Hambourg et la nouvelle question douanière en Allemagne

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Hambourg et la nouvelle question douanière en Allemagne
Revue des Deux Mondes, période initialetome 20 (p. 516-537).

HAMBOURG


ET


LE ZOLLVEREIN.




NOUVELLES TENDANCES DE L'UNION DOUANIERE.




Nous possédons entre toutes les nations européennes le privilège unique d’ignorer autant que possible les choses de l’étranger. C’est un droit qui souvent nous coûte cher, mais nous le gardons ; il nous vient probablement du temps où rien ne se faisait hors de chez nous qui ne se fît par nous ; toujours est-il qu’aujourd’hui même encore nous en abusons singulièrement, sans avoir les mêmes raisons d’en user. Il s’apprête, à l’heure qu’il est, pour le commerce du Nord, une crise qui peut en changer la face. La fortune de tous les pays maritimes, depuis Anvers jusqu’à Memel, est engagée dans un débat dont la solution semble de plus en plus imminente. Quelle que soit cette solution, les contre-coups en seront inévitables ; elle atteindra nécessairement par ses plus prochains effets le groupe entier des états occidentaux de l’Europe. L’Angleterre se met sur la défensive ; la Russie elle-même, moins dangereusement menacée parce qu’elle a moins à perdre, s’inquiète pourtant et se précautionne ; les incidens se multiplient, les influences marchent, les besoins se précisent, les esprits travaillent et se fixent. Nous, en attendant, nous fermons les yeux et les oreilles, nous ne voyons rien, nous ne savons rien. Je n’ai point la prétention d’éveiller personne ; je ne puis cependant m’empêcher de dire qu’il y a là plus qu’il n’en faut pour qu’on y doive regarder. Voici la question.

L’idée primitive du Zollverein, modifiée par l’expérience même des obstacles qu’elle a rencontrés, prend sous une nouvelle forme des proportions et une activité nouvelles. Ce n’est plus simplement, comme en 1834, l’union intérieure des douanes allemandes, la suppression des barrières qui s’élevaient entre les marchés allemands : cette idée persévérante, c’est à présent l’unité politique et commerciale de l’Allemagne vis-à-vis de l’extérieur. Le mot est trouvé, il fera son chemin : Handelspolitische Einheit. La pensée d’unité qui s’était assise et constituée au dedans du territoire, en effaçant toutes les lignes qui le coupaient, veut maintenant se montrer au dehors et arborer un pavillon. A l’aide des droits protecteurs, on avait écarté l’étranger de chez soi pour y développer plus au large une industrie nationale ; on prétend désormais expédier soi-même les produits de cette industrie grandissante sur les places où le négoce européen se donne rendez-vous. D’agricole qu’elle était, l’Allemagne a pu devenir industrielle ; son ambition est aujourd’hui d’être commerçante. Elle s’est close de son mieux contre les importations de la fabrique anglaise ou française ; elle aspire dorénavant à lui créer une concurrence au-delà des mers avec ses propres exportations. Ce n’est plus assez pour elle d’être une puissance continentale ; elle serait demain, à l’en croire, une puissance maritime. Tout le succès de ces plans magnifiques repose sur l’emploi des droits différentiels.

Il n’y avait eu jusqu’ici que deux partis au sein du Zollverein, les protectionnistes ardens et les protectionnistes modérés. Les tarifs de l’union ayant été dans le principe dressés sur des bases plus libérales que restrictives, les réclamations et les plaintes partaient surtout du camp prohibitif. Le nord et le midi de l’Allemagne ne sauraient s’accommoder d’un même régime de douanes sans de rudes froissemens. Les ports de la Prusse ne pourront jamais se sacrifier assez aux exigences des manufactures du Wurtemberg, de la Bavière et de la Saxe. La Prusse, qui s’est imposé tant de concessions pour arriver à fonder cette vaste communauté dont elle tient naturellement la tête, la Prusse ne peut cependant se ruiner en son particulier pour le plaisir d’exercer un commandement général.

Les protectionnistes exclusifs ont bien senti qu’il leur était chaque jour plus difficile de surmonter des résistances qui chaque jour pourtant leur nuisaient davantage. Les protectionnistes modérés ont fini par appréhender que de si durs tiraillemens ne rompissent l’union. La conférence douanière tenue à Carlsruhe en 1845 s’était séparée sans résultats, la conférence extraordinaire assemblée à Berlin en 1846 n’a pas eu plus tôt promulgué les siens qu’elle a soulevé contre elle la clameur de toutes les fabriques intéressées. C’est au milieu de ces embarras croissans des deux opinions rivales qu’une troisième opinion a percé dans le public avec un vif et soudain éclat. L’attention a été portée tout d’un coup du système protecteur au système des droits différentiels. On a trouvé là tout à la fois une conciliation et un remède.

Le droit fixe frappe la marchandise étrangère pour elle-même et sans distinction, sans autre but que de favoriser à l’intérieur le placement des produits similaires du travail national, ou d’assurer au trésor un revenu déterminé. Le droit différentiel est un moyen moins immédiat vers une fin plus savante et plus compliquée ; il distingue non pas entre les marchandises diverses, mais entre les diverses circonstances qui accompagnent l’importation d’une même marchandise. Il s’élève ou il s’abaisse suivant qu’elle vient de tel ou tel pays, par terre ou par eau, il s’abaisse, si elle arrive sous pavillon national, il s’élève, si elle arrive sous pavillon étranger ; il s’abaisse, si on l’a cherchée directement aux lieux de provenance ; il s’élève, si elle sort d’un entrepôt par le canal d’un tiers.

Appliqués à la situation présente de l’industrie allemande, les droits différentiels ont paru faits pour lui offrir bientôt des ressources infinies. Malgré les droits protecteurs, les tissus, les fils, les cotonnades de l’Allemagne rencontrent dans le pays même qui les fabrique une concurrence devant laquelle les manufactures semblent toujours tout près de succomber ; elles étouffent sur leur propre marché. C’est que les débouchés manquent ; c’est que les manufactures tirent leurs matières brutes, c’est que les consommateurs tirent leurs denrées, non pas en ligne droite des régions transatlantiques, mais, par commissionnaires, du fond des magasins anglais. Supposez que l’Amérique, au lieu d’expédier ses productions à Liverpool, les adresse sans intermédiaire au cœur du Zollverein, il faudra nécessairement alors qu’elle se paie en marchandises allemandes, au lieu de se payer en marchandises britanniques. Dégrevez donc le transit direct et grevez les entrepositaires, voilà des débouchés nouveaux qui vont s’ouvrir devant l’industrie du Zollverein, parce que, mise en face des véritables fournisseurs, elle soldera le compte de leurs matières brutes avec les matières ouvrées qu’ils demandaient jusqu’a présent à l’Angleterre, où aboutissaient tous leurs envois. Qu’on ose plus encore, que l’on assure une prime à la navigation nationale en chargeant la marchandise apportée par navire étranger : on réconciliera de la sorte les villes maritimes du Zollverein avec les villes manufacturières ; on développera le commerce des ports en même temps qu’on donnera de l’ouvrage aux fabriques Le Zollverein aura bientôt sa marine marchande, pépinière infaillible d’une marine militaire, l’indispensable armement d’une nation de quarante millions d’hommes.

La conception sans doute est belle et le rêve séduisant. Il n’y aurait plus tant alors à discuter sur les tarifs. Il importerait moins aux ultra-protectionnistes de l’union de défendre leur étroit marché contre l’invasion de la concurrence, puisqu’ils auraient moyen de créer eux-mêmes une concurrence sur les vastes marchés du dehors. Il importerait moins aux protectionnistes mitigés de repousser des tarifs aujourd’hui gênans pour leur commerce européen, puisqu’ils seraient appelés, par le seul fait de leur situation territoriale, à devenir les agens d’un immense commerce transatlantique. L’intérêt du Zollverein passerait ainsi des droits protecteurs, sur lesquels il est si malaisé de s’entendre, aux droits différentiels qui mettent tout le monde d’accord.

