Hania/III

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Hania (1876)
Traduction par Henri Chirol.
Calmann Lévy (p. 37-53).
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III


Quelques jours après, mon père vint, appelé par un télégramme. Je tremblais qu’il ne changeât mes arrangements à propos de Hania, et mes pressentiments se réalisèrent en partie. Mon père me loua et m’embrassa pour le zèle et la conscience avec lesquelles j’accomplissais mes fonctions ; cela le ravissait visiblement. Il répéta même plusieurs fois : « Tu es de notre sang », ce qui n’arrivait que lorsqu’il était très content de moi ; mais mes décisions ne le satisfirent pas entièrement. Peut-être se trouvait-il un peu influencé par les récits exagérés de madame d’Ives. Il est vrai que, depuis la nuit où mes sentiments avaient pris corps, Hania était devenue la première personne de la maison. Mon père se montra assez hostile également à mon projet de donner à Hania la même instruction qu’à mes sœurs.

— Je ne changerai rien, c’est l’affaire de ta mère, me dit-il ; qu’elle décide comme elle voudra, c’est de son ressort. Mais il faut penser à ce qui sera le mieux pour cette jeune fille.

— Mais l’instruction, mon père, peut-elle jamais nuire ? Je t’ai entendu souvent dire le contraire.

— Oui, pour un homme, répondit mon père, parce que l’instruction donne à l’homme une position spéciale ; mais c’est une autre affaire pour la femme. Pour elle, l’instruction doit correspondre à la situation qu’elle occupera plus tard. Pour cette jeune fille, il ne faut rien autre qu’une instruction moyenne ; il n’est pas besoin de langue française, de musique ni de rien de semblable. Hania trouvera vite un mari, quelque honnête petit employé…

— Papa !

Mon père me regarda avec étonnement.

— Qu’est-ce que tu as ?

J’étais rouge comme une écrevisse ; le sang me montait au visage et obscurcissait mes yeux. L’union de Hania avec un petit employé me semblait un tel sacrilège, un tel outrage à mes rêves et à mes espérances, que je ne pus retenir un cri d’indignation. Mais ce sacrilège me blessa d’autant plus qu’il émanait de mon père. La réalité versait pour la première fois une douche d’eau froide sur la bouillante foi de ma jeunesse ; c’était la première attaque dont la vie sapait le château enchanté de mes rêves, la première déception et le premier désenchantement, dont nous cherchons à oublier l’amertume plus tard au moyen du pessimisme et de l’incrédulité. Mais de même que le fer incandescent, sur lequel tombe une goutte d’eau froide, pétille et aussitôt change l’eau en vapeur, de même également bouillonne l’âme humaine. Sous l’influence première de la réalité, elle tressaille, il est vrai, de douleur, mais aussitôt brûle la réalité elle-même à sa chaleur.

Les paroles de mon père me blessèrent, et cela d’une étrange façon. Bien que je ressentisse l’offense, je ne me fâchai pas à cause de lui, mais plutôt à cause de Hania, et non moins rapidement d’ailleurs, de toute la force de résistance propre à la jeunesse, je rejetai cette offense loin de mon âme, pour toujours. Mon père ne comprit pas mon émotion et l’attribua à un sentiment exagéré de mes obligations, ce qui était en somme assez naturel à mon âge, et flattait son amour-propre, plus que ne l’excitait sa disposition hostile à l’égard de l’instruction développée de Hania.

Nous convînmes avec mon père, que j’adresserais une lettre à ma mère (elle devait encore vivre longtemps à l’étranger), et la prierais de décider en dernier ressort sur cette affaire. Je ne me souviens pas d’avoir jamais écrit une lettre aussi longue et aussi sincère. Je racontai dans tous les détails les circonstances qui avaient accompagné la mort de Nikolaï, je rappelai ses dernières paroles, je peignis mon désir, mon souci et mes espérances, je touchai la corde de compassion qui vibrait si doucement en son cœur, je peignis les scrupules de conscience qui m’assailliraient constamment, si l’on ne faisait pas pour Hania tout ce qui serait possible. En un mot, à mon avis, cette lettre était le comble de l’art et devait infailliblement provoquer la réalisation de mes désirs.

