Hara-Kiri/01

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Paul Ollendorff (p. 1-23).

HARA-KIRI

I

grand voyage


Là-bas, là-bas, par delà les mers, dans le Japon mystérieux, sur les flancs du sacré Fousi-Yama, près de la coquette Mionoska, la ville aux eaux thermales miraculeuses, vivait le vieux samouraï Taïko-Naga.

Il se tenait éloigné des cours depuis les terribles événements de 1868 qui avaient renversé le shogoun, fils d’une race d’usurpateurs, et tiré de son immobile majesté, le mikado, roi national. Taïko-Naga avait été un des fougueux partisans de celui-ci. Dans sa vaillance farouche, il pensait que la victoire du sombre mikado serait le signal d’une proscription générale des todjins, ces cruels barbares d’Europe que leur insatiable avidité poussait sur les côtes de l’empire.

Mais, hélas ! Taïko s’était trompé, de même que les autres Samouraïs. Le mikado, ce prince fainéant, invisible et immobile dans son impénétrable palais de Kioto, ne semblait sortir de sa torpeur que pour dépasser les plus fantasques, dans leur amour des innovations. Il avait quitté l’antique cité royale pour venir à Yedo, la ville des shogouns, la première station où soufflait maintenant comme un vent empesté des idées étranges des barbares. Semblant perdre la tête, ce descendant des martyriseurs de chrétiens se faisait l’hôte empressé des Occidentaux. Une à une, il abattait les barrières élevées pendant des siècles par la prudence de ses ancêtres. Le vieux samouraï, irrité, désappointé, désespéré, voyait disparaître peu à peu toutes les traditions de l’empire. Un courant de folie entraînait les esprits. Le costume national, même, si majestueux, si original, avec ses nuances fines et délicates, était abandonné. Des gens à grande barbe, à longs cheveux, semblant éternuer quand ils parlaient, étaient venus et coupaient en lanières des cadavres humains ; d’autres, à longs favoris, à longues dents, à longues jambes, creusant le sol, paraissait chercher des trésors ; puis d’autres encore, dorés, sur les coutures, l’air queux, disant aux guerriers nationaux qu’ils ignoraient l’art de tuer en bonne forme et les faisant manœuvrer comme des écoliers.

Le mikado, enchanté, souriait. Docile aux conseils de ces étrangers, il bouleversait les coutumes et les lois. Entre Yedo et Yokohama, la ville maudite où débarquaient ces races avides, il laissait établir, par les hommes aux grandes dents, de longues barres luisantes plus dures que du bambou, sur lesquelles glissaient en vomissant des flammes, des monstres rapides, traîneurs de fardeaux.

Quelque temps après, le souverain lui-même abandonnait ses vêtements majestueux pour se couvrir de l’accoutrement ridicule des todjins : un tuyau, pareil à un cylindre noir, couvrait sa tête, et ses jambes avaient une robe chacune, avec, sur le côté, des bandes dorées, comme les étrangers belliqueux. Enfin des samouraïs, légitimement indignés de cette invasion qu’ils n’avaient point provoquée, ayant, dans leur colère, tué quelques-uns des envahisseurs, un décret impérial les priva du droit immémorial et distinctif de porter deux sabres à la ceinture. C’était plus que n’en pouvait supporter Taïko-Naga. Le lendemain il quittait la ville impériale et, désespérant presque de l’avenir du Japon, il allait s’enfermer dans son siro de campagne avec son fils Fidé. Là il se consolait en cultivant ses chères fleurs qu’il avait toujours aimées.

Tandis que le petit Fidé, à l’école de Kioto, terminait ses premières études, se perfectionnait dans la connaissance des classiques chinois, apprenait les principes éternels de la théologie, comme quoi il est défendu de manger du bœuf, de boire du lait de vache et de tuer des canards mandarins, le samouraï fougueux se faisait homme des champs pour oublier ses déboires. À force de voir autour du siro de bambous l’assemblage charmant des camélias et des azalées, avec, derrière, comme l’entourage d’un vaste bouquet, les jolies fleurs doubles des cerisiers, des pruniers, des poiriers et des pêchers, tous rabougris avec art, il se prenait à se consoler et laissait abîmer sa colère dans l’envahissement d’une philosophie grognonne et satisfaite.

