté. En effet, il ne s’agissait point d’exprimer l’énergie fougueuse des passions ; il fallait peindre la réserve, la tranquillité froide et calculée dont s’enveloppe l’ambition. Ce qu’il y a de sombre et de terrible dans ce Mocénigo qui va porter le trouble au sein de tant de bonheur, dans cet impitoyable représentant d’une corporation puissante, ne pouvait être plus heureusement caractérisé que nous ne le trouvons dans cette scène. On ne sait ce qu’on doit admirer le plus, de la simplicité des moyens que le compositeur a mis en usage, ou de ce tact si sûr qui l’a décidé à faire choix de moyens aussi simples. Ce qui prouve que l’auteur procède ainsi à bon escient, c’est qu’il fait un usage très modéré de l’orchestre : il a prudemment renoncé à tous ces éclats d’une instrumentation bruyante, qu’il manie pourtant avec une supériorité incontestable ; et c’était, en effet, par cette sobriété seule qu’il pouvait arriver à conserver a cette situation son expression dramatique. Le passage où l’orchestre caractérise si heureusement cette politique sombre et insidieuse du Conseil des Dix, et qui se répète en légers échos dans différents endroits de la partition, se fait remarquer de plus par un certain vide dans l’harmonie, avec lequel le chant si animé, si entraînant d’Andréa : Eh quoi ! vouloir qu'ainsi je brise, forme un beau contraste, et complète le tableau caractéristique que présente cette scène.

Le finale du premier acte, où toutes les passions se déchaînent comme une tempête, est un de ces chefs-d’œuvre où le talent d’Halévy se déploie dans toute sa puissance. L’énergie grandiose avec laquelle le compositeur a coutume d’exprimer les violentes émotions de l’âme, se concentre ici dans un air magnifique pour voix de basse : dans les premières notes, la colère des partisans de Gérard se peint avec force et fierté ; puis le mouvement rythmique s’accélère de plus en plus, et exprime admirablement l’exaltation successive de la passion. Sous le rapport purement musical, le finale offre d’ailleurs une foule de traits nouveaux.

Le commencement du second acte, qui nous montre le côté romantique de Venise, est une des conceptions les plus originales qui soient jamais sorties de la plume d’Halévy. L’introduction musicale avec le pizzicato incessant et monotone des violoncelles, et les accords pleins de rêverie des instruments à vent, forme, avec le chœur des gondoliers, un ensemble qui nous enivre d’un charme irrésistible. Le chœur des gondoliers est un morceau de chant où la nature est prise sur le fait : il y a là une simplicité grandiose et naïve d’un effet enchanteur. Toutes ces barcarolles rythmées à la moderne, d’une harmonie si piquante dont fourmillent nos opéras, du moment que la scène se passe en Italie, que sont-elles auprès de ce morceau si naturel, où pour la première fois se révèle dans toute sa vérité le caractère primitif des vigoureux enfants de la Chioggia, qui gagnent leur pain à ramer sur les canaux de Venise ?

La scène suivante a beaucoup d’animation dramatique. La mélancolie voluptueuse dans laquelle s’est affaissée la douleur de Catarina est rendue avec un charme touchant dans l’adagio ; le chant respire une mollesse qui répand dans nos cœurs un calme bienfaisant. Puis sa douleur se réveille avec une force nouvelle : Catarina s’adresse au ciel pour lui demander des consolations. Puis quand elle trouve les lignes tracées par la main de son amant, son cœur renaît à l’espoir ; sa joie, sa gratitude, l’anxiété avide avec laquelle Catarina attend son bien-aimé, tout cela ne pouvait être rendu avec plus de vérité et d’énergie. L’auteur nous semble avoir été surtout heureux dans le motif principal de l’allégro.

