Hara-Kiri/17

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Paul Ollendorff (p. 400-419).

XVII

Si Fracasse pouvait.


— Mais enfin, cela ne dépend pas de ma volonté, dit le prince impatienté. Il y a huit jours que je sillonne Paris pour vous faire entrer dans ce malheureux théâtre. Ce n’est pas ma faute si je ne réussis point.

— Pas votre faute, pas votre faute !

— Assurément.

— Mon cher, répliqua Juliette avec une pointe d’aigreur, on vient à bout de tout lorsqu’on veut. Ne dirait-on pas que je vous demande d’accrocher la lune avec vos dents…

Et après une minute de silence, elle ajouta :

— Ah ! si Fracasse pouvait !

— Eh bien, dites-lui d’essayer à votre Fracasse, reprit le prince avec humeur.

Elle se leva :

— Vous savez bien qu’il est plein de bonne volonté, seulement il faut de l’argent pour les démarches et pour payer la réclame. Je vous l’ai dit cent fois. Mais vous ne feriez pas le plus léger sacrifice pour me venir en aide.

Il haussa les épaules et sortit en fermant violemment la porte.

En effet, ce n’était pas la première fois que Juliette rappelait que Fracasse ne pouvait rien obtenir sans argent. Mais le prince commençait à éprouver des difficultés pour en trouver. Depuis quelques mois, ils menaient une existence échevelée, compliquée de soupers, de voitures, de rapides voyages, de folies de toutes sortes. Les billets de banque, à l’hôtel de l’avenue de Villiers, dansaient une sarabande échevelée et s’évanouissaient miraculeusement. Les envois de Taïko-Naga, de plus en plus fréquents et considérables, pourtant, paraissaient comme de menues gouttes d’eau dans l’océan des dépenses et réussissaient à peine à boucher quelques-uns des innombrables trous creusés d’avance. Le vieillard annonçait qu’il lui devenait de plus en plus difficile d’emprunter sur ses propriétés, déjà fortement grevées et diminuées de valeur par des ventes partielles successives. À Paris, Taïko-Fidé était couvert de dettes. Comme on connaissait son train de vie et qu’il payait jusqu’alors très exactement, il n’avait pas eu de peine à trouver du crédit. Mais les créanciers, ajournés d’échéance en échéance commençaient à s’inquiéter. À l’Ambassade, on adressa à diverses reprises des remontrances au jeune homme. Il n’en tint aucun compte. Ses compatriotes jadis si aimables, lui faisaient maintenant froide mine, inquiets de ses emprunts répétés.

