Hania/V

La bibliothèque libre.


Hania (1876)
Traduction par Henri Chirol.
Calmann Lévy (p. 74-89).
◄  IV
VI  ►


V


Le lendemain de notre petite orgie, des chevaux arrivèrent de Khojéli, et Sélim et moi, nous nous mîmes en route. Nous avions quarante-huit heures de voyage à faire, et c’est pourquoi nous sautâmes de notre lit au point du jour. Tout le monde dormait encore dans notre maison, mais à la fenêtre d’en face, à travers les géraniums, les giroflées et les fuchsias, parut la figure rose de Josia. Sélim, ayant attaché sa sacoche de voyage et mis sa casquette d’étudiant sur la tête, se tenait à la fenêtre, pour bien montrer qu’il s’en allait. Un mélancolique regard derrière les géraniums lui fut jeté en guise de réponse. Mais, quand il plaça une main sur son cœur et que de l’autre il envoya un baiser, le petit visage de Josia rougit et se cacha bien vite dans l’ombre de la chambre. Dehors les roues de la voiture, attelée de quatre chevaux, grincèrent ; il était l’heure de partir, mais Sélim restait toujours à la fenêtre et attendait s’il ne verrait pas encore Josia. — Hélas ! son espoir fut déçu : la fenêtre resta déserte. Mais, en descendant et longeant le vestibule du bâtiment d’en face, nous aperçûmes, dans l’escalier, une paire de bas blancs, une petite robe couleur noisette et des yeux fripons, qui épiaient attentivement la cour brillamment éclairée. Mirza s’engouffra aussitôt sous le vestibule, tandis que je m’installais dans la voiture, qui était tout proche ; j’entendis un murmure de voix et quelques sons étranges, assez pareils à des baisers. Mirza ressortit ensuite, tout rouge, demi-joyeux, demi-ému, et s’assit à côté de moi.

Le cocher fouetta les chevaux, et nous levâmes involontairement la tête ; le visage de Josia nous apparut de nouveau parmi les fleurs, — et de la fenêtre une petite main agita un mouchoir blanc, encore une minute ; — puis la voiture atteignit la rue et m’emporta, ainsi que l’idéal de la pauvre Josia.

C’était le matin, la ville sommeillait encore ; l’aurore éclairait de ses joyeux rayons les fenêtres des maisons endormies ; seul, par instants, un piéton troublait de ses pas pressés l’écho encore assoupi, et les concierges balayaient paresseusement les rues. Il faisait clair et frais, tout était paisible et joyeux, comme d’habitude par un matin d’été. Notre petite voiture, attelée de quatre petits chevaux tatars, rebondissait sur le pavé, comme une noix qu’on tire par un fil. Bientôt, l’air froid de la rivière nous cingla le visage ; un pont de bois craqua sous les sabots des chevaux, et, au bout d’une demi-heure, nous dépassâmes la barrière, et nous nous trouvâmes au milieu de la campagne, des prés et des bois. Notre poitrine aspira largement la fraîcheur bienfaisante du matin, et nos yeux parcoururent l’horizon. La terre sortait de son sommeil ; une rosée perlée pendait aux branches humides des arbres et étincelait sur les épis de blé. Dans les haies touffues, les oiseaux sautaient joyeusement et, de leur gazouillement bruyant, annonçaient le réveil du jour. Les bois et les prés rejetaient loin d’eux le voile embrumé du matin. Des colonnes de fumée, s’élevant des cheminées des chaumières, montaient droit vers le ciel ; un petit vent à peine perceptible faisait onduler en vagues les épis mûrs et en rejetait l’humidité nocturne. Partout la joie éclatait ; il semblait que tout s’éveillait, vivait et se fondait en un hymne harmonieux.

Quiconque est rentré chez lui, dans sa jeunesse, par un beau matin d’été, peut s’imaginer aisément ce qui se passait en nos cœurs. Les années de l’enfance et de la sujétion scolaire étaient déjà loin de nous ; devant nous, s’ouvrait l’ère de la jeunesse, telle une steppe immense, parsemée de fleurs et à l’horizon sans fin, — une contrée inconnue et attirante, où nous entrions sous un bon augure : jeunes, forts, sentant à nos épaules comme des ailes d’aigles. De tous les trésors de la terre, le plus grand est la jeunesse, et nous n’avions pas encore dépensé un sou de ce trésor.

