Happe-Chair (Lemonnier)/Chapitre XVIII

La bibliothèque libre.
Louis-Michaud (p. 163-173).
◄   XVII
XIX  ►



XVIII



Les cahotements des chariots sur les rocailleux pavés de la rue réveillèrent Clarinette vers huit heures. Elle se frotta les yeux, dans la clarté du matin gris, puis, tout à coup, se rappelant les événements de la veille, à la vue de ce lit qui n’était pas le sien et qui gardait la chaleur de sa nuit, elle se mit sur son séant et, le menton aux genoux, les poings enfoncés dans l’épaisseur du matelas, s’abandonna à des réflexions. Fallait-il qu’elle eût été bête de se faire pincer dans leur cambuse alors qu’il y avait les bois, les haies et les fossés ? Quelqu’un les avait épiés, était allé les vendre à Huriaux, peut-être bien cette salope de Flipine, à qui elle s’était sottement confiée. Mais patience, elle lui réglerait son compte à celle-là et d’ici à peu.

Il n’en était pas moins vrai que du coup, elle perdait son amant et son mari. Pour Ginginet, passe encore : elle en avait à peu près son goût ; même, s’il n’était pas revenu le premier, elle n’y aurait plus pensé. Mais son homme était son homme après tout. Puis, derrière, il y avait Mélie, les habitudes de la vie commune, l’importance qui s’attache à une situation régulière. On ne lâche pas tout ça sans un regret. Vrai qu’il l’avait aux trois quarts démolie. Pas un morceau de son corps grand comme la main qui n’eût un bleu. Mais, puisqu’elle l’avait cornifié, c’était son droit, à ce mari, de taper sur elle. N’aurait manqué que ça, qu’il lui eût dit merci pour la peine ! Les femmes mariées auraient trop facile à rigoler.

Ainsi raisonnait la Rinette en se passant le plat des mains sur les lombes, les cuisses et les épaules où particulièrement la chair lui cuisait. Poussée dans les milieux violents de l’usine, la force de l’homme l’avait de bonne heure brutalisée ; plus tard la force avait encore maté ses rébellions de jeune fille ; à pleines taloches et gourmades, le père Lerminia s’était chargé de la maintenir pucelle, loin des bastringues où les garces vont chercher l’amour ; et quand elle avait chu avec Huriaux, c’était la force du mâle, toujours la force, qui l’avait domptée. Perverse et rusée, elle ne subissait que l’ascendant du muscle, appartenait à la race des femmes qui veulent être battues comme des bêtes malfaisantes, et sur qui la mansuétude n’a pas de prise, mais uniquement la largeur de la paume.

Cette fois encore, la violence terrible de Huriaux opéra le miracle de la ramener. Son intérêt lui commandait de réintégrer le logis, de faire la paix avec Huriaux, de reprendre à son comptoir la place enviée qu’elle y avait occupée jusque là. Une autre n’aurait qu’à s’implanter dans la maison, elle partie et trimant Dieu sait quel sale métier de misère pour gagner sa vie. Certes il n’en manquait pas de filles au Culot, assez éhontées pour concubiner avec Jacques, pour peu qu’il en eût eu l’envie. Mais pas de ça, Lisette ! Elle avait des droits ; sa maison était sa maison ; personne ne lui ôterait cette idée de la tête ; et si toutes les femmes qui avaient fauté avec le passant étaient obligées de lâcher leur mari, vrai ! ce serait du propre ! Il n’y aurait plus dix ménages debout dans la paroisse. D’ailleurs, que Huriaux les eût surpris sur le chemin, ça ne signifiait rien ; il n’avait pas tenu la chandelle. Elle inventerait une histoire et l’on se raccommoderait. Ses cousins avaient bien coupé dans le godan !

La demie ayant sonné à l’horloge des vieux, elle enfila ses bas, agrafa ses jupes, se piéta devant un miroir éraflé pour y tordre ses cheveux. Et tout à coup la méchante glace lui renvoya sa face tatouée par les pochons comme par une moisissure.

