Harivansa ou histoire de la famille de Hari/Introduction

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INTRODUCTION.




Je dois avant tout payer un juste tribut de reconnaissance à l’honorable Société sous le patronage de laquelle mes travaux voient aujourd’hui le jour. En daignant adopter l’ouvrage d’un étranger pour qu’il paraisse sous ses auspices, elle donne une preuve de cet esprit vraiment libéral qui a su, sans acception de personnes, sans préjugé de nation, fonder un commerce nouveau, une précieuse réciprocité par laquelle se trouvent réunis comme en un fonds commun, pour le bien de la science, d’un côté les encouragements de l’estime la plus éclairée, de l’autre les fruits des veilles les plus laborieuses. Aussi, durant tout le cours de mon travail, je n’ai jamais perdu de vue la double obligation qui m’était imposée, de répondre à l’espoir de l’érudition française comme à la confiance du Comité anglais.

La littérature sanscrite attire en ce moment les regards du monde savant, qui semble attendre avec impatience la lumière qui vient de l’Orient. Personne n’apprécie plus que moi les immenses travaux exécutés par les savants anglais dans le vaste champ de l’indianisme. Mais il m’a semblé que les idées de ceux qui s’étaient occupés de l’histoire ancienne de l’Inde, avaient toujours manqué de base, et que nous, appelés à être leurs juges sans avoir sous les yeux les pièces du procès, qu’eux seuls avaient consultées, nous étions obligés d’accorder à leurs assertions une foi implicite, souvent ébranlée par les contradictions mêmes de leurs divers systèmes. J’ai désiré qu’il fût possible de fournir à la critique les preuves dont elle a besoin pour donner à l’Inde cette histoire qu’on lui conteste jusqu’à présent. Je n’ai pas cru que ce peuple, qui vit depuis si longtemps et occupe sur le globe un si vaste espace, qui tient une si grande place et dans les siècles et sur la terre, pût rester déshérité de ses antiques annales : j’ai pensé qu’il fallait les aller chercher dans ses propres livres, où elles se trouvent confondues avec des fables de toute espèce, et qu’on ferait bien, en traduisant ces écrits, de livrer à la critique, franchement et sans esprit de système, les matériaux qui doivent servir à cette œuvre de réhabilitation.

C’est alors que, voulant concourir pour ma part à ce grand résultat, j’ai entrepris la traduction d’un ouvrage que me désignait l’estime même dont il jouit parmi les Indiens. Le Harivansa est un poëme regardé comme sacré, et qu’on lit avec recueillement à l’époque des réunions solennelles : les promesses les plus brillantes, pour cette vie et pour l’autre, sont faites à ceux qui en écoutent la lecture. Dans le pays de Camaon, on le place sur la tête de celui qui dépose en justice ; dans d’autres contrées, il est honoré à l’égal du Sâlagrâma et des feuilles de toulasî, et les juges le présentent à celui qui fait un serment devant le tribunal. Enfin les Djênas, voulant sans doute mettre à profit la vénération qu’inspire ce livre, en ont usurpé le titre pour un de leurs ouvrages, qui, dit-on, est différent de l’ouvrage orthodoxe.

Le Harivansa forme ordinairement un appendice du Mahâbhârata : même genre de récit, mêmes interlocuteurs, même auteur présumé. Cependant ce poëme n’est pas original, et, comme beaucoup d’autres livres sanscrits, ce n’est qu’un recueil, assez maladroitement compilé, de précieux fragments, débris épars d’une littérature plus ou moins ancienne, que le malheur des temps avait sans doute dispersés, et qu’une main plus moderne a pris soin de rassembler. On y rencontre des vers empruntés aux lois de Manou et au Bhagavad-gîtâ, des citations et des extraits peut-être des Pourânas ; mais rien n’y révèle le nom du compilateur. Une simple conjecture ne saurait remplacer la vérité que j'ignore : seulement je ferai remarquer comme une chose bien singulière, que parmi les cinq cents auteurs qui ornaient la cour de Srî Bhodja, il y en avait un qui portait le nom de Harivansa, de même que, parmi les neuf perles du roi Vicramâditya, il se trouvait un poëte nommé Ghatacarpara. Ces deux mots, qui sont les titres de deux ouvrages célèbres, ne seraient-ils pas devenus les noms d'honneur des deux écrivains qui les avaient composés ?