En même temps, Juliette qui, jusqu’alors s’était montrée très modérée dans ses dépenses, adressant même quelquefois de sages reproches à son amant, et se faisant prier pour accepter des cadeaux, devenait exigeante. À chaque instant, elle demandait des sommes nouvelles dont on ne retrouvait plus de trace. Entre ses mains, l’or fondait merveilleusement et elle était de jour en jour plus âpre dans ses requêtes. Autrefois, les bijoux ne la tentaient pas, elle dissuadait Fidé d’en acheter. Maintenant elle avait envie, continuellement, de parures nouvelles qui disparaissaient aussitôt qu’elle les avait portées deux ou trois fois. Un jour, le prince reconnut avec étonnement dans la même vitrine, un collier acheté la semaine précédente et que, justement, Juliette ne portait plus. La jeune femme, pâlissant un peu, dit qu’elle l’avait donné à réparer. Le bijou disparut de la montre, mais Fidé ne le revit plus et n’osa en reparler. Ce qu’il y avait de pire dans cette situation ; c’est que le prince se sentait de plus en plus amoureux. C’était une passion folle, éperdue, qui lui rendait insupportable les heures passées loin d’elle. S’il prenait parfois au dehors des résolutions viriles, se décidant à remettre un peu d’ordre dans ses affaires, ses projets s’effaçaient vite devant les sourires de Juliette. Alors, de désespoir, il se lançait tête perdue en de nouvelles folies cherchant à s’étourdir, fuyant ses propres réflexions, s’acharnant à ne plus penser à l’avenir. Dans ces moments, renaissait la Juliette d’autrefois, bonne, douce, aimante. Il se perdait avec elle en des voluptés, des enivrements infinis qui l’abattaient et l’étourdissaient. Mais ces instants étaient rares. Bientôt recommençaient les demandes d’argent auxquelles il ne pouvait toujours satisfaire. Juliette irritée, méchante, le torturait par sa froideur attirante. Puis la jalousie, une jalousie sombre, féroce d’Oriental, tenaillait le cœur de Fidé avec d’autant plus de violence que les convenances l’obligeaient de la dissimuler. Parfois, la jeune femme se permettait certaines privautés avec ses amis, des familiarités qu’autorisaient les mœurs des viveurs, mais qui le pénétraient d’une amertume furieuse. Alors, il avait peine à s’empêcher de s’élancer sur ces rivaux inconscients. Se souvenant d’une courte période de cabotinage au théâtre des Gobelins, n’avait-elle pas eu la pensée de débuter sur la grande scène du Vaudeville, prétendant posséder un talent de comédienne remarquable. Il faut le dire, la fatuité servait seulement de prétexte à ce nouveau désir. Depuis quelque temps la maîtresse d’Estourbiac, prise d’une sorte de regain de débauche, Juliette désirait se soustraire à la surveillance inquiète du prince et il lui avait paru commode d’entrer au théâtre. Estourbiac, abusant de ce caprice canaille, ne se gênait pas avec elle, d’autant qu’il commençait à en avoir par dessus la tête. Prise d’une rage fougueuse, elle se cramponnait à cet amant de cœur, oubliant presque sa sagesse calculatrice, allant jusqu’à offrir de l’argent, avouant qu’elle possédait des rentes solides. Le journaliste un peu épouvanté refusa. Pourtant une malechance momentanée l’avait réduit à la situation de reporter théâtral au Forban, journal de coulisse et de finance, où il écrivait sous le pseudonyme de Fracasse. C’est alors que Juliette conçut l’idée baroque de lui faire remettre par Fidé cette somme qu’il refusait de sa main, sous le prétexte de favoriser son entrée au Vaudeville. Elle inventa tout un roman. Il fallait solder le dédit d’une comédienne qu’elle remplacerait, et s’assurer l’appui de quelques personnalités influentes, mais très avides. Enfin, le directeur du Forban, petit journal de chantage qui justifiait bien son titre, exigeait qu’on le payât pour laisser insérer une réclame indispensable en faveur de Juliette…

Instruite par son premier échec, elle n’aborda pas de front la question et laissa deviner son plan à Estourbiac, qui jugea prudent de s’en tenir aux réponses évasives.

L’idée de voir entrer sa maîtresse au théâtre ne souriait point à Fidé : jaloux déjà des amis avec lesquels elle soupait en sa présence, il ne pouvait s’habituer à la pensée qu’elle mènerait la vie lâchée des coulisses, que ses camarades et, qui sait ? peut-être d’autres, pourraient la contempler là, demi nue, que chaque soir enfin, une salle entière recueillerait ses paroles, ses larmes et ses sourires. Il trouvait rares les moments où elle lui appartenait, à lui seul : que serait-ce donc alors ?

Contre l’ordinaire, il laissa longtemps Juliette lancer des allusions répétées à son désir de monter sur les planches. C’était la première fois qu’il ne courait pas avec empressement au-devant de ses caprices. Lasse de tergiverser, elle exposa un jour clairement son idée. Ils eurent une explication assez vive, puis, comme toujours, Fidé céda. Il promit de faire des démarches. Par exemple, il ne déploya qu’une médiocre activité. C’est alors que progressivement, avec une prudence de chatte, Juliette hasarda le nom d’Estourbiac, répétant tenacement cette phrase obsédante :

— Si Fracasse pouvait !

Fidé, toujours ombrageux, ne pensait pas qu’il fut nécessaire de s’adresser à Fracasse et, d’ailleurs, il n’avait pas assez fait de tentatives pour désespérer. Fatigué d’entendre comme un refrain cette exclamation agaçante, il s’occupa pourtant sérieusement de faire entrer Juliette au Vaudeville. Mais tous ses efforts échouèrent. Après une audition, le directeur avait refusé net. Juliette persista plus que jamais dans sa résolution. Elle l’avait bien dit, on ne pouvait rien faire sans Fracasse. Assurément, le prince en semant l’or, arriverait au même résultat, mais pourquoi ne pas suivre l’idée de Juliette ? Cette façon de procéder serait plus rapide, moins coûteuse et plus sûre.

— Ah ! si Fracasse pouvait !