Pour réaliser cette heureuse combinaison, pour assurer à jamais cet avenir plein de riches promesses, il ne manque qu’une chose, qui a manqué déjà pour réaliser dans son intégrité le système protecteur : je veux dire l’accession du Mecklenbourg, de l’Oldenbourg, du Hanovre et des villes hanséatiques. Si cet appoint était nécessaire quand il s’agissait de faire avec l’Allemagne tout entière un grand corps industriel, il l’est bien plus assurément quand il s’agit de pousser en avant ce corps maintenant développé. L’Allemagne pouvait à la rigueur se constituer comme elle l’a fait, c’est-à-dire par l’union intérieure et l’isolement, en se restreignant aux seuls états qui voulussent partager les chances d’un système commun ; mais les états séparatistes, placés à l’embouchure de ses fleuves, peuvent l’empêcher de les descendre, tandis qu’ils ne pouvaient guère aider l’étranger à les remonter. Le Zollverein était libre des enfermer en lui-même, il ne l’est point de se produire au dehors, parce que son chemin est barré par des voisins qu’il n’a pas encore réussi à changer en alliés.

Voilà le premier écueil auquel devaient se heurter les partisans des droits différentiels. Ce n’est point un écueil, ont-ils aussitôt crié, c’est une pierre de salut. L’ancien Zollverein avait procédé, vis-à-vis des riverains de la Baltique et de la mer du Nord, avec la brutalité d’une idée triomphante ; il leur avait offert purement et simplement de se suicider pour l’amour de lui, et, dans sa passion prohibitive, il avait prétendu enchaîner ces riches commerçans au succès éventuel, aux destinées encore lointaines d’une industrie sans passé. Il ne leur accordait point de dédommagent, il ne leur laissait point de recours. Les villes de la côte n’avaient plus qu’à se faire manufacturières comme les villes de l’intérieur, ou bien il fallait qu’elles se résignassent à s’immoler en esprit de sacrifice sur l’autel de la patrie une et indivisible, sur l’autel de la patrie allemande. Le nouveau Zollverein ne sera ni si peu intelligent ni si fort absolu. Les séparatistes, alléchés par la perspective des immanquables profits du transit direct entre l’Amérique et l’Allemagne, s’empresseront d’assister, dans la seconde phase de sa fortune, cette puissance dont ils doutaient encore à la première. Ce ne sont pas les ports prussiens qui peuvent accaparer des relations aussi considérables, ils n’y suffiraient pas. Le privilège du pavillon national devenu lucratif, Hambourg et Brême renonceront à leurs couleurs pour arborer celles de l’union, qui, fièrement alors promenées partout, forceront désormais partout à compter avec elles. Les inventeurs de l’union politique et commerciale de l’Allemagne rejettent donc bien derrière eux les inventeurs de l’union douanière. Ceux-ci n’avaient ambitionné que la fortune industrielle, et, pour y arriver, ils avaient souffert qu’un trop grand nombre de leurs frères allemands restât en dehors du pacte. Les modernes économistes vont restituer au corps germanique ces membres si malheureusement retranchés, et, quel expédient merveilleux ! il ne leur en coûtera pour tout raccommoder que de se donner une grande marine et de l’alimenter par un grand commerce.

C’est ainsi que le problème se résout en même temps qu’il se pose. C’est ainsi que la négociation se présente ; mais il faudrait gagner Hambourg. Or, Hambourg vient de répondre à ces offres d’apparence si fraternelle par un non si décidé, que l’on ne sait encore comment s’en remettre, tout fondé, tout résolu qu’on est à ne point désespérer. Hambourg, depuis lors, se trouve l’objet des malédictions presque unanimes de la presse allemande. La querelle est trop ardente pour être déjà finie. Comment finira-t-elle ? Voyons d’abord comment elle est née.

Hambourg et Brême, la reine de l’Elbe et celle du Weser, seraient appelées par leur voisinage à rivaliser entre elles, si le bonheur d’une position plus favorable, si un plus vif esprit d’entreprise, n’avaient investi la première d’une prépondérance décisive. Il y a plus de capitaux à Hambourg que sur toutes les places du Nord ; c’est la bourse où toutes font leurs échanges ; c’est le marché commun sur lequel la Suède, le Danemark, la Norwége et même la Russie trafiquent avec l’aide du crédit hambourgeois. Ce sont des négocians de Hambourg qui ont frayé aux produits allemands la route des Indes orientales, de la Chine, de Java, de Batavia et de Sumatra ; ce sont eux qui, les premiers, ont armé pour l’Amérique du Sud, tourné le cap Horn et fondé des comptoirs allemands à Valparaiso, à Lima, à la Conception ; ce sont eux enfin qui ont rayonné de là dans tout l’intérieur et répandu jusqu’aux Cordillières la langue et la librairie de l’Allemagne. Il n’est point d’île et de port dans le golfe du Mexique et sur l’Atlantique où il n’y ait, si petit que soit l’endroit, un établissement de Hambourg ; les commerçans hambourgeois vivent par centaines à la Jamaïque, à Cuba, à Saint-Thomas, à Porto-Rico. Brême ne possède ni tant de richesses ni tant d’audace elle ne se risque point à des relations si lointaines et si multipliées ; elle a, par exemple, abandonné complètement le négoce trop chanceux de l’Amérique du Sud ; elle concentre toute son activité dans ses affaires avec les États-Unis. Brême ne pouvait voir sans quelque jalousie l’éclatante prospérité de Hambourg ; elle a cherché pour elle un lustre original qui l’empêchât d’être trop éclipsée. Hambourg est, comme l’argent, tout à tous. Brême s’est parée d’un attachement plus scrupuleux, d’un culte plus exclusif pour la nationalité allemande ; elle veut intéresser à sa fortune l’industrie nationale, elle affecte de se dévouer à son profit. Brême, si l’on en croit ses journaux, achèterait toujours pour son compte sur le marché germanique, sauf à revendre ensuite à ses risques ; Hambourg (ce qui n’est pas vrai) s’en tiendrait prudemment aux calculs égoïstes de la commission. Brême enfin a découvert une recette spéciale pour signaler l’amour qu’elle porte à ses compatriotes de l’intérieur ; elle a organisé le service public de ce grand fléau qui désole l’Allemagne et qui s’appelle l’émigration. Le sénat de Brême a donné par des règlemens minutieux toutes les facilités, toutes les sécurités désirables aux paysans du Wurtemberg, de la Bavière et du Rhin, qui s’embarquent sur ses vaisseaux pour aller chercher une autre existence par-delà l’Atlantique ; il a multiplié leur nombre en protégeant leur détresse ; l’humanité s’en réjouit, la patrie s’en afflige. C’est d’ailleurs un bienfait qui n’est point sans compensation. Les vaisseaux de Brême, au lieu de partir sur lest, s’en vont, avec des cargaisons d’émigrans, prendre à New-York ces énormes cargaisons de tabac dont ils ont enlevé le monopole à la Hollande.