Tout le monde allait voir qu’elle avait été battue, tannée. Elle grommela des invectives contre Huriaux, se promit des revanches plus tard, après leur reboutage.

La cousine s’étant mise, à pointe d’aube, à lui rabistoquer ses nippes, elle put vêtir décemment sa robe, recousue à petits points, sans accrocs trop visibles. Il avait été convenu que Zébédé l’accompagnerait pour faire entendre raison à Jacques, s’il lui prenait encore fantaisie de la tarabuster. Clarinette vida donc en hâte un bol de café chaud qui l’attendait sur le poêle, noua les brides de son chapeau, et toutes deux, à pas pressés, se dirigèrent vers les Fanfares, en prenant par le sentier qui longe le derrière des habitations, pour n’être point remarquées des tapées de guenuches en train de faire la causette sur le pas des portes ou lantiponnant aux boutiques.

Clarinette fut prise d’un vif battement de cœur en apercevant la maison. Rien d’insolite toutefois au dehors ; Jacques, selon son habitude, avait ouvert les volets, balayé le trottoir, vidé à la rue les cendres du poêle ; et la porte ouverte béait sur les tables rangées en bon ordre. Comme elles montaient en hâte les deux marches, elles ouïrent un ricanement qui partait de la Marcotte. Clarinette tourna rapidement la tête, et, debout sur son seuil, vit l’éternel Patraque qui lui envoyait de la main un bonjour ironique. Mais elle ne songea pas cette fois à riposter. Presque sournoisement elle se faufila dans le café, à la suite de Zébédé. Dans la chambre du fond, la silhouette de Huriaux se détachait en noir sur la clarté des vitres, Mélie dans les bras. D’abord elle marcha assez bravement jusqu’au comptoir ; puis là, une peur soudaine lui coupant les jambes, elle se mit à traîner. Lui, cependant, dans son saisissement, était resté un instant immobile, les mains tremblantes, à la regarder venir, muet, très pâle ; et brusquement il lui tourna le dos, la tête à la fenêtre dont il avait soulevé le rideau, Mélie toujours contre lui.

Zébédé fit signe à Clarinette d’avancer ; elle se risqua alors, entra dans la chambre, tandis que la vieille allait à Huriaux et, lui touchant du doigt le bras, lui disait :

— C’est-i Dieu possible, m’fils, d’ se faire comme ça des misères quand on a si peu d’temps à viv’ ensemble ?

Il haussa les épaules sans répondre, sifflant entre ses dents. Mais elle insistait, et tout à coup il virevolta, à bout de longanimité, lui lâchant cette ordure :

— Toé, fous le camp, sacrée femelle !…

Puis, claquant la porte à ses talons, il monta au grenier avec l’enfant, des larmes de rage dans la gorge.

Zébédé était demeurée interloquée, un bras en l’air, dans l’attitude où l’avait surprise la grossière rebuffade de Huriaux. À l’entendre, jamais Lerminia ni personne ne lui en avaient dit autant ; fallait croire tout de même qu’il avait du mauvais sang dans les veines pour gueuler des saletés pareilles. Clarinette, elle, soupirait, levait les yeux au ciel, semblait dire :

— Bien voilà ! Vous pouvez en témoigner à vos amis et connaissances.

Du reste, elle ne s’était pas attendue à cette débonnaireté du mari ; cette fuite au grenier, toutefois, lui laissait l’appréhension de quelque chose qu’il tramait là-haut contre elle. Enfin elle se décida, grimpa en hâte l’escalier. Elle le trouva accroupi à terre, torsant des oignons fraîchement tirés du champ, Mélie près de lui, une grosse carotte dans ses doigts. Alors, la main au loquet de la porte, elle s’arrêta, toute bête de le voir besognant là, très calme, sans la regarder. Il finit par lui dire tranquillement :

— Ça ne m’va nin qu’les gens i’ font des crottes d’sus m’fumier. Dis-li ça, à t’cousine et quelle aille à la moutarde !

Elle s’avança jusque près de lui, ses poings dans les yeux, pleurnichante.