Mais il n’avait pas d’argent, Fracasse, et il n’y avait pas à dire, il en fallait. Beaucoup moins que le prince n’en eut dépensé à sa place, cependant…

Irrité de cette persistance qui prenait des allures de scie, Fidé alla trouver Estourbiac et lui demanda carrément combien il faudrait pour arriver au but. Le journaliste, après avoir réfléchi un instant, répondit : Vingt mille francs. Du reste, il avait l’air de rendre un service et de consentir à se charger d’une corvée désagréable. Il engagea le Japonais à s’occuper lui-même de l’affaire. Quelque insoucieux qu’il fût en matière d’argent, le prince trouva la demande un peu raide. Justement, il venait de recevoir la lettre décourageante de Taïko-Naga.

Comment faire ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cela devenait décidément insupportable. Il valait mieux en finir et donner tout de suite de l’argent ; il n’y aurait plus moyen de vivre face à face avec les récriminations constantes de la jeune femme. Mais, voilà l’ennui !… Pourrait-il réunir ces vingt mille francs ? Il se trouvait très à sec en ce moment et la somme était trop importante pour qu’il pût la demander à un ami. D’ailleurs il faudrait la rendre à bref délai, et ce n’était que compliquer la difficulté.

Il pensa à Valterre et repoussa bien vite cette idée. Après leur dernière et lointaine entrevue, il serait peu digne d’avoir recours à lui, justement à propos de Juliette. Enfin, un viveur de ses amis, plein d’expérience, lui indiqua un gentleman qui avait la spécialité de faire des avances aux riches étrangers dans l’embarras. Cet Harpagon gommeux possédait des méthodes particulières pour rentrer dans ses fonds. Le prince eut ses vingt mille francs dans les quarante-huit heures, après avoir pris l’engagement d’en rembourser cinquante mille à la fin de l’année. Il fit en même temps à Taïko-Naga un appel désespéré.

Juliette entra au Vaudeville.

Fidé avait raison de craindre que la nouvelle situation de sa maîtresse ne l’empêchât de la voir souvent. Aussitôt après son admission, commença la série interminable des répétitions. Maintenant elle ne demeurait auprès de lui qu’à de rares intervalles. Elle ne quittait plus les planches et pourtant, chose bizarre, on ne la voyait jamais paraître dans aucune pièce.

— Je jouerai dans Bigard père et fils, disait-elle.

Mais Bigard père et fils ne venaient jamais. Les amis du prince prétendaient que c’était lui qui était joué. On risquait, même en sa présence, des allusions. Un jour, au cercle, Levrault le croyant parti, tandis qu’il fumait un cigare à la fenêtre, derrière une portière, dit à haute voix que les répétitions de Juliette se passaient dans la chambre à coucher d’Estourbiac. Fidé fut frappé au cœur. Il entrevit vaguement toute une horrible et lâche machination. Le soir, il hasarda quelques observations, pourtant avec des ménagements. Elle répondit vertement que, s’il n’avait pas confiance en elle, il était libre de la quitter.

C’est qu’elle connaissait à peu près la situation du prince et n’espérait plus en tirer grand chose. L’affection qu’elle avait attisée, entretenue par calcul, lui devenait odieuse, en raison de l’hypocrisie même qu’elle dépensait. Une haine féroce contre sa victime lui était venue et elle rêvait nébuleusement à quelque atroce trahison, quelque grande humiliation finale qui la vengerait de tous ses mensonges…

Taïko-Fidé entra dans une colère effrayante, à laquelle succéda, comme toujours, une effusion. Prenant Juliette dans ses bras, il lui rappela leur amour commun, les misères de l’existence boulevardière, ses tortures, sa jalousie, et lui proposa de partir pour le Japon, où ils vivraient paisiblement, riches, heureux, dans une situation enviée.

— Tu as donc les moyens de faire le voyage ? dit-elle.

Non, il était à bout de ressources, mais il trouverait ce qu’il fallait.

— Il serait indispensable de payer auparavant nos dettes criardes. C’est au moins cent mille francs en tout, reprit Juliette.