Ce singulier commerce ne se fait pas du moins à Hambourg dans de si grandes proportions ; un si triste spectacle lui gâterait sa splendeur. Hambourg est la Babylone du Nord, plus sensuelle encore et surtout plus vivante que Vienne. Gouverné par une aristocratie financière qui s’adjoint dans le sénat une petite aristocratie de jurisconsultes, Hambourg a choisi pour maxime universelle : Laissez faire et laissez passer ; mais cette maxime, qui lui apporte l’opulence, ne lui apporte pas la vertu. Il y a de terribles relâchemens dans les mœurs des classes aisées, de bruyans scandales dans la rue. Toute une population venue des quatre coins du monde, matelots de toutes langues, voyageurs de tous métiers, grouille là, pour ainsi dire, au milieu des délices vulgaires de la Vénus des carrefours. La prostitution est instituée sur une aussi vaste échelle que l’émigration à Brême ; elle s’étale avec l’effronterie de Londres. L’honnêteté pudibonde des Allemands du midi se récrie avec fureur contre ce dévergondage autorisé ; leur patriotisme s’indigne par-dessus tout de cette cruelle indifférence avec laquelle les hauts seigneurs du commerce hambourgeois ont toujours repoussé les avances, il est vrai passablement intéressées, que la grande nation allemande daignait si souvent leur faire pour les englober dans son giron. La superbe bourgeoisie ne se laisse ni beaucoup intimider ni beaucoup séduire. Elle n’a pas dans sa vie d’habitudes bien sévères, mais elle calcule toujours de sang-froid ; mêlant à sa manière la bienfaisance et la débauche, le goût des arts et l’amour de satisfactions moins délicates, elle compte, après tout, des hommes de sens et de capacité. Le sénat, qui se recrute lui-même, a presque toujours bien choisi, surtout depuis l’occupation française. Les vieilles traditions de la Hanse ont ainsi pu se prolonger avec plus de rigueur qu’on ne le penserait, et les jeunes ambitions du nouveau monde germanique viennent régulièrement échouer contre des intérêts que le cours des siècles n’a point changés. Sera-ce encore de même cette fois, et le sénat de Hambourg sortira-t-il à son honneur du combat qu’il a si résolûment affronté ? Il en est pourtant de cet assaut continuel comme de la marée montante : plus nombreuses les vagues se succèdent, plus fortes elles arrivent ; il restait un coin à sec sur la plage, le dernier flot le recouvre[1].

Ce qu’il y a de plus significatif dans la crise présente, c’est que le signal en est venu de Brême. C’est Brême qui, la première, a semblé faire bon marché de la liberté commerciale, d’où sort toute la prospérité de Hambourg, pour faciliter l’établissement d’un ordre de choses qui lui fût peut-être plus particulièrement propice ; c’est Brême qui a donné l’idée avec laquelle on veut aujourd’hui transformer le Zollverein, l’idée de substituer au principe du free-trade comme à celui de la protection le principe mixte des droits différentiels. Convertir les protectionnistes à cette doctrine, c’était les mettre en progrès vers la liberté ; inviter les free-tradistes à l’embrasser, c’était les engager à reculer vers la protection. Brême, qui risquait à bon escient ce pas rétrograde, plaçait ainsi désormais les états séparatistes, et notamment la grande ville hanséatique, dans une position plus difficile encore aux yeux de l’Allemagne. On n’a rien épargné pour que Hambourg restât seul ou succombât.

De 1839 à 1844, la préoccupation dominante des magistrats de Brême a été constamment de répandre en Allemagne « le système des droits différentiels pour la protection du pavillon germanique. » La pensée mère en appartient au bourgmestre Smidt, qui l’alla prêcher à la cour de Hanovre, à celle d’Oldenbourg et même à celle de Berlin. Le Hanovre en sembla surtout alors très frappé ; mais l’attention publique fut bientôt encore plus vivement saisie par certains mémoires brémois tous depuis résumés dans un écrit du sénateur Duckwitz, qui posa catégoriquement la question. Cet écrit était intitulé : l’Union allemande de navigation et de commerce (Deutsche Handels-und-Schiffahrtsbund). Il exprimait clairement les vues de Brême. Ces généreux Hanséatiques n’entendaient point bouleverser leur libre commerce par une révolution radicale ; il s’agissait seulement d’en soumettre une branche à quelques formalités : l’importation par navires étrangers et par entrepôts serait grevée d’un certain droit au profit des importations arrivant directement des régions transatlantiques sur navires nationaux. Le principal dans l’affaire, c’était cependant d’établir à Brême un dépôt général pour l’industrie allemande, où les marchandises une fois entrées ne seraient point censées sorties des limites du Zollverein, et pourraient, par conséquent, y retourner au besoin sans frais. Le Zollverein emploierait ainsi le territoire de Brême, tout comme si Brême était à lui. Brême traitant sur la base des droits différentiels, l’accession de Hambourg devait suivre. Hambourg ne pouvait plus se défendre contre l’Allemagne du moment où celle-ci aurait pris pied dans la mer du Nord et sévi sur Hambourg comme sur un entrepôt étranger au profit du grand entrepôt national de Brême. Les commissionnaires hambourgeois étaient ruinés, s’ils s’obstinaient à lutter contre les droits qui chargeraient leurs expéditions et favoriseraient d’autant l’arrivée directe des produits transatlantiques dans le port privilégié du Zollverein. La Hollande elle-même et la Belgique devaient se rallier pour éviter la meurtrissure de ces droits différentiels. On comprend peut-être maintenant l’ardeur du patriotisme allemand de Brême.

Ces mémoires brémois furent recommandés par le Hanovre à la Prusse vers la fin de 1844. La Prusse répondit à la date du mois d’avril 1845 par une note sortie des bureaux de la direction du commerce et communiquée aux différens états du Zollverein (Preussischen Handelsamtes Denkschrift). On reconnaît dans ce travail important la supériorité des hommes éminens qui sont à la tête de cette partie des affaires prussiennes ; on y trouve la doctrine complète des droits différentiels exposée avec une lucidité remarquable, les argumens pour ou contre l’application de cette doctrine à l’Allemagne, les résultats qui peuvent en découler. La conclusion quant aux faits, c’est que les droits différentiels devront en fin de compte assurer entre l’Amérique et l’Allemagne les infaillibles bénéfices d’un transit direct ; la conclusion quant aux principes (et, de la part des protectionnistes mitigés de Berlin, elle est caractéristique), c’est que les droits différentiels sont « un acheminement vers la liberté générale du commerce, qui est dans l’intérêt de tout le monde.

On ne saurait bien se figurer la pensée des partisans que ce système a de l’autre côté du Rhin sans analyser ce document essentiel où les vœux du sénateur Duckwitz et de la ville de Brême sont contrôlés à la fois par la sagesse administrative et par les visées politiques de la Prusse.

Le mémoire prussien commence donc par déclarer nettement ce qu’ambitionnent les promoteurs des droits différentiels, trois grandes choses : l’échange des fabricats allemands contre les matières brutes ou les articles de consommation des pays transatlantiques ; le développement de la marine allemande ; l’accroissement de l’empire allemand par une alliance plus étroite avec les villes hanséatiques. De pareilles espérances sont bien pour animer ceux qui les conçoivent ; les journaux, les assemblées parlementaires de toute l’Allemagne en ont retenti ; la ville de Brême a presque officiellement proposé de se rapprocher du Zollverein. Partout c’est sur les droits différentiels que l’on compte pour opérer ces merveilles, chaque jour désormais plus impatiemment attendues. Il faut prouver qu’ils ne manqueront pas leur effet.

