Han d’Islande/Chapitre XXXI

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Han d’Islande, Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; OllendorffRoman, tome I (p. 221-228).
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XXXI

Si cependant il s’entendait avec eux ? si tout ceci n’était qu’une comédie vulgaire ? s’il n’était pas digne de ce que je veux faire pour lui ?
Lessing.


« Chut ! chut ! voilà un homme qui descend de là-haut par le moyen d’une échelle.

. . . . . . . . . .

— Oh oui, c’est un espion.

— Le ciel ne pouvait m’accorder une plus grande faveur que celle de pouvoir vous livrer… ma vie. Je suis à vous ; mais dites-moi, de grâce, à qui appartient cette armée ?

— Au comte de Barcelone.

— Quel comte ?

. . . . . . . . . .

— Qu’est-ce donc ?

— Général, voilà un espion de l’ennemi.

— D’où viens-tu ?

— Je venais ici, bien éloigné de songer à ce que je devais y trouver ; je ne m’attendais pas à ce que je vois. »

Lope de Vega, la Fuerza lastimosa.



Il y a quelque chose de sinistre et de désolé dans l’aspect d’une campagne rase et nue, quand le soleil a disparu, lorsqu’on est seul, qu’on marche en brisant du pied des tronçons de paille sèche, au cri monotone de la cigale, et qu’on voit de grands nuages déformés se coucher lentement sur l’horizon, comme des cadavres de fantômes.

Telle était l’impression qui se mêlait aux tristes pensées d’Ordener, le soir de son inutile rencontre avec le brigand d’Islande. Étourdi un moment de sa brusque disparition, il avait d’abord voulu le poursuivre ; mais il s’était égaré dans les bruyères, et il avait erré toute la journée dans des terres de plus en plus incultes et sauvages, sans rencontrer trace d’homme. À la chute du jour, il se trouvait dans une plaine spacieuse, qui ne lui offrait de tous côtés qu’un horizon égal et circulaire, où rien ne promettait un abri au jeune voyageur exténué de fatigue et de besoin.

Encore si ses souffrances corporelles n’eussent pas été aggravées par les tristesses de son âme ; mais c’en était fait ! il avait atteint le terme de son voyage, sans en remplir le but. Il ne lui restait même plus ces folles illusions d’espérance qui l’avaient entraîné à la poursuite du brigand ; et maintenant que rien ne soutenait plus son cœur, mille pensées décourageantes, qui n’y trouvaient point place la veille, venaient l’assaillir. Qu’allait-il faire ? comment revenir vers Schumacker sans lui apporter le salut d’Éthel ? de quelle effrayante nature étaient les malheurs que la conquête de la fatale cassette eût prévenus ? Et son mariage, avec Ulrique d’Ahlefeld ! S’il pouvait du moins enlever son Éthel à cette indigne captivité ; s’il pouvait fuir avec elle, et emporter son bonheur dans quelque lointain exil !

Il s’enveloppa de son manteau et se coucha sur la terre. Le ciel était noir ; une lueur orageuse apparaissait par intervalles dans les nues comme à travers un crêpe funèbre, et s’éteignait ; un vent froid tournait sur la plaine. Le jeune homme songeait à peine à ces signes d’une tempête violente et prochaine ; et d’ailleurs, quand il eût pu trouver un asile où fuir l’orage et se reposer de ses fatigues, en eût-il trouvé un où fuir son malheur et se reposer de ses pensées ?

Tout à coup des sons confus de voix humaines arrivèrent à son oreille. Surpris, il se souleva sur le coude, et aperçut, à quelque distance de lui, comme des ombres se mouvoir dans l’obscurité. Il regarda ; une lumière brilla au milieu du groupe mystérieux, et Ordener vit, avec un étonnement facile à concevoir, chacune de ces figures fantasmagoriques s’enfoncer successivement dans la terre. — Tout disparut.

Ordener était au-dessus des superstitions de son temps et de son pays. Son esprit grave et mûr ignorait ces crédulités vaines, ces terreurs étranges qui tourmentent l’enfance des peuples de même que l’enfance des hommes. Il y avait cependant dans cette apparition singulière quelque chose de surnaturel qui lui inspira une religieuse défiance de sa raison ; car nul ne sait si les esprits des morts ne reviennent pas quelquefois sur la terre.

