Han d’Islande/Chapitre II

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Han d’Islande, Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; OllendorffRoman, tome I (p. 24-25).
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II

Je m’assiérai près de vous, tandis que vous raconterez quelque histoire agréable pour tromper le temps.
Le Rév. Maturin, Bertram.


Le lecteur sait déjà que nous sommes à Drontheim, l’une des quatre principales villes de la Norvège, bien qu’elle ne fût pas la résidence du vice-roi. À l’époque où cette histoire se passe — en 1699 — le royaume de Norvège était encore uni au Danemark et gouverné par des vice-rois, dont le séjour était Bergen, cité plus grande, plus méridionale et plus belle que Drontheim, en dépit du surnom de mauvais goût que lui donnait le célèbre amiral Tromp.

Drontheim offre un aspect agréable lorsqu’on y arrive par le golfe auquel cette ville donne son nom ; le port assez large, quoique les vaisseaux n’y entrent pas aisément en tout temps, ne présentait toutefois alors que l’apparence d’un long canal, bordé à droite de navires danois et norvégiens, à gauche de navires étrangers, division prescrite par les ordonnances. On voit dans le fond la ville assise sur une plaine bien cultivée, et surmontée par les hautes aiguilles de sa cathédrale. Cette église, un des plus beaux morceaux de l’architecture gothique, comme on peut en juger par le livre du professeur Shœnning — si savamment cité par Spiagudry — qui la décrivit avant que de fréquents incendies ne l’eussent ravagée, portait sur sa flèche principale la croix épiscopale, signe distinctif de la cathédrale de l’évêché luthérien de Drontheim. Au-dessus de la ville, on aperçoit dans un lointain bleuâtre les cimes blanches et grêles des monts de Kole, pareilles aux fleurons aigus d’une couronne antique.

Au milieu du port, à une portée de canon du rivage, s’élève, sur une masse de rochers battus des flots, la solitaire forteresse de Munckholm, sombre prison qui renfermait alors un captif célèbre par l’éclat de ses longues prospérités et de ses rapides disgrâces.

Schumacker, né dans un rang obscur, avait été comblé des faveurs de son maître, puis précipité du fauteuil de grand-chancelier de Danemark et de Norvège sur le banc des traîtres, puis traîné sur l’échafaud, et de là jeté par grâce dans un cachot isolé à l’extrémité des deux royaumes. Ses créatures l’avaient renversé, sans qu’il eût droit de crier à l’ingratitude. Pouvait-il se plaindre de voir se briser sous ses pieds des échelons qu’il n’avait placés si haut que pour s’élever lui-même ?

Celui qui avait fondé la noblesse en Danemark voyait, du fond de son exil, les grands qu’il avait faits se partager ses propres dignités. Le comte d’Ahlefeld, son mortel ennemi, était son successeur comme grand-chancelier ; le général Arensdorf disposait, comme grand maréchal, des grades militaires ; et l’évêque Spollyson exerçait la charge d’inspecteur des universités. Le seul de ses ennemis qui ne lui dût pas son élévation était le comte Ulric-Frédéric Guldenlew, fils naturel du roi Frédéric III, vice-roi de Norvège ; c’était le plus généreux de tous.

C’est vers le triste rocher de Munckholm que s’avançait assez lentement la barque du jeune homme à la plume noire. Le soleil baissait rapidement derrière le château-fort isolé, dont la masse interceptait ses rayons, déjà si horizontaux que le paysan des collines lointaines et orientales de Larsynn pouvait voir se promener près de lui, sur les bruyères, l’ombre vague de la sentinelle placée sur le donjon le plus élevé de Munckholm.