Un peu rassuré, j’attendis patiemment la réponse. Elle arriva bientôt en deux missives : une pour moi et une pour madame d’Ives. J’avais remporté la victoire sur toute la ligne. Ma mère non seulement consentait à l’instruction complète de Hania, mais encore l’exigeait énergiquement. « Je désire, m’écrivait ma bonne mère, si ton père y consent, que Hania soit considérée en toute chose comme un membre de la famille. Nous le devons à la mémoire du vieux Nikolaï, en souvenir de ses services et de son dévouement. »

Mon triomphe était complet. Sélim le partagea avec moi. Pour tout ce qui touchait Hania, il se conduisait en effet comme s’il eût été lui aussi son tuteur.

À dire vrai, la sympathie qu’il témoignait à la pauvre orpheline commençait un peu à me contrarier, d’autant plus que, depuis la nuit où j’avais pris conscience des sentiments de mon âme, mes manières envers Hania avaient complètement changé. En sa présence, je me sentais comme annihilé. Mon ancienne franchise et ma familiarité enfantine m’avaient abandonné.

Peu de jours s’étaient écoulés depuis que la jeune fille s’était endormie sur ma poitrine, et maintenant à cette seule pensée, mes cheveux se dressaient sur ma tête. Il y avait quatre jours seulement, en lui disant bonjour ou bonsoir, j’embrassais comme un frère ses lèvres pâles ; mais à présent le contact seul de sa main me brûlait d’un feu ardent. Je me mettais à l’adorer, comme on adore habituellement l’objet de son premier amour, et quand la jeune fille, sans rien savoir ni deviner, se serrait comme jadis contre moi, dans le fond de mon âme je me fâchais contre elle ; je croyais commettre un sacrilège.

L’amour m’apporta un bonheur insoupçonné jusque-là, mais aussi des souffrances également inconnues. Si j’avais pu confier mes soucis à quelqu’un, m’épancher et pleurer sur quelque cœur ami (et j’en avais un désir fou), il me semblait que la moitié du fardeau eût glissé de mon âme. J’aurais pu, il est vrai, en parler à Sélim, mais je craignais son caractère, je savais bien qu’à la première minute il prendrait à cœur mes paroles ; mais qui pouvait être sûr que le lendemain il ne se moquerait pas de moi, avec son cynisme particulier ? que ses paroles inconsidérées ne terniraient pas l’idéal, auquel dans mes rêveries je ne pensais pas sans un trouble respectueux ?

Mon caractère d’ailleurs était dissimulé et de plus, une grande différence existait entre Sélim et moi : j’étais sentimental, tandis que Sélim ne l’était pas pour un sou. Mon amour ne pouvait être que triste ; chez Sélim, il eût été joyeux. Je cachai donc mon amour à tous, je me trompai moi-même, et effectivement nul ne le remarqua. En quelques jours, sans en avoir jamais eu d’exemple, j’appris instinctivement à exécuter toutes les manifestations de l’amour : rêverie, rougeur dont se couvrait mon visage, lorsque quelqu’un prononçait devant moi le nom de Hania, — en un mot, je déployai une adresse extraordinaire, cette adresse qui permet à un garçon de seize ans de tromper parfois l’observateur le plus avisé.

Je ne fis pas part à Hania de mes sentiments ; je l’aimais, et c’était assez pour moi. Seulement, lorsque nous nous trouvions seuls, j’avais grande envie de me mettre à ses genoux ou de baiser le bas de sa robe.