Le but avoué de l'auteur du Harivansa est dé raconter l’histoire de la famille de Crichna : il remonte à l’origine des choses, indique les généalogies des diverses races royales, et arrive jusqu’à son héros, regardé comme un avatare du dieu Vichnou. Cependant il se livre çà et là à quelques digressions sur la mythologie, la philosophie religieuse et la cosmogonie des Indiens. L’extension que prendra de jour en jour l’étude de la langue sanscrite, rendra nécessaire la connaissance de toutes les fictions qu’a enfantées l’imagination exaltée des poëtes de l’Inde, habiles à personnifier la nature entière et prodiguant la vie à tous les êtres soit matériels, soit métaphysiques. Le Harivansa initiera son lecteur à une partie de cette histoire fabuleuse, source de comparaisons continuelles et d’allusions intarissables ; mais surtout il lui présentera les commencements de cette histoire politique que je voudrais voir assise sur quelque fondement un peu solide. Le malheur est qu’il la lui montrera environnée d’ornements poétiques qui déparent toujours et dénaturent la vérité. Mais que la main d’une critique impartiale arrache tous ces voiles mensongers, que la raison explique ces fables frivoles, et je crois qu’il restera au savant des matériaux historiques dont la valeur l’étonnera. Pour le prouver, je résumerai ici en peu de mots les faits principaux consignés dans le Harivansa.

Cet ouvrage ne parle point du déluge tel que nous l’entendons , mais bien d'un déluge imaginaire qui arrive à la fin de chaque âge, de même que la saison des pluies arrive à la fin de chaque année. La monarchie indienne, une fois fondée, se divise, dès son origine, en deux branches collatérales distinguées par les noms de race solaire et de race lunaire, dont l'une, s'étendant vers l'est, établit sa capitale à Oude, et l’autre, s’arrêtant à l’ouest, fixe la sienne vis-à-vis d'Allahabad. Cependant, avant ces deux familles royales, une autre dynastie avait existé ; mais je doute que le siège de son empire ait été dans l'Inde même, et le nom de Tchâkchoucha, donné à l’un de ses chefs, semble indiquer qu'elle régnait sur les bords de l'Oxus (Tchakchous).

Sous l’influence de princes nationaux, l’Inde se peuple et s’organise ; des états se forment de tous les côtés, et la civilisation s’étend dans la presqu’île. Les rois ont à lutter contre la nature et contre les barbares des montagnes, contre les inondations du Gange et les invasions des peuples occidentaux. Une puissance, émule de la puissance royale, grandit dans l’intérieur des états, les prêtres commandent et les princes sont exilés. Le second roi de la race solaire manque d’être frustré du trône qui l’attendait : un de ses successeurs, menacé de voir son fils occuper sa place, ne sauve sa couronne que par le schisme, et se jette entre les bras d’un guerrier qui ose se faire prêtre. Plus tard un Brahmane ne se contente pas de l'arme de l'excommunication : il prend lui-même la hache meurtrière, et, terrible exterminateur des Kchatriyas, il dédaigne de régner et donne la terre qu’il a conquise.

Cet événement s’était accompli sur les côtes occidentales de la presqu’île. Peu de temps après, un roi, partant de la ville d'Oude, descendait dans cette même presqu’île, en suivait la côte orientale, et allait jusque dans l’île de Ceylan punir le ravisseur de sa royale épouse.

Le privilège de la suzeraineté ne semble avoir été établi en faveur d’aucune famille princière. La victoire, incertaine et changeante, décidait tour à tour entre tous ces rivaux la question de prééminence ; le vainqueur, après avoir triomphé de ses voisins, prenait orgueilleusement le titre précaire de maître du monde, et prétendait avoir soumis les sept dwîpas ou continents.