Le commerçant qui exporte l’excédant des produits de son pays ne demande qu’à charger ses navires sur retour avec l’excédant des produits du pays où il importe. L’Allemagne consomme en quantité considérable les matières brutes et les denrées qui proviennent des régions transatlantiques, le sucre, le café, le coton ; l’Allemagne aussi travaille beaucoup, et pourrait facilement s’acquitter envers l’Amérique au moyen des fabricats de son industrie. Les provenances américaines devraient donc arriver directement chez elle, puisqu’elles y trouveraient tout de suite de quoi les payer. Comment n’en est-il pas ainsi ? Comment la moitié du café, le tiers du sucre consommé par le Zollverein, viennent-ils des ports hollandais ? Comment se fait-il qu’on tire d’Angleterre la plus grande partie du coton et presque tout l’indigo ? C’est que la Hollande, l’Angleterre, la France, sont bien loin de donner au commerce maritime autant de latitude que l’Allemagne lui en laisse : leur législation favorise spécialement le transit direct des productions transatlantiques et les amène tout droit sur leurs marchés. L’Angleterre arrête ainsi ces productions au passage ; elle les solde en matières ouvrées dont elle est bien mieux fournie que l’Allemagne par cela seul qu’elle en a plus de débit. Son approvisionnement en matières brutes s’élève d’autant, et le commerçant d’Allemagne vient à son tour chercher celles-là sur la place britannique, par la même raison que l’expéditeur américain vient de préférence y demander les produits manufacturés, parce qu’il y a là plus de choix. Le commissionnaire anglais restera-t-il donc toujours en tiers entre l’Américain et l’Allemand ?

Que les états germaniques empruntent à l’Angleterre son acte de navigation, qu’ils défendent absolument l’importation des marchandises venues par entrepôt, ce dangereux et coûteux intermédiaire disparaîtra demain ; mais le procédé serait bien radical, et les nécessités commerciales ne se peuvent plus si fort trancher dans le vif. Des droits différentiels ménageront mieux les intérêts aujourd’hui constitués. On commencera par donner une prime au transit direct, pour en attirer chez soi les bénéfices. Aussitôt qu’il sera possible, on réservera ces bénéfices pour les nationaux en donnant également une prime à leur navigation sur celle des étrangers. Il n’y a de bonnes affaires que celles qu’on mène soi-même. Ne voit-on pas les navires hollandais et anglais qui jettent dans le Zollverein les denrées transatlantiques retourner souvent à vide aux ports d’expédition pour y prendre les produits de leur pays plutôt que de retourner immédiatement en Amérique chargés des fabricats allemands ? Dans ces lointaines relations, ce n’est pas seulement le transit direct qui est de principe, c’est le transit par nationaux ; il n’est pas d’autre manière d’affermir ses rapports avec les pays de provenance. Le commerce allemand affranchi des tiers les obligerait de la sorte à traiter avec lui sur un bon pied, et, suivant son goût, userait à leur égard de représailles ou de faveur. Les tiers parlementeraient pour ne point tout perdre, au lieu de se refuser à tout arrangement, comme ils font aujourd’hui qu’ils n’ont plus rien à gagner sur l’Allemagne, l’Allemagne s’en tenant avec eux aux règles trop lâches de la liberté commerciale.

Cette action positive des droits différentiels ainsi dûment constatée, n’est-il rien, dans l’état actuel du Zollverein, qui empêche de les appliquer ? Le Zollverein a prospéré sans eux, son industrie s’est développée sous le régime des droits fixes ; doit-on risquer le régime contraire ?

D’abord il n’est pas prouvé que cette prospérité tienne aux droits fixes ’employés vis-à-vis de l’étranger plutôt qu’à la suppression totale des douanes intérieures. Puis, il s’en faut que cette prospérité soit très générale ; l’industrie linière est tombée d’une valeur de 19 millions de thalers à une valeur de 7, et l’on est menacé de ne plus pouvoir payer du tout ses importations en exportations. Puis aussi, en admettant qu’il y ait progrès réel des manufactures, c’est aux manufactures en progrès à prendre leur part dans le trafic du monde, qui leur est fermé par le système anti-libéral des autres états européens. Puis enfin, en matière de politique commerciale, l’Allemagne doit toujours préférer les voies par où pourrait s’accomplir son unité : or, c’est seulement avec le régime des droits différentiels que l’on a chance de rallier à la commune patrie les séparatistes du nord, et notamment les Hanséatiques.

Le régime n’étant applicable qu’à la condition de pouvoir vérifier à l’arrivée la provenance et le mode de transit des marchandises afin d’y conformer les droits, le Zollverein n’aurait point assez des ports prussiens pour y appeler cette masse d’opérations. Il lui faudrait alors Anvers, la Hollande, le Hanovre, les bouches du Weser et de l’Elbe. La faveur des droits différentiels tombant exclusivement sur les marchandises qui débarquent dans les ports nationaux, tous ces points de débarquement devraient être incorporés au Zollverein ou lui laisser emprunter leur territoire pour y fonder des établissemens d’emmagasinage et de contrôle, avec des employés à lui chargés de recevoir les marchandises à sa destination. On reconnaîtrait par des avantages de réciprocité ces complaisances ou ces sacrifices, et les Hanséatiques en particulier verraient leur marine grandir et leur considération s’accroître auprès des nations étrangères.

Que si, maintenant, les séparatistes refusaient tout accommodement, on saurait encore se passer d’eux et les amener à résipiscence. C’est là le point capital de la note prussienne. Il suffirait, dans la pensée de ses rédacteurs, d’un acte législatif pour décréter, du jour au lendemain, l’institution des droits différentiels dans toute l’étendue du Zollverein. Le jour où la loi aurait dégrévé toutes les marchandises transatlantiques expédiées avec destination spéciale pour les états de l’union allemande, le monopole des Hanséatiques serait terriblement compromis. Jusqu’ici, tout ce trafic se réalise plus ou moins pour leur compte ou par leurs mains. Ils ne feraient plus dorénavant que le voir passer sous leurs yeux, et l’exportation américaine se garderait bien de leur adresser ses envois, pour les soumettre à la charge du droit différentiel, quand elle serait à même de les affranchir, en les consignant au nom des agens qu’elle a déjà dans l’intérieur du Zollverein. Il n’y aurait pas moyen de résister pour Hambourg, pas plus pour la Hollande. Le midi de l’Allemagne lui-même comprendrait que ses fabriques souffriraient bien moins de la gêne temporaire introduite par la protection dans les transports maritimes, qu’elles ne gagneraient à voir se développer, au profit de la mère-patrie, une branche d’activité si considérable. Le Zollverein, pourvu d’une navigation, créerait aux fabricans des entrepôts plus rapprochés. D’où vient la supériorité du filateur de Manchester ? C’est qu’il a le coton tout prêt à Liverpool, tandis que le filateur allemand, obligé de s’approvisionner d’avance par grandes quantités, ensevelit ainsi en matières brutes un trop fort capital, et ne peut toujours suivre à propos la hausse ou la baisse sur un marché dont il est trop loin. Supposez le magasin à Cologne ou à Magdebourg ; le manufacturier n’y prend que ce qu’il veut à la fois. Et voyez le comble du succès le Hâvre fournit à l’Allemagne du sud 865,000 kilogrammes de marchandises, dont la moitié en coton : avec la faveur décernée par le Zollverein au transit direct, le Rhin va tout aussitôt déposséder le Hâvre.

De quoi donc s’en manque-t-il pour que cette œuvre immense de patriotisme et d’enrichissement vienne enfin à exécution ? La marine prussienne est, il est vrai, insuffisante aussitôt qu’il s’agit de relations transatlantiques, puisqu’elle est employée tout entière à conduire les bois et les grains du Nord sur les marchés européens ; mais on donnera l’avantage du pavillon national aux Hanséatiques ; mais les Anglais eux-mêmes, d’après les traités de 1824 et de 1841, pourront être traités comme nationaux dès qu’ils se consacreront au transit direct ; mais enfin les Américains, attirés par le dégrèvement, viendront apporter leurs marchandises au Zollverein avant de toucher ailleurs. N’est-ce point tout d’abord assez ? Et cependant les capitaux afflueront, l’esprit d’entreprise s’exaltera de plus en plus, et le Zollverein se bâtira des vaisseaux. Il y a peut-être des représailles à craindre au début de cette fortune qui s’annonce si brillante : les entrepositaires d’autrefois, maltraités par les droits différentiels, voudront se venger ; seule partie maritime du Zollverein actuel, seule exposée pour l’instant à ces atteintes, quelles qu’elles soient, la Prusse se dévoue.