Il considéra cette phrase comme une acceptation, et la remercia tendrement, disant qu’il allait chercher, tout de suite, la couvrant de caresses et de baisers. Elle le laissait dire, pensant qu’il pourrait peut-être dénicher encore cent mille francs et qu’il serait toujours temps de refuser après. Fidé écrivit à son père pour lui annoncer son prochain départ et retourna chez l’usurier. Mais, dans l’intervalle, celui-ci avait eu vent de quelques propos qui mettaient en doute la solvabilité du prince et quoique, par ses informations particulières, il connût la situation du jeune homme au Japon, il craignit que les dettes ne dépassassent le capital et il refusa galamment, excipant de mille impossibilités. Fidé passa ainsi la journée en démarches infructueuses. Juliette lut sur son visage son insuccès et se montra glaciale. Le lendemain, le malheureux se remit à chercher. Un nouvel écœurement lui vint, au cercle. Il remarqua que les membres du Young-Club commençaient à lui faire froide mine. On savait sa ruine. En outre certains bruits, partis d’on ne sait où, lui attribuaient des actes frisant la malhonnêteté. On racontait des histoires de fournisseurs trompés avec habileté. Levrault, à fond de cale pour le moment, retournait le fer dans la plaie en rapportant au prince ces rumeurs, provenant, disait-il, de Cora et d’Estourbiac maintenant remis ensemble. La mort dans l’âme, pressentant par avance la colère méprisante de sa maîtresse, Fidé se décida à recourir à l’amitié de Valterre. Il se fit conduire à l’hôtel de la rue de Berry. Comme il arrivait, le vieux François, tête nue, les cheveux gris au vent, descendait l’escalier. Il avait entendu un coup de feu dans le cabinet de son maître et il venait d’enfoncer la porte : le vicomte de Valterre, ayant mangé totalement la cinquième part de sa fortune, selon la parole qu’il s’était donnée à lui-même, s’était fait sauter la cervelle. Il gisait inanimé, sur un canapé où François l’avait couché. Auprès du corps, une forme humaine agenouillée semblait prier, secouée par des sanglots convulsifs. C’était Marguerite de Barrol, venue par hasard, prise d’un caprice. La douleur de la jolie comtesse en apprenant l’événement funèbre avait été terrible et, terrassée, véritablement désespérée, elle pleurait, rêvant aux paroles étranges de Valterre la veille, comprenant enfin.

Presque en même temps que Fidé, Mme de Lunel, gravissait l’escalier. Elle arrivait furieuse de la conduite du vicomte, à la Kermesse, prête à lui faire d’amers reproches. Les cris de François la terrifièrent. Après une courte hésitation, elle continua de monter et, brusquement, elle se trouva auprès de Marguerite, devant le cadavre. Un instant, elles se regardèrent, indécises, puis, la marquise, reprenant son sang-froid et voulant sauver la situation, dit :

— Je passais par hasard… j’ai vu le valet de chambre se précipiter…

Et sans attendre la réponse, elle se retira très contrariée de la présence du prince. Marguerite demeura, cherchant à arrêter ses pleurs. Elle attendit la venue d’un médecin et aida Fidé à placer le corps sur le lit, rappelée un peu à elle-même par la sortie de Mme de Lunel, trop sincère cependant pour sacrifier sa douleur à la prudence. Puis elle sortit avec le prince, et lui serra tristement la main sur les marches du vestibule, en mordant son mouchoir pour ne pas crier.

Étourdi, sous ce nouveau coup, sentant briser encore cette dernière branche de salut, Fidé s’enfuit, pris de la tentation d’en finir, lui aussi. Toute la journée, il erra dans Paris, essayant de remettre un peu de calme dans ses idées. À la fin, sur le soir, il se retrouva devant l’hôtel de Juliette. Machinalement il entra. Au bruit de la sonnette, la jeune femme vint au-devant de lui. Elle l’interrogea. Il lui dit brièvement ses insuccès et la mort de Valterre. Elle eut un ricanement bruyant :

— Alors, mon petit, tu peux aller te faire pendre ailleurs.

Puis, voyant Fidé hébété, elle ajouta :

— Ou plutôt, non, viens que je te présente mon nouvel amant.