Dès le commencement, la famille des Yâdavas, issue de la race lunaire, était allée chercher un établissement dans le nord de la presqu'île : peu à peu elle avait pris un grand accroissement, divisée en plusieurs branches qu'unissaient toujours étroitement les liens d’une ancienne parenté. Une de ces branches s’était fixée plus tard sur les bords du Jumna et avait pour capitale la ville de Matra : c’est là que naquit Crichna. A l’époque de sa naissance, le trône était occupé par un prince ambitieux qui, après avoir renversé son propre père, se soutenait au dedans par la terreur, et au dehors par l’alliance puissante du roi de Bahar, dont il était le gendre. Crichna, élevé parmi les bergers, ouvrit sa brillante carrière par la mort du tyran, rendit le trône à son père, se mit à la tête des Yâdavas, et livra au roi de Bahar et à ses confédérés dix-huit batailles, dont il sortit toujours vainqueur. Mais la victoire avait affaibli ses forces ; et quand un roi de l’occident, appelé par ses ennemis, vint pour l'attaquer, il fut obligé d’abandonner Matra et de se réfugier au fond du golfe de Cutch, où il fonda une ville quelque temps florissante, que la mer a maintenant engloutie. Cependant son puissant ennemi s’était mis à sa poursuite : Crichna le laissa s’engager dans les défilés du Bindh, où les montagnards l’exterminèrent.

Quelque temps après, une guerre violente s’éleva entre les héritiers du trône de Dehli. Crichna prit part à cette querelle, et assura la victoire à Youdhichthira. Héros chéri et vénéré de ses compagnons d'armes, il fut dans la suite choisi par une secte de dévots contemplatifs pour l’objet divin de leurs méditations ascétiques, et sa vie de guerrier a été dénaturée par les pastiches bizarres de la mysticité. Tels sont les traits les plus saillants que nous présente en abrégé le Harivansa, et que d’autres livres racontent plus longuement. On ne saurait disconvenir que ce ne soient là les éléments d’une histoire sérieuse et véritable. Je ne crois même pas qu’aucune nation puisse se vanter d’en avoir une plus ancienne, puisque les événements consignés dans le Harivansa sont presque tous antérieurs à l’époque d’Youdhichthira, que divers calculs et documents, insérés en différents endroits des Recherches asiatiques, nous permettent de placer hardiment 1000 à 1200 ans avant J. C. Même au milieu des fables qui obscurcissent souvent ces antiques récits, il y a dans la narration un tel ton de candeur, dans l’exposition des généalogies une telle précision de détails, qu’il est bien difficile de se résoudre à fermer entièrement cette mine précieuse, et à rejeter un métal aussi riche, parce qu’il se trouve mêlé à un alliage poétique qui souvent en diminue le prix.

Je sais bien qu’il existera toujours contre cette histoire un motif de défiance, parce qu’elle ne possède aucune garantie de sa véracité fournie par nos écrivains d’Occident. Étrange condition de l’Inde ! tout indique qu’elle a été riche, et par conséquent civilisée de bonne heure. De temps immémorial, les sages, les marchands et les conquérants ont dirigé leurs pas vers cette contrée qui remuait tant de passions diverses : ils en ont rapporté, les uns des systèmes de philosophie, les autres de riches trésors, et les derniers quelques lauriers achetés chèrement. Aucun d’eux n’a daigné nous transmettre des détails authentiques sur un pays dont ils convoitaient la sagesse ou l’opulence. Seulement près de trois cents ans avant notre ère, Mégasthène, envoyé dans l’Inde par Séleucus, avait composé un ouvrage qu’Arrien et Diodore de Sicile[1] ont évidemment consulté tous deux, mais dont ils n’ont pu tirer que de faibles renseignements, car ils ne nous ont appris que peu de chose. Cependant examinons ces documents vagues et imparfaits que nous leur devons. Mégasthène rapporte que jusqu'à Sandracotus, les Indiens comptaient cent cinquante-trois rois, et se donnaient une antiquité de six mille quarante-deux ans. Les voilà en partie, ces tables généalogiques dont on a dû parler à l'ambassadeur grec : elles donnent un démenti formel à ses assertions. D'abord Mégasthène semble croire qu'il n’a existé qu'une seule monarchie indienne, quand il est de fait que deux dynasties principales, avec quelques-unes de leurs branches, se partageaient cette vaste contrée, et qu’aucune de ces maisons royales n’exerça jamais une constante domination. Les listes du Harivansa, qui méritent discussion[2], ne sont pas tout à fait exactes : il y a interpolation dans celle des princes de la dynastie solaire, que l’auteur porte au nombre de soixante et dix-neuf jusqu’au temps d’Youdhichthira, ou soustraction dans celle des rois de la race lunaire, dont il ne compte pas plus de quarante jusqu’à la même époque. Mais même en prenant le chiffre soixante et dix-neuf, et y ajoutant quinze générations qui ont pu précéder l'établissement de la monarchie, et trente-cinq rois de Magadha (Bahar) qui régnèrent après Youdhichthira jusqu’à Sandracotus, on n’arrivera pas au total, cent cinquante-trois. Si le nombre des princes est trop fort, il y a aussi exagération évidente dans le calcul des années d’existence que l’auteur grec prête à la nation indienne.