Il se leva, fit un signe de croix, et se dirigea vers le lieu où la vision avait disparu. De larges gouttes de pluie commençaient à tomber ; son manteau se gonflait comme une voile, et la plume de sa toque, tourmentée par le vent, battait son visage.

Il s’arrêta tout à coup. — Un éclair venait de lui montrer devant ses pas une sorte de puits large et circulaire, où il se serait infailliblement précipité sans la lueur bienfaisante de l’orage. Il s’approcha du gouffre. Une lumière vague y brillait à une profondeur effrayante, et répandait une teinte rougeâtre sur l’extrémité inférieure de cet immense cylindre creusé dans les entrailles de la terre. Ce rayon, qui semblait un feu magique allumé par les gnomes, accroissait en quelque sorte l’incommensurable étendue des ténèbres que l’œil était contraint de traverser pour l’atteindre.

L’intrépide jeune homme, penché sur l’abîme, écouta. Un bruit lointain de voix monta à son oreille. Il ne douta plus que les êtres qui avaient étrangement paru et disparu à ses yeux ne se fussent plongés dans ce gouffre, et il sentit un désir invincible, parce qu’il était sans doute dans sa destinée, d’y descendre après eux, dût-il suivre des spectres dans une des bouches de l’enfer. D’ailleurs, la tempête commençait avec fureur, et ce gouffre lui présentait un abri contre elle. Mais comment y descendre ? quel chemin avaient pris ceux qu’il voulait suivre, si ce n’étaient pas des fantômes ? — Un second éclair vint à son secours, et lui fit voir à ses pieds l’extrémité supérieure d’une échelle, qui se prolongeait dans les profondeurs du puits. C’était une forte solive verticale, que traversaient horizontalement, de distance en distance, de courtes barres de fer destinées à recevoir les pieds et les mains de ceux qui oseraient s’aventurer dans ce gouffre.

Ordener ne balança pas. Il se suspendit audacieusement à la formidable échelle, et s’enfonça dans l’abîme, sans savoir même si elle le conduirait jusqu’au fond, sans songer qu’il ne reverrait peut-être plus le soleil. Bientôt, dans les ténèbres qui couvraient sa tête, il ne distingua plus le ciel qu’aux éclairs bleuâtres qui l’illuminaient fréquemment. Bientôt la pluie abondante, qui battait la surface de la terre, n’arriva plus à lui qu’en rosée fine et vaporeuse. Bientôt le tourbillon de vent qui s’engouffrait impétueusement dans le puits se perdit au-dessus de lui en long sifflement. Il descendit, il descendit encore, et à peine paraissait-il s’être rapproché de la lumière souterraine. Il continua sans se décourager, en évitant seulement d’abaisser son regard dans le gouffre, de peur d’y être précipité par un étourdissement.

Cependant, l’air de plus en plus étouffé, le bruit de voix de plus en plus distinct, le reflet pourpre qui commençait à colorer la muraille circulaire du puits, l’avertirent enfin qu’il n’était pas loin du fond. Il descendit encore quelques échelons, et son regard put voir clairement, au bas de l’échelle, l’entrée d’un souterrain éclairée d’une lueur tremblante et rouge, tandis que son oreille était frappée par des paroles qui attirèrent toute son attention.

— Kennybol n’arrive pas, disait une voix du ton de l’impatience.

— Qui peut le retenir ? répétait la même voix après un moment de silence.

— Nous l’ignorons, seigneur Hacket, répondait-on.

— Il a dû passer la nuit chez sa sœur Maase Braal, du village de Surb, ajoutait une autre voix.

— Vous le voyez, reprenait la première, je tiens, moi, tous mes engagements. Je devais vous amener Han d’Islande pour chef ; je vous l’amène.

Un murmure, dont il était difficile de deviner le sens, répondit à ces paroles. La curiosité d’Ordener, déjà éveillée par le nom de ce Kennybol, qui lui avait tant causé de surprise la veille, redoubla au nom de Han d’Islande.

La même voix reprit :

— Mes amis, Jonas, Norbith, si Kennybol est en retard, qu’importe ! nous sommes assez nombreux pour ne plus rien craindre ; avez-vous trouvé vos enseignes dans les ruines de Crag ?

— Oui, seigneur Hacket, répondirent plusieurs voix.

