Han d’Islande/Chapitre XXIII

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Han d’Islande, Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; OllendorffRoman, tome I (p. 164-165).
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XXIII

Oui, l’on peut bien montrer à l’œil éploré de l’amant fidèle l’objet éloigné de son idolâtrie. Mais, hélas ! les scènes de l’attente, des adieux, les pensées, les souvenirs doux et amers, les rêves enchanteurs des êtres qui aiment ! qui peut les rendre ?
Maturin, Bertram.



Cependant l’aventureux Ordener, après avoir vingt fois failli tomber dans sa périlleuse ascension, était parvenu sur le haut du mur épais et circulaire de la tour. À son arrivée inattendue, de noires chouettes centenaires, brusquement troublées dans leurs ruines, s’enfuirent d’un vol oblique, en tournant vers lui leur regard fixe, et des pierres roulantes, heurtées par son pied, tombèrent dans le gouffre en bondissant sur les saillies des rochers avec des bruits sourds et lointains.

En tout autre instant, Ordener eût longtemps laissé errer sa vue et sa rêverie sur la profondeur de l’abîme, accrue de la profondeur de la nuit. Son œil, observant à l’horizon toutes ces grandes ombres, dont une lune nébuleuse blanchissait à peine les sombres contours, eût longtemps cherché à distinguer les vapeurs parmi les rochers et les montagnes parmi les nuages ; son imagination eût animé toutes les formes gigantesques, toutes les apparences fantastiques que le clair de lune prête aux monts et aux brouillards. Il eût écouté de loin la plainte confuse du lac et des forêts, mêlée au sifflement aigu des herbes sèches que le vent tourmentait à ses pieds, entre les fentes des pierres ; et son esprit eût donné un langage à toutes ces voix mortes que la nature matérielle élève pendant le sommeil de l’homme et le silence de la nuit. Mais, quoique cette scène agît à son insu sur son être entier, d’autres pensées le remplissaient. À peine son pied s’était-il posé sur le faîte de la muraille, que son œil s’était tourné vers le sud du ciel, et qu’une joie indicible l’avait transporté en apercevant, au delà de l’angle de deux montagnes, un point lumineux rayonner à l’horizon comme une étoile rouge. — C’était le fanal de Munckholm.

Ceux-là ne sont pas destinés à goûter les vraies joies de la vie, qui ne comprendront pas le bonheur qu’éprouva le jeune homme. Tout son cœur se souleva de ravissement ; son sein gonflé, palpitant avec force, respirait à peine. Immobile, l’œil tendu, il contemplait l’astre de consolation et d’espérance. Il lui semblait que ce rayon de lumière, venant au sein de la nuit du séjour qui contenait toute sa félicité, lui apportait quelque chose de son Éthel. Ah ! n’en doutons pas, à travers les temps et les espaces, les âmes ont quelquefois des correspondances mystérieuses. En vain le monde réel élève ses barrières entre deux êtres qui s’aiment ; habitants de la vie idéale, ils s’apparaissent dans l’absence, ils s’unissent dans la mort. Que peuvent en effet les séparations corporelles, les distances physiques sur deux cœurs liés invinciblement par une même pensée et un commun désir ? — Le véritable amour peut souffrir, mais non mourir.

Qui ne s’est point arrêté cent fois durant les nuits pluvieuses sous quelque fenêtre à peine éclairée ? Qui n’a point passé et repassé devant une porte, erré avec délices autour d’une maison ? Qui ne s’est point brusquement détourné de son chemin pour suivre, le soir, dans les détours d’une rue déserte, une robe flottante, un voile blanc tout à coup reconnu dans l’ombre ? Celui qui ne connaît pas ces émotions peut dire qu’il n’a jamais aimé.

En présence du fanal lointain de Munckholm, Ordener méditait. À sa première joie avait succédé un contentement triste et ironique ; mille sentiments divers se pressaient dans son âme tumultueuse. — Oui, se disait-il, il faut que l’homme gravisse longtemps et péniblement pour voir enfin un point de bonheur dans l’immense nuit. — Elle est donc là ! elle dort, elle rêve, elle pense à moi, peut-être… Mais qui lui dira que son Ordener est maintenant, triste et isolé, suspendu dans l’ombre au-dessus d’un abîme ? son Ordener, qui n’a plus d’elle qu’une boucle de cheveux sur son sein, et une lueur vague à l’horizon ! — Puis, laissant tomber un coup d’œil sur les rayons rougeâtres du grand feu allumé dans la tour, qui s’échappaient au dehors à travers les crevasses de la muraille : — Peut-être, murmura-t-il, de l’une des fenêtres de sa prison, jette-t-elle un regard indifférent sur la flamme lointaine de ce foyer… —

Tout à coup un grand cri et un long éclat de rire se firent entendre, comme au-dessous de lui, sur le bord de l’abîme ; il se détourna brusquement, et vit l’intérieur de la tour désert. Alors, inquiet pour le vieillard, il se hâta de descendre ; mais à peine avait-il franchi quelques marches de l’escalier, qu’un bruit sourd, pareil à celui d’un corps pesant qui serait tombé dans les eaux profondes du lac, monta jusqu’à lui.