L’adversité a vraiment ses avantages. Ainsi, il avait fallu, pour qu’il appréciât les charmes de cette résidence, vieille propriété de ses ancêtres, qu’un revers politique le forçât de fuir les plaisirs plus amers des villes. Et, tout en exhalant son ressentiment devant les rares visiteurs, lorsqu’il se trouvait seul, il se disait qu’après tout, il faut bien prendre son parti de ce qu’on ne saurait empêcher, et qu’un samouraï peut encore être heureux en remplissant sa petite pipe au tabaccoboon et vidant sa tasse de thé dans les senteurs parfumées des bosquets, en regardant rêveusement les touffes de beaux lis bleus sur les toits des maisonnettes et, derrière, la tête perdue dans les amoncellements de vapeurs, les flancs majestueux aux couleurs magnifiquement fondues de la montagne sacrée.

Un seul souci refusait de s’envoler avec les petits nuages bleus qui s’échappaient de la pipe de Taïko-Naga. Le fils de ses entrailles, ce Fidé qui étudiait à Kioto et qu’il chérissait de toutes les forces de son âme, paraissait suivre le courant général et incliner vers les idées nouvelles. Même, la dernière fois qu’il était venu passer quelques jours à Mionoska, il avait manifesté le désir d’aller à Yedo où, disait-il, il devenait indispensable d’achever ses études.

Tout de suite, le vieux samouraï repoussa cette proposition avec colère. Aller à Yedo, la ville semi-européenne, la cité profanée, où il avait résolu, pour son compte, de ne plus retourner !… Jamais ! Mais maintenant, il se demandait avec anxiété s’il n’avait pas eu tort, et s’il ne mettait pas son fils dans une situation inférieure à celle de ses camarades, en lui refusant ce complément d’instruction, peut-être utile, après tout. L’affection paternelle et la vieille haine du samouraï pour l’étranger se livraient combat dans sa tête. Enfin, l’amour l’emporta. Il l’aimait tant, ce Fidé, ce fils unique, cet héritier d’un nom illustré par une longue suite de samouraïs célèbres ! Et ses idées changeant, il se remémorait l’histoire de ses ancêtres. Tant avaient été tués dans les guerres contre les Chinois, tant avaient succombé dans des luttes intestines, tant avaient fait hara-kiri et s’étaient ouvert le ventre avec honneur !

Ces glorieux souvenirs l’exaltaient et lui donnaient du courage. Fidé ne mentirait pas au sang de tant de héros.

Donc, Fidé partit pour apprendre le droit à Yedo. Taïko-Naga l’accompagna jusqu’à l’extrémité du verger. Tout en marchant lentement par les sentiers ombragés, il donnait, d’une voix tremblante d’émotion, des conseils à l’être cher, partant pour ce voyage qui l’effrayait. Il lui rappelait les traditions d’honneur de sa famille, lui recommandait d’obéir aux grands daïmios et au mikado, et surtout de se défier des todjins.

— Va, mon fils, disait-il, étudie avec ces hommes, puisque tu crois leur science utile, mais ne profite de leurs leçons que pour servir le Japon et les mieux combattre. Car ils sont le fléau de notre pays. Auparavant, nous étions riches, et leurs vols nous ont appauvris. Les samouraïs étaient sobres et ils leur ont appris à s’enivrer de saki. Nous nous battions quelquefois, mais rarement les blessures étaient graves, et c’était toujours le plus brave qui l’emportait. Maintenant, ils nous ont appris à tuer davantage, sans bravoure. Enfin, nous avons une religion simple, qui ne nous passionne pas : ils veulent nous diviser avec la leur qui est compliquée et immorale.

Fidé, la tête baissée, pensait aux merveilles qu’on lui avait contées de la ville impériale et n’écoutait pas. Il monta dans son norimon, et les quatre porteurs partirent au trot.

Il semblait à Taïko-Naga que son fils était perdu et que quelque chose se déchirait en lui. Les larmes aux yeux, il suivit machinalement, pour rentrer, les bords de la rivière, sans s’arrêter, comme il avait coutume de le faire, devant le sillage argenté que, décrivaient, aux appels du gardien, ses carpes apprivoisées.