Tel est le manifeste de ce dévouement prussien, avec ses illusions volontaires et ses prétentions transparentes, avec son adresse et sa naïveté. Cette œuvre distinguée des hauts employés de Berlin, récemment encore reproduite par la presse, n’eut point toutefois de résultat bien immédiat dans le temps même où elle se produisait. Les différends survenus entre le Hanovre et le Zollverein, la défiance naturelle des états du midi pour toutes les mesures qui n’étaient point de la protection absolue, les pénibles dissentimens qui éclatèrent dans les grandes conférences douanières de 1845 et de 1846, l’apathie calculée de Hambourg, tout concourut à laisser alors assoupir cette question, si soudainement éveillée. L’Angleterre, cependant, ne s’y était pas trompée ; elle avait du premier coup compris la portée de cette agitation nouvelle, et senti le tort que lui causerait un rapprochement plus étroit entre le Zollverein et les états séparatistes. Unir les états de la mer du Nord au Zollverein par quelque lien que ce fût, c’était commencer une nouvelle puissance navale ; substituer à la libre concurrence des transports sous le régime des droits fixes le privilège du transit direct par navires nationaux sous un régime de droits différentiels, c’était inaugurer au profit du Zollverein un nouvel acte de navigation. L’Angleterre se mit tout aussitôt en mesure d’entraver des projets si menaçans pour sa grandeur commerciale.

Par le traité du 2 mars 1841, le gouvernement britannique avait reconnu le Zollverein comme une fédération constituée, ayant par conséquent le droit de faire corps en face de lui. Il avait fallu bien des négociations et des peines pour l’amener à confesser ainsi en toute solennité l’avènement d’un grand corps de plus, et d’un corps plein de jeunesse, sur le champ déjà si rempli de la production européenne. La politique anglaise s’y prit au moins de son mieux pour l’empêcher de s’accroître trop vite, en ce moment même où il semblait qu’il allât déjà toucher la mer du Nord. Du mois d’avril au mois d’août 1844, l’Angleterre conclut trois traités qui devaient enchaîner pour long-temps les états alors si publiquement convoités par le Zollverein et continuer à retenir leurs destinées en dehors des destinées communes de la patrie allemande. Hambourg, le foyer du négoce anglais, la citadelle du free-trade, était bien de force à se défendre lui-même, malgré cette propagande inventée par Brême et conduite par la Prusse au nom de l’idée séduisante des droits différentiels. Les autres états du littoral étaient plus exposés à succomber, parce qu’ils n’étaient point aussi exclusivement maritimes. S’ils cédaient à la tentation patriotique qu’on leur prêchait, s’ils adhéraient à l’union allemande de commerce et de navigation que l’on prônait maintenant avec tant de bruit, Hambourg était démantelé ; s’ils résistaient, Hambourg avait un prétexte pour ne se rendre jamais, puisque se rendre tout seul n’avançait à rien, tant que le reste de la côte demeurait ouvert aux importations britanniques.

Ce que l’Angleterre a dépensé de soins et de prévenances, ce qu’elle a lancé d’agens en campagne pour arriver à ses fins de ce côté-là, on ne l’imaginerait pas. Des conventions furent donc passées le 4 avril 1844 avec le grand-duché d’Oldenbourg, le 24 juillet avec le Hanovre, le 10 août avec les deux duchés de Mecklenbourg. Les conventions hanovriennes doivent durer d’un seul trait jusqu’au 1er janvier 1854 ; les autres n’allaient si loin qu’à la condition de n’être point expressément interrompues en 1848. L’Angleterre faisait aux parties contractantes des avantages proportionnels au prix qu’elle attachait à les gagner, et favorisait leur navigation selon le degré de leur puissance. En revanche, elle les emprisonnait dans sa sphère commerciale et leur barrait tout chemin qui aurait pu les rapprocher du Zollverein. Le gouvernement de Mecklenbourg se refusa plusieurs fois à cette défection nationale où l’entraînait le cabinet de Londres ; il ne voulait pas se lier les mains et s’obstinait à les tendre vers la patrie commune. La chevalerie mecklenbourgeoise, qui, par une accession au Zollverein, perdrait l’immunité d’impôt dont elle jouit, la Ritterschaft, vint en aide aux efforts des négociateurs anglais, et enleva le traité dans l’intérêt de ses privilèges. Les conventions hanovriennes étaient les plus importantes de toutes, parce que le Hanovre entraîne naturellement dans son orbite ses deux faibles satellites de l’est et de l’ouest ; elles contenaient un article 7 qui exprimait clairement la volonté de l’Angleterre dans cette entreprise diplomatique poussée contre le Zollverein avec tant de vigueur et d’à-propos.

« Sa majesté la reine du royaume-uni de Grande-Bretagne et d’Irlande et sa majesté le roi de Hanovre s’engagent mutuellement à n’accorder aux sujets de quelque état que ce soit aucune diminution de droit, aucune faveur, aucune franchise en matière de commerce et de navigation, sans l’étendre en même temps aux sujets de l’autre partie actuellement contractante. Cette extension se fera gratuitement ou sous condition, selon que les avantages accordés par l’une des deux hautes parties contractantes à d’autres états seront ou gratuits ou conditionnels. »

Ainsi le Hanovre voudrait-il par hasard, d’ici à 1854, entrer dans l’union douanière, il devrait en quelque sorte y porter l’Angleterre avec lui. L’Angleterre lui monte en croupe ; c’est un curieux et caractéristique acharnement de l’exploitation commerciale. Les ports hanovriens ne sauraient devenir ports du Zollverein sans ouvrir au même instant le Zollverein lui-même à la fabrique anglaise, et celle-ci, appuyée sur son traité particulier avec le Hanovre, n’aurait pas même d’accommodement plus général à débattre avec l’Allemagne. On n’a jamais mieux enlacé son ennemi.

Tant d’efforts et de si habiles ne devaient pas néanmoins abattre le parti des droits différentiels : ni la perfidie de l’Angleterre (car l’Allemagne crie maintenant à son tour contre la perfide Albion), ni les embarras intérieurs du Zollverein, n’empêchaient la nouvelle pensée d’unité germanique de se propager dans l’ombre jusqu’à ce qu’elle éclatât au grand jour. Hambourg même se divisait sur cette question brûlante, et il s’y formait un camp de protecteurs patriotes en face des soutiens de l’étranger, des obstinés free-tradistes.

Il y a depuis quelque temps à Hambourg une opposition dans le sens que prend ce mot-là pour les grands états politiques : les pouvoirs constitués, le sénat, la bourgeoisie, les collèges commerciaux, sont des corporations fermées, assises sur le privilège aristocratique ou industriel. L’antique cité n’a point encore ouvert ses institutions à tout le peuple pour qui elle a dû élargir son enceinte et ouvrir ses portes. De là maintenant, dans certaines fractions de la société, des plaintes continuelles contre le sénat ; de là le mot de réforme et le nom de libéral arborés comme des drapeaux ; de là des associations jusqu’ici inconnues chez des gens plus occupés de négoce que de politique. Parmi ces associations, le côté de la ville natale, comme il s’appelle, die vaterstœdtische Seite, recruté surtout d’hommes de loi, poussé par un chef plein d’ardeur, le juge Baumeister, a déclaré la guerre tout à la fois aux abus de la vieille constitution hambourgeoise et aux influences anti-nationales de l’étranger. Cette société d’ultra-libéraux se trouvait ainsi très mal disposée pour la liberté du commerce. Le sénat de Hambourg n’avait point fait semblant de s’être aperçu du mémoire prussien de 1845 ; la tactique du silence est familière à cette haute et prudente aristocratie ; nous verrons bien qu’elle n’en devait sortir qu’à la dernière extrémité. Le parti de la ville natale se fit aussitôt le champion des sages de l’administration prussienne, et il nomma une commission pour examiner sur quel fondement on pourrait organiser l’alliance commerciale de l’Allemagne.