Mais Sélim cependant riait, faisait de l’esprit et était joyeux pour deux. Ce fut lui qui provoqua le premier sourire de Hania, quand un jour, après le déjeuner, il proposa au prêtre Ludvig de passer au mahométisme et de se marier avec madame d’Ives. La Française, bien que très offensée, et le prêtre ne purent se fâcher contre lui, tellement il les flatta ensuite, et, quand il les regarda de ses yeux magnifiques, l’affaire fut terminée par un léger blâme et un rire général. Dans ses relations avec Hania, on sentait une sincère sympathie, et sa bonne humeur native la transfigurait. Il était beaucoup plus à l’aise avec elle que moi. Il était visible que Hania l’aimait, car aussitôt qu’il entrait dans la salle, son visage s’éclairait. De moi et surtout de ma mélancolie, il ne cessait de rire. Il y voyait une pose habile de garçon qui veut paraître un homme.

— Vous verrez, il sera prêtre, disait Sélim.

Je saisissais alors la première occasion pour amener la conversation sur un autre sujet et cacher la rougeur de mes joues, tandis que le prêtre Ludvig prenait une prise et répondait :

— Dieu le veuille !… Dieu le veuille !

Les fêtes de Noël prirent fin. Mon faible espoir de rester à la maison s’envola vite ; on déclara un soir à l’important tuteur qu’il devait se mettre en route le lendemain matin. Il fallait partir de bonne heure afin de pouvoir s’arrêter en chemin à Khojéli, où Sélim devait faire ses adieux à son père. Nous nous levâmes à six heures ; la nuit était encore obscure. Ah ! mon âme était alors aussi triste que ce sombre matin d’hiver. Sélim se trouvait également dans une mauvaise disposition d’esprit et, au saut du lit, il déclara que tout l’univers était bête et construit d’une façon détestable. J’adhérai à ses paroles, puis nous nous habillâmes et sortîmes de notre appartement pour déjeuner.

Il faisait nuit au dehors ; de petits flocons de neige nous fouettaient la figure. Les fenêtres de la salle à manger étaient éclairées ; devant le perron stationnait un traîneau où nous plaçâmes nos effets : les chevaux s’ébrouaient, les chiens aboyaient tout le temps, allaient et venaient autour du véhicule — tout cela constituait pour nous un tableau tellement triste que notre cœur se serra à sa vue. Dans la salle à manger, nous trouvâmes mon père et le prêtre Ludvig qui causaient tous deux avec des airs importants ; Hania n’était pas là. Le cœur battant, je regardai vers la porte du cabinet vert pour voir si elle allait venir ou s’il me faudrait partir sans lui dire adieu. Pendant ce temps, mon père et le prêtre se mirent à nous donner des conseils et à nous faire la morale. Ils commencèrent par nous dire que nous étions à présent à un âge où il n’est plus nécessaire de rappeler ce que c’est que le travail et la science.

J’écoutais tout cela depuis cinq à dix minutes, tout en mâchant des morceaux de pain grillé dans ma gorge serrée et en buvant un bouillon chaud. Soudain, mon cœur battit si fort que je pus à peine rester assis à ma place. Je venais d’entendre un certain bruit dans la chambre de Hania. La porte s’ouvrit et je vis entrer… madame d’Ives enveloppée d’une capote de matin, avec des papillotes dans les cheveux, qui m’embrassa tendrement, et sur laquelle je répandis avec plaisir ma tasse de bouillon, pour la punir de m’avoir causé une telle déception. Madame d’Ives témoigna aussi l’espoir que d’aussi bons jeunes gens étudieraient sagement, ce à quoi Mirza répondit que le souvenir de ses papillotes lui donnerait force et patience. Mais Hania ne paraissait toujours pas.