Nous allions rapidement, — car des chevaux de relais nous attendaient à toutes les stations principales. Le lendemain, après un voyage ininterrompu, nous aperçûmes Khojéli, ou plutôt le toit hospitalier du minaret de la maison, qu’éclairaient les rayons du soleil couchant. Nous atteignîmes bientôt une digue entourée de saules et de troènes ; des deux côtés de cette digue s’étendaient deux immenses étangs ; nous entendions le coassement endormi et paresseux des grenouilles, cachées auprès des rivages couverts d’herbe, dans l’eau chauffée par la chaleur du jour. Mais il était visible que la journée touchait à sa fin. Sur toute la digue, dans la direction du hameau, paissaient des troupeaux de vaches et de moutons, enveloppés de nuages de poussière. Et par places, des groupes de gens, armés de serpes, de faux et de râteaux, retournaient chez eux en chantant. Enfin le soleil s’inclina vers l’ouest, et fut à moitié caché par les roseaux du rivage. Seul un large ruban doré brilla encore au milieu de l’étang. Nous tournâmes à droite et soudain, à travers la verdure des tilleuls, des peupliers, des sapins blancs et des frênes, brillèrent devant nous les murs blancs de la maison de Khojéli. Dans la cour une cloche appela le monde au dîner, et en même temps, de la tour du minaret, retentit la voix mélancolique et chantante du muezzin de la maison, annonçant la descente de la nuit étoilée sur la terre et proclamant la grandeur d’Allah.

Comme pour imiter le muezzin, une cigogne, perchée sur son nid, en haut d’un arbre surplombant la maison, sortit un instant de son immobilité imperturbable, leva son bec vers le ciel et poussa un cri. Elle annonçait notre arrivée.

Je regardai Sélim ; dans ses yeux pleins de larmes un sentiment sincère et profond éclatait. Nous pénétrâmes dans la cour.

Sur la terrasse vitrée se tenait assis le vieux Mirza, armé d’une longue pipe dont il tirait une fumée bleuâtre ; il observait d’un regard joyeux la vie paisible et laborieuse, se déroulant sur cette plaine fertile.

À la vue de son garçon, il se leva vivement, l’embrassa et le serra longtemps sur sa poitrine, car, bien que sévère pour son fils, le vieillard l’aimait plus que tout au monde. Il l’interrogea sur ses examens, puis ce furent de nouveaux embrassements.

Les nombreux serviteurs accoururent saluer le jeune maître, et les chiens sautèrent joyeusement autour de lui. Du perron accourut en quelques bonds, une louve apprivoisée, la favorite du vieux Mirza.

— Zoulia ! Zoulia ! lui cria Sélim.

Elle appuya ses énormes pattes sur ses épaules, lui lécha la figure et ensuite, comme une folle, se mit à courir autour de lui, glapissant et montrant ses terribles dents.

Nous pénétrâmes dans la salle à manger. Je regardai Khojéli et tout ce qui y était, en homme qui y cherche des traces de changements ; mais il n’y avait rien de changé ; les portraits des ancêtres de Sélim — capitaines de cavalerie, cornettes, — pendaient aux murs comme auparavant. Le terrible Mirza, le colonel de cavalerie légère du temps de Sobieski, me regardait, comme jadis, de ses yeux obliques et de mauvais augure ; mais son visage, criblé de coups de sabre, me parut plus antipathique et effrayant que jamais. Le père de Sélim avait changé plus que tout le reste. Ses cheveux noirs avaient grisonné, ses moustaches épaisses étaient presque blanches, et le type tatar de la figure s’était encore renforcé.

Quelle différence entre le vieux Mirza et Sélim, entre ce visage décharné, morose, sévère et la figure pleine et douce de mon ami !

Mais il m’est difficile de peindre l’amour avec lequel le vieux regardait son fils et suivait chacun de ses mouvements.

Ne voulant pas les importuner, je restais à l’écart ; mais le vieillard, hospitalier comme l’est tout noble Polonais, commença à m’inviter à passer la nuit sous son toit. Je ne voulus pas y consentir, car moi aussi, je désirais me retrouver chez moi, mais je dus cependant rester à dîner. Je partis tard de Khojéli, et quand j’arrivai à la maison, une nuit complète régnait partout. Les fenêtres du village n’étaient pas éclairées et seuls, de loin en loin, aux bords de la forêt, brillaient des feux de bois résineux. Dans l’allée de tilleuls qui conduisait à notre maison, il faisait noir à ne rien distinguer ; un homme passa près de nous en chantonnant, mais je ne reconnus pas sa figure. Enfin j’aperçus le perron bien connu ; aux fenêtres, nulle lumière ; évidemment tout le monde dormait ; seuls des chiens accoururent de tous côtés et se mirent à gambader autour de ma voiture. Je sautai en bas et frappai à la porte, mais je n’obtins une réponse qu’après un long temps, et cela me fâcha, car je pensais qu’on m’attendrait. Des lumières parurent enfin aux fenêtres et une voix endormie — je reconnus celle de Francis — demanda :

— Qui est là ?

Je me nommai. Francis ouvrit la porte et me saisit aussitôt la main.

Je lui demandai si tout le monde se portait bien.

— Oui, répondit Francis. Le seigneur est seul parti à la ville ; il rentrera demain matin.