Dans un rapport publié cette année seulement, après deux ans d’étude, la commission et le parti tout entier réclament énergiquement l’introduction d’un système de droits différentiels. Il leur faut un privilège exclusif pour le pavillon allemand dans le cabotage allemand, un droit spécial sur tout pavillon étranger entrant dans un port allemand. L’unité maritime de l’Allemagne leur apparaît tout ensemble comme la conquête d’un grand bien-être matériel, comme un grand triomphe moral et politique. Brême n’a pas manqué de donner la main à ces auxiliaires qui se levaient en sa faveur au sein de sa rivale. La Gazette du Weser les a soutenus contre le Correspondant de Hambourg, et cette petite guerre n’a pas cessé[2].

Les droits différentiels allaient avoir encore cette année même de plus illustres avocats, des patrons plus autorisés ; ils allaient être l’objet des vives préoccupations du parlement prussien. Un député de la Ritterschaft poméranienne, M. de Heyden-Cartelow, homme d’un esprit sérieux et appliqué, mit en avant tout un régime nouveau dont ces droits formaient la base. Dans la curie des seigneurs, le prince Lychnowski demanda, par une pétition en règle, qu’on révisât derechef les tarifs du Zollverein, déjà réformés pourtant à la date du 28 octobre 1846, après la conférence douanière de Berlin. Il soutenait hautement que l’un des élémens essentiels de cette révision devait être l’introduction des droits différentiels dans tous les rapports maritimes et commerciaux de l’Allemagne. Le jeune seigneur silésien, grand chercheur de bruit et de popularité, n’avait pas toujours trouvé d’aussi bonne occasion que celle-là pour paraître à son avantage. Les débats s’engagèrent le 17 mai et tinrent une séance très bien remplie. Votant sur le rapport de sa commission, la chambre renvoya la pétition au gouvernement comme digne de toute sa sollicitude. La plupart des orateurs défendirent chaudement la cause des droits différentiels ; ceux même qui se déclarèrent libres échangistes, tels que le comte Dyhrn, gardèrent une réserve expressive sur la question spéciale des faveurs à faire au transit direct ; le prince Frédéric, le prince Adalbert, le prince royal de Prusse, plaidèrent très explicitement en l’honneur des droits différentiels. Le ministère seul ne se prononça pas, et son attitude indécise frappa tout le monde.

On avait cependant, sur ces entrefaites, hasardé un pas de plus dans cette voie d’union commerciale, où la diète prussienne entrait d’un air si résolu ; les idées d’union commerciale et maritime tendaient davantage encore à dominer, à repousser dans l’ombre l’union industrielle de 1834, la vraie pensée primitive du Zollverein. On ne l’abandonnait pas, on la dissimulait pour obtenir l’autre par surcroît. Des propositions d’alliance avaient été adressées aux états séparatistes ; aujourd’hui qu’elles ont échoué, c’est à qui n’aura pas la responsabilité de la démarche : selon toute apparence, ces propositions sortaient des bureaux d’où était déjà sorti le mémoire prussien de 1845. Le mémoire de 1845, étudiant d’avance l’usage et l’emploi possible des droits différentiels, admettait qu’on pût au besoin les instituer par voie législative pour toute l’étendue actuelle de l’union sans entente préalable avec ceux des états allemands qui n’étaient point compris dans ses limites. Les propositions nouvelles avaient au contraire pour but principal d’opérer avant tout cette alliance si désirée, elles adoucissaient autant que possible le caractère protecteur, les allures prohibitives des droits différentiels ; elles n’en faisaient point une question de principe, mais seulement une affaire de pratique, et, pour ainsi dire, de circonstance. Elles s’intitulaient Propositions pour l’établissement d’une alliance allemande de commerce et de navigation (Vorschlœge fur die Errichtung eines deutschen Schiffahrts und Handelsvereins ).

Il y a, dans ce dernier travail de la bureaucratie prussienne, une habileté de rédaction qu’il est piquant d’observer ; ce n’est plus un mémoire à consulter, c’est un traité tout prêt pour qu’on le signe. « Article 1er.- Les états du Zollverein allemand d’une part, et de l’autre, le reste des états de la fédération allemande, forment ensemble une alliance commerciale et maritime. Article 2.-Le but de cette alliance est de porter le principe de l’unité nationale de l’Allemagne dans tous les intérêts du commerce et de la navigation, non-seulement de faire valoir ce principe dans les rapports réciproques que pourront avoir entre eux les états de l’alliance, mais encore de le faire reconnaître dans leurs rapports généraux avec les états étrangers. » Voilà l’entrée glorieuse et sentimentale, le portail triomphant du fraternel édifice. Pénétrons dans les détours un peu sinueux qu’il recèle, nous allons voir tout de suite aux dépens de qui la fraternité s’inaugure. Je prends l’article 10. Quelle joie pour Hambourg ! il n’est plus parlé de droits différentiels, et c’est à peine si le mot se glisse une fois en se déguisant dans tout ce texte épuré : « Les états de l’alliance ont la volonté de traiter également dans leurs tarifs les navires et les productions des pays étrangers, de ne point par conséquent accorder de préférence aux uns sur les autres. » Voilà la règle, et il ne manque en vérité au Zollverein que d’abaisser un peu ses tarifs pour se convertir pleinement à la foi du libre échange.

Voilà la règle, viennent les exceptions. « Article 12.-Les états étrangers qui n’admettent point chez eux le transit indirect, le transit par entrepositaires ou par navires non nationaux, ces états subiront en revanche des tarifs plus élevés que les autres dans les ports de l’alliance. » Cela veut dire qu’aussitôt Hambourg devenu port de cette alliance patriotique, il faudra qu’il écarte de ses bassins les chargemens anglais, tant que l’Angleterre n’aura point aboli son acte de navigation. « Article 14.- Les états étrangers qui mettront empêchement au commerce des états de l’alliance par des monopoles ou autres institutions privilégiées subiront dans les ports de l’alliance le désavantage de taxes plus lourdes que les autres états. » Cela veut dire que la Hollande doit renoncer, sous peine d’interdit, à tout son système colonial, et sacrifier le profit des monopoles de la Maatschappy, si elle entend garder celui des approvisionnemens de l’Allemagne. Pour comble, l’article 13 pose en droit rigoureux le principe des représailles, de sorte que toute l’action des tarifs différentiels se trouve en fait réalisée. La future alliance germanique engage l’Europe à réformer la première son système protecteur, elle s’oblige à suivre ; en attendant, elle réserve pour la marine qu’elle aura toutes les sûretés de la protection. C’est toujours la même histoire.