Rentré chez lui, il se laissa tomber sur sa natte et ses yeux hébétés regardèrent fixement les branches fleuries des poiriers dans leurs vases, les émaux cloisonnés et les porcelaines de Nagoya reproduisant en décors bleus la silhouette aimée du vieux Fousi-Yama. Mais sa pensée était ailleurs. Elle suivait, dans le vague des impressions tristes, l’enfant des samouraïs, balancé là-bas, sur la route de Yedo, par le trot régulier des porteurs et s’apprêtant à se jeter dans l’avant-garde de cette civilisation européenne que le vieux Taïko-Naga craignait à l’égal de la peste.

En entrant à Yedo, Fidé fut pénétré d’admiration devant le spectacle bizarre qui s’offrait à lui. Il n’avait jamais vu d’autre grande ville que Kioto, la vieille cité des mikados, aujourd’hui abandonnée, avec des rues tranquilles et mortes, menant à des temples désertés par leurs prêtres.

Ballotté dans son norimon, il considérait d’un œil ébahi les files de petits ponts, les gens pressés courant les bras écartés, les cangos rapides et les minces habitations de bambous, qui laissaient apercevoir, par leurs cloisons relevées, de jolies femmes aux dents noires, sortant du bain et se dorant les lèvres ou croisant leurs nattes avec les longues épingles d’écaille, puis d’autres accroupies, prenant le thé ou mangeant le riz dans les tasses légères.

Sur une petite place, des soldats, vêtus à la nouvelle mode, manœuvraient aux commandements d’un jeune todjin à fine moustache, grand, bien fait, les cheveux coupés ras. C’était le premier étranger que voyait Fidé. Il fit arrêter les porteurs et longtemps il le regarda, allant, venant, l’air, énergique, la voix forte, habituant ses hommes aux mouvements réguliers de la tactique européenne.

Le norimon de Fidé était riche. Sa belle robe de soie verte serrée à la taille, ses pantalons bouffants, son manteau léger en soie violette la plus fine, dénotaient un samouraï.

Le todjin le remarqua, s’avança et lui adressa la parole dans une langue inconnue.

Fidé indiqua qu’il ne comprenait pas. Alors, toujours souriant, dans un mauvais japonais mêlé de mots barbares, l’officier entama la conversation. Puis, l’exercice étant terminé, il laissa le commandement à un subalterne et offrit au jeune homme de lui servir de guide. Fidé accepta.

Quelques jours après, le fils de Taïko-Naga avait commencé ses études de droit avec les deux professeurs français mandés récemment par le mikado ; mais d’abord, il fallait apprendre leur langue, et c’est à quoi Fidé s’appliquait. La fréquentation de l’officier, avec lequel il était demeuré en relations, lui devint fort utile. Bientôt, ce fut une amitié véritable. Le todjin était un ancien sergent français, venu comme instructeur. Il se faisait appeler monsieur de Durand et à chaque occasion répétait son nom avec fierté, donnant des détails sur la vieille noblesse européenne. À la légation, on l’appelait simplement monsieur Durand. Il était jeune et aimait à s’amuser.

Dans la société agréable du Français, Taïko-Fidé délaissa peu à peu les cours. Il fréquenta les tcha-jia où l’on buvait le thé dans les fines tasses de porcelaine ornementée, en fumant et regardant en face les jolies femmes, facilement amoureuses du beau todjin et de son ami. Ensemble, ils allaient par ce chemin de fer qui avait tant effrayé le vieux Taïko-Naga à Yokohama, la ville cosmopolite, Fidé, qui commençait à baragouiner les langues du vieux monde, aimait à parler aux officiers français et anglais. Maintes : fois, entraînés par ces marins, heureux de toucher terre après un long voyage, ils s’enivraient avec eux et, la tête pleine encore des fumées du saki capiteux, entraient dans les bateaux de fleurs. Là, en dépit des conseils du vieux samouraï, ils se divertissaient à voir sauter et tourner, en jouant du samsin criard, les danseuses légères aux costumes multicolores et aux rondes vertigineuses.

L’animation gagnant les esprits échauffés, on leur faisait mimer le chiri-fouri, la danse aux poses lascives, aux phrases rythmées et composées à la suite, séance tenante, émaillées de bons mots qui découvraient les dents, dans un rire communicatif. Alors Fidé, oubliant les vertus vantées des samouraïs ses aïeux et le droit et la haine des todjins, s’égarait avec quelque belle danseuse dans les bosquets de poiriers fleuris où il goûtait les plaisirs de l’amour aux sons des musiques adoucies, tandis que brillaient au loin les transparences bizarres des lanternes aux mille couleurs.