Il me conduisit à la salle à manger, alluma une lampe, suspendue au-dessus de la table, et alla préparer le samovar. Je restai seul une minute avec mes pensées et mon cœur qui battait violemment ; mais cette minute fut courte, car bientôt arrivèrent le prêtre Ludvig, en robe de chambre, suivi de la bonne madame d’Ives en costume de nuit et en bonnet, avec ses papillotes obligatoires, et enfin Kaz, qui était rentré du lycée depuis un mois déjà.

Tous ces bons amis m’accueillirent avec joie, s’étonnèrent de me voir si grand, dirent que j’étais devenu un homme, et madame d’Ives ajouta même que j’avais embelli. Au bout d’un instant, le prêtre Ludvig m’interrogea timidement sur mes examens et mon diplôme du lycée ; quand il connut mes succès, il m’embrassa et m’appela son cher enfant. Soudain, d’une pièce voisine, j’entendis le piétinement de pieds nus, et mes petites sœurs, en chemises et bonnets de nuit, accoururent avec des cris joyeux et me grimpèrent sur les genoux. En vain, madame d’Ives, confuse, affirma que c’était là un fait inouï que deux grandes demoiselles (l’une avait huit ans et l’autre dix) osassent se montrer en public dans un pareil déshabillé ; les fillettes ne lui répondirent pas, mais m’entourèrent de leurs petits bras et me couvrirent de baisers. Enfin, je me décidai à demander des nouvelles de Hania.

— Oh ! elle a grandi, répondit madame d’Ives ; elle va venir ; elle doit probablement s’habiller.

Je n’attendis pas longtemps ; au bout de cinq minutes, Hania apparut au seuil de la porte. Je la regardai. Dieu ! quels changements s’étaient opérés pendant ces six mois chez la fillette maigrelette et faible ; devant moi se tenait une jeune fille presque accomplie ; elle avait engraissé, était devenue plus robuste, plus forte ; ses joues étaient colorées comme un reflet d’aurore et elle respirait la santé, la jeunesse, la fraîcheur, comme une rose qui s’ouvre. Je remarquai qu’elle me considérait avec curiosité de ses grands yeux bleus, mais comprenant en même temps l’impression qu’elle m’avait produite, un sourire courut sur ses lèvres.

La curiosité avec laquelle nous nous regardions cachait déjà la pudeur du jeune homme et de la jeune fille. Les simples et cordiales relations de frère et de sœur s’étaient envolées bien loin, pour ne plus jamais revenir. Ah ! comme elle était belle avec ce sourire et cette joie paisible dans le regard !

La lumière de la lampe tombait droit sur ses cheveux. Elle était habillée d’une robe noire unie et serrait de sa main, autour de son cou blanc, une mantille jetée négligemment ; il était visible qu’elle venait de s’habiller ; et il se dégageait encore d’elle la chaleur du sommeil. Quand je serrai sa main douce et tendre, ce contact seul suffit pour me faire tressaillir. Hania avait changé autant au moral qu’au physique. En partant, je l’avais laissée fillette, et maintenant c’était une jeune fille à l’expression réfléchie et aux manières distinguées ; une âme, s’éveillant aux points de vue moral et intellectuel, brillait dans son regard. Elle avait cessé d’être une enfant ; son sourire vague et une nuance de coquetterie innocente me le prouvaient ; il était évident qu’elle comprenait le changement survenu dans nos rapports. Je me convainquis bientôt que sous certains points elle m’était supérieure ; en effet, si j’étais bien plus instruit, j’étais en revanche un petit enfant à côté d’elle en ce qui concernait la connaissance et la compréhension de la vie, de chaque situation, de chaque parole. Mon importance de jeune seigneur et de tuteur avait disparu. J’avais combiné en route la façon dont je reverrais Hania, ce que je lui dirais, comment je me comporterais avec elle, avec condescendance ; mais tous ces plans s’écroulèrent en un instant. La situation se renversa et ce ne fut pas moi qui fus bon et caressant pour elle, mais bien plutôt elle qui le fut pour moi. Au début, je ne m’en rendis pas bien compte, mais je sentis vite qu’il en était ainsi. J’avais l’intention de la questionner sur ce qu’elle avait appris, de demander si madame d’Ives et le prêtre Ludvig étaient satisfaits d’elle, et voilà que ce fut elle qui m’interrogea sur ce que j’avais fait, ce que j’avais appris et ce que je pensais faire à l’avenir. Oui, tout ce que j’avais combiné se trouva modifié d’une façon radicale et pour tout dire, nos rapports furent changés et les rôles renversés.

Je me retirai donc dans ma chambre, moitié étonné et moitié déçu dans mon attente, sous l’influence d’impressions diverses.

L’ancien amour commença à se montrer comme le feu à travers les fentes d’un édifice qui brûle, et recouvrit bientôt toutes les autres impressions. La figure pure de Hania, pleine de grâce, dégageant encore la tiédeur du sommeil, sa main blanche retenant la mantille, son vêtement négligé et ses cheveux flottants, tout cela avait tout simplement bouleversé mes idées et obscurci pour moi tout le reste.

Ce fut avec cette image devant les yeux que je m’endormis.