Cette histoire-là ne faisait pas le compte de Hambourg. Les propositions n’arrivaient point officiellement aux états séparatistes, parce que les états du Zollverein n’avaient pas eux-mêmes été régulièrement appelés à les débattre ; c’était une communication officieuse que le grand pays allemand de la Baltique soumettait, au préalable, à ses voisins de la mer du Nord. Le Hanovre et Oldenbourg se montrèrent, dit-on, pleins de bonne volonté pour le temps où les traités anglais devaient leur laisser les mains libres. Brême naturellement triomphait. Il n’y avait plus que Hambourg dont on doutât, mais on se rassurait en songeant aux démonstrations qui l’avaient divisé, et l’on espérait que le sénat aurait quelque égard pour les vœux ardens de toute la terre allemande, répétés si près de lui dans l’enceinte même de la ville hanséatique. Le sénat voulut bien enfin émettre son opinion ; à son tour, il publia son manifeste. La réponse était catégorique : point d’acte législatif, point de protection, point de droits différentiels ! Laissez faire, laissez passer ! Le mémoire hambourgeois a paru dans le mois d’août. Ç’a été pour le parti des droits différentiels, pour le camp des protectionnistes, c’est-à-dire pour l’Allemagne entière, toute saisie de l’idée d’unité nationale sous cette forme rajeunie de l’alliance maritime, ç’a été une violente irritation ; un amer découragement.

Je ne crois point qu’il vaille beaucoup la peine d’étudier la théorie du libre échange dans les élucubrations des sénateurs de Hambourg, pas plus qu’on ne gagnerait à méditer les lois de la protection dans les discours et les articles des patriotes de l’alliance douanière, maritime ou commerciale, selon qu’on voudra la nommer. C’est le malheur des économistes que leur science touche trop à terre pour se montrer jamais à l’état de science pure. « Nous nous sentons fort mal à l’aise, disent aux Hanséatiques les Allemands de l’intérieur ; nous sommes des industriels qui ne pouvons plus fabriquer, des conquérans qui ne pouvons pas encore armer de flotte en guerre. Au nom de quarante millions d’hommes, laissez-nous écouler nos produits, au lieu de nous inonder des produits étrangers dont le colportage a fait votre fortune ; laissez-nous avoir un pavillon, au lieu d’appeler sans pudeur tous les pavillons du monde à l’aide de Votre cupidité. Appauvrissez-vous pour nous enrichir et nous glorifier ! — Tout est au mieux ! répond le mémoire hambourgeois ; nous n’avons pas besoin de fabriques et presque pas de vaisseaux : Brême a chargé l’autre année près d’un tiers de tonneaux plus que nous, et nos affaires ont roulé sur un capital de 215 millions de florins, celles de Brême sur 49. Nous n’estimons pas que le pavillon allemand ait besoin de protection. La concurrence étrangère est en vérité trop médiocre pour qu’il faille l’écarter au prix des dangers inévitables, de la gêne inutile du régime différentiel ; le commerce national se répand suffisamment au dehors sans l’assistance du transit direct. Il y a de l’autre côté des mers trois cent quarante-trois maisons allemandes, dont deux cent vingt-sept nous appartiennent ; que voulez-vous de plus ? Au cas où nous serions d’humeur à nous ruiner pour l’amour de vous, ce serait encore peine perdue. Voici que les bouches de l’Elbe et du Weser se hérissent de ces ports francs que vous regardez comme des nids de pirates. Allons-nous fermer le nôtre ? le Danemark va nous remplacer par Altona, le Hanovre par Geestendorf et Harbourg, par Emden et Leer, Oldenbourg par Brake. Puis, au demeurant, pourquoi nous sacrifier ? Que vous soyez plus ou moins riches et glorieux, la différence ne nous importe guère. Vous vous comptez quarante millions d’hommes qui tous auriez beaucoup à vous plaindre ; mais vous nous mettez du nombre, nous qui ne nous plaignons pas du tout. La patrie allemande est un bel abîme, mais nous craignons un peu de nous y perdre ; nous sommes Hambourgeois, et n’avons point envie de devenir Prussiens. Nous aurions bien quelque orgueil à naviguer sous un pavillon fédéral, mais il faudrait probablement quelque temps aussi pour familiariser le monde avec ses couleurs, et le nôtre est connu ; c’est tout ce temps-là de gagné. Pavillon de marchands sans doute et non point drapeau d’empire : qu’y faire, s’il nous plaît ainsi ? »

Je n’essaierai point de rendre les colères qu’a soulevées dans la presse allemande un langage si mesquin, colères tempétueuses et colères aigres-douces, les fureurs du Zollvereinsblatt, les morsures de la Gazette d’Augsbourg, les sermons de la Gazette d’Heidelberg, les perfidies de la Gazette du Weser. L’orage dure encore. C’est Frédéric List, cet ardent esprit, qui a créé la Feuille du Zollverein. List était de ces gens qui crient au besoin : Périssent les colonies plutôt qu’un principe ! Il faut cet emportement à tous les fondateurs ; sinon, comment ne pas mourir à la tâche ? Il y a déjà bien des années, j’ai connu, dans une des rencontres de sa vie trop errante, ce noble champion. Je l’entends encore me dire avec l’énergie de sa voix ces paroles que je n’ai point oubliées : « Dussé-je marcher à genoux et user mes genoux, j’irais jusqu’à la vérité quand je crois savoir où la prendre ! » Ainsi qu’il arrive toujours, les convictions de Frédéric List sont devenues du fanatisme chez ses successeurs. Le fanatisme ne recule devant rien. La Feuille du Zollverein déclare aujourd’hui qu’elle voudrait voir le port de Hambourg ensablé.

Au milieu de ce déchaînement général, il s’est fait dans les dehors de la Prusse un revirement singulier. Aussitôt la diète close, le Moniteur prussien, la Gazette générale de Prusse, s’est senti animé d’un beau zèle pour la prédication du libre échange. A la veille des conférences douanières de 1846, la Gazette de Prusse défendait encore les droits protecteurs ; elle est devenue tout d’un coup l’intime alliée du Correspondant de Hambourg, vieux soutien de la liberté hanséatique, l’alliée du Port-Franc (der Freihafen), dernièrement mis au monde et patroné par les auteurs du mémoire hambourgeois. La Prusse, qui a si vivement saisi l’opinion de la question des droits différentiels, abandonnerait-elle aujourd’hui le parti dont elle est l’ame ? Je ne pense pas qu’il y ait rien de sérieux derrière cette apparente défection ; elle prouverait seulement une fois de plus l’incertitude qui règne toujours à Berlin dans les données courantes de la direction supérieure. La direction particulière du commerce et des impôts est aux mains d’hommes excessivement distingués, M. Kühne, M. de Roenne, M. de Patow du ministère des affaires étrangères ; mais chacun a ses vues et travaille dans son sens, qui pour le free-tracte, qui pour la continuation et le rajeunissement du Zollverein. Malheureusement le ministre des finances ; M. de Düesberg, est un peu venu à ce poste-là comme jadis Chamillart au contrôle. C’était un très bon jurisconsulte ; le roi s’est chargé de lui apprendre son département. Les leçons n’ont pas encore assez profité. Il arrive donc ainsi que la conduite manque d’en haut pour diriger avec quelque précision les excellens sous-oeuvres que fournit la bureaucratie prussienne. De là, pour l’instant, les bruits les plus contradictoires, suivant que l’une ou l’autre impulsion a le dessus, tantôt l’incorporation immédiate de Brème au Zollverein sur la base du système différentiel, tantôt un traité de la Prusse avec l’Angleterre sur la base libérale. Le gouvernement ne parle que pour tout démentir.