Mais trompé sur ce point, Mégasthène a du moins révélé à Arrien et à Diodore de Sicile une circonstance qui est vraie, et que le Harivansa nous apprend presque dans les mêmes termes que ces deux historiens. Ceux-ci disent que le fondateur de la monarchie indienne, qu’ils appellent Hercule, eut plusieurs fils et une seule fille ; qu’il partagea ses états entre ses enfants et voulut que sa fille eût dans son héritage une part égale à celle de ses fils. Le Harivansa rapporte également que le Manou Vêvaswata eut neuf fils et une fille, et que ses états furent divisés en dix parts. Ce seul trait me déciderait à reconnaître l’Hercule de Mégasthène dans Vêvaswata ; mais il y a plus : le poëte indien et l’historien grec s’accordent à placer sa demeure ordinaire dans le Doab ou la presqu’île formée par le Jumna et le Gange ; ils lui donnent pour capitale une ville fondée au confluent de ces deux rivières, et insinuent que cette partie occidentale de ses domaines fut celle que sa fille obtint en partage.

Arrien nous dit encore qu’Hercule avait laissé pour administrer l’Inde en son absence un certain Spartembas, Spatembas ou Scatembas, désigné par l’épithète de βακχωδέστατος. Je crois que le mot Spartembas[3] dans son état actuel d’altération, remplace le mot Tchandramas, nom du père de la race lunaire. Ce Tchandramas eut pour fils et successeur immédiat Boudha, qui épousa la fille de Vêvaswata, et dont le nom se trouve exactement reproduit dans celui de Boudias, fils de Spartembas. On comprend alors bien mieux par quelle influence Vêvaswata fut poussé à favoriser dans sa succession sa fille autant que ses fils : en appuyant les intérêts de sa belle-fille, le régent Tchandramas assurait un trône à ses petits-enfants. Suivant l’historien grec, le fils de ce Boudias se nommait Cra-dévas. D’après l’auteur du Harivansa, ce prince dut porter le nom de Pouroûravas et le surnom d'Êla, du nom de sa mère qui s’appelait Ilâ. Or ce mot ilâ s’écrit et se prononce aussi[4], suivant les dialectes, idâ et irâ ; de manière que je crois pouvoir, en toute assurance, corriger le mot Cra-dévas par celui d’Êra-dévas (Κραδεύας, Ἡραδεύας).

Si ces conjectures sont fondées, le début de l’histoire indienne se retrouvera en entier dans les historiens grecs. Il me semble même qu’il est encore possible de remonter plus haut.

