Han d’Islande/Chapitre XXI

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Han d’Islande, Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; OllendorffRoman, tome I (p. 148-150).
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XXI

Il semble que tout prenne une voix pour l’accuser de son crime.
Caïn, tragédie.


D’où vient cette frayeur qui trouble les jours d’une prospérité coupable ?… Pourquoi y a-t-il une voix dans le sang, une parole dans la pierre ?…
Chateaubriand, Génie du Christianisme.



— Oui, seigneur comte, c’est aujourd’hui même, dans la ruine d’Arbar, que nous pourrons le rencontrer. Une foule de circonstances me font croire à la vérité de ce renseignement précieux, que j’ai recueilli hier soir par hasard, comme je vous l’ai conté, dans le village d’Oëlmœ.

— Sommes-nous loin de cette ruine d’Arbar ?

— Mais c’est auprès du lac de Smiasen. Le guide m’a assuré que nous y serions avant le milieu du jour.

Ainsi s’entretenaient deux personnages à cheval et enveloppés de manteaux bruns, lesquels suivaient de grand matin une de ces mille routes sinueuses et étroites qui traversent en tous sens la forêt située entre les lacs de Smiasen et de Sparbo. Un guide des montagnes, muni de sa trompe et armé de sa hache, les précédait sur son petit cheval gris, et derrière eux marchaient quatre autres cavaliers armés jusqu’aux dents, vers lesquels ces deux personnages tournaient de temps en temps la tête, comme s’ils craignaient d’en être entendus.

— Si ce brigand islandais se trouve en effet dans la ruine d’Arbar, disait celui des deux interlocuteurs dont la monture se tenait respectueusement un peu en arrière de l’autre, c’est un grand point de gagné, car le difficile était de rencontrer cet être insaisissable.

— Vous croyez, Musdœmon ? Et s’il allait rejeter nos offres ?

— Impossible, votre grâce ! de l’or et l’impunité, quel brigand résisterait à cela ?

— Mais vous savez que ce brigand n’est pas un scélérat ordinaire. Ne le jugez donc pas à votre mesure ; s’il refusait, comment rempliriez-vous la promesse que vous avez faite dans la nuit d’avant-hier aux trois chefs de l’insurrection ?

— Eh bien, noble comte, dans ce cas, que je regarde comme impossible, si nous avons le bonheur de trouver notre homme, votre grâce a-t-elle oublié qu’un faux Han d’Islande m’attend dans deux jours à l’heure fixée, au lieu du rendez-vous assigné aux trois chefs, à l’Étoile-Bleue, endroit d’ailleurs assez voisin de la ruine d’Arbar ?

— Vous avez raison, toujours raison, mon cher Musdœmon, dit le noble comte ; et ils retombèrent tous deux dans leur cercle particulier de réflexions.

Musdœmon, dont l’intérêt était de tenir le maître en bonne humeur, fit, pour le distraire, une question au guide.

— Brave homme, quelle est cette espèce de croix de pierre dégradée qui s’élève là-haut, derrière ces jeunes chênes ?

Le guide, homme au regard fixe, à la mine stupide, tourna la tête et la secoua à plusieurs reprises en disant :

— Oh ! seigneur maître, c’est la plus vieille potence de Norvège ; le saint roi Olaüs la fit construire pour un juge qui avait fait un pacte avec un brigand.

Musdœmon aperçut sur le visage de son patron une impression toute contraire à celle qu’il espérait des paroles simples du guide.

— Ce fut, poursuivit celui-ci, une histoire bien singulière, la bonne mère Osie me l’a contée : le brigand fut chargé de pendre le juge.

Le pauvre guide ne s’apercevait pas, dans sa naïveté, que l’aventure dont il voulait égayer ses voyageurs était presque un outrage pour eux. Musdœmon l’arrêta.

— Assez, assez, lui dit-il, nous connaissons cette histoire.

— L’insolent ! murmura le comte, il connaît cette histoire ! Ah ! Musdœmon, tu me paieras cher tes impudences.

— Sa grâce ne parle-t-elle pas ? dit Musdœmon d’un air obséquieux.

— Je pensais aux moyens de vous faire enfin obtenir l’ordre de Dannebrog. Le mariage de ma fille Ulrique et du baron Ordener sera une bonne occasion.

Musdœmon se confondit en protestations et en remerciements.

— À propos, reprit sa grâce, parlons de nos affaires. Croyez-vous que l’ordre de rappel momentané que nous lui destinons soit parvenu au mecklembourgeois ?

Le lecteur se rappelle peut-être que le comte avait l’habitude de désigner sous ce nom le général Levin de Knud, qui était en effet natif du Mecklembourg.

— Parlons de nos affaires ! se dit intérieurement Musdœmon choqué ; il paraît que mes affaires ne sont pas nos affaires. — Seigneur comte, répondit-il à haute voix, je pense que le messager du vice-roi doit être en ce moment à Drontheim, et qu’ainsi le général Levin n’est pas loin de son départ.

Le comte prit une voix affectueuse.

— Ce rappel, mon cher, est un de vos coups de maître ; c’est une de vos intrigues les mieux conçues et les plus habilement exécutées.

— L’honneur en appartient à sa grâce autant qu’à moi, répliqua Musdœmon, soigneux, comme nous l’avons déjà dit, de mêler le comte à toutes ses machinations.

Le patron connaissait cette pensée secrète de son confident, mais il voulait paraître l’ignorer. Il se mit à sourire.

— Mon cher secrétaire intime, vous êtes toujours modeste ; mais rien ne me fera méconnaître vos éminents services. La présence d’Elphège et l’absence du mecklembourgeois assurent mon triomphe à Drontheim. Me voici le chef de la province, et si Han d’Islande accepte le commandement des révoltés, que je veux lui offrir moi-même, c’est à moi que reviendra, aux yeux du roi, la gloire d’avoir apaisé cette inquiétante insurrection et pris ce formidable brigand.

Ils parlaient ainsi à voix basse, quand le guide se retourna.

— Mes seigneurs maîtres, dit-il, voici, à notre gauche, le monticule sur lequel Biord le Juste fit décapiter, aux yeux de son armée, Vellon à la langue double, ce traître qui avait éloigné les vrais défenseurs du roi et appelé l’ennemi dans le camp, pour paraître avoir seul sauvé les jours de Biord.

Tous ces souvenirs de la vieille Norvège ne semblèrent pas du goût de Musdœmon, car il interrompit brusquement le guide.

— Allons, allons, bonhomme, taisez-vous et continuez votre chemin sans vous détourner ; que nous importe ce que des masures ruinées ou des arbres morts vous rappellent de sottes aventures ? Vous importunez mon maître avec vos contes de vieilles femmes.

Il disait vrai.