— M’n’ami ! Ah, m’n’ami !

Comme elle répétait constamment les mêmes mots, il l’interpella bourru, le nez dans ses oignons.

— Ben quoi ? c’est i qu’t’as queuqu’chose à m’demander.

Elle éclata.

— C’serait d’pouvoir cor bécoter not’ éfant.

Il remua les omoplates lourdement, sans répondre ; mais elle le vit passer le dos de sa main sur ses joues.

— Sacrés oignons, bougonna-t-il, ça vo fait péter l’eau dihors la tête !

Ce fut sur ce mot que Clarinette rentra dans le ménage. Huriaux se tut ensuite pendant six jours, muré dans sa peine solitaire, malgré les avances dont elle l’agaçait, lui jetant toute chaude au matin la tentation de sa gorge ou la nuit lui collant ses reins aux cuisses. À présent elle apportait une obstination d’amour-propre à le reconquérir ; elle opposait à sa froideur d’animales câlineries de fille repoussée par un passant, rusant pour le faire tomber aux pièges qu’elle lui tendait, lascive. Mais il se dérobait, évitait même ses regards, et seulement, quand elle lui tournait le dos, la suivait furtivement d’un œil triste, chargé de rancœur. Il avait repris son travail à l’usine, sans entrain, avec une résignation lourde de vieux cheval gironnant dans un manège, le front courbé plus bas que l’orée de son four pour que les camarades n’y vissent point sa honte saignante. Cette dernière saleté de Clarinette, plus grande que toutes les autres, lui avait fait comme un trou dans le corps, par où il lui semblait que s’en allaient ses viscères. Toujours il repensait à l’outrage. Là, devant lui, à travers cette mer de flammes qui lui dilataient la pupille toute large comme en l’horreur d’une vision, leur rendez-vous dans la petite maison se retraçait avec ses enlacements de corps bondissants, ses nudités éclatant sous le débraillement des habits, le souffle rauque dont ils se mangeaient la face l’un à l’autre. Et il s’oubliait, mordu par des rages en plein cœur, il oubliait les sournois clignements d’yeux croisés par-dessus le brouillard de sa poitrine fumante et la trépidation d’air pourpre où il brûlait. Un peu de son fauve courroux se communiquait à ce four grondant à l’unisson, lâchant ses étincelles comme des idées de meurtre, giclant ses laves comme des éclaboussures de sang, et dans lequel il semblait brasser, pétrir et rouler quelque chose du feu qu’il portait lui-même en ses entrailles.

À vingt ans de là, un autre puddleur, un Flamand, follement épris de sa femme qui l’avait lâché pour courir après un amant, avait eu, pendant deux entières années, et chaque jour de ces deux années, l’illusion qu’il tenait au bout de ses ringards la lubrique commère et son bellâtre. Quand il formait sa balle, dans la chauffe à blanc de la sole, les têtes se dressaient partout, regardant faire cet homme qui monstrueusement s’imaginait, du bout de son outil, tourner et retourner dans l’enfer de ses jalouses démences le chef décapité des deux coupables et, avec d’amoureuses et lentes jouissances, la face balafrée d’un grand rire heureux, ratissait follement cette viande humaine sur les grils attisés par une fureur toujours renaissante.

— V’là l’sot qui cuit son beefteak, disaient entre eux les camarades.

La coquinerie de la femelle avait fêlé cette dure cervelle ; mais il n’était sot qu’à son four, hors de là semblait reprendre sa raison, brave ouvrier d’ailleurs, jamais en défaut et qu’on gardait pour ce motif malgré sa berlue. Or, un jour, talonné subitement d’un accès de fièvre chaude, il avait ouvert toute grande la porte de sa cuvette et s’y était rué, tête-bêche, dans le tourbillon des flammes. Les vieux de Happe-Chair, Simonard entre autres, se le remémoraient nettement avec son nez dévoré par un chancre et son torse ravagé où les muscles saillaient pareils à de grosses nervures. Pour les autres, moins anciens, c’était devenu comme une tradition qui de l’usine avait passé dans les maisons du village et se contait à la veillée.