— Eh bien ! levez l’étendard, il en est temps ! Voici de l’or ! voici votre invincible chef. Courage ! marchez à la délivrance du noble Schumacker, de l’infortuné comte de Griffenfeld !

— Vive ! vive Schumacker ! répétèrent une foule de voix, et le nom de Schumacker se prolongea d’échos en échos dans les replis des voûtes souterraines.

Ordener, conduit de curiosité en curiosité, d’étonnement en étonnement, écoutait, respirant à peine. Il ne pouvait croire ni comprendre ce qu’il entendait. Schumacker mêlé à Kennybol, à Han d’Islande ! Quel était ce drame ténébreux dont, spectateur ignoré, il entrevoyait une scène ? De qui défendait-on les jours ? de qui jouait-on la tête ?

— Écoutez, reprit la même voix, vous voyez l’ami, le confident du noble comte de Griffenfeld.

C’était la première fois qu’Ordener entendait cette voix. Elle poursuivit :

— …Accordez-moi votre confiance, comme il m’accorde la sienne. Amis, tout vous favorise ; vous arriverez à Drontheim sans rencontrer un ennemi.

— Seigneur Hacket, interrompit une voix, marchons. Peters m’a dit avoir vu dans les défilés tout le régiment de Munckholm en marche contre nous.

— Il vous a trompé, répondit l’autre avec autorité. Le gouvernement ignore encore votre révolte, et sa tranquillité est telle, que celui qui a repoussé vos justes plaintes, votre oppresseur, l’oppresseur de l’illustre et malheureux Schumacker, le général Levin de Knud a quitté Drontheim pour aller dans la capitale assister aux fêtes du fameux mariage de son élève Ordener Guldenlew avec Ulrique d’Ahlefeld.

Qu’on juge de l’émotion d’Ordener. Dans ce pays sauvage et désert, sous cette voûte mystérieuse, entendre des inconnus prononcer tous les noms qui l’intéressaient, et jusqu’au sien propre ! Un doute affreux s’éleva dans son cœur. Serait-il vrai ? était-ce en effet un agent du comte de Griffenfeld dont il entendait la voix ? Quoi ! Schumacker, ce vieillard vénérable, le noble père de sa noble Éthel, se révoltait contre le roi son seigneur, soudoyait des brigands, allumait une guerre civile ! Et c’était pour cet hypocrite, pour ce rebelle, qu’il avait, lui, fils du vice-roi de Norvège, élève du général Levin, compromis son avenir, exposé sa vie ! c’était pour lui qu’il avait cherché et combattu ce brigand islandais avec lequel Schumacker paraissait être d’intelligence, puisqu’il le plaçait à la tête de ces bandits ! Qui sait même si cette cassette, pour laquelle lui, Ordener, avait été sur le point de donner son sang, ne contenait pas quelques-uns des indignes secrets de cette trame odieuse ? Ou plutôt le vindicatif prisonnier de Munckholm ne s’était-il pas joué de lui ? Peut-être il avait découvert son nom ; peut-être, et combien cette pensée fut douloureuse pour le magnanime jeune homme ! n’avait-il désiré, en le poussant à ce fatal voyage, que la perte du fils d’un ennemi ?

Hélas ! lorsqu’on a longtemps porté le nom d’un malheureux en vénération et en amour, quand, dans le secret de sa pensée, on a juré à son infortune un attachement inviolable, c’est un moment bien amer que celui où l’on reçoit son salaire d’ingratitude, où l’on sent que l’on est désenchanté de la générosité, et qu’il faut renoncer à ce bonheur si pur et si doux du dévouement. On a vieilli en un instant de la plus triste des vieillesses, on est devenu vieux d’expérience, et l’on a perdu la plus belle des illusions de la vie, qui n’a de beau que les illusions.

Telles étaient les désolantes pensées qui se pressaient confusément dans l’âme d’Ordener. Le noble jeune homme eût voulu mourir dans ce fatal moment ; il lui semblait que toute la félicité de sa vie lui échappait. Il y avait bien dans les assertions de celui qui parlait comme envoyé de Griffenfeld des choses qui lui paraissaient mensongères ou douteuses ; mais comme elles n’étaient destinées qu’à abuser de malheureux campagnards, Schumacker n’en était que plus coupable à ses yeux ; et ce Schumacker était le père de son Éthel !