Partout et toujours, à propos des moindres choses, Durand dépeignait à son ami les merveilles de la vieille Europe et surtout de ce Paris unique au monde, où les femmes étaient plus enivrantes que partout ailleurs et pareilles à des fées, où se trouvaient des chemins de fer en chaque endroit et où l’on passait dans les rues sur des chars immenses et rapides.

Il parlait des cafés tapissés de glaces, des énormes monuments de pierre, auprès desquels les plus beaux palais de bambous paraîtraient des jouets d’enfants, des bals publics où l’on tourne en des danses plus entraînantes que le chiri-fouri. Il décrivait minutieusement ces choses auxquelles il trouvait toutes les infinies beautés de la patrie absente. Et, à la peinture de ces félicités, Fidé sentait s’éveiller dans son cœur le désir intense de partir sur un de ces gigantesques paquebots qui allaient là-bas, dans les pays féeriques, aussi formidables, comparés aux petites jonques de Yokohama, que la civilisation occidentale elle-même est supérieure à la civilisation japonaise.

Il disait ses aspirations à l’officier, et en même temps les craintes que lui inspirait cet inconnu qui l’attendait au-delà des mers. Durand le rassurait, répondait que ce voyage est aujourd’hui sans péril et que les Français accueillent avec courtoisie les étrangers. En même temps Fidé songeait au prestige qui l’accompagnerait dans sa nation après un pareil voyage, si rarement exécuté par ses compatriotes.

En suivant les cours de cette école de droit de Paris, tant estimée, il deviendrait peut-être aussi érudit que les deux maîtres français de Yedo et, au retour, pourrait occuper un poste important dans les plans de réforme du mikado. D’ailleurs, il vaincrait ainsi rapidement les difficultés qu’il éprouvait à apprendre le français et l’anglais, et qui lui rendaient ses études si difficiles.

Peu à peu ces visées ambitieuses, mêlées à une avidité des plaisirs parisiens décrits par Durand, lui faisaient entrer plus profondément dans l’esprit l’idée de quitter le Japon. Bientôt, cette ville de Yedo qu’il avait d’abord trouvée si belle l’ennuya. Il allait alors de plus en plus fréquemment à Yokohama, se mêlait aux Européens et se promenait sur le port, contemplant ces fiers steamers aux allures puissantes qui partaient pour les pays du rêve, en laissant derrière eux, comme une trace fugitive, un noir panache de fumée. Là, il sentait quelquefois la tête lui tourner, sous l’impression d’une mélancolie involontaire, et il revenait, songeur, chercher dans les bateaux de fleurs et les chants des danseuses, une distraction qu’il n’y trouvait plus.

Une seule crainte le retenait encore. Il se disait que Taïko-Naga, avec sa haine profonde pour les todjins, après l’avoir laissé, à grand peine, venir à Yedo, ne consentirait jamais à son départ pour l’Europe. La pensée seule de l’épouvantable colère du vieillard l’empêchait de lui faire aucune ouverture à ce sujet.

Mais la nouvelle se répandit un jour que le mikado allait déléguer à Paris huit jeunes Japonais, pour y étudier le droit et rapporter ensuite dans leur patrie les connaissances de l’Occident. Fidé vit dans cette circonstance un événement providentiel qui lui permettait d’exécuter ses projets, sans exciter le courroux de son père. S’il réussissait, en effet, à se faire comprendre parmi les envoyés du mikado, Taïko-Naga ne pourrait lui reprocher d’avoir observé ses recommandations d’obéissance au souverain.

Il passa dès lors son temps à voir plusieurs samouraïs, anciens amis de son père, qui avaient conservé leur influence. Il ne lui fut pas facile d’obtenir ce qu’il convoitait. Bien d’autres avaient, comme lui, le désir de faire le grand voyage. Pourtant, autant le mal qu’il se donna, les démarches qu’il fit, que la connaissance plus grande qu’il avait acquise de la langue française, dans ses relations avec Durand, lui valurent l’honneur d’être choisi.