Comme Huriaux s’acharnait un matin, lui aussi, sur la décevante image qu’il avait toujours devant les yeux, un mot bourdonna par-dessus lui, à travers la canonnade de l’usine crachant la mitraille et le feu par tous ses sabords.

— Tiens, l’sot !

Et ce mot aussitôt domina tous les tonnerres des forges et de la chaudronnerie, au point qu’il n’entendit plus que l’horrible ironie de cette mémoire suppliciée qu’on lui jetait par ricochet. Il crut son abjection publique, suant, cette fois, de rouges sueurs d’agonie sous la curiosité méchante qu’il devinait pendue après lui.

Le logis réintégré, ses colères hallucinées de l’usine l’abandonnaient. Des camarades outragés comme lui avaient pris le parti de boire, s’étourdissaient en des cuites farouches, rentraient cogner ensuite la femelle avec le surplus d’une sombre rage de péquet. Ceux-là se vidaient le cœur, au moins ! Sur les sept jours de la semaine, il y en avait bien un ou deux qui les laissaient tranquilles, la plaie cautérisée par l’alcool. Mais la boisson n’avait pas pour lui la naturelle attirance qu’elle avait pour les autres ; il eût dû se violenter pour violenter, en buvant, le noir fantôme de sa peine. Et, par-dessus le marché, le cœur lui barbotait après quelques verres, si large que s’étendit sa poitrine de l’une à l’autre épaule. Il était bien le fils de ce bonhomme Huriaux qui se vantait de n’avoir jamais bu qu’à sa soif, ne s’étant grisé qu’une fois, le jour de son mariage, par révérence pour son beau-père, un vieux bibard.

Simonard, pour le désenberluer, à plusieurs reprises avait essayé de l’entraîner à des bordées.

— T’as du mal, fiston ; faut rigoler une miette.

Mais le goût n’y étant pas, il s’acagnardait dans ses idées noires, lui qui n’aurait eu qu’à étendre la main pour pitancher à tire-larigot. Des fioles, il y en avait de rouges et de vertes et de jaunes sur le rayon, toutes gonflées du poison qui tue et aussi qui console, comme des mamelles. Dans les autres débits, une foule misérable était sans trêve pendue à leurs pareilles, suçant de leurs goulots et la mort lente et l’abrutissement rapide, ainsi qu’un double enchantement où pour un moment s’allégeait le calvaire.

Clarinette, au rebours, traversait la crise gaillardement, le cœur en haut, nullement gênée par la situation trouble que son vice avait créée. Des deux, c’était lui qui paraissait le coupable et avait l’air de traîner le boulet de la faute. Tandis que, dans le bourrellement de la peine, le monde pour lui cessait de tourner sur son axe, elle, presque dès la première heure, avait repris tranquillement ses habitudes, comme si aucun vent mauvais n’avait ébranlé la maison. Elle s’était passé une foucade : et après ? Toutes les femmes en avaient fait autant. Maintenant qu’elle avait repris le collier, elle ne comprenait pas que Huriaux lui fît encore la mine. D’ailleurs on était quitte, après la fricassée qui l’avait vengé. Elle ne lui en voulait plus : pourquoi continuerait-il à lui en vouloir ?

Son éternel silence surtout la tarabustait : constamment elle lui jetait l’hameçon, essayant de pêcher une parole dans ce puits muet ; mais il se dérobait, bouche close, ou grommelait un oui, un non, sans se livrer. À la faveur d’un bout de causette, là, entre amis, elle eût pu lui dégoiser une explication qui aurait tout retapé ; mais pas d’espoir de rabibocher les choses tant qu’il tiendrait le bec clos. Et lui, l’homme, avait par moment comme la stupeur de cette vivante énigme dont la superbe indifférence l’interloquait et qui le dévisageait avec de clairs yeux sans remords.