Et, ouvrant la porte de sa chambre à coucher, elle montra Estourbiac tranquillement assis sur un fauteuil, superbement habillé, crevant la joie des succès de la veille.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Fidé marchait depuis deux heures, la tête perdue, songeant à mourir. Une fièvre intense l’agitait. De temps à autre, de la main il comprimait ses tempes où l’artère battait prête éclater. Ses pensées dansaient dans son cerveau une ronde fantastique, se mêlant, se heurtant, chantant une musique désespérée. Ainsi tout était fini. Il se retrouvait après quatre années sur le pavé de Paris, ruiné, écœuré, trahi, le cœur torturé. C’était là le but vers lequel il se dirigeait avec une persévérance opiniâtre, depuis son premier voyage à Yokohama. Oh ! les douces années de la jeunesse, les séduisants souvenirs, pleins de fleurs, de soleil, de teintes vives et d’existence paisible dans la vallée de Mionoska ! Quoi ! il était né parmi les puissants de la terre et tout un avenir heureux et facile s’ouvrait devant lui, ménagé par les soins paternels du noble samouraï. Et tout cela avait été repoussé, sacrifié, détruit. Pareil à l’Ève biblique, la curiosité l’avait perdu. Il était parti pour l’Europe tentante, plein de foi en lui-même, avec l’amour de choses nouvelles et la conviction d’un retour proche. Aujourd’hui la désillusion l’écrasait et il ne demeurait rien des joies du passé. Son père était ruiné ; il se trouvait, lui, sans ressources, avec le sentiment d’une existence manquée. Qu’allait-il devenir maintenant ? Attendre dans la misère, la souffrance et les humiliations, puis retourner là-bas pour être un objet de risée, pour entendre son vieux père lui reprocher son sot et criminel entêtement ? Encore, cela c’était peu. Mais vivre loin de Juliette avec cet amour furieux au cœur, penser à toute heure du jour qu’elle serait dans les bras d’un autre, et, qui sait ? se moquerait peut-être de sa sauvage passion ! Mieux valait mourir, décidément. De cette façon, il liquiderait d’un seul coup ses fautes, ses regrets, ses passions, la terrible faillite de sa vie manquée. La mort est toujours une excuse. Valterre lui avait donné souvent de bons conseils. Aujourd’hui, il lui donnait un meilleur exemple. Il se tuerait. Peut-être alors le regretterait-elle ?… Jusqu’à la fin, la pensée de cette femme le poursuivait.

Dès que sa résolution fut bien prise, Fidé se sentit plus calme. Sa fièvre diminua, et fit place à une mélancolie où le sentiment d’une infortune complète, intense, lui apportait une sorte de satisfaction douloureuse. En un moment repassèrent devant son esprit, comme les personnages d’une féerie, la silhouette des gens qu’il avait connus et aimés. D’abord le vieux Taïko-Naga, avec sa sereine et majestueuse figure encadrée dans les jardins de Mionoska. Puis l’officier Durand, les camarades de la traversée, ceux du quartier Latin, la petite Cora, si gentille dans les premiers temps, Valterre, Solange de Maubourg, enfin Juliette. Toute amertume disparaissant devant la certitude qu’il avait de mettre fin à ses souffrances, Fidé considérait cette suite d’événements avec une sorte d’ennui, trouvant que l’existence est émaillée de bien peu de joies et qu’en somme il est plus sage de ne pas être. Not to be.

Il entra chez un armurier, acheta un stylet italien à lame triangulaire acérée. Il fit ployer l’acier pour s’assurer de sa solidité et mit ensuite froidement l’arme dans sa poche. Un seul désir subsistait dans son âme endolorie, prête à la mort, le besoin de confier à un être humain le secret de sa désespérance. Valterre parti, la pensée de revoir ses amis de la Grande Vie lui donnait des haut-le-cœur. Machinalement il traversa les ponts. C’était le soir. Une pluie fine, monotone attristait la rue et salissait les trottoirs déserts. Dans les brasseries un bruit persistant, un tapage de voix féminines vibrait. La grande noce des étudiants et des bohèmes se perpétuait, toujours la même, malgré le changement des personnages devenus bourgeois respectables ou grues cotées. Taïko-Fidé pensa aux vadrouilles de jadis, à ses amis les Tristapattes. Il entra. C’était bien là ce qu’il avait connu autrefois : la pareille gaîté ordurière, bête et soulographique, les mêmes femmes avilies, les mêmes clients ivres, la grande symphonie de la bêtise qui ne se respecte pas encore. Mais pas un visage ne rappelait un souvenir au Japonais. Tout passe, tout change. Il sortit, entra dans une autre brasserie. Enfin, à la Haute-Meuse, il rencontra Boumol qui pérorait au milieu d’un groupe d’inconnus imberbes. Le bohème ouvrit les bras, se précipita vers lui. En même temps, le grand Vaissel, l’étudiant en droit entrait, l’air tout effaré. Sans s’étonner de la présence du prince, il commença à raconter qu’il se battait en duel, le lendemain :

« Oui, voilà comment c’est arrivé… chez Flora, il y a huit jours : Baderre était délégué pour la fête de Victor Hugo… il voulait que je sois commissaire. J’ai refusé. Il a insisté. Je lui ai dit :

— « Victor Hugo est un génie, mais il m’embête.