Ces réflexions agitèrent d’autant plus violemment son cœur qu’elles s’y précipitèrent toutes à la fois. Il chancela sur les barreaux qui le soutenaient, et continua d’écouter ; car on attend parfois avec une impatience inexplicable et une affreuse avidité les malheurs que l’on redoute le plus.

— Oui, poursuivit la voix de l’envoyé, vous êtes commandés par le formidable Han d’Islande. Qui osera vous combattre ? Votre cause est celle de vos femmes, de vos enfants indignement dépouillés de votre héritage ; d’un noble infortuné, depuis vingt ans plongé injustement dans une infâme prison. Allons, Schumacker et la liberté vous attendent. Guerre aux tyrans !

— Guerre ! répétèrent mille voix ; et l’on entendit dans les détours du souterrain un long bruit d’armes se mêler aux sons rauques de la trompe des montagnes.

— Arrêtez ! cria Ordener. — Il avait descendu précipitamment le reste de l’échelle. L’idée d’épargner un crime à Schumacker et tant de malheurs à son pays s’était emparée impérieusement de tout son être. Mais, au moment où il était apparu sur le seuil du souterrain, la crainte de perdre, par d’imprudentes déclamations le père de son Éthel, et peut-être son Éthel elle-même, avait remplacé tout autre sentiment en lui ; et il était resté là, pâle et jetant un regard étonné sur le tableau singulier qui s’offrait à sa vue.

C’était comme une immense place d’une ville souterraine, dont les limites se perdaient derrière une foule de piliers qui soutenaient les voûtes. Ces piliers brillaient comme des pilastres de cristal aux rayons d’un millier de torches que portait une multitude d’hommes bizarrement armés et répandus confusément dans les profondeurs de la place. On eût dit, à voir tous ces points lumineux et toutes ces figures effrayantes errer dans les ténèbres, une de ces assemblées fabuleuses, dont parlent les vieilles chroniques, de sorciers et de démons qui portaient des étoiles pour flambeaux, et illuminaient la nuit les vieux bois et les châteaux écroulés.

Un long cri s’éleva.

— Un étranger ! Mort ! mort !

Cent bras étaient déjà levés sur Ordener. Il porta la main à son côté pour y chercher son sabre. — Noble jeune homme ! dans son généreux élan il avait oublié qu’il était seul et désarmé.

— Attendez, attendez ! cria une voix, la voix de celui en qui Ordener voyait l’envoyé de Schumacker.

C’était un petit homme gras, vêtu de noir, à l’œil gai et faux. Il s’avança vers Ordener.

— Qui êtes-vous ? lui dit-il.

Ordener ne répondit pas ; il était saisi de toutes parts, et il n’y avait pas une place sur sa poitrine où ne s’appuyât la pointe d’une épée ou le canon d’un pistolet.

— Est-ce que tu as peur ? demanda le petit homme avec un sourire.

— Si ta main était sur mon cœur au lieu de ces épées, dit froidement le jeune homme, tu verrais qu’il ne bat pas plus vite que le tien, en supposant que tu aies un cœur.

— Ah ! ah ! dit le petit homme, il fait le fier ! eh bien ! qu’il meure. — Et il tourna le dos.

— Donne-moi la mort, répliqua Ordener ; c’est tout ce que je veux te devoir.

— Un instant, seigneur Hacket, dit un vieillard à barbe touffue, qui se tenait appuyé sur un long mousquet. Vous êtes ici chez moi, et j’ai seul le droit d’envoyer ce chrétien raconter aux morts ce qu’il a vu ici.

Le seigneur Hacket se mit à rire. — Ma foi, mon cher Jonas, comme il vous plaira ! Peu m’importe que cet espion soit jugé par vous, pourvu qu’il soit condamné.

Le vieillard se tourna vers Ordener :

— Allons, dis-nous qui tu es, toi qui souhaitais si audacieusement de savoir qui nous sommes.

Ordener garda le silence. Entouré des étranges partisans de ce Schumacker, pour lequel il aurait si volontiers donné son sang, il n’éprouvait en ce moment qu’un désir infini de la mort.

— Sa courtoisie ne veut pas répondre, dit le vieillard. Quand le renard est pris, il ne crie plus. Tuez-le.

— Mon brave Jonas, reprit Hacket, que la mort de cet homme soit le premier exploit de Han d’Islande parmi vous.