Un matin, comme elle rejetait les draps, ses bras nus, les cuisses découvertes, il eut une chaleur d’entrailles furieuse, la renversa sous lui ; et elle lui noua ses bras autour du cou si fermement qu’il l’eut possédée avant d’avoir seulement pensé à se reprendre. Puis ils demeurèrent étourdis, flanc contre flanc, Jacques n’ayant pas dit un mot, elle lui riant dans les prunelles, enfin triomphante. Au bout d’un petit temps, le cœur fondu en des mollesses, sentant que son ire s’en était allée avec sa force, il ne résista plus, ouvrit la bouche à la première parole :

— J’t’avais pourtant rien fait ! gémit-il avec le regret lourd de ce passé, où les sécurités du mariage avaient sombré.

La rusée saisit tout de suite l’avantage quelle pouvait tirer de cette abdication de ses rancunes. Elle s’arracha des larmes de la gorge, resta un instant sans répondre, en un dépit d’avoir été comme méconnue, puis brusquement elle vitupéra, hardie, cynique, le regardant en face, les bras croisés. Ce qu’il lui avait fait ! Avec ça qu’il ne l’avait pas rossée comme la dernière des pouffiasses : même qu’elle en avait gardé des bleus sur toute la peau du corps. Et levant sa chemise, elle lui montrait ses reins tavelés de plaques, lui poussa ensuite sous le nez ses coudes contus, lui disant à chaque meurtrissure : Et ça ? Et ça ? rebroussée contre lui, avec une indignation qui finissait par être véritable.

Il hochait la tête, remué, au fond, d’une joie cruelle à ces empreintes qui éternisaient sa vengeance. Mais elle ne le laissa pas longtemps sous cette impression et, risquant le tout pour le tout, elle l’attaqua au vif de la plaie. Qu’est-ce qu’il avait à lui reprocher ? Fallait s’expliquer.

Huriaux eut un haut-le-corps violent sous l’énormité de la question. Un instant il la regarda perplexe, inclinant à l’idée d’une moquerie atroce : mais elle lui parut si montée qu’il en demeura à court de mots, ne sachant comment lui répondre. Alors elle le serra de plus près, elle l’obligea à confesser la vérité ; et à mesure qu’il parlait, elle dodelinait de la tête, ricanante, affectant une assurance sans borne. Du moment qu’il n’avait rien vu, elle pouvait tout nier, rien n’existait ; c’était une méchante farce des amis, pas autre chose. Dans sa joie, elle oubliait ses larmes, le chouchoutait, finalement lui souffla dans un baiser ;

— Biesse ! t’as donc nin vu que c’était pou t’tirer en bouteille !

L’effet trompa son attente : elle était allée trop loin du premier coup. L’honnêteté de Huriaux se révolta devant ce déni qu’elle lui jetait comme un défi.

— T’en as minti ! vociféra-t-il.

Et pour la clouer net :

— C’est Capitte qu’était là et qu’a to vu, qui m’l’a dit !

Mais elle ne se démonta pas. Capitte ! Une fameuse pratique ! S’il croyait Capitte, pourquoi pas Gaudot et toute la clique ! Et elle le raillait, levait les épaules, lui jetait son mépris et sa risée. — Un tas de sale monde qui se revengeait de n’avoir pas su lui lever les cottes. C’était pas faute d’avoir essayé au moins, ah ben non ! Mais elle les avait envoyés dinguer tous, tous. Il n’y avait pas un homme du Culot qui pouvait tant seulement se vanter qu’il avait vu la couleur de sa jarretière.

Elle élevait la voix, frappait du plat de la main ses genoux, par allusion à cette nudité si bien gardée, répétait coup sur coup : pas un ! pas un ! avec la jactance et la fierté d’une matrone outragée.

Puis elle lui narra à sa manière la promenade avec Ginginet, la surprise qu’elle lui réservait de la maison louée à ce particulier ; une fameuse affaire qui leur eût mis du beurre dans les épinards si elle s’était réalisée. Et petit à petit les raisons qu’elle débagoulait sans s’interrompre, tout d’une voix, avec l’accent de la vérité, l’emmitonnaient, chatouillaient ce cœur ulcéré qui ne demandait que des demi-certitudes pour la croire encore fidèle à travers les apparences contraires. C’était comme une perche qu’elle lui tendait dans le trou de désespérance où il avait chu et qui l’aidait à reprendre pied sur la rive.