Dès qu’il fut certain d’avoir atteint le but qu’il se proposait, Fidé vit tomber toute son exaltation. Et, sans regretter rien, il comprit mieux les inconvénients et les ennuis de ce départ tant désiré. Dans la crainte d’une opposition formelle, il n’avait averti son père ni de ses démarches ni de ses intentions. Mais, maintenant que la décision était prise et signée par le mikado, que tout était arrêté et que, bientôt, le navire qui devait l’emporter quitterait Yokohama, il fallait bien cependant prévenir Taïko-Naga, et surtout lui demander les ressources nécessaires au voyage. Fidé eut un instant la pensée de garder le silence jusqu’au dernier moment et d’écrire alors à Mionoska, de façon que le samouraï apprit seulement le départ de son fils lorsque celui-ci voguerait en plein Océan. Mais il abandonna vite cette pensée. Il chérissait son père et ne pouvait se faire à l’idée de partir sans l’embrasser. Il lui écrivit donc brièvement pour lui annoncer son arrivée à Mionoska.

Monté dans son norimon, Fidé parcourait ce pays qu’il avait traversé une fois déjà en sens inverse. C’était, la belle saison. Par les chemins accidentés, à peine tracés, la végétation luxuriante du Japon, baignée des rayons d’un soleil d’or, semblait se parer de teintes plus belles pour retenir dans sa patrie l’enfant voyageur. Au milieu des forêts de bambous altiers, autour des petits lacs et des immenses champs de riz, régnait un calme grandiose, serein, troublé à peine de temps à autre par les vols de cigognes ou la fuite rapide d’un blaireau, effrayé à l’approche des porteurs. Fidé, ennuyé déjà du séjour des villes, admirait cette heureuse tranquillité champêtre. Par instants il marchait, prenant plaisir à voir de près ces arbres qu’il allait quitter, et regardait rêveusement les transparences de l’air, laissant apercevoir des paysages paradisiaques terminés par de hautes montagnes dont les sommets se perdaient au milieu de légers nuages blancs, floconneux.

Mais si ce spectacle magique charmait les yeux de Fidé, il ne détournait pas ses pensées de leur but et, remonté dans son norimon, tout en glissant sur le chemin, frôlé par les branches basses des muriers, des paulonias, parmi les magnolias pourpres ou blancs ivoirins, et les citronniers aux senteurs embaumées, il songeait anxieusement à l’accueil que lui ferait Taïko-Naga.

Celui-ci avait senti des larmes de joie lui monter aux yeux, lorsque l’homme de poste rapide, avec une ceinture pour tout vêtement, était venu lui remettre la lettre de l’enfant prodigue, attachée parmi les autres, au bout du long bâton d’épaule. Hélas ! cette lettre était bien laconique et n’indiquait pas le désir de demeurer définitivement à Mionoska.

Fidé approchait. Déjà, sur les flancs de la montagne géante, il distinguait les marches des escaliers de granit et les maisons grises qui semblaient, entre les cascades écumeuses et scintillantes, des rochers superposés au centre d’une fusion d’argent. Il dégringolait les degrés des rues escarpées, trouvant lente la marche des porteurs. Enfin, il revoyait le siro des Taïkos et, devant, un bâton à la main, bien vieilli, bien cassé, le père, qui s’avançait à grands pas, de ses jambes devenues débiles, le cœur palpitant et les yeux troubles.

Dans la joie des embrassements, le vieillard oubliait de remarquer les vêtements de Fidé qui portaient la marque abhorrée de la façon étrangère. Jamais Taïko-Naga ne s’était senti aussi ému. Pourtant, l’enfant avait déjà fait de longues absences autrefois, lorsqu’il étudiait à Kioto. Mais, alors, le samouraï était plus jeune ; d’autres soucis hantaient son esprit. Aujourd’hui, confiné par sa volonté dans son siro de Mionoska, déjà âgé et de jour en jour vieillissant, il avait mis tous ses espoirs sur la tête de son fils. Il en faisait l’objet unique de ses pensées.