J’ai dit que je ne croyais pas devoir rapporter à l’Inde même l’origine de sa première monarchie : j’ai signalé une contrée plus septentrionale comme ayant été le siège d’un empire d’où serait parti un législateur ou un conquérant. Diodore de Sicile vient à l’appui de cette opinion, dont j’avais trouvé le premier élément dans le Harivansa. Je remarquerai d’abord que les anciens donnaient au mot Indien une extension bien plus grande que nous, et qu’ils appliquaient ce nom à des peuples situés en deçà de l’Indus. Diodore de Sicile nous parle (i, 12) d’un Osiris qui va chez les Indiens fonder des villes, et entre autres celle de Nysa à l’ouest de l’Indus, et qui laisse dans ces contrées assez de monuments de sa puissance pour faire douter à la postérité s’il ne fut pas Indien. Arrien, qui dit positivement que l’Hercule appelé Indien fut un grand roi du pays situé au-dessus de l’Inde, attribue la fondation de Nysa à Bacchus. Le même Diodore (ii, 38) nous représente Bacchus arrivant de l’Occident, s’établissant dans un pays de montagnes au nord de l’Inde, et répandant les bienfaits de la civilisation dans cette contrée, à laquelle il enseigne l’agriculture ; fondant des villes, réunissant les hommes, les formant au respect des dieux et de la justice, et méritant par ses bienfaits les honneurs divins. En lisant ce passage, je n’ai pu m’empêcher d’y reconnaître le portrait que nous trace le Harivansa d’un prince de la race de Tchâkchoucha ; ce prince, c’est Prithou considéré comme une incarnation du dieu Vichnou ou d’Iswara : c’est lui qui, réparant les maux causés par ses prédécesseurs, entreprit de défricher la terre et de civiliser les hommes, abattit les forêts, bâtit des bourgs et des villes, favorisa le commerce, et apprit aux mortels à chercher leur nourriture dans les produits de leurs champs ou de leurs troupeaux ; monarque ferme et bienfaisant, guerrier et législateur. D’un autre côté, si l’on voulait supposer que le Bacchus de Diodore est Swâyambhouva, on pourrait, du règne de ce Manou jusqu’à celui du Manou Vêvaswata, compter les quinze générations mentionnées par Arrien.

Il résulte de ces documents comparés que le berceau de la civilisation indienne doit être cherché vers le nord-ouest de l’Indus, d’où elle descendit dans les plaines du Gange pour y perfectionner un jour ses arts et ses croyances. Mais à quel temps est-il possible de rapporter ces événements ? Les historiens de l’Occident, par ces noms de Bacchus et d’Hercule, désignent une époque ancienne, mais vague et indéterminée ; car ils disent eux-mêmes qu’il n’est ici question ni de l’Hercule thébain, ni de l’Hercule tyrien ou égyptien, mais d’un Hercule d’origine indienne. Quant à Bacchus, malgré l’assertion d’Arrien, qui prétend que Nysa fut fondée par des Grecs, je crois que s’il fallait réellement le chercher vers l’occident, on le trouverait encore plutôt dans l’Égypte que dans la Grèce, où le Bacchus thébain n’a été qu’une pâle copie d’Osiris[5], surtout quand on pense que bien avant qu’il existât, l’Assyrienne Sémiramis s’était déjà laissé tenter par les richesses et par la puissance de l’Inde, où florissait dès lors la civilisation. (Diod. Sic. ii, 16.) Mais toutes ces conjectures ne sauraient nous fournir une date, et la question ne sera bien établie que quand, les généalogies indiennes étant une fois assises sur une base certaine, on pourra remonter de Sandracotus jusqu’à cet Hercule et à ce Bacchus, par une série non contestable de princes auxquels la critique aura, d’après les règles générales des hypothèses chronologiques, assigné une place convenable dans la suite des âges.

J’appelle ce résultat de tous mes vœux, et c’est vers ce but que j’ai dirigé mes travaux. Je n’ai voulu, dans cet examen, me servir que des éléments tirés du Harivansa. Si j’avais admis d’autres preuves, je me serais trouvé en contradiction avec moi-même, puisque j’exprime le désir de voir les systèmes que l’on proposera désormais, uniquement fondés sur des documents accessibles à tous les juges. J’espère que d’autres suivront mon exemple, et à mesure que le nombre des traductions augmentera, le cercle de la discussion pourra s’agrandir. Mon travail, qui ne s’étend que jusqu’au règne d’Youdhichthira, a besoin d’être complété, confirmé ou même contredit ; et c’est là le service que rendra bientôt à la science la publication du Bhâgavata-pourâna que nous devrons au zèle infatigable de M. E. Burnouf, savant aussi distingué par la variété et la profondeur de ses connaissances que par la sûreté de son jugement.