Pour elle, la victoire à présent la rendait féroce : à belles dents, comme une chienne qui s’amuse avec des chiffes, elle se mit à déchirer les amitiés desquelles il se croyait le plus sûr. Elle donna des détails précis sur la traîtrise imaginaire de Capitte, laissa planer l’idée d’une immense conspiration contre sa chair qui les mettait tous en rut. Il l’écoutait, l’œil vague, en caressant ses épaules, finissant par croire à ces folies de mâles qui lui rendaient plus désirable la possession d’une femme tant convoitée. Et tout à coup elle se coula contre ses tétins, sa menteuse et perfide bouche ouverte dans un rire au fond duquel il ne vit qu’un lascif appel et où il y avait la joie cruelle de sa perversité toute-puissante.

En dehors du cercle des amis, l’indifférence eut bientôt passé sur la surprise qui avait d’abord accueilli le replâtrage. Ces vicissitudes conjugales faisant le fond du train-train des ménages au Culot, on en clabaudait un instant, puis la risée, les commentaires s’effaçaient dans l’habitude quasi journalières de pareilles misères. Patraque seul crachotait encore de-ci de-là, entre deux glaviots, l’aventure du plateau, mais discrètement, avec des réticences, se mettant toujours à l’abri derrière un tiers, pour dépister Huriaux, si quelque jour celui-ci lui cherchait noise.

Au fond, sans qu’il y parût, le petit Créquion était horriblement vexé. Ce n’était pas la peine de leur avoir lâché dans les jambes cette machination infernale de Capitte, qui maintenant risquait d’éclater dans les siennes.

Le borgne, en effet, furieux d’avoir cédé aux instigations de Patraque, ne parlait de rien moins que d’aller tout casser à La Marcotte ; et Créquion n’ignorait pas que, décadenée, la brute était capable de mettre sa menace à exécution. Capitte, du reste, avait des motifs graves pour en vouloir au cabaretier. Par sa faute, il était quasi brouillé avec Huriaux ; celui-ci, comme gêné à sa vue qui lui rappelait perpétuellement une blessure toute vive, l’évitait, pour n’avoir pas à lui serrer la main quand l’autre lui tendait ses puissantes phalanges.

Lui, franc comme l’or, en était venu à biaiser en toute chose, sa conscience de brave homme aveulie par le soupçon et la crainte d’imprécises machinations ténébreuses. Il redoutait à présent un entretien avec le Berlu comme un coup de lumière brutal dans l’obscure incertitude qui tout à la fois lui déchirait et lui pacifiait l’esprit, selon les heures. Un mot de Capitte l’eût à jamais fixé. Mais plutôt qu’un aveu irrécusable, il aimait mieux les inquiets flottements de sa pensée, se disant que, le crime avéré, il ne lui eût resté qu’à l’abattre, cette truie lubrique, pour en désinfecter sa maison. Il gardait donc un rogue silence devant cet autre silence piteux du borgne qui, de loin, le couvait de son unique œil chagrin, avec la mine penaude d’un chien battu.

L’immuable sérénité du colosse s’était fondue dans le regret morne de cet attentat au bonheur domestique. Triple idiot qu’il était, il s’était mêlé d’affaires qui ne le regardaient pas, il avait mis la main entre l’enclume et le marteau. Dans une grogne en dedans qui lui faisait la face bonassement féroce, il ne décolérait pas contre ce chameau de Rinette dont la nudité l’avait transporté de désir et de colère et contre cette canaille de Patraque qui lui avait si perfidement endossé un rôle de dupe. Bien sûr, si Huriaux l’interpellait un jour, il nierait tout, déclarerait que Créquion les avait coïonnés l’un et l’autre. Qu’ils se mangeassent le nez ensuite, c’était leur affaire, non la sienne !