Lorsqu’un bon repas et un long sommeil eurent remis Fidé des fatigues du voyage, Taïko-Naga le promena dans ses terres et prit plaisir à lui montrer ses troupeaux de poissons, ses jardins, ses rizières, ses bois de bambous, toutes choses dont il serait bientôt le propriétaire. Il espérait ainsi intéresser son fils à la culture des terres et le décider à demeurer à Mionoska. Mais Fidé, tout en reculant le moment des aveux, persistait dans ses résolutions avec toute l’ardeur des désirs accumulés dans son esprit pendant son séjour à Yedo. Et, triste à la pensée du chagrin qu’il allait causer au vieillard, il se disait cependant qu’il fallait parler et repartir, car le temps pressait. Un soir donc, en prenant du thé et fumant avec son père, brusquement, rapidement, il lui avoua tout. Taïko-Naga ne comprit pas, d’abord. Puis, sentant à l’air de Fidé que ses projets étaient sérieux, il entra dans une colère terrible. Pâle, debout, retrouvant ses forces dans l’excitation de la haine, il cria, menaça, s’accusant lui-même d’avoir laissé partir son fils pour Yedo, où ces idées étranges lui étaient venues, maudissant les todjins funestes qui, par leurs peintures et leurs promesses ; voulaient lui enlever son enfant.

Silencieux et résolu, Fidé laissait passer l’orage. Le vieillard se sauva, craignant sa propre colère.

Le lendemain, après une nuit d’insomnies et de tristes réflexions, l’abattement avait succédé à la fureur. Taïko-Naga essaya encore, par tous les arguments qu’il put trouver, de dissuader son fils. Il lui faisait le plus noir tableau des défauts qu’il connaissait aux todjins et de ceux qu’il leur supposait. L’Europe était un pays sauvage où régnaient des maladies pernicieuses, où les hommes étaient vicieux et cruels. Ah ! maudit devait être celui qui avait ouvert les portes de l’antique Japon à ces barbares, dont le seul aspect était repoussant ! Comment Fidé pouvait-il les trouver beaux avec leurs longues barbes pareilles à celles des boucs, leurs yeux renversés, leur face livide, leurs cheveux comme des crins, leurs habits ridicules ? Ils étaient à peine civilisés, avaient toutes sortes de superstitions absurdes ; ils mangeaient leurs dieux, craignaient la chair certains jours et adoraient des bois croisés !

Pour toute réponse, Fidé montra la signature du mikado au bas d’une autorisation de départ, et annonça qu’il quitterait Mionoska le soir même. Alors, Taïko-Naga, tout d’un coup, cessa de lutter. Il regarda longuement, d’un air morne, cette simple signature qu’il était habitué à respecter et qui lui prenait son enfant pour l’envoyer si loin, dans un pays d’où l’on ne revient peut-être jamais.

Sentant les larmes monter à ses yeux, le vieux samouraï se redressa honteux et farouche :

— Pars donc, dit-il, puisque tu préfères les séductions de l’Occident à l’affection de ton père et aux joies tranquilles de notre vie. J’aurais dû prévoir tout cela lorsque je t’ai envoyé à Yedo… Au moins, je veux te donner les moyens de représenter dignement, chez les todjins, l’héritier des samouraïs de Mionoska… Je t’accompagnerai jusqu’à la mer… Puisses-tu revenir assez tôt pour recevoir mes derniers adieux…

Le soir même, deux norimons portant le vieillard accablé, et Fidé, heureux de son prochain départ, mais attristé par la douleur paternelle, reprenaient le chemin de Yedo et il semblait au jeune homme endormi, et secoué par le mouvement régulier des porteurs que déjà il était bercé par des vagues, chantant joyeusement à son oreille le clapotement des mers européennes.

Ils ne demeurèrent pas longtemps à Yedo, seulement le temps nécessaire pour que Fidé pût recevoir les dernières instructions officielles et réaliser des valeurs de banque.

De plus en plus triste, Taïko-Naga passait hautain et silencieux dans ces rues fermées naguères aux étrangers, où allaient et venaient les fiers samouraïs à deux sabres, et où, maintenant, se promenaient des todjins, l’air insolent, dédaigneux de l’étiquette japonaise, mettant dans les tonalités soyeuses des costumes nationaux, la tache sombre de leurs grossiers vêtements, qui semblait au vieillard l’emblème de leur civilisation, ternissant l’éclat des mœurs indigènes.

Malgré toutes les explications de son fils, il ne consentit pas à prendre le chemin de fer pour aller à Yokohama. Ils parcoururent encore la route en norimon.

Lorsqu’ils arrivèrent, dans la rade tranquille formée par la baie de Yedo, se balançait gracieusement, aux poussées des vagues montantes, le paquebot qui devait, le lendemain, emporter aux contrées lointaines le fils de Taïko-Naga. En l’apercevant, le vieillard lança un regard brillant de haine farouche, et des larmes lui vinrent aux yeux. Ému, le cœur torturé par ses craintes, il adressa à son fils une dernière adjuration.