Il y a néanmoins dans les relations actuelles de la Prusse et de l’Angleterre un temps d’arrêt et d’indécision qui doit contribuer pour beaucoup, non point à détourner (le flot est irrésistible), mais à modérer, à contenir la passion avec laquelle on a poursuivi jusqu’à présent l’idée d’une nouvelle alliance allemande de commerce et de navigation. Le traité conclu en 1841 entre l’Angleterre et le Zollverein devait expirer au 1er janvier 1848 ; la correspondance, maintenant publique, de lord Palmerston et du chevalier Bunsen nous apprend que ce traité ne sera pas renouvelé. Après des plaintes réciproques, on est seulement convenu, sur la demande du ministre prussien, de conserver provisoirement le statu quo, sauf à se prévenir six mois d’avance quand on y voudrait renoncer. Lors de la discussion approfondie qui s’éleva le 17 mai dans la chambre des seigneurs au sujet des droits différentiels, on s’étonna, comme je l’ai dit, de l’affectation avec laquelle le ministre des finances refusa de prendre parti pour ou contre. Le gouvernement, qui avait fait ce beau mémoire de 1845, semblait douter de l’œuvre qu’il poursuivait cependant toujours, et sa confiance paraissait si peu solide, qu’il se bornait à promettre de peser soigneusement tous les argumens dans une cause dont il avait été deux ans plus tôt le zélé promoteur.. C’est qu’on était en présence de menaces toutes fraîches de lord Palmerston : on ne voulait point aigrir par des épanchemens de tribune une correspondance diplomatique qui s’annonçait déjà dans des termes suffisamment acerbes. La séance avait lieu le 17 mai ; le 11, lord Palmerston écrivait au comte Westmoreland cette lettre dont le style a son prix :


Lord Palmerston au comte Westmoreland.


Foreign office, 11 mai 1847.

« … Le gouvernement anglais sait que le but réel de ceux des états du Zollverein qui travaillent à empêcher le renouvellement du traité de 1841 est de préparer ainsi les voies à l’introduction d’un système de droits différentiels dirigé contre la marine anglaise, lequel système ne pouvait se réaliser tant que ce traité restait en vigueur. Le Zollverein, d’après toutes les conjectures, espère obtenir des états maritimes de l’Allemagne du nord qu’ils accepteront ces droits différentiels.

« Il ne sera point difficile à votre seigneurie de montrer que les gouvernemens contre lesquels on dirige de pareils droits peuvent toujours y répondre par des mesures équivalentes ; que les relations commerciales qui doivent toujours être fondées sur des principes de concessions et de bienveillance mutuelle peuvent de cette manière se transformer en un conflit de règlemens hostiles ; qu’entre deux états divisés par un tel conflit, celui-là doit en souffrir le moins dont les ressources commerciales sont le plus étendues.

« Le gouvernement anglais croit avoir donné des preuves suffisantes que c’est là un conflit dans lequel il ne souhaitait pas d’entrer. »


Le conflit dont parlait lord Palmerston atteindrait nécessairement la Prusse plus que tout autre état du Zollverein ; c’est peut-être une raison pour qu’elle l’ajourne, ce n’en est pas une pour qu’elle veuille s’y soustraire à jamais. Elle reprend en ce moment même avec autant de zèle son œuvre un instant déconcertée ; elle provoque des conférences générales entre les pays allemands pour établir partout l’uniformité dans le droit de change ; elle invite les états du Zollverein à méditer les plans unitaires qu’elle leur a déjà soumis pour l’organisation des consulats. L’Angleterre et la Russie ont l’œil sur ces desseins opiniâtres ; elles les surveillent et s’apprêtent à en contrecarrer les résultats. J’ai pensé qu’il était bon du moins que nous sachions ici que d’autres avisaient.

La Russie, visiblement occupée de maintenir, au cas échéant, les prétentions qu’elle élève sur le Holstein, s’efforce de s’asseoir dans ce coin de terre pour s’y appuyer contre la masse croissante du corps germanique. Elle vient de retirer à Lubeck le privilège exclusif du service des bateaux à vapeur de Pétersbourg, et, en 1849, on va ouvrir une seconde ligne de Pétersbourg à Kiel. De Kiel même, on peut suivre, depuis quelques années, les mouvemens des croisières russes dans la Baltique ; à Kiel même, souvent la flotte russe hiverne ; des officiers russes y séjournent, ainsi qu’à Ploën, pour combattre par toute espèce de séductions l’horreur du nom moscovite. L’Angleterre, de son côté, ne serait déjà plus au dépourvu, si le Zollverein parvenait à lui fermer les fleuves allemands à coups de droits différentiels. Désormais ce n’est plus assez pour elle d’Héligoland, cet autre Gibraltar qui commande les embouchures de l’Elbe, du Weser et de l’Eyder ; elle va s’installer sur l’Eyder même. On doit pourtant fortifier Héligoland, on doit en faire un port militaire ; il faut mieux encore. Tönningen est une petite ville placée sur la limite des deux duchés de Schleswig et de Holstein, en face d’Héligoland, à l’entrée de l’Eyder, et, par l’Eyder, à la portée du canal de jonction qui réunit la mer du Nord et la Baltique ; le port de Tönningen est admirablement disposé par la nature. L’Angleterre, sans même avoir de privilège ou de garantie, donne déjà des sommes énormes pour en agrandir, pour en régulariser les bassins. Tönningen et Londres vont communiquer par la vapeur. L’Allemagne ira chercher les importations anglaises dans un port du Danemark, au lieu de les aller chercher dans un port du Zollverein. Tönningen n’est pas si loin de Hambourg.

A tout cela maintenant quelle conclusion ? Personne assurément ne se désolera de voir ébrécher ainsi le monopole commercial de l’Angleterre ; personne non plus n’est jaloux de voir l’influence moscovite s’avancer toujours sur l’Occident. Il y a mieux, on doit admirer du fond de l’ame cette constance intrépide avec laquelle les Allemands travaillent à reconstituer pacifiquement un empire unitaire. J’ai peur seulement qu’à côté d’un grand pays prohibitif et militaire comme le nôtre, le soudain avènement d’un autre grand pays militaire et prohibitif ne soit une occasion de bien durs froissemens ; j’ai peur que nous ne soyons point assez préparés à les adoucir pour ne les avoir point assez prévus d’avance. Ce n’est point ici question de justice ; je ne me sens ni beaucoup d’indignation contre l’entêtement égoïste de Hambourg, ni beaucoup d’attendrissement pour les sensibleries puritaines du patriotisme germanique. Ce n’est point ici question de justice, c’est question de puissance et de domination : chacun pour soi et Dieu pour tous ; le prix est de droit aux mieux faisant. Or, Bossuet l’a dit comme malgré lui, au milieu d’un livre composé tout exprès pour prouver la vanité de la politique dans l’histoire : « Les hommes et les nations ont toujours eu des qualités proportionnelles à l’élévation à laquelle ils étaient destinés… Qui a prévu de plus loin, qui s’est le plus appliqué, qui a duré le plus long-temps dans les grands travaux, à la fin a eu l’avantage. » Quoi qu’on puisse penser de notre niveau d’aujourd’hui, j’ai peur que nos qualités présentes n’aient pas même la proportion qu’il faudrait pour l’atteindre.


ALEXANDRE THOMAS.

  1. Je trouve, sur Hambourg et son administration particulière, un article très complet dans l’excellente revue que M. Charles Weil publie à Stuttgart : Konstitutionnelle Jüihrbücher, 1847. Zweiter Band. Il n’est point de recueil allemand qui méritât mieux de devenir populaire en France, parce qu’il n’en est point qui soit si bien fait pour mettre la France au courant de l’Allemagne.
  2. Un livre récemment publié à Hambourg même se prononce encore dans le même sens : La côte d’Allemagne et le pays de l’intérieur. — Die deutsche Küste und das Binnenland, par M. OEhlrich. — Tous ces publicistes de la Hanse professent à l’endroit du Zollverein tel qu’il est à présent une souveraine répulsion ; mais ils s’accordent à soutenir un plan d’unité plus compréhensive qui reposerait sur l’application des droits différentiels.