L’apparition de Mocénigo, du démon qui doit toujours et partout troubler le bonheur des deux amants, produit également ici le plus heureux effet. Les terribles paroles qu’il fait entendre sont parfaitement caractérisées par l’accompagnement de l’alto et du violoncelle. L’arrivée de Mocénigo prépare la scène suivante entre Gérard et Catarina, une des plus saillantes qui soient au théâtre. Je signalerai surtout la grâce ravissante de l’air de Gérard, à son entrée : Arbitre de ma vie, ainsi que le motif dans lequel Catarina, quand Gérard vient de lui déclarer qu’il ne l’aime plus, exhale sa douleur, douleur contenue, mais qui n’en est que plus intense ; le compositeur place dans la bouche de l’infortunée des accords si doux et si suavement touchants, qu’ils vous navrent le cœur, et font plus d’effet qu’on n’en obtiendrait avec les sons discordants et les cris.

Quel merveilleux changement voyons-nous s’opérer au commencement du troisième acte ! C’est ici qu’a lieu la transposition du lieu de la scène, dont je parlais plus haut, et à laquelle j’assignais une si grande importance. Dès ce moment, le souffle d’une inspiration nouvelle anime la musique ; ce qu’elle peint, c’est la beauté, le bonheur, la nature dans sa richesse luxuriante : le contraste avec le premier acte est complet. L’air joyeux du chœur des seigneurs cypriotes, Buvons à Chypre, nous place tout à coup dans une sphère nouvelle : ce chœur abonde en vibrations mélodiques, c’est, d’un bout à l’autre, une verve de gaieté et de jouissance insouciante. Le chant des Vénitiens ne manque pas non plus de charme, mais il respire en même temps la moquerie haineuse et l’orgueil. Les caractères si opposés des Vénitiens et des Cypriotes sont heureusement fondus dans ce qui suit, et la frivolité qui est commune aux uns et aux autres est parfaitement caractérisée dans le chœur du jeu. Les couplets de Mocénigo : Tout n’est dans ce bas monde, sont d’une beauté incomparable, et se rattachent à l’ensemble sans affectation et sans en interrompre le rythme ; il n’y a rien de trivial, de commun : l’expression de légèreté gracieuse, que n’exclut point la noblesse, fait de ces couplets le modèle du genre. La sensualité, le désir effréné de jouir qui forment le caractère distinctif de tout ce tableau, atteignent leur point culminant dans le chœur dansé qui suit. On voit que le compositeur a voulu se surpasser ici lui-même, en prodiguant tout ce que son talent lui fournissait de richesses mélodiques : le délire de l’orgie ne saurait être rendu avec des couleurs plus enivrantes. Par une transition qui forme un contraste très marqué, nous arrivons au grand duo final entre Lusignan et Gérard. Combien ce morceau diffère sous tous les rapports de ce qui précède ! L’enthousiasme chevaleresque, une noblesse toute virile, se peignent dans ce passage, un des plus importants de la partition ; car c’est à partir de ce point que l’intérêt tragique se manifeste et prend une direction décisive. La romance pathétique : Triste, exilé sur la terre étrangère, qui est si bien en harmonie avec les moyens des deux chanteurs, est une perle précieuse dans la riche parure de cette partition. Tout ce que la sensibilité a de plus profond, tout ce que le courage chevaleresque a de plus mâle et de plus exalté sont fondus ici en une seule et même mélodie avec un art sans égal, dont la simplicité des moyens rehausse encore le mérite. En général on ne saurait trop louer Halévy de la fermeté avec laquelle il résiste à toutes les tentations d’escamoter des applaudissements faciles, en s’en remettant avec une confiance aveugle au talent des chanteurs, comme font tant de ses confrères. Au contraire, il tient à ce que les virtuoses, même le plus en renom, se soumettent aux hautes inspirations de sa muse ; c’est ce qu’il obtient par la simplicité et la vérité qu’il sait imprimer à la mélodie dramatique. Au quatrième acte, une magnificence, une splendeur extraordinaires se déploient à nos regards. Nous avons vu dans la Juive qu’Halévy s’entend fort bien à donner à la pompe théâtrale un sens noble et caractéristique ; toutefois, dans la Reine de Chypre il procède autrement. La pompe scénique, dans le premier de ces opéras, reçoit, par l’accompagnement musical, une teinte de fanatisme religieux propre au moyen-âge ; dans la Reine de Chypre, elle reflète au contraire les transports joyeux d’un peuple qui croit saluer dans la jeune reine le gage de la paix et du bonheur. L’aspect de la mer, la richesse méridionale du paysage, tout contribue à rehausser l’éclat de la fête. C’est dans ce sens, ce me semble, que l’on doit expliquer le chant des matelots quand le vaisseau aborde au rivage. Mais c’est surtout la prière : Divine Providence qui achève de donner au tableau un caractère individuel. Cette prière est un morceau d’un mérite inappréciable : dès les premières mesures chantées par le ténor, on se rappelle involontairement ces processions pieuses que l’on voit parfois s’avancer dans la campagne avec croix et bannière. La sérénité, qui s’allie dans ce morceau à la ferveur religieuse, forme un contraste frappant avec les sombres mélodies chantées par les moines et les prélats dans la procession du concile de Constance.