Se sentant gagner par l’attendrissement, il se laissa tomber sur la natte de l’hôtel où l’on était arrivé, et sans vouloir rien manger, sans chercher un sommeil impossible, il se mit à parler au jeune homme du passé, de vieux souvenirs de son enfance, qui, à mesure, l’attendrissaient davantage, et lui mettaient dans la voix plus d’abandon. Fidé, pleurant lui-même d’émotion, rassurait le vieillard, lui prodiguait des caresses enfantines, lui causant, avec des intonations douces et persuasives comme autrefois, lorsque, bambin capricieux et gâté, il désirait obtenir un jouet, une tortue aux pattes branlantes, une poupée masquée, un cerf-volant ou un petit feu d’artifice.

Taïko-Naga, toujours soupçonneux, feignait de le croire, pour ne pas lui donner le souci de ses craintes.

La nuit passa ainsi.

Le jour apparaissait à l’horizon infini, dissipant la brume grisâtre, donnant aux objets noyés dans les demi-teintes des aspects indécis qui se précisaient peu à peu, jusqu’à devenir bien distincts.

L’activité des préparatifs de départ régnait sur le port. Déjà l’équipage était à bord et une fumée blanche épaisse s’échappait de la cheminée du steamer ; en même temps que retentissaient, au-dessous, les grondements sourds et les échappées de vapeur de la chaudière, la veille encore silencieuse. Une chaloupe parée, les matelots droits contre les avirons, se tenait près du bord et, sur le quai, les officiers joyeux, alertes, donnaient aux expatriés des poignées de main, répétant les promesses pour des commissions dont on les chargeait. Les compagnons de Fidé prirent place dans l’embarcation. Une dernière étreinte, et déjà l’enfant des samouraïs avançait rapidement vers le paquebot, aux secousses rythmées des avirons.

Peu à peu semblait s’assombrir et s’éloigner la silhouette de Taïko-Naga immobile, maîtrisant sa douleur, au milieu des autres Japonais qui répétaient leurs adieux avec des gestes et des cris.

L’ancre était levée. Mugissant et sifflant, le paquebot dérapait, décrivant sous la pression du gouvernail une courbe gracieuse, salué par les cris simultanés des passagers et des amis restés au rivage.

Déjà, les parties diverses de Yokohama, se fondant à mesure que croissait le recul, prenaient des aspects de panoramas. Dans l’éloignement, la ville chinoise, avec ses pagodes pauvres et sales, la ville européenne, jolie, propre, aux rues bien alignées, bordées de maisons en bois et en briques, et enfin la ville japonaise, s’unissaient pour former une seule cité coquette, avec ses assises étagées. Les hommes, puis les constructions paraissaient comme des points. Et bientôt, par-dessus l’île de Yokohama, dont les contours semblaient se rapetisser, se dessinaient dans de lointaines perspectives, les blocs moutonnants du rivage, recouverts d’une végétation puissante. Le paquebot, glissant sur les lames avec rapidité, gagnait le milieu du golfe de Yedo et les paysages variaient, se multipliaient des deux côtés, à mesure que fuyait le chenal.

Fidé, appuyé sur un bastingage, se sentait envahir par une tristesse immense. Alors lui apparaissaient, avec une intensité singulière, les douceurs, les joies de la patrie et les incertitudes de l’avenir, et, dans le flou de ses pensées, quelques légers incidents de son enfance, surgissant par hasard, prenaient une importance exagérée, amenant des ressouvenirs attendris.

Avidement, il fixait ses regards sur la côte fuyante, où venait de disparaître Yokohama. Bientôt le paquebot passait devant l’île d’Ohosima et s’avançait en plein Océan. Le Japon tout entier, noyé dans l’espace brumeux et caché en partie par la courbure des mers, se révélait seulement comme une tache, énorme d’abord, puis, d’instant en instant, moins visible. Enfin, elle disparut et les yeux obstinément fixés de Fidé ne perçurent plus à l’horizon que les vagues clapotantes et écumeuses, barrière d’heure en heure plus large qui s’élevait entre lui et la patrie des samouraïs.

Là-bas, sur le quai de Yokohama, le vieillard se tenait encore, contemplant avec une persévérance anxieuse et sombre la route liquide par où l’enfant prodigue était parti pour l’Occident inconnu.