Harmodius/À la ville d’Athènes

La bibliothèque libre.
Alphonse Lemerre, éditeur (Œuvres poétiques de Victor de Lapradep. 285-289).


DÉDICACE




À LA VILLE D’ATHÈNES.


Reçois d’un front clément, ô lumineuse Athènes,
L’obscur tribut d’un Celte épris de ta beauté,
Ce chant, que l’humble écho de mes forêts lointaines
D’après ta grande voix, dans l’ombre a répété.

J’habite loin du ciel, j’ai des dieux invisibles ;
Phœbé ne vint jamais caresser mon sommeil ;
J’adore, au fond des bois, des murmures terribles,
Et je marche aux lueurs d’un avare soleil.

Mais, peut-être, un rayon parti de l’Acropole,
Un des traits égarés de ton divin carquois,

L’Hermès aux pieds ailés qui répand ta parole
Ont effleuré mon cœur sur nos sommets gaulois.

Le céleste coureur a délié ma chaîne :
J’ai tenté vers l’Hymette un amoureux essor ;
J’ai goûté dans le creux de ma feuille de chêne
Le miel que tu versais à pleines coupes d’or.

Vers ce cap Sunium d’où la mer est si belle
Tes sages m’ont admis à leurs doux entretiens ;
Leur sourire a coulé dans mon âme immortelle
Et depuis ce temps-là, mère ! je t’appartiens.

Si parfois, à défaut du marbre et de l’ivoire,
Taillant mon dur granit j’esquissai le vrai beau,
Si j’ai tiré des dieux de notre lave noire,
C’est qu’un de tes sculpteurs a guidé mon ciseau.

Si j’ai l’amour des lois, l’horreur des tyrannies,
Tenant la liberté pour le premier des biens,
C’est qu’écolier, docile à tes mâles génies,
Je fus, dès mon enfance, un de tes citoyens.

Quand je cueille, en rêvant, une palme guerrière,
C’est parmi tes soldats, aux champs de Marathon ;
Le Verbe à qui je dois l’éternelle lumière,
Tu me l’as annoncé par la voix de Platon.

Je sais qu’aux noirs combats Rome fut plus savante,
Que, d’un vers dédaigneux t’accordant les beaux arts,
Du seul art d’opprimer son poète la vante,
Et que ses flancs de louve ont porté les Césars.

C’est pourquoi je le hais ! sa chute me console ;
J’aime, quand, fiers vengeurs de mille maux soufferts,
Les Gaulois ou les Francs, maîtres du Capitole,
Lui font sentir la honte et l’accablent de fers.

Toi, tu nous fais chérir ton empire et nos maîtres ;
Pareille à ces chanteurs par les dieux visités.
Dont la paisible voix subjugait tous les êtres
Et qui, la lyre en main, bâtissaient leurs cités ;

Ton règne est immortel et n’a rien de farouche.
Les peuples sous ton joug se courbent sans effroi :
C’est la chaine d’or pur que, des mots de sa bouche,
Ton divin Périclès savait forger pour toi.

C’est le joug que Pallas fait peser sur les sages,
Que nous tresse la Muse en lauriers toujours verts ;
La chaine dont Cypris, debout sur tes rivages,
En nouant ses cheveux enlace l’Univers.

Ne crains pas que jamais le temps te fasse injure,
Qu’une main à la tienne enlève son flambeau,
Qu’effaçant ta déesse une beauté plus pure
Jaillisse de la mer dans un monde nouveau.

Là-bas, à l’Occident, une race commence
Fière de sa richesse et de ses arts nombreux ;
Les peuples fourmillants sur cette terre immense
S’engraisseront en paix dans leurs labeurs heureux.

Mais quand l’esprit humain, résumant son histoire,
Jugera les cités, leurs combats, leurs travaux,

Tes annales d’un jour contiendront plus de gloire
Que mille ans de ce peuple et des mondes rivaux.

Car tu fus la beauté, la jeunesse, l’aurore,
L’héroïsme joyeux qui meurt en souriant :
L’humanité, sans toi, sommeillerait encore
Dans les langes obscurs où veillit l’Orient.

Toi qui portes la lyre avec le caducée,
Tu nous as donné tout, peuple inventeur du feu,
Le libre mouvement et la libre pensée,
L’invincible vouloir qui font de l’homme un dieu.

À chacun de ses pieds tu mis une aile agile
Et Psyché s’envola d’un immortel essor.
Le Dieu de la nature, ébauché dans l’argile,
Ton ciseau l’a fini dans le marbre et dans l’or.

Socrate et Phidias, statuaires sublimes,
À l’œuvre de sa forme appliqués tour à tour,
Des visibles beautés et des beautés intimes
Fixèrent à jamais le lumineux contour.

Puissent-ils, et Platon et Sophocle lui-même
Et tout le cercle heureux de tes riants vieillards,
Pencher leurs fronts divins sur mon humble poème
Et l’immortaliser d’un seul de leurs regards !

Tel, après la bataille, assis devant sa tente,
Vidant sa coupe d’or, un guerrier triomphant
Voit ses lourds javelots, sa cuirasse éclatante
Qu’essaye avec effort son téméraire enfant.

Il l’excite du geste ; il aime cette audace ;
Il offre à sa vigueur des baisers pour enjeux
À ces désirs de gloire il reconnaît sa race,
Et le bénit dans l’âme et sourit à ses yeux.


Lyon, janvier 1870.