Je suis le premier à sentir toute l’imperfection de mon œuvre. Elle a été exécutée sur un texte formé d’après trois manuscrits peu corrects, dont deux, l’un bengali et l’autre dévanâgari, appartiennent à la bibliothèque royale de Paris, et dont le troisième, donné par M. Tod à la Société asiatique de Londres, m’a été obligeamment communiqué. Mais aucun d’eux n’avait de commentaire, et j’en ai trop souvent éprouvé le besoin. Des phrases singulièrement concises, des allusions incompréhensibles, des mots inconnus m’ont bien des fois arrêté, et je ne dois pas me flatter d’avoir toujours évité l’écueil qui se présentait à moi. J’aurai commis des fautes : mais j’ose espérer que les savants, qui seuls s’en apercevront, voudront bien me les pardonner, appréciant eux-mêmes avec loyauté toutes les difficultés que j’avais à vaincre.

J’ai donné une attention toute particulière à l’orthographe des noms propres : le système que j’ai suivi généralement est de les reproduire à leur forme absolue. Cependant j’ai adopté quelques exceptions, par exemple : pour les noms féminins ; pour les mots déjà connus, comme Brahmâ ; pour les noms masculins qui auraient pu être confondus avec des noms neutres, comme les mots terminés en mân ou vân, etc. Ces noms propres seront tous recueillis dans une table alphabétique. Je n’ai point observé la distinction des slocas, parce qu’il ne m’était pas permis de publier le texte, et qu’un livre, déjà peu attrayant par lui-même, eût paru plus bizarre encore sous cette forme.

J’ai cru pouvoir changer quelques titres de lectures, qui étaient trop vagues, et en ajouter partout où le texte n’en donnait pas.

Enfin j’ai tout fait pour que cet ouvrage ne fût pas indigne de la Société qui daignait le publier, et du maître distingué qui a dirigé mes études sanscrites, de M. de Chézy, professeur aussi modeste que savant, et qu’une mort funeste a enlevé aux lettres et à mon amitié, au moment même où l’impression de ce livre allait commencer. D’autres, par leurs publications, achèveront le vaste édifice pour lequel j’apporte aujourd’hui ma pierre ; ils compléteront cette histoire de l’Inde dont je n’ai pas désespéré. Ils révéleront des choses que j’ai ignorées. En constatant des synchronismes et des homonymies, ils éclairciront des questions obscures et modifieront des idées reçues. Même ils relèveront mes erreurs : mais cependant il me restera l’honneur de leur avoir ouvert le chemin ; et en corrigeant mes fautes, ils daigneront se souvenir qu’il y avait quelque mérite à moi, privé comme je l’étais des conseils de mon digne maître, loin des commentaires et des avis des Pandits, à entreprendre une œuvre aussi longue et aussi difficile que la traduction du Harivansa.

  1. Voyez Diodore de Sicile, i et ii ; Arrien, de reb. Ind. ; Strabon, xvi ; Pline, vi.
  2. L'examen de ces listes et leur comparaison avec celles que nous présentent d’autres ouvrages, formeront le sujet de plusieurs mémoires que je me propose de publier.
  3. Les noms propres sont toujours dénaturés en passant d’une langue dans une autre, surtout quand l’usage d’un peuple est de les rendre significatifs. À ce sujet, voyez (Nouveau Journal asiatique, n° 74, pag. 188) la manière dont un Arabe a altéré les noms de Bonaparte, de Kléber et de Menou. Il en était de même chez les Indiens, et les Grecs n’ont pas été plus réservés sur cet article : Tchandramas ou Chandamas, Scademvas ou Scatemhas.
  4. C’est ainsi que le nom de la province de Drâvida se dit aussi Drâvira : le d est ici celui que l’on appelle cérébral.
  5. Je crois qu’il me serait possible de prouver par le Harivansa même que Prithou venait du midi plutôt que de l’ouest. Voyez encore Diodore de Sicile (i, 35), et consultez la xviiie lettre écrite d’Égypte par M. Champollion.