L’air de Gérard qui vient après les cérémonies est d’un puissant effet : chaque mesure est empreinte d’une expression dramatique et qui émeut profondément ; les divers sentiments qui viennent successivement agiter son cœur sont parfaitement rendus ; un souffle mélodique continu règne dans tout ce morceau. Un des motifs les plus heureux est celui du dernier allégro : Sur le bord de l’abîme ; il était facile de manquer la couleur mélodique de ce passage, à cause de l’émotion extrême qui s’y révèle. Le compositeur est d’autant plus digne d’admiration, pour avoir mis le chant en harmonie avec la vérité de la passion. L’allure rapide et énergique du finale, l’art avec lequel les sentiments les plus divers viennent se confondre dans le motif principal, constatent de nouveau la supériorité avec laquelle Halévy traite les morceaux d’ensemble.

Que dirai-je enfin du cinquième acte, dans lequel le poète ainsi que le musicien semblent s’être concertés pour atteindre aux effets les plus merveilleux de leur art ? On ne saurait trouver un tableau plus touchant, plus noblement pathétique. L’air chanté par Catarina près du lit de mort du roi, les accents qu’il adresse à son épouse découlent des sources les plus intimes du cœur humain ; nulle parole ne saurait peindre ce qu’il y a là de douleur vraie et déchirante. Le duo entre Gérard et Catarina commence par une excellente introduction, et se soutient à la même hauteur jusqu’à la fin. Le motif principal : Malgré la foi suprême, a beaucoup de vérité et d’expression ; la gradation de ce motif est fortement accentuée, et produira toujours le plus grand effet.

Toutefois, le morceau le plus sublime de la partition c’est le quatuor : En cet instant suprême. Ici, plus que partout ailleurs, le talent d’Halévy se montre dans toute son individualité ; le grandiose s’allie au terrible, et une mélancolie tout élégiaque répand comme un crêpe funèbre sur cette scène solennelle, disposée d’ailleurs avec cette clarté, cette simplicité, qui sont propres aux grands maîtres.

Que si nous jetons un dernier regard sur l’ensemble de la Reine de Chypre, si nous en examinons avec soin les qualités les plus saillantes et les plus caractéristiques, nous trouverons d’abord que l’auteur continue à s’avancer dans la route qu’il a frayée dans la Juive, puisqu’il s’attache de plus en plus à simplifier ses moyens. Cette tendance qui se révèle chez un compositeur doué de forces exubérantes qui auraient pu l’amener plutôt à douter de l’efficacité des moyens déjà en usage, est d’une grande importance ; elle prouve de nouveau qu’il n’y a que ceux qui font abus de ces moyens qui les trouvent insuffisants ; que l’artiste doit chercher ses richesses dans la puissance créatrice de son âme. C’est vraiment un beau spectacle que de voir comment Halévy, tout en restreignant ses moyens à dessein, comme il est facile de le remarquer, a réussi à obtenir une si grande variété d’effets, sans compter que par là il rendait ses intentions d’autant plus claires et plus intelligibles. Au reste, les procédés qu’Halévy a employés et l’influence qu’ils exercent sans doute sur l’art contemporain, ont trop d’importance pour ne nous en occuper qu’ainsi en passant. Nous nous réservons de revenir une autre fois sur ce sujet, et de le traiter avec toute l’attention qu’il mérite.