» Baderre a voulu insister encore. Je me suis échauffé. Alors il m’a accusé d’impuissance, ajoutant que nous étions tous comme cela, que nous bavions sur les grands hommes. J’ai répondu :

— « Vous élargissez le débat. Je ne veux pas accepter, parce que le génie m’embête. J’admets le talent. Là-dessus tout le monde est d’accord. Pour le génie, personne ne peut s’entendre. D’ailleurs, Victor Hugo tient de la place. Il m’embête.

» Là-dessus, nous nous disputons. Je lui flanque une gifle. Il gueule furieux :

— « Monsieur ! ces choses se continuent dès l’aube.

» Nous nous séparons, et le lendemain il m’envoie ses témoins. Comme il était le giflé, il choisit l’épée. Alors, tu comprends, pour me rattraper, je demande à fixer l’heure… On discute longtemps là-dessus. Baderre voulait, que le duel ait lieu le matin, parce que, le soir, il a ses plaisirs. J’ai refusé.

— « Monsieur Baderre a ses plaisirs, ai-je répliqué. Moi j’ai mon travail et je ne suis pas disposé à le sacrifier. N’est-ce pas juste ?

» Enfin, ça s’est arrangé. Puis, il y a eu d’autres zizanies, qui ont duré jusqu’à ce soir. Baderre connaissait un jardin, à Meudon… où il y a : Propriété à louer… Je l’ai vu, ce jardin… Il était trop petit. J’en ai proposé un autre plus grand… Vous saisissez… plus de place pour rompre… C’est pour l’un comme pour l’autre.

» Les témoins ont compris. Ils ont voté pour la plus grande étendue.

» Maintenant, c’est décidé pour demain matin ! Seulement, tu entends, je prends mes précautions. Je me suis fait préparer un cordial. C’est un mélange d’alcool pour combattre le froid, et d’ammoniaque pour empêcher l’alcool de m’enivrer… J’irai en voiture, avec un manchon. Il faut avoir les mains libres… car si le sang se coagulait… Ce paquet — il montrait un papier. ficelé qu’il portait sous son bras — ce sont des bottes dont j’ai fait enlever les talons afin de ne pas glisser. Un accident est si vite arrivé, Sur le terrain. »

Tout en parlant, il tenait de la main gauche un bouton du paletot de Boumol et le secouait vigoureusement.

— Fais donc attention, dit l’autre, effrayé.

— Je crois que j’ai des chances, reprit le grand Vaissel philosophiquement.

Il recommença l’énumération de ses préparatifs et conclut :

— Ce qui m’ennuie, c’est d’ôter mon vêtement. Je suis enrhumé…

Il s’aperçut tout à coup que le temps fuyait ; il avala son bock et se sauva.

— À la bonne heure, dit Boumol, quand il fut parti, voilà un duel comme je les comprends. Eh bien, comment ça va-t-il, mon vieux Ko-ko ? Il y a un siècle que je ne t’ai vu.

Le bohème était très heureux de retrouver son ami. Ils dînèrent ensemble et burent beaucoup. Le prince, pris du désir étrangement humain de laisser après lui la trace de ses souffrances, raconta longuement son histoire, taisant toutefois la conclusion qu’il se proposait de lui donner. À diverses reprises, sous le coup de l’émotion et sous l’influence des vins capiteux, Boumol s’indigna, résumant son opinion par ces mots :

— Les femmes, ça ne vaut pas ça !…

Il faisait claquer son ongle contre les dents. Attendri à la pensée que son ami était ruiné, il lui offrit de partager sa chambre où couchait déjà une femme et le grand Vaissel. On se gênerait…

Fidé sourit tristement. À minuit, il quitta Boumol et revint lentement vers l’avenue de Villiers, serrant dans sa poche la clef du petit hôtel, qu’il avait conservée. Il pénétra sans peine, gravit l’escalier et arriva jusqu’à la chambre de Juliette. La porte était fermée à l’intérieur. Un silence de mort régnait dans l’appartement. Sans hésitation, Fidé tira de sa gaine mignonne le stylet et, choisissant la place entre les côtes, avec sa main gauche, d’un mouvement violent, il enfonça la lame jusqu’à la garde, sans pousser un cri. Le corps inerte fléchit et s’allongea sur le paillasson.

L’appartement était vide. Juliette villégiaturait à Trouville avec Estourbiac.

On ne découvrit le corps que trois jours après.