— Oui, oui ! crièrent une foule de voix.

Ordener étonné, mais toujours intrépide, chercha des yeux ce Han d’Islande, auquel il avait si vaillamment disputé sa vie le matin même, et vit, avec un redoublement de surprise, s’avancer vers lui un homme d’une stature colossale, vêtu du costume des montagnards. Ce géant fixa sur Ordener un regard atrocement stupide, et demanda une hache.

— Tu n’es pas Han d’Islande, dit Ordener avec force.

— Qu’il meure ! qu’il meure ! cria Hacket d’une voix furieuse.

Ordener vit qu’il fallait mourir. Il mit la main dans sa poitrine, afin d’en tirer les cheveux de son Éthel et de leur donner un dernier baiser. Ce mouvement fit tomber un papier de sa ceinture.

— Quel est ce papier ? dit Hacket ; Norbith, prenez ce papier.

Ce Norbith était un jeune homme dont les traits noirs et durs avaient une expression de noblesse. Il ramassa le papier et le déploya.

— Grand Dieu ! s’écria-t-il, c’est la passe de mon pauvre ami Christophorus Nedlam, de ce malheureux camarade qu’ils ont exécuté, il n’y a pas huit jours, sur la place publique de Skongen, pour fausse monnaie.

— Eh bien ! dit Hacket avec l’accent d’une attente trompée, gardez ce chiffon de papier. Je le croyais plus important. Vous, mon cher Han d’Islande, expédiez votre homme.

Le jeune Norbith se plaça devant Ordener, et s’écria :

— Cet homme est sous ma protection. Ma tête tombera avant qu’il tombe un cheveu de la sienne. Je ne souffrirai pas que le sauf-conduit de mon ami Christophorus Nedlam soit violé.

Ordener, si miraculeusement protégé, baissa la tête et s’humilia ; car il se rappelait combien il avait dédaigneusement accueilli en lui-même le vœu touchant de l’aumônier Athanase Munder : — Puisse le don du mourant être un bienfait pour le voyageur.

— Bah ! bah ! dit Hacket, vous dites là des folies, mon brave Norbith. Cet homme est un espion ; il faut qu’il meure.

— Donnez-moi ma hache, répéta le géant.

— Il ne mourra pas ! cria Norbith. Que dirait l’esprit de mon pauvre Nedlam, qu’ils ont indignement pendu ? Je vous assure qu’il ne mourra pas ; car Nedlam ne veut pas qu’il meure.

— En effet, dit le vieux Jonas, Norbith a raison. Comment voulez-vous qu’on tue cet étranger, seigneur Hacket ? il a la passe de Christophorus Nedlam.

— Mais c’est un espion, c’est un espion, reprit Hacket.

Le vieillard se plaça près du jeune homme, devant Ordener, et tous deux dirent gravement :

— Il a la passe de Christophorus Nedlam, qui a été pendu à Skongen.

Hacket vit qu’il fallait céder ; car tous les autres commençaient à murmurer, en disant que cet étranger ne pouvait mourir, puisqu’il portait le sauf-conduit de Nedlam le faux-monnayeur.

— Allons, dit-il entre ses dents avec une rage concentrée, qu’il vive donc. Au reste, c’est votre affaire.

— Ce serait le diable que je ne le tuerais point, dit Norbith triomphant.

En parlant ainsi, il se tourna vers Ordener.

— Écoute, poursuivit-il, tu dois être un bon frère, puisque tu as la passe de Nedlam mon pauvre ami. Nous sommes les mineurs royaux. Nous nous révoltons pour qu’on nous délivre de la tutelle. Le seigneur Hacket, que tu vois, dit que nous prenons les armes pour un certain comte Schumacker ; mais moi je ne le connais pas. Étranger, notre cause est juste. Écoute, et réponds-moi comme si tu répondais à ton saint patron. Veux-tu être des nôtres ?

Une idée passa dans l’esprit d’Ordener.

— Oui, répondit-il.

Norbith lui présenta un sabre, qu’il reçut en silence.

— Frère, dit le jeune chef, si tu veux nous trahir, tu commenceras par me tuer.

En ce moment, le son de la trompe retentit sous les arceaux de la mine, et l’on entendit des voix éloignées qui disaient : Voilà Kennybol !