Pourtant le supplice ne devait pas durer jusqu’à la fin. Comme nous nous levions de table, Hania sortit du cabinet, encore à moitié endormie, toute rose, les cheveux ébouriffés. En pressant sa main, je sentis qu’elle était chaude. Aussitôt l’idée me vint que mon départ était cause de la maladie de Hania, et je composai dans mon cœur toute une scène de sentiment ; cette fièvre pouvait d’ailleurs s’expliquer aussi par ce fait que Hania sortait du lit. Mon père, suivi du prêtre Ludvig, alla écrire les lettres que nous devions emporter à Varsovie, et Mirza sortit sur le perron à la suite d’un gros chien qui s’était échappé dans la chambre. Je restai donc seul avec Hania.

Dans mes yeux roulaient des larmes, de mes lèvres était prêt à sortir un flot de paroles brûlantes et tendres. Je n’avais pas le courage de lui avouer mon amour, mais il me fallait lui dire quelque chose dans le genre de : ma chérie, ma bien-aimée Hania, et puis lui embrasser la main. Le moment pour un tel épanchement était propice, parce que plus tard, si je pouvais le faire encore, je n’oserais probablement plus. Je gâchai cependant ces derniers instants de la façon la plus honteuse. Je m’approchai d’elle et lui pris la main, mais je le fis si maladroitement et d’une façon si peu naturelle et prononçai : « Hania ! » d’une voix si différente de la mienne, que sur-le-champ je reculai et me tus. J’eus alors envie de me frapper. Mais Hania dit elle-même :

— Seigneur, comme la maison sera triste sans vous !

— Je reviendrai à Pâques, répondis-je rudement, d’une voix de basse.

— Pâques est bien loin.

— Mais non, pas loin du tout, grognai-je presque.

À ce moment entra Mirza suivi de mon père, du prêtre, de madame d’Ives et des domestiques. Nous sortîmes sur le perron. Mon père et le prêtre Ludvig m’embrassèrent. Quand vint mon tour de dire adieu à Hania, je sentis un désir irrésistible de la prendre dans mes bras et de l’embrasser comme jadis, mais je ne pus m’y décider.

— Porte-toi bien, Hania ! dis-je en lui donnant la main.

En mon âme pleuraient cent voix, et de mes lèvres étaient prêts à sortir les mots les plus tendres.

Soudain je remarquai que la jeune fille pleurait. Aussitôt s’éveilla en moi un mauvais esprit, le désir invincible de raviver ces blessures, dont je devais si souvent ressentir l’influence dans la suite. Et alors, bien que mon cœur fût déchiré, je lui dis froidement et cruellement :

— Ne te mets donc pas à pleurer ainsi pour rien, Hania !

Et je m’assis en même temps dans le traîneau.

Mirza dit également adieu à tout le monde. Il courut vers Hania, lui saisit les deux mains et se mit à les couvrir de baisers, quoiqu’elle résistât de toutes ses forces. Il sauta enfin dans la voiture. Mon père cria : « En avant ! » Le prêtre nous bénit d’un signe de croix. Les chevaux s’élancèrent, les grelots tintèrent et la neige craqua sous les patins du traîneau.

— Vaurien ! brigand ! m’invectivais-je en moi-même. C’est ainsi que tu as dit adieu à ton Hania ! Tu n’as su lui dire que des sottises, tu as outragé ses larmes, dont tu n’es pas digne — des larmes d’orpheline !

Je me mis à pleurer comme un petit enfant, et je levai le collet de ma pelisse de peur que Mirza ne devinât ma tristesse.

Mais il me semblait que Mirza la remarquait très bien et n’était pas lui-même dans son assiette, ce qu’il voulait aussi me cacher.

Avant d’arriver à Khojéli, il me dit :

— Henri !

— Quoi ?

— Tu pleures ?

— Laisse-moi tranquille !

Et de nouveau régna le silence. Au bout d’une minute, Mirza reprit :

— Henri !

— Quoi ?

— Tu pleures ?

Je ne répondis rien. Mirza soudain se pencha et saisit une poignée de neige ; puis, soulevant ma coiffure, il me répandit la neige sur la tête, replaça le bonnet fourré et ajouta